2 | 2011
Le Jeu : textes et société ludique (I. Littérature espagnole)

Ce volume recueille quelques-unes des communications présentées au colloque international « Le jeu : textes et société ludique » (Université de Rouen, les 25, 26 et 27 février 2009), sous la direction scientifique des professeurs Venko Kanev, Miguel A. Olmos, Milagros Torres, José Antonio Vicente Lozano et Daniel Vives, avec le concours du laboratoire ERIAC, de l’École doctorale « Savoirs Critique Expertises » et du Conseil Scientifique de l’Université de Rouen. Les textes ont été recueillis par Milagros Torres et Miguel A. Olmos.

Couverture de

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Jouer le jeu : dramaturgie et « mise en abîme » dans trois pièces de Lope de Vega

Claudine Marion-Andrès


Résumés

Parmi les pièces qu’il écrit pendant son exil de Madrid (1588-1595), Lope nomme explicitement trois jeux dans El Verdadero amante, Los Amores de Albanio e Ismenia, et La Infanta desesperada. Leur fonctionnement paradoxal est redoublé par celui du théâtre : paradoxe de leur fausse inutilité, de contraintes et de libertés, d’écriture et de spontanéité, de sérieux et de légèreté. Les jeux de l’ABC et de la librea allient dramaturgie et improvisation. Ces suspensions temporelles dynamiques placées dans l’acte d’exposition ou de « nudo » sont un outil pour Lope : théâtres en miniature dans le théâtre, scénettes à forte potentialité imaginative, sorte de loupes grossissantes, condensés de références culturelles populaires, moments d’excès corporels, espaces de vérité et jeux interdits, pur plaisir et réjouissance du public.

Entre las obras de teatro que escribió durante su exilio de Madrid (1588-1595), Lope nombra explícitamente tres juegos en El Verdadero amante, Los Amores de Albanio e Ismenia y La Infanta desesperada. Su funcionamiento paradójico viene redoblado por el del teatro : paradoja de su falsa inutilidad, de obligaciones y libertades, de escritura y espontaneidad, de seriedad y liviandad. Los juegos de ABC y de la librea unen dramaturgia e improvisación. Estas suspensiones temporales dinámicas colocadas en el acto de exposición o del nudo son un instrumento para Lope : teatros miniaturizados en el teatro, escenitas con fuerte potencialidad imaginativa, especie de lupas de aumento, condensados de referencias culturales populares, momentos de excesos corporales, espacios de verdad y juegos prohibidos, puro placer y regocijo para el público.

Texte intégral

« En ninguna cosa tanto descubre el hombre su talento como en el juego »
Sebastián de Covarrubias

1Il y a quelques années, au cours d’une soirée au coin du feu, entre amis, j’ai assisté à un jeu qui s’est élaboré de façon spontanée avec des règles implicites, un jeu purement verbal dont chacun s’est emparé de façon ludique. Une femme se lamentait mi-figue mi-raisin de la difficulté d’être femme à notre époque. Elle trouva un écho à sa plainte dans une remarque grammaticale justifiant ainsi la dure condition féminine par l’usage des genres des mots comme si le genre féminin était révélateur de la condition féminine et le genre masculin de son exploitation par la gente masculine. La vaisselle, la machine à laver, la serpillière, la maison, la cuisine, la lessive, la souffrance, la douleur, la fatigue semblaient de façon ludique prouver l’esclavagisme féminin. Bientôt les hommes se piquèrent au jeu et par émulation voulurent souligner l’inanité d’un tel raisonnement : le travail, l’argent, le bricolage, le bureau, le rangement, l’ordre soulignaient les qualités masculines de dévouement voire d’abnégation. À cela, ils ajoutèrent des contre-exemples : l’autorité est féminine ainsi que la qualité (contrairement au défaut), la beauté et la connaissance. La femme n’est pas sous-estimée ! Et les femmes de répliquer triomphantes : et le plaisir, le bonheur, le savoir ! Le clivage hommes femmes se cristallisait dans une bataille d’articles. Il s’agissait alors, dans un renversement du jeu, de lancer les mots lourds du poids de leur genre, et, ce qui était ludique, semblait devenir sérieux, parfois peut-être même agressif. La seule idée de ce jeu était de manifester sa supériorité. La guerre des sexes, drôle, primitive, ressurgissait en plein xxie siècle. S’était reconstitué le dualisme cosmique des deux sexes, on y retrouvait l’alternance et la coopération des principes mâle et femelle, l’esprit de compétition de la culture archaïque et de l’esprit populaire, les rivalités de la structure antithétique et antagonique de la société primitive. Ce système dualiste qui séparait les hommes et les femmes s’étendait à toute la conception de l’univers.

2Un jeu n’est vraiment pas anodin et met en œuvre des mécanismes conscients ou inconscients de relations entre les hommes et les femmes, entre les mots et leur corps imaginé, entre le monde et le groupe de joueurs, entre les règles imposées et les libertés offertes. L’attitude spirituelle de la Renaissance est, entre autres, celle du jeu : une culture jouée lors de mascarades à la fois joyeuses et solennelles. Ainsi n’est-il pas étonnant de trouver des jeux dans quelques pièces du théâtre de Lope pendant son exil de Madrid entre 1588 et 1595. Il peut être fructueux de les examiner de plus près pour en comprendre le fonctionnement et la portée. Le théâtre en effet permet la réunion de tous les jeux, jeux d’acteurs, jeux de mots, jeux d’images, de références culturelles, joutes littéraires, jeux érotiques, jeux des sexes et sur les sexes, jeux de déguisement, de masques, nobles tournois et leurs imitations, corrida, jeux de l’anneau, du pantin, jeux populaires, énigmes et poésies. La représentation de tous ces jeux devient en quelque sorte un nouveau jeu réunissant auteur, acteurs et spectateurs. On peut même aller jusqu’à affirmer que seul le théâtre par sa propriété permanente d’action maintient son rapport au jeu. Rappelons que le jeu est pure action et, qu’étymologiquement, ce qui est représenté est un drame c’est-à-dire une action (que celle-ci revête la forme d’un spectacle ou d’une compétition). De la même façon que le jeu, le théâtre s’offre comme une parenthèse dans la vie ordinaire mais à la différence du jeu, il s’appuie sur son imitation et sa représentation. Cette parenthèse du jeu le place hors du temps et lui permet cependant de symboliser les intérêts majeurs d’une époque et pourrait en cela en être comme une allégorie. Le théâtre et le jeu se nourrissent de leurs points communs, de leurs différences, et s’enrichissent mutuellement. Par ailleurs, il est certain que l’acteur, que son masque place en dehors du monde ordinaire aux yeux des spectateurs, communique un sentiment particulier à son public : celui d’un moi qu’il incarne et qu’il ne représente pas. Il lui offre le sentiment de l’illusion théâtrale. Au théâtre, l’acteur placé en dehors du monde ordinaire joue avec l’auteur et le spectateur, paradoxalement mis en situation de jeu explicite. Il est ramené vers la vérité du personnage et de ce qu’il incarne, tels les signes mathématiques « moins, moins » qui, juxtaposés, deviennent « plus ». L’illusion scénique du jeu le transforme en jeu de vérité. C’est ainsi que, d’un côté, le théâtre permet une mise à distance des jeux retenus, de leurs règles et de leur fonctionnement car le public ne joue pas avec les personnages, mais d’un autre côté, il joue avec l’auteur ou l’auteur joue avec lui pour lui donner à comprendre l’enjeu de la pièce et de l’intrigue. Le théâtre place de la sorte les jeux dans le domaine de la conscience du public, du regard « posé sur ». Le jeu s’inscrit fondamentalement dans un fonctionnement paradoxal qui est redoublé par le théâtre. En effet, par nature, le jeu n’appartient pas au monde de l’utile et ne trouve sa justification que dans ses propres règles. Il condense obligatoirement contrainte et liberté, sérieux et légèreté car s’il est vrai que le jeu obéit à des lois, s’inscrit dans un cadre strict de règles, il n’en demeure pas moins qu’il se joue de façon très spontanée, divertissante et joyeuse.

3Quant au jeu représenté sur scène, s’il donne l’illusion d’une fraîcheur et d’une spontanéité par répétition, par reproduction des circonstances de son déroulement dans la vie ordinaire, il obéit à d’autres règles que celles du jeu même, qui sont celles de la construction théâtrale. Le théâtre ramène les jeux dans le monde de l’utile. En effet, le jeu est utile à l’économie même de la pièce, le jeu est utile aussi en cela qu’il dit, dans l’excès, tel un miroir grossissant et déformant de foire, la ou les vérités de la pièce. Le jeu est utile en cela qu’il dit d’un côté la liberté théâtrale et de l’autre il est comme un condensé, un concentré de la pièce ou une sorte de photographie de la situation. C’est une pause dynamique dans l’action. Le jeu entretient à ce titre un rapport au temps particulier. Le public se trouve alors saisi par la révélation du jeu car le jeu n’est plus alors représenté, ni imité.

41 Sur les 23 pièces écrites par Lope lors de son exil1 de Madrid, trois contiennent des jeux annoncés comme tels. Deux des pièces sont « de ambientación pastoril », El verdadero Amante et Los Amores de Albanio e Ismenia, la troisième La Infanta desesperada est une « comedia palatina »2. Les jeux dans les trois pièces sont nommés. On joue dans deux d’entre elles au jeu de l’ABC selon des modalités très différentes puisque, dans l’un des cas, il se déroule dans des ambiances princières et dans l’autre, dans un environnement rural. Le dernier est dit jeu de la librea. Nommer le jeu pour le désigner, c’est, souvent, lui demander d’obtenir l’adhésion, l’enthousiasme et la joie de tous autour de la proposition faite, et, par conséquent lui demander de créer une ambiance. Le nommer au théâtre, c’est lui octroyer une dimension supplémentaire, le grossir de toutes les représentations qu’en a le public, de tout un imaginaire et d’une curiosité autour du jeu annoncé, connu, mais dont l’auteur peut donner une image nouvelle. Les règles du jeu s’infléchissent alors, selon la forme que lui imposent la dramaturgie, l’intrigue théâtrale et le lieu où il se déroule. Relevons un autre paradoxe du jeu. Le jeu qui est action s’affiche cependant de façon constante comme une pause. Dans les trois jeux retenus, et que l’on qualifiera de jeux de société, des jeux qui se déroulent en société, on s’assoit pour jouer, mais ne soyons pas dupes, si l’on semble exclure le corps de l’acteur sur scène en réduisant ses déplacements, c’est pour mieux en parler au cœur du jeu. C’est pour mieux aussi accentuer les mimiques, les gestes et parler du corps avec le corps. On s’assoit à la fois pour être ensemble et pour « être près de », « aquí, junto a mí3 ». On est invité à s’asseoir, mais on se rend compte que certains personnages prennent la liberté de s’asseoir de leur propre chef. Leur but alors n’est pas de participer au jeu mais plutôt d’être spectateur comme Ascanio, qui s’assoit pour contempler son malheur :

Siéntome a ver mi dolor,
Tan sentido de agraviado,
Que quiero esperar sentado
Para sufrille mejor.
4

5Le fait de s’asseoir, de « sentarse », est toujours occasion de « sentir », de ressentir. La paronomase « sentar » / « sentir » introduit au sein du jeu une dimension qui offre un instantané sur les liens entre les personnages et les tensions qui existent entre eux, et annonce clairement aux spectateurs que le jeu est comme une épreuve qui permet de saisir leurs qualités. Ainsi Albanio réplique-t-il à Ismenia qui l’avait convié à s’asseoir « Siéntome del corazón »5 et Belarda fait un lapsus révélateur lorsqu’elle dit « Ya estoy sentida. / Sentada quise decir »6. Cette paronomase semble par ailleurs lancer le public sur la piste d’un jeu parallèle, populaire, celui des doubles sens, des associations d’idées, des ambivalences des jeux des mots. Ce jeu peut concentrer le vocabulaire de la place publique dans un mouvement vers le « bas » dont parle Mikhaïl Bakhtine, un « bas » corporel grossier mais aussi érotique7. Le jeu est toujours associé à un moment de pause dans l’action, à un moment festif, de célébration et aussi à une collation. On est dans la fête du corps, un corps au repos, un corps auquel on adjoint une dimension lascive. Le public est invité au partage, à la collation des mots mis en corps, des mots dessinés par les yeux, les bouches, les bras, les mains, les éléments les plus expressifs du corps.

6Dans la « comedia palatina » La Infanta desesperada, à l’acte II, Lope met en scène un jeu. Il se déroule à huis clos, et réunit quatre personnages, le prince Doristán et l’Infante Lavinia, ainsi qu’un autre couple Nicedio et Clorinda. Le jeu relativement court est un jeu d’amour mais un jeu interdit parce qu’il rassemble deux personnes de religions ennemies, un Chrétien et une Arabe. En effet, le prince Doristán combat le père de Lavinia à la guerre, mais a bravé tous les obstacles pour se faire connaître et aimer de l’Infante. Ils ont trompé aisément la surveillance de Celestio, un vieil écuyer, pour se retrouver dans une intimité relative mais rendue acceptable sur scène par la présence de Clorinda et Nicedio. Le jeu permet la transgression imposée par la décence nécessaire à la représentation publique. Le jeu est comme un filtre, un masque léger, qui autorise la représentation de ce qui ne l’est pas et qui, sans équivoque ici, suggère, de façon ludique et osée, la passion des personnages. Il s’éloigne des jeux de galanterie de cour par l’absence d’une véritable virtuosité verbale au profit d’une expression corporelle, par la présence des coussins sur lesquels les participants s’installent et qui créent un environnement plus exotique, plus arabisant, et en même temps clairement érotique. Ces coussins disent des poses sensuelles ou voluptueuses et l’acte d’amour. Le jeu célèbre la fête du corps consommé précédemment. En effet, Nicedio propose de jouer en attendant une collation tout en faisant allusion à dix jeux amoureux possibles qui accentuent la coloration érotique du jeu actuel et font rougir les joues des femmes. Quand elle déclare que « Hecho me has salir colores », Lavinia rajoute « Yo también estoy corrida »8. Les femmes prennent en charge les opérations : Clorinda choisit le jeu, en définit les règles, et Lavinia le lance. Il s’agit de jouer au jeu de l’ABC. Au premier participant revient la première lettre de l’alphabet le A : il doit y associer le nom, vrai ou faux, d’une personne commençant bien sûr par la lettre A ainsi que le nom de la chose la plus belle chez elle. Il doit y ajouter ce que l’on désire le plus en elle et enfin, toujours avec un mot commençant par un A, il doit établir une correspondance entre la personne et sa passion. Lavinia demande « licencia pido », pour dire ce qu’elle veut, c’est-à-dire qu’elle pique l’imagination érotique du spectateur et revendique l’exercice d’une liberté dans le jeu que la décence dans la vie courante ou au théâtre n’octroie pas forcément à la femme9. Ces règles permettent de poser le problème de la relation du jeu avec le vrai et le faux, problématique redoublée, nous l’avons vu, par l’illusion théâtrale. Les commentaires des autres personnages éclairent le tour du jeu : le prince dit que ce qui semble être faux pourrait être vrai. Lavinia refuse d’être appelée « Vuestra Alteza » par Nicedio, elle refuse cette vérité sociale et théâtrale pour se situer dans un autre registre, celui de l’« amor desnudo », c’est-à-dire dans un univers plutôt osé et cru, mais aussi dans la vérité nue que l’amour peut lui accorder10. Par ailleurs, lorsque Lavinia décline le A en « Arcindo », « alma », « abrazo », « árbol verde y florido », elle doit avouer devant tous que Arcindo est le masque onomastique de Doristán pour faire taire la jalousie de son amant11. Il n’est pas question pour Doristán de jouer et en aucun cas de provoquer sa jalousie. À son tour, le prince joue avec le B de « Belisa », « besar », « bella », « beldad » et même s’il échoue avec le mot « vida » qui ne commence pas par un B, Lavinia ne veut pas lui donner un gage, une « penitencia »12. Nicedio, lui, veut se tromper, « Errar espero ». Il ne dissimule pas Clorinda sous un nom d’emprunt, mais la désigne ouvertement et se présente comme son époux13.

7Ce jeu interdit évolue vers le jeu de la vérité et permet au Prince de s’exclamer « ¡ Oh, qué juego tan de veras ! »14. Au fur et à mesure de son déroulement, le jeu perd de sa dimension ludique pour se rapprocher à la fois dans sa forme et dans son contenu de la réalité de l’intrigue. Lavinia réclame ainsi effrontément un « abrazo », une étreinte de Doristán et Doristán veut embrasser les pieds de sa belle15. Même si l’on se trompe, il n’y a pas de gage, les sous-entendus sont évacués au profit du décryptage des propos, on aboutit à l’énonciation de la situation sans aucun fard. Le jeu ne peut alors pas se poursuivre, et il est, de fait, interrompu par l’irruption furieuse du rival du prince mis au courant par une lettre de dénonciation qui provoque la fuite des amoureux et leur séparation. Dans l’économie de la pièce, on mesure mieux l’enjeu et la place du jeu dans l’acte II, l’acte du « nudo » car le jeu laisse à penser au public que des complications vont surgir. De fait, sept ans s’écoulent, et les relations intimes entre le Prince et l’Infante fortement suggérées lors du jeu, s’incarnent dans un enfant que l’Infante élève, aidée par un couple de braves gens. Le jeu par ailleurs justifie la séparation des amants et la conviction du prince qui croit Lavinia, morte, tuée par son rival. Le jeu participe pleinement à la construction dramaturgique de la pièce et en est comme un point d’orgue, jeu d’amour, de liaisons dangereuses, dramatique et interdit. Pause érotique, sexuelle, qui conduit à la séparation et à l’infamie, il permet de transgresser les obstacles de la représentation.

82 Dans Los Amores de Albanio e Ismenia, on retrouve le jeu de l’ABC, mais il prend place dans l’acte I lorsque l’on célèbre un baptême en plein air16. La fête est l’occasion de réunir un grand nombre de personnages, cependant seuls six d’entre eux participent vraiment au jeu : la marraine Ismenia y est courtisée par le parrain Albanio qui lui-même est jalousé par ses rivaux Vireno et Ascanio. S’ajoutent à eux Daliso et Silvana, qui sont comme les doubles d’Albanio et Ismenia.

9C’est Silvana qui invite à s’asseoir, occasion renouvelée de se rapprocher, probablement de toucher, de créer des complicités mais occasion pour d’autres de contempler leur malheur. Ascanio en disant « Siéntome a ver mi dolor » annonce que, dans le jeu, il n’intervient pas de façon ludique, il n’est pas dans le « regocijo », dans cet appel au « gozo », à cette jouissance corporelle source de réjouissance populaire que Ismenia clame et proclame au début : « Regocíjese la fiesta »17. Après quelques hésitations, le jeu de l’ABC proposé par Silvana emporte l’adhésion de tous. L’ABC est connu comme le jeu de l’amour : a pour « amar », b pour « ber » et c pour « conocer ». La « grande prêtresse » du jeu est Ismenia, elle est la seule femme qui y participe vraiment. Les vers libres, « versos sueltos », qui énoncent les règles suggèrent un jeu populaire et le thème choisi inscrit le jeu dans le « bas » corporel. Il faut faire preuve d’une certaine virtuosité verbale puisqu’il s’agit, en quelques vers, de camper un personnage qui voyage en précisant son point de départ et son point d’arrivée. En chemin, le joueur s’arrête dans un lieu, chez un hôte et une hôtesse dont il donne les noms. Le sel du jeu semble essentiellement résider dans la capacité à élaborer le repas qui lui est servi comprenant une entrée, un plat de viande, un autre de poisson, et enfin un dessert. Cette joute est propice à de nombreuses suggestions gaillardes qui font les délices du public car le repas est une variante du thème de la gloutonnerie, expression de tous les appétits, aussi bien celui du ventre que du bas-ventre. Le choix de tous ces noms et mots qui doivent commencer par la même lettre permet d’entremêler et d’enrichir les univers convoqués. Les joueurs se succèdent en prenant la lettre suivante de l’alphabet. Ce jeu qui révèle une adresse mentale est sanctionné par le piquant qu’introduit le gage nommé pénitence, et qui est attribué lorsque l’on confesse sa faute, son erreur, son non-respect volontaire ou pas des règles pré-établies.

10Le jeu se divise en deux grands moments : d’un côté, les inventions d’Ismenia, Albanio et Daliso et de l’autre, celles de Vireno et Ascanio. Avec les trois premiers, le jeu est ludique, appartient à la joyeuse culture populaire par ses thèmes, son ton et la gestuelle qui l’accompagne, avec les deux derniers, il devient aigre et accusateur. Ismenia débute et donne un tour cocasse à l’invention. Le ton en est burlesque, les associations délirantes, les registres s’entremêlent, se répondent, se complètent, font partir le spectateur sur plusieurs pistes à la fois, car Lope se joue à la fois avec la culture mythologique et la culture littéraire populaire de l’époque et surtout de leur représentation. Nous nous garderons de proposer une interprétation de l’intervention d’Ismenia qui semble restituer la joie que l’on a dans cette sorte de jeu à se laisser porter par le plaisir malicieux de trouvailles, d’associations d’idées et de rebondissements. Ismenia est entièrement prise par l’amusement du jeu. Tous les mots parlent d’amour selon des modalités différentes, amours infidèles, complications, femmes enceintes. En désignant Albanio pour hôte, Ismenia crée sûrement chez le public l’idée d’un repas érotique, mais curieusement, l’apparition d’une autre dame Alcida brouille les pistes. La réunion de ces trois personnages imposée par les règles du jeu est propice à la création de situations ambiguës et ludiques et pourrait évoquer des situations de théâtre de boulevard actuel. Ismenia va à Antioche qui peut évoquer le nom du bois consacré à Apollon près du lieu où Daphné fut transformée en laurier rose, noms auxquels sont à plusieurs reprises comparés Albanio et Ismenia. De façon générale, tous les noms des villes où se rendent les personnages sont des lieux qui placent les actions des acteurs hors de la réalité quotidienne des personnages de la pièce mais aussi en dehors de celle du public, ce sont des lieux qui font appel à l’imaginaire. Dans le jeu, Ismenia se met en scène avec Albanio, l’hôte chez qui elle fait halte, et avec Alcida, une rivale sérieuse qui semble vivre avec ce dernier et partager son amour sans que la décence ne soit même évoquée. L’ambiguïté de la situation engendre un repas tout aussi ambigu et le repas qui lui est servi nous offre un florilège de sous-entendus. Les métaphores sont alimentaires et semblent grassement coquines. Plusieurs registres se superposent et se croisent : Lope a mis en place un jeu sur les aliments, leurs couleurs, leurs formes qui convoquent d’autres images, certaines érotiques, d’autres plus grossières. Les fèves vertes, « habas verdes », servies en premier appellent tant par leur couleur que par leur forme l’expression « mal granadas » dont on joue de la polysémie. En effet, un des personnages présents, Péniso, s’exclame « ¡ Qué fruta para preñadas ! », établissant une relation entre la grenade, symbole de fertilité, et les femmes enceintes18. Le comble réside dans le nom même de l’intervenant Peniso ainsi que dans le mot « haba » qui, en argot, désigne le sexe masculin. L’image de la femme enceinte s’impose présentée sous le masque d’une femme dont le ventre est gros des flatulences causées par les fèves. On devine tous les gestes obscènes qui pouvaient accompagner le jeu, une main dessinant un gros ventre, une autre imitant le membre viril, des bruits de bouche pour des pets, des fesses qui se soulèvent accompagnées par des gestes du bras et qui en indiquent l’expulsion, et on comprend la réjouissance populaire collective qui en découle19.

11Le corps féminin, un corps grotesque qui fait rire, un corps carnavalesque, apparaît alors sous ses protubérances et orifices. Ismenia poursuit sur le mot « preñadas » et donne le dessert, des amandes, « almendras », connues pour être la gourmandise des femmes enceintes20. Inconsciemment peut-être, la grenade appelle le canard souvent accompagné à l’époque d’une sauce épaisse à base de ce fruit. Elle mange du canard, symbole de l’union et dont la démarche n’est pas sans évoquer celle de la femme enceinte. Puis le repas continue avec de l’anguille, poisson immonde dont l’ondoiement imité par des mouvements rapides et fuyants peut représenter cet être dont il ne reste aucune trace, aucune mémoire. L’histoire d’Ismenia peut paraître sans queue ni tête : elle nous parle de possibles qui, mis bout à bout, permettent à chacun de construire son propre délire et elle propose des animaux cocasses très appréciés par le public populaire21 dont l’évocation par une démarche ou un comportement les imitant réveille un imaginaire souriant. Le troisième personnage, Alcida, se réfère, quant à lui, à la mythologie ou à des amours romanesques et pastorales à multiples péripéties. Il pourrait être ce monstre qui éructait des flammes par la bouche et qui de façon carnavalesque évoquerait les flatulences provoquées par les fèves. On pourrait voir également une référence au roman pastoral de Gaspar Gil Polo, Diana Enamorada, très en vogue à l’époque, dans lequel Alcida essaye de consoler Diana, malheureuse dans ses amours avec Sireno22. Ce dernier tombe amoureux d’elle dès qu’il la voit et la pourchasse de ses assiduités. Ne serait-ce pas une façon d’évoquer une relation illégitime entre Albanio et Ismenia qui aurait payé en nature son logement ? Ismenia s’en va contente et « quedóse el huesped pagado »23. Le texte semble être comme une didascalie, la trace minima du corps. Le texte du jeu est alors un prétexte à un jeu du corps. Dans le jeu, c’est le corps qui joue et le public s’en amuse en se réjouissant.

12Albanio avait avoué ne pas connaître le jeu, mais relève le défi tout en craignant le gage. Ismenia se moque de cette inquiétude : « ¡ Oh qué gracioso temor ! »24. Albanio se lance. Sur le chemin de Venise, Benecia, il s’arrête chez Belisa et Bernardo dont il fait l’éloge. Sous le masque de Albanio et Belisa, anagramme d’Isabel, le public reconnaît Lope et Isabel de Urbina, sa première épouse. Le jeu paronymique sur la viande et le poisson choisis provoque un amusement certain : on mange du benado-Bernardo et du besugo-besuco. Les propos tenus induisent comme une grammaire corporelle articulée par des mimiques et une gestuelle érotiques. Ne doutons pas qu’Albanio s’appuie sur certains mots et les accompagne de gros baisers voraces et de regards lourds de sens et de gestes qui soulignent sa complicité avec Ismenia et qui sont comme une déclaration d’amour à peine déguisée. Le trouble paraît si grand qu’Albanio se trouve dans l’incapacité de donner une entrée et un dessert, il ne propose que les plats principaux. Il ne remplit pas le contrat et doit se plier au gage sans équivoque qu’on lui inflige : il doit donner un ruban vert, « una banda verde », à Ismenia25. Ce gage s’avère être pénitence non pour Albanio qui y voit là une preuve d’intérêt et d’amour d’Ismenia mais pour Vireno et Ascanio. Ce gage d’amour attise la jalousie de Vireno, qui n’y voit pas un jeu mais un feu et celle d’Ascanio, qui y voit l’enfer. La couleur verte du gage demandé, couleur de l’espoir amoureux, mais aussi couleur des fèves souligne la complicité entre les amoureux et établit des liens subtils supplémentaires entre les personnages.

13Silvana donne ensuite la parole à Daliso qui s’empare de la lettre C. Daliso embarque à Corynthe, se loge chez Clarindo et Camila, sa femme. La nourriture servie suggère un jeu amoureux fait d’avancées et de reculades, de séductions et de refus entre Daliso et Camila, masque probable de Silvana. En effet, il mange une entrée savoureuse, un artichaut et non un chardon, « cardo, no corredor », une « calandría », un oiseau connu pour ne pas être farouche et que l’on peut aisément prendre entre ses mains, puis un « cangrejo », un crabe, animal qui, on le sait, marche à reculons, et sait parer à des attaques par des coups de pinces et dont la couleur rouge « colorado », « carmesí » peut traduire l’émoi. Il confesse que le meilleur est pour la fin, le dessert, la douceur d’un fruit confit, « calabaza en conserva »26.

14Puis le jeu devient aigre et accusateur. Les intervenants sont des mauvais joueurs, ils s’approprient les règles et les détournent de leur finalité festive pour les ramener à une transposition de leur réalité, de leurs frustrations. En effet, avec Vireno, on change de ton. Il va vers la ville qu’il nomme Malheur, « Desgracia », par un chemin où il craint de se jeter dans un précipice. Dans les interventions précédentes, les mots prononcés étaient déclencheurs de gestes, des prétextes à mimiques, à manifestations corporelles, le mot introduisait du corps. Ici, l’allégorie tue le jeu corporel car il introduit du corps dans le mot et en faisant cela il tue le jeu du corps. L’allégorie utilisée ramène brutalement les joueurs dans une vie que le jeu avait gommée. Vireno essaye à deux reprises de revenir à la lettre du jeu, mais il est manifeste qu’il n’a aucun recul par rapport à ce qu’il vit et cette absence de distance engendre les commentaires moqueurs et agacés des autres. Ainsi Vireno se corrige‑t‑il. « Desgracia » devient « Dalmacia », autre nom de la province nommée « Esclavonia » et la « desdicha », le soi-disant poisson du repas, devient « delfín ». Mais l’aubergiste s’appelle « Demonio », démon, et sa femme « Desdén », dédain. Ils lui servent un « dragón » comme viande. Ensuite Vireno va débiter tous les mots commençant par D qui disent son malheur : « daño » en entrée, « dicha », « dolor », « desabrimiento », « desesperación » en dessert. Les commentaires de Daliso et Silvana arrivent encore à faire perdurer le jeu27.

15Il ne reste plus à Ascanio que la lettre E. Son intervention est plus sombre encore que celle de Vireno. La ville s’appelle Mensonge, « Embuste ». Il loge dans une maison, royaume de l’ombre et de la peur, dans laquelle la réjouissance n’a aucune place. L’hôte est « Enredo » et sa femme « Engaño », Intrigue et Tromperie. Daliso trouve là un prétexte pour l’interrompre et déplore qu’il ne soit pas allé à Troie, où Elena aurait pu lui offrir gîte et giron, ou chez Eneas. Ascanio ne fait aucun cas de Daliso et se plaint d’abord de l’entrée, des Énigmes qui sont comparées à de vilaines hôtesses, puis de la viande, des hérissons, du poisson, un « hechizo », un mauvais sort, et enfin du dessert « unas endechas », des chants de lamentation. On ne peut pas s’amuser. L’introduction de ce sérieux amer par Vireno d’abord puis par Ascanio, conduit Albanio à mettre un terme au jeu : « Ahora bien, el juego baste, / que no tenéis buen humor28 ».

16Lope propose un jeu populaire pour divertir, faire rire et éclairer les qualités des personnages. Il trouve alors pleinement sa place dans l’acte d’exposition en offrant au spectateur comme un instantané des rapports de forces entre les personnages mais l’allégorie y apparaît comme une figure pédante et donc ennuyeuse au sein d’un jeu populaire. L’allégorie qui donne un corps au mot, à l’image, lui donne un corps verbal. Elle est bannie du jeu populaire car ce n’est pas ce corps-là que l’on attend.

173 Dans la troisième pièce, El verdadero Amante, Jacinto remplace son premier amour, Amaranta, promise à Doristo, par celui de Belarda à laquelle il reste fidèle et le fait savoir par le changement de couleur de ses habits. Il quitte le noir pour se vêtir de vert. Le jeu prend place à la fin de l’acte I pendant la fête et les noces de Doristo et Amaranta et permet de procéder au couronnement du « verdadero amante »29. Le parrain lance « ¡ Buenos estamos, por Dios, / para jugar algún juego ! ». Onze personnages vont participer au jeu. Danteo propose de jouer au jeu de la librea et il est suivi dans son choix : « Demos librea, / como se suele, al soldado30 ». En quoi consiste le jeu ? Les règles n’en sont pas clairement énoncées, mais nous pouvons les reconstituer à partir de son déroulement. C’est un jeu de société qui a des airs de jeu militaire et de jeux amoureux, mélange de jeu de cañas et de jeu du mannequin31. La librea est la couleur choisie par les chevaliers ou chefs de quadrille dans les tournois. Il s’agit d’habiller un « cayado » c’est-à-dire une houlette de berger qui fait office de soldat avec des habits de couleurs. Le jeu se déroule en deux temps : chacun des joueurs attribue une couleur au « cayado », puis Danteo associe un vêtement à la couleur choisie et chaque participant doit se signaler en entendant sa couleur qui n’est pas reprise dans l’ordre d’exposition. Si, par distraction, un joueur ne se signale pas ou pas assez vite, il reçoit un gage : « y en errando la color, / que pague su penitencia32 ». Le nombre de participants conditionne l’intérêt pour ce jeu collectif de rapidité. Danteo, désigné par Coridón, orchestre le jeu de main de maître : « tome la mano, / que suele ser el maestro »33. Il va donner l’ordre d’intervention des participants. Ce meneur de jeu, ami de Jacinto, un personnage extérieur aux intrigues proprement dites, crée l’émulation et l’ambiance du jeu. Le jeu, pour rester intéressant, doit maintenir un rythme, rythme soutenu par le meneur de jeu, suspendu par les gages mais relancé par les participants par une espèce de joie collective et de pression nécessaire pour créer la condition possible de l’erreur. Sans le rythme, le piquant du jeu et l’erreur ne sont pas possibles. Sans cela, l’intérêt du public se diluerait. C’est ainsi que nous pouvons relever des expressions répétitives comme « Adelante » ou « Prosigue el juego »34.

18Belarda, à la fin du jeu, déclare qu’il n’y a pas de fête sans hasard, « que no hay fiesta sin azar »35. Si le hasard fait partie de la fête, il s’incarne dans le jeu. Cependant, au théâtre, le hasard du jeu n’en a que le nom. Le jeu est truqué par l’auteur pour le mettre au service du sens du texte, pour le mettre au service du rire, du plaisir du public, de la compréhension de l’intrigue. Le jeu dévoile les joueurs, les perdants, les gagnants, les vrais malheureux et les faux malheureux. L’expression « malheureux au jeu heureux en amour » s’appliquerait peut-être très bien à tous ces tricheurs qui courent après la pénitence pour créer un jeu parallèle, celui de « qui perd gagne », jeu de l’amour, auquel seuls les amoureux sont conviés et auquel les autres peuvent seulement assister, complices ou fous de jalousie. Nous distinguons trois niveaux de jeux : jeu sur les couleurs, jeu sur les vêtements, jeu sur les pénitences. Écrire un jeu pour la scène auquel le public ne participe pas directement et n’est que spectateur implique de créer des strates de réactivité afin d’éviter qu’il ne s’ennuie. L’ennui serait alors la sanction d’une mise en scène ratée du jeu. On comprend mieux l’importance donnée à l’erreur et aux répétitions du verbe « perder » dans un jeu car l’intérêt réside aussi bien dans la réussite que dans l’échec des participants36. Nous commencerons par considérer les gages car chacun d’entre eux est comme une étape qui nous semble donner un sens au jeu et le structurer. Trois participants reçoivent une pénitence. Le premier à recevoir un gage est le riche « mayoral » Menalca, amoureux de Belarda. Il la couve tellement du regard, s’abîme tant dans sa contemplation qu’il faut le tirer par le bras et le houspiller pour le rappeler au jeu. Sa distraction implique un jeu de scène marqué, exagéré et drôle. Ce regard insistant constitue un péché en cela qu’il dit son désir. Comme ce désir n’est pas partagé, le regard n’est pas non plus autorisé. Menalca est puni et le gage est vraiment dans ce cas une sanction. Il doit mettre sur la tête de son rival une couronne de lauriers, reconnaissant par ce geste la gloire, la supériorité de Jacinto sur lui, Menalca. Le jeu est particulièrement cruel pour lui parce que c’est Belarda qui lui avait confectionné la couronne et le gage l’en dépossède. Après le gage, Jacinto relance le jeu et l’on sent que l’attention de tous redouble. Il ne s’agit pas d’être pris en faute. Le deuxième personnage à recevoir un gage est le parrain qui n’a pas reconnu sa couleur. En punition, sa femme, la marraine Euresa, doit lui faire un « guili-guili » sous le menton. Le traitement du « guili-guili » s’inscrit dans la tradition à la fois populaire et paysanne de la manifestation brutale de ses sentiments : il savait qu’il souffrirait, « obedezco aunque es mi daño ». C’est vraiment une pénitence puisqu’en guise de « guili-guili », il reçoit un « papirote », une pichenette qui le fait jurer. La cause de l’inattention est métaphorique : il a été distrait par ceux qui portaient la farine au moulin, « la harina al molino » qui est la métaphore amoureuse par excellence37. C’est une façon de faire rire mais aussi de préparer le gage suivant, de préparer l’érotisme à venir, contenu dans la pénitence imposée à Belarda. Pour le dernier gage, il n’y a pas d’ambiguïté : Belarda a cherché le gage, elle a feint la distraction : « ¿ Llámanme a mí ? »38. Menalca n’est pas dupe, elle se réveille de sa contemplation de Jacinto. Elle le regardait de façon ouverte et effrontée. Elle n’essaye pas de trouver une échappatoire, bien au contraire : « Digo, señor, que perdí39 ». Elle doit embrasser la main de Jacinto. Ce geste de soumission, d’obéissance, pose un problème de décence soulignée par Belarda elle-même : « ¿ No ves que eso no es decente ? ». Le parrain rappelle que dans le jeu, il n’y a rien d’indécent et ne souffre pas qu’il y ait de polémique sur ce sujet comme le souligne l’impératif « callad ». Belarda réaffirme que le jeu est « libertad » en écho à ce que vient de dire de façon péremptoire le parrain40.

19En revendiquant la liberté du jeu, on revendique aussi celle du théâtre. Le jeu autorise la représentation sur scène de l’indécent. La « mise en abîme » autorise d’affirmer la liberté théâtrale. Belarda ne se fait pas prier et embrasse la main de Jacinto. Ce renversement érotique nous semble avoir été déjà préparé par une autre « mise en abîme » et un renversement carnavalesque des prénoms des amoureux. En effet, les pseudonymes de Belardo et Jacinta évoquent les amours de Lope et d’Elena Osorio ici retransformés en Belarda et Jacinto. Le jeu est cruel, il met en évidence une absence de compassion face à la jalousie de Menalca et celle d’Amaranta qui pourtant se met à pleurer tout en essayant de le dissimuler. Le jeu résume l’acte : Jacinto de noir vêtu s’habille en vert, « Ya llevo el color trocado »41. Belarda a confectionné une couronne de fleurs et de lauriers apportés par Coridón et l’offre à Menalca qui va la porter pour le mariage de Doristo et Amaranta42. Belarda l’avait couronné et Danteo en était le complice amusé. Avec le gage, la couronne revient sur la tête de celui qui aurait dû la porter depuis le départ : Jacinto. C’est la destitution du vieux roi ridicule au profit de l’avènement du nouveau, celui que l’on compare de façon amusée à un lion et qui donnera un sens à la couleur choisie par Amaranta. De fait, on se rend compte que la couleur n’est pas choisie au hasard : elle révèle la personne elle-même ou son état d’âme. En réalité, les personnages sont des pantins : ils ont des couleurs qui les définissent. Les spectateurs sont entraînés à voir des codes dans les couleurs, supports de la pensée symbolique. La couleur est significative pour l’homme d’une manière irraisonnée et manifeste. Menalca souligne le fonctionnement du jeu : « le vestiréis hablando / en filosofía. / O es verdad, o es juego »43. Or le jeu porte sur les couleurs. Depuis le début de la pièce, les couleurs sont symboliques : nous avons vu que Jacinto, le personnage principal, change la couleur de ses vêtements. Il passe du noir au vert, couleur de l’espérance, couleur des gages d’amour. Le premier joueur Coridón, être de dissimulation, parle par énigmes. Il s’attribue une couleur qu’il ne porte jamais, la couleur verte, car elle est la couleur de l’espoir qu’il a perdu. En s’exprimant ainsi, il donne des clefs de compréhension du symbolisme des couleurs. Danteo attribue une plume à la couleur choisie par Amaranta, la couleur léonine, jaune, « leonado », qui dit son penchant ou sa folie pour le lion Jacinto malgré son mariage avec Doristo44 ; ou encore la couleur « encarnada » de Menalca qui dit la concupiscence du personnage45. Aucun vêtement n’est associé à la couleur de Jacinto, ce qui contribue encore à son exception. La houlette de berger est vêtue de grègues, pourpoint, écharpe, ceinture, chapeau à plumes, cape, parfaite panoplie du soldat. Des couleurs sont associées à ces vêtements, le vert, le rouge, le noir, le blanc, le gris, le jaune et la couleur turquoise. Enfin les brodequins, chaussures des acteurs qui jouaient la comédie, infléchissent la figure vers la farce. Le jeu n’est que la première partie d’une réjouissance populaire qui se termine sur une débandade générale, dans une apothéose, avec l’arrivée d’un taureau qui jette la panique, les disperse tous, et menace de mettre les fesses du parrain à l’air en lui crevant ses braies. Le parrain Peloro, parrain du mariage mais aussi de la fête, est habillé en « botarga », emblème carnavalesque et constitue le lien entre les deux scènes, entre le jeu et la course de taureaux46.

20Lope nous propose donc une hypostase c’est-à-dire un détournement du jeu de la librea, du dominguillo, des cañas, de la joute littéraire et des gages. C’est dans une certaine mesure un jeu politique avec la critique du mayoral riche Menalca. Cette fête des couleurs, la présence du mannequin et du parrain en « botarga » évoquent la commedia dell’arte et la figure d’Arlequin. Ce bouffon drôle, rusé, un peu bête, au masque noir, est l’instable image de l’indéterminé, de l’inconscient, sans idée, sans principe, sans caractère. C’est l’image d’un être qui n’a pas réussi à se détacher de la confusion de ses désirs, des projets et des possibles.

214 Le jeu allie dramaturgie et improvisation. La place du jeu dans la pièce conditionne sa structure. Il peut être un jeu d’exposition ou un jeu de « nudo ». Le jeu est un outil pour Lope : théâtre en miniature dans le théâtre, scénette à la forte potentialité imaginative, sorte de loupe grossissante, condensé de références culturelles populaires, moment d’excès corporels permis par la pause, espace de vérité, et jeux interdits, moments de plaisir et de satisfaction pour le public. Le jeu est un outil de transgression amoureuse, un outil de transgression plus particulièrement encore pour la femme qui lui permet de franchir un cran supplémentaire dans la notion de décence et de représentabilité. Le jeu peut dire la vérité et amuse par la liberté qu’introduit le corps dans le jeu de l’acteur, un corps grotesque et carnavalesque. Les réfractaires, les opposants n’ont qu’à se taire : aucune réclamation, aucune protestation n’est recevable. Jouer le jeu au théâtre, c’est obéir à la seule règle théâtrale du jeu, celle de la liberté, de la « licencia ».

Notes

1 Après des amours tumultueuses avec Elena Osorio, Lope de Vega avait été accusé de diffamation et condamné à l’exil de Madrid en 1587.

2 Lope de Vega, El verdadero Amante [1585-1589], in Obras completas, II, Madrid, Turner, Biblioteca Castro, 1993, p. 83-173 ; Los Amores de Albanio y Ismenia [1590-1595], ibid., III, p. 549-640 ; La Infanta desesperada [1588-1595], ibid., III, p. 109-173.

3 Id., p. 143. Nous pouvons nous reporter également à la p. 560 : « Pues siéntese Albanio aquí ».

4 Los Amores de Albanio y Ismenia, op. cit., p. 561.

5 Id., p. 560.

6 El verdadero Amante, op. cit., p. 113.

7 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970. On peut trouver cette idée p. 167 : « Le vocabulaire de la place publique est un Janus à double face. »

8 La Infanta desesperada, op. cit., p. 143 (p. 142-146).

9 Ibid., p. 144.

10 Id.

11 Id.

12 Id.

13 Ibid., p. 146.

14 Ibid., p. 145.

15 Id.

16 Los Amores de Albanio y Ismenia, op. cit., p. 560-569.

17 Ibid., p. 561 et 562.

18 Los Amores de Albanio y Ismenia, op. cit., p. 565.

19 « Une sorte de récréation des mots et des choses lâchés en liberté, délivrés de l’étreinte du sens, de la logique, de la hiérarchie verbale » (Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 420).

20 Los Amores de Albanio y Ismenia, op. cit., p. 565.

21 Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 419.

22 Gaspar Gil Polo, Diana Enamorada, Valencia, 1564.

23 Los Amores de Albanio y Ismenia, op. cit., p. 565.

24 Ibid.

25 Los Amores de Albanio y Ismenia, op. cit., p. 567.

26 Ibid, p. 566-567.

27 Id.

28 Ibid., p. 567-568.

29 El verdadero Amante, op. cit, p. 111-120.

30 Ibid, p. 113.

31 Le Diccionario de Autoridades, dans l’article « cañas », nous donne une idée claire de son déroulement lorsqu’il ne s’agit pas d’une représentation théâtrale qui n’en propose qu’une forme adaptée et souvent grotesque.

32 El verdadero Amante, op. cit., p. 113.

33 Id.

34 Ibid., p. 115, 116 et 117.

35 Ibid., p. 119.

36 Ibid., p. 117.

37 Id. Voir Michèle Gendreau, « Los molineros en las comedias de Lope : fuentes tradicionales y creación teatral », dans Lope de Vega y los orígenes del teatro español, Madrid, Edi-6, 1981, p. 795 ; et Milagros Torres, Recherches sur la dramaturgie de Lope de Vega : image et fonction du corps dans ses premières comedias (1579-1605), Université Paris III, 1994, 2 t., p. 137-147. 

38 El verdadero Amante, op. cit., p. 117.

39 Id.

40 Ibid, p. 118.

41 Ibid., p. 111.

42 Ibid., p. 105.

43 Ibid., p. 114.

44 Ibid.

45 Id.

46 Ibid., p. 120 : « […] derriba al padrino, que ha de estar vestido de botarga ».

Pour citer ce document

Claudine Marion-Andrès, « Jouer le jeu : dramaturgie et « mise en abîme » dans trois pièces de Lope de Vega » dans « Le Jeu : textes et société ludique (I. Littérature espagnole) », « Travaux et documents hispaniques », n° 2, 2011 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Claudine Marion-Andrès

Normandie Univ, UNIROUEN, ERIAC, 76000, Rouen, France
Claudine Marion-Andres, agrégée, a publié plusieurs travaux sur le discours poétique. Elle s’est spécialisée dans les études littéraires classiques, et prépare à l’Université de Rouen une thèse sur le théâtre de Lope de Vega sous la direction de Milagros Torres.