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Les Jésuites dans le monde moderne (XVIe-XVIIIe siècles) : textes commentés et débats historiographiques

Dans le cadre de la question « Les jésuites en Espagne et en Amérique (1565-1615). Pouvoir et religion » du concours de l’agrégation d’espagnol (2011-2013), nous consacrons ce numéro spécial aux « Jésuites dans le monde moderne (XVIe-XVIIIe siècles) : textes commentés et débats historiographiques ». Notre intention est de mettre à la disposition des étudiants, mais aussi des chercheurs, des documents jésuites commentés. Ce livre électronique se décline en deux parties : une première partie concernerait les différents intitulés de la question mise au programme de l’agrégation ; une deuxième section les dépasserait tant du point de vue géographique, que chronologique et thématique. Les textes ont été recueillis par Marie-Lucie Copete et Youssef El Alaoui.

Couverture de

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Memorial de Diego de Torres Bollo al presidente del Consejo de Indias (1603)

Aliocha Maldavsky


Résumés

La découverte du continent américain en 1492 puis sa conquête par les Espagnols, dans la première moitié du xvie siècle, ouvrent la voie à un élargissement sans précédent du monde connu. Les richesses rêvées ou réelles qu’on attribue à ces territoires nouvellement découverts fondent tous les espoirs des conquérants et de la Couronne espagnole. La domination que celle-ci exerce alors sur l’Europe a ainsi toutes les chances de s’élargir à l’échelle d’un grand empire. L’existence de populations n’ayant pas reçu l’annonce de l’Évangile est la principale justification de la conquête de ce Nouveau Monde. En assumant le Patronage royal sur l’Église, la Couronne espagnole s’engage auprès du Pape à veiller à la conversion des habitants et à repousser ainsi les frontières de la Chrétienté. Les droits de l’Espagne sur ces territoires ne sont légitimes qu’à cette condition, selon les théologiens et les hommes de droit qui se penchent pendant tout le xvie siècle sur cette question, jetant ainsi les bases du droit international. En 1603, plus d’un siècle après la découverte, le débat sur la justification théologique de la conquête a en principe été tranché. On s’aperçoit cependant, qu’il est encore d’actualité, comme le montre ce texte, rédigé par Diego de Torres Bollo, un membre de la Compagnie de Jésus, missionnaire au Pérou et fondateur de la province jésuite du Paraguay quelques années plus tard. La principale question posée par ce texte est celle de la subordination du temporel aux finalités spirituelles du gouvernement. L’auteur appartient la Compagnie de Jésus, installée au Pérou depuis 1568. En 1603, la discussion sur les « Justes titres » du roi d’Espagne à exercer la souveraineté sur les Indes est déjà close depuis longtemps. Mais cela n’empêche pas les religieux de relancer régulièrement le débat sur les injustices commises par les Espagnols à l’encontre des Indiens, perpétuant ainsi la tradition critique de l’Église en matière coloniale, dont le représentant le plus connu est le dominicain Bartolomé de Las Casas. Fidèle à l’attitude de compromis adoptée par la Compagnie de Jésus sur ces thèmes, le jésuite qui a commis ce texte ne conteste pas la souveraineté du roi d’Espagne. Il rappelle néanmoins le pouvoir temporel – ici le président du Conseil des Indes – à ses devoirs moraux et spirituels, en revenant sur les principes qui fondent le Patronage royal et sur les erreurs commises sur le terrain. Il est en réalité particulièrement critique vis-à-vis du clergé qui a eu jusque-là la charge des âmes des Indiens. L’auteur appartient à la Compagnie de Jésus, un ordre jeune, à la pointe des idées de la Réforme catholique, dont la réputation repose en partie sur la formation intellectuelle de ses membres. La rhétorique mise à l’œuvre pour rappeler la Couronne à ses devoirs évite de s’immiscer dans le gouvernement temporel. On ne doit pas non plus omettre d’expliquer les nombreuses allusions aux principes et au fonctionnement du système colonial qui, en 1603, n’en est plus à ses balbutiements. Pour aborder le commentaire, il importe donc de maîtriser une notion comme le Patronage royal, qui fonde les relations entre l’Église et la Couronne, le système économique colonial, à l’échelle impériale mais aussi locale, et notamment au Pérou, ainsi que les étapes de l’évangélisation des Indiens.

Texte intégral

Texte1

1La infinita misericordia y clemencia de Dios nuestro Señor nos obliga a entender y tener por certíssimo que el fin principal que su providencia y sabiduría tuvo en el descubrimiento las Indias fue la salvación de los Indios, cuyas almas se compraron con querer El que esto fuesse por medio de la Nación y Corona de España fue [sic], queriendo honrarla y favorecerla sumamente y darle occasión de ganar las sumas coronas y tesoros prometidos a los predicadores y promulgadores de su Evangelio. Pero esto con pacto y carga de que los demás tesoros y riquezas temporales que se os recerían [sic, acrecerían ?] y toparían en esta gloriosa empresa se estimassen, respeto della, como estiércol y cosa vilíssima, como la Escritura y los santos la llaman. O por lo menos que se guardasse et orden que Christo Señor nuestro da : Primum quaerite regnum Dei et iustitiam eius et haec omnia adiicientur vobis2. De manera que en primer lugar, y con todas las veras possibles, quiere et Señor que se busque et cielo para nosotros y los Indios y que las cosas y riquezas temporales se miren como accesorias, que El las dará como añadidura, pareciéndole cosa indigna de los que conocen a Dios cuidar de estas cosas bajas : Haec omnia gentes inquirunt3. De la observancia y guarda deste orden y traza de Christo nuestro Señor depende la salvación de 1os Indios y nuestra. Assí lo dijo Jeremías 16 : Si separaveris pretiosum a vili, quasi os meum eris. Converte gentes ad te et non converteris ad illas4.

2Del qual discurso tenemos lo primero, que aviendo de buscar en el govierno de las Indias la salvación de los Indios en primer lugar, en todas las provissiones, ordenanzas y traças deve estar este fin delante de los ojos : si es esta persona a propósito para que en su obispado, en su plaça y officio ayude a que los Indios se salven ; esto que se ordena, si estará bien a la salvación y conservación de los Indios ; y todos los demás fines han de ser muy accesorios.

3Lo segundo, parece se infiere que pues en la conversión de las innumerables provincias que hay en aquel Reino de infieles, se porte tan poco remedio, como en la christiandad de los ya convertidos, y menos que en todo en su conservación y propagación, que la raíz y causa principal dello y de los grandes dafios que dél resultan es pervertirse este orden de Jesu Christo Señor nuestro, teniendo en el govierno y provisiones por fin principal el oro, plata y tesoros de aquel Reino, la commodidad y aprovechamiento temporal propio, de los deudos, criados y amigos. Y assí no podremos dezir con verdad : Non quaerirnus vestra, sed vos5. Pues por los respetos dichos se atropella la conservación, vidas y salvación de los Indios y con ella la sangre y patrimonio de Christo, pues hay tan pocos qui non quaerant quae sua sunt, [sed] quae lesu Christi6. El qual con suma justicia parece que nos castiga con que todo la riqueza que de allá viene se malogre y passe por España como por albañar a las naciones enemigas della, sólo quedándole la horrura y suciedad de las malas costumbres y abusos que de la abundancia suelen nacer y mayor pobreza y necessidades que antes que se descubrieran las Indias. Y la causa es porque todo lo que dellas viene, pretium sanguinis est7. No sólo de los Indios cuyas vidas y sangre cuesta, pero también de Jesu Christo, pues cuesta las almas que con su sangre se compraron y así, adhuc manus eius extenta8, amenazando mayores castigos y no sólo temporales, sino eternos.

Plan et éléments de commentaire

Introduction

4L’auteur n’est pas un personnage très connu. Sa biographie se trouve dans des ouvrages spécialisés. Quelques questions : S’agit-il de quelqu’un d’important ? Que peut-on déduire de son appartenance à la Compagnie de Jésus sur son point de vue ? Quelle est sa formation ? Quelles peuvent être ses fonctions ?

5Diego de Torres Bollo (Villalpando, 1550 - La Plata, 1638) : l’auteur de ce texte est un jésuite espagnol, arrivé au Pérou à la fin du xvie siècle. Il a exercé des fonctions de supérieur et se trouve en 1603 en Espagne en tant que procureur, c’est-à-dire représentant de la province jésuite du Pérou auprès de la Couronne et plus précisément du général de l’ordre auquel il rend visite à Rome dans la foulée.

6Parti du Pérou en mai 1601, Diego de Torres Bollo arrive à Sanlúcar de Barrameda en avril 1602, après plusieurs haltes en raison de difficultés liées à la navigation. Après un séjour de plusieurs mois en Espagne (Séville, Valladolid, Burgos, Vergara, Loyola), il prend la route de l’Italie, en passant par la France. Il s’arrête à Bordeaux, puis à Lyon (15 octobre). En France, le jésuite espagnol peut circuler en sécurité depuis la paix de Vervins, signée en 1598 (2 mai). Il passe sans doute au collège jésuite de la Madeleine, où les jésuites, malgré leur expulsion de la ville en 1589, ont pu se réinstaller en 1597, la Compagnie n’ayant pas été supprimée dans le sud du Royaume en 1594. Il ne leur est néanmoins pas permis d’enseigner avant fin 1603, date du rétablissement de la Compagnie en France par Henri IV. Il s’arrête à Milan (octobre 1602), et il y rencontre Federico Borromeo, cardinal archevêque (de 1595 à 1630), fondateur de la bibliothèque ambrosienne et cousin de Charles, le célèbre évêque réformateur, pour la canonisation duquel des démarches sont alors en cours. Il arrive au plus tard à Rome en février 1603 où il reste au moins trois mois. Sur le chemin du retour, il est en avril à Assise, puis à Lorette, à Reggio-Emilia et à Milan où il reste pour cause de maladie et rencontre à nouveau Borromée ainsi que le gouverneur espagnol, don Pedro Enríquez, comte de Fuentes, qui le loge. Il est à nouveau à Bordeaux le 25 juillet d’où il ramène en Espagne les restes de Martín Gutierrez, mort dans les mains des protestants en 1573 sur le chemin de la Troisième congrégation générale. Le 8 août il est à Valladolid, où se trouve la cour de Philippe III, qu’il accompagne à Valence en décembre 1603 et janvier 1604. Il devait lui donner des reliques de la part du cardinal Federico Borromeo afin de l’intéresser à la canonisation de Charles. Il est alors en contact avec le conseil des Indes et le comte de Lemos, président du conseil, auquel il a remis un rapport sur le Pérou. Le 30 mars 1604, il s’embarque pour Lima avec un contingent de 45 jésuites européens recrutés au cours du voyage pour fonder la province du Tucumán-Paraguay.

7La nature du texte est déductible de son destinataire. Adressé à un haut personnage de la Couronne, ce mémoire, destiné à plaider la cause des missionnaires et de l’évangélisation, a aussi pour objectif d’informer le roi sur les affaires d’Amérique. C’est un véritable genre pratiqué régulièrement par les religieux désireux de soumettre requêtes et plaintes directement au roi sans passer par les fonctionnaires locaux de la Couronne.

8Le contexte précis de la rédaction n’est pas aisé à connaître. On pourra souligner le fait que, au début du xviie siècle, la conquête est depuis longtemps achevée et que les structures de colonisation et d’évangélisation sont en place. S’agissant des jésuites, il faut rappeler que les célèbres réductions du Paraguay voient le jour peu après la rédaction de ce texte. Il s’agit de convaincre la Couronne d’aider à la mise en place de missions aux frontières, Paraguay, mais aussi Chili.

9Au début du xviie siècle, le roi d’Espagne règne sur un vaste empire comprenant aussi bien les possessions coloniales espagnoles que portugaises. Découverts en 1492, puis conquis dans la première moitié du xvie siècle, les territoires américains, organisés en deux grands vice-royaumes, sont gouvernés par des fonctionnaires de la Couronne qui répondent aux ordres du conseil des Indes, basé en Espagne. C’est au président de cette haute instance de la monarchie que s’adresse le jésuite Diego de Torres Bollo, missionnaire au Pérou en voyage en Europe, dans cet extrait d’un mémoire digne de la tradition critique de certains hommes d’Église, formés à la théologie, envers les agissements des Espagnols aux Indes.

10L’auteur rappelle au roi d’Espagne que l’objectif final de son gouvernement n’est pas l’enrichissement mais bien le salut des Indiens découverts puis soumis au pouvoir des Espagnols. Sans remettre en cause la souveraineté de la monarchie sur ces territoires et leur population indigène, le jésuite affirme la supériorité du spirituel sur le temporel et place le roi face à ses engagements en matière d’évangélisation. Au-delà de l’exposé de la théorie sous-jacente au Patronage royal, l’enjeu de ce texte est bien de convaincre le roi de soutenir l’action missionnaire et de favoriser l’encadrement des Indiens déjà convertis au christianisme et la conversion de ceux qui échappent à la domination des Espagnols.

11Pour cela, le père Diego de Torres Bollo présente la justification théologique de la conquête comme un ordre voulu par Dieu. Celui-ci est perverti dans les faits par l’inversion des valeurs dont les Espagnols se rendent coupables sur place en exploitant les richesses des Indes au détriment de la vie et du salut des Indiens. La rhétorique de la prédication dont se sert habilement le jésuite assoit la légitimité de sa critique et des châtiments divins qu’il annonce.

La justification théologique de la conquête

12Cette première partie doit faire le point sur les conséquences et la signification religieuses de la découverte, de la conquête et de la colonisation de l’Amérique par les Espagnols. Les deux premiers paragraphes du texte rappellent l’existence d’un ordre divin, la providence, auquel le pouvoir temporel doit se plier. Il faut par conséquent rappeler les éléments essentiels de cette justification théologique de la conquête.

Convertir au christianisme

13La découverte de l’Amérique, généralement appelée « les Indes occidentales » met l’Europe de la Renaissance au défi de comprendre pourquoi une population aussi importante est restée en dehors de la prédication de l’Évangile par les Apôtres.

14Il faut rappeler brièvement qui sont ceux que le texte appelle « les Indiens », leur nombre à l’arrivée des Espagnols. Il s’agit de sujets du roi d’Espagne. La perspective de convertir au christianisme autant d’individus considérés comme païens, et donc de faire leur salut en leur évitant l’enfer, n’a pas manqué d’impressionner les missionnaires. Coïncidant avec l’éclatement religieux de l’Europe, une telle entreprise apparaissait comme un plan divin destiné à remplacer les chrétiens perdus par Rome du fait de la Réforme.

15La conversion des Indiens constitue également un gage de salut pour les Espagnols qui y participent ou la facilitent. Les prêtres qui prêchent, mais aussi les laïcs qui les aident bénéficient ainsi de la « miséricorde » divine. Celle-ci ne s’applique pas uniquement aux individus, mais profite également à la monarchie espagnole dans son ensemble.

La Couronne, instrument de l’ordre divin

16L’Espagne des xvie et xviie siècles est une monarchie catholique qui se veut pure de toute hérésie et à l’avant-garde de la défense du catholicisme romain.

17Sa domination sur les Indes occidentales fait de la monarchie espagnole un véritable empire, d’autant que le roi d’Espagne est alors aussi maître du Portugal et de ses colonies. La Couronne profite largement de la colonisation des Indes puisqu’elle perçoit un cinquième, le quinto, des richesses qui circulent entre l’Amérique et la péninsule. Il importe d’expliquer le fonctionnement centralisé du gouvernement des Indes et le contrôle que prétend exercer le roi sur les territoires américains, à travers le Conseil des Indes et les fonctionnaires de son administration.

18Cette souveraineté sur les territoires américains se justifie par le Patronage royal. En 1493, par les Bulles Inter coetera, Inter coetera II et Dudum siquidem, le pape Alexandre VI a fait don à la Couronne espagnole des territoires conquis et à conquérir dans les terres nouvellement découvertes, à condition de convertir les Indiens. En 1501, par la Bulle Eximiae devotionis, le pape concède également le produit des dîmes. Ce contrôle politique sur l’Église américaine est confirmé le 28 juillet 1508 par Jules II et la Bulle Universalis Ecclesiae, qui concède aux rois d’Espagne le Patronage universel sur les Indes. Ils ont la faculté de présenter des candidats aux charges ecclésiastiques et l’obligation de financer les dépenses du clergé et de faciliter l’évangélisation des populations conquises. Ce sont donc les décisions du roi et sa législation, concernant aussi bien l’Église que les laïcs, que visent les questions du deuxième paragraphe du texte. Sa responsabilité est également engagée lorsque l’ordre voulu par Dieu est perverti.

La perversion de l’ordre divin

19L’auteur de ce texte s’adresse indirectement au roi d’Espagne et la logique de la justification théologique de la conquête qu’il propose avec détails et répétitions dans le premier paragraphe vise principalement à engager la responsabilité de la Couronne dans le renversement qu’il expose ensuite.

Le Nouveau Monde au service de l’Ancien

20L’auteur dénonce l’inversion des valeurs dont les Espagnols se rendent coupables aux Indes.

21L’appât du gain : il convient de montrer par quel moyen les Espagnols se sont approprié les richesses des Indes. Le terme de « trésor » n’est pas anodin, puisque ce sont principalement les métaux précieux qui font l’attrait du territoire américain, d’abord l’or accumulé par les grands États préhispaniques, et ensuite la production d’argent, notamment dans les mines de Potosí, dans le vice-royaume du Pérou que l’auteur connaît. En dénonçant également le clientélisme pratiqué par les fonctionnaires de la Couronne au profit de leurs proches, non seulement il informe la Couronne de ces dérives, mais la met face à ses responsabilités.

22L’exploitation des Indiens est un des moyens d’accumuler des richesses. Il faut expliquer ici le système de l’encomienda, du tribut et du travail forcé mis en place par l’administration espagnole et les conséquences sur la population indigène, notamment la forte mortalité des Indiens travaillant dans les mines d’argent et de mercure du Pérou. La chute démographique que connaît l’ensemble de la population indigène du continent pendant le xvie siècle, liée à l’exploitation par les Espagnols et aux épidémies, n’a pas manqué d’impressionner les contemporains. Sans reprendre directement les arguments du dominicain Bartolomé de Las Casas, l’auteur se fait l’écho de ses préoccupations, qui sont principalement religieuses.

Une conversion inachevée

23En effet, l’inversion de l’ordre divin dont se rendent coupables les Espagnols a pour conséquence l’inachèvement de la conversion des Indiens au christianisme. L’auteur distingue entre deux catégories d’Indiens.

24Les Indiens convertis au christianisme sont les Indiens baptisés qui vivent dans les territoires dominés par la Couronne. Pour les jésuites, la conversion au christianisme ne peut reposer uniquement sur le baptême. Fidèles aux principes du Concile de Trente, ils préconisent un modèle d’évangélisation qui met l’accent sur la catéchèse et l’instruction religieuse mais aussi sur la surveillance car, même convertis, les Indiens sont considérés comme d’éternels néophytes. C’est au roi et aux Espagnols de veiller la « conservation » dans la foi des Indiens convertis en payant des prêtres pour les encadrer. Même si en 1603 les institutions ecclésiastiques américaines s’efforcent depuis longtemps de renforcer l’encadrement religieux des Indiens, cela reste insuffisant aux yeux des jésuites qui estiment que le personnel religieux, et notamment les prêtres séculiers, n’a pas la formation nécessaire. Torres Bollo émet ici une critique du clergé régulier et séculier qui a charge d’âmes et qui se rend coupable d’exactions sur les Indiens, au détriment de l’évangélisation et de la crédibilité même du message chrétien.

25Les « infidèles » sont les Indiens qui vivent aux marges de l’empire colonial, tels les Guaranis du Paraguay. Ils n’ont pas été convertis au christianisme car ils n’ont pas été conquis par les Espagnols, la Couronne ayant interdit de nouvelles conquêtes dans les années 1570. C’est dans le tournant du siècle que franciscains et jésuites relancent les entreprises missionnaires pacifiques aux frontières incontrôlées de l’empire. L’aide financière du roi est pour cela nécessaire et c’est sans doute ce que l’auteur vise à obtenir par ce texte.

Le prédicateur et la politique

26En tant que « Patrons » de l’Église des Indes, les rois d’Espagne sont sensibles aux arguments des religieux, dont l’intervention s’inscrit dans une idéologie, élaborée notamment à Salamanque par Francisco de Vitoria, qui admet la soumission du temporel au spirituel en matière de salut. Un religieux jouit donc d’une autorité pour sermonner le roi et prédire la damnation des Espagnols.

L’autorité d’un religieux

27On s’attardera ici sur le statut de l’auteur et le poids de sa formation dans la rhétorique de son plaidoyer pour la mission.

28L’autorité du jésuite repose sur sa qualité de religieux et s’inscrit dans une tradition de conseil au prince organisée par le pouvoir lui-même. Juristes, théologiens et confesseurs royaux ont dès la découverte de l’Amérique participé à la réflexion sur le gouvernement des Indes, et n’ont pas hésité à remettre violemment en cause l’action des Espagnols, contribuant ainsi à « décharger la conscience » du roi, qui prend très au sérieux son rôle de protecteur de l’Église.

29La formation intellectuelle et notamment théologique des jésuites leur permet d’entrer aisément dans ces débats. Ce sont des prédicateurs chevronnés, comme le montre la connaissance que l’auteur a de la Bible, puisqu’il cite de tête le texte des Évangiles. On notera l’importance de la prédication dans le contexte de la Réforme catholique et surtout dans celui de la conversion des Indiens. Le prédicateur qui rédige cette mise en garde ne se contente pas de citer les Évangiles, il en fait une véritable explication de texte afin de donner du poids à son propos. Et, comme dans tout sermon, il explique les malheurs de l’Espagne par la punition de ses péchés.

30L’erreur que commet ici l’auteur, en citant Jérémias 15 : 16 – au lieu de 15 :19 – mérite un commentaire. Par conséquent, lorsqu’elles existent, les notes ajoutées au texte à expliquer n’ont pas uniquement pour but d’informer l’étudiant. Elles visent aussi à aiguiser son esprit d’analyse.

La punition de l’Espagne

31L’« égout » (albañar) espagnol et la « pauvreté » : la monarchie espagnole se débat depuis Charles Quint avec un déficit et un endettement chroniques. L’essentiel des richesses d’Amérique sert à payer les dettes et tombe donc dans l’escarcelle de banquiers étrangers, allemands ou génois. Les crises financières périodiques, malgré l’augmentation des revenus de la Couronne, donnent aux contemporains l’impression que l’or ne fait que passer par la péninsule qui s’appauvrit.

32Tel est l’aboutissement inexorable de la perversion du plan divin. Il faut noter l’importance du vocabulaire économique qui traverse le texte. C’est une véritable économie du salut qui se joue dans les relations entre la Couronne espagnole et Dieu avec l’échange du salut des Indiens contre les métaux précieux des Indes. L’aboutissement logique de l’inversion des priorités par les Espagnols est une véritable escroquerie envers la divinité, ce qui ne peut se traduire que par des châtiments « éternels », c’est-à-dire la damnation.

Conclusion

33Le type de raisonnement mis en œuvre par Diego de Torres Bollo s’inspire d’une tradition séculaire de critique du pouvoir, sans nécessairement le remettre en cause. Car si le roi détient son pouvoir de Dieu, ce n’est pas l’affaiblir que lui rappeler que le but ultime de son gouvernement, le salut de ses sujets, doit primer sur toute autre préoccupation. S’agissant du cadre des relations entre l’Église et la Couronne, le rappel des principes du Patronage royal reste d’actualité au début du xviie siècle, d’autant plus que les missionnaires comptent sur le roi pour financer leurs entreprises de conversion, notamment au Paraguay. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un texte théorique, il a une visée pratique. La rhétorique de la prédication mise ici au service de l’économie du salut vise en dernière instance à rappeler la monarchie espagnole à ses devoirs moraux et missionnaires.

Bibliographie

On trouvera l’essentiel des éléments nécessaires au commentaire critique de ce texte dans des manuels en français et des ouvrages généraux. Pour une mise au point claire sur l’économie coloniale et l’organisation du gouvernement des Indes, on pourra consulter Thomas Calvo, L’Amérique ibérique de 1570 à 1910, Paris, Nathan Université, 1994, p. 359. Sur les questions religieuses, voir le chapitre d’Alain Milhou sur l’Amérique dans le tome 8 de l’Histoire du Christianisme : Marc Venard (dir.), Le Temps des confessions (1530-1620), Desclée, 1992, p. 693-785. Ces deux auteurs renvoient à une bibliographie plus précise en français et en espagnol. On pourra également consulter des manuels récents sur l’histoire moderne de l’Espagne : Raphaël Carrasco, L’Espagne classique, 1474-1814, Paris, Hachette, 1992 ou Jean-Pierre Dedieu, L’Espagne de 1492 à 1808, Paris, Belin 1994. Mais il convient de consulter également la bibliographie en espagnol sur la Compagnie de Jésus et, en particulier, sur le père Torres Bollo : Giuseppe Piras, « P. Diego de Torres Bollo, il potere coloniale spagnolo e la “salvación y libertad de los indios” », Archivio per l’Antropología e la Etnologia, CXXXV, 2005, p. 83-94 ; du même auteur, « El P. Diego de Torres Bollo. Su programa, su partido y sus repercusiones », dans Laura Laurencich et Paulina Numhauser Bar-Magen (ed.), Sublevando el virreinato, Quito, Abya Yala, 2007, p. 125-155.

Bibliographie complémentaire : Les Jésuites en Amérique et ailleurs. Quelques titres.

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Les débats internes à la Compagnie de Jésus en Amérique

Coello de la Rosa Alexandre, Espacios de exclusión, espacios de poder : El cercado de Lima Colonial (1568-1606) [2006], Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 2006.

Coello de la Rosa Alexandre, El Pregonero de Dios : Diego Martínez, S. J., jesuita del Perú colonial (1543-1626) [2010], Valladolid, Universidad de Valladolid, 2010.

Laurencich Laura, Numhauser Bar-Magen Paulina (dir.), El Silencio protagonista. El primer siglo jesuita en el virreinato del Perú, 1567-1667 [2004], Quito, Abya Yala, 2004.

Laurencich Laura, Numhauser Bar-Magen Paulina (dir.), Sublevando el virreinato. Documentos contestatarios a la historiografía tradicional del Perú colonial [2007], Quito, Abya Yala, 2007.

Les dynamiques de l’évangélisation dans la vice-royauté du Pérou

Estenssoro Fuchs Juan Carlos, Del paganismo a la santidad. La incorporación de los Indios del Perú al catolicismo, 1532-1750 [2003], Lima, Instituto Francés de Estudios Andinos, 2003.

Sur les concepts jésuites fondamentaux

O’Malley John W., Los Primeros Jesuitas [1993], Bilbao, Ediciones Mensajero-Sal Térrea, 1995.

D’autres ouvrages

Alaperrine-Bouyer Monique, La Educación de las élites indígenas en el Perú colonial [2007], Lima, IFEA, 2007.

Maldavsky Aliocha, « Entre mito y saber : los jesuitas milaneses y las misiones lejanas en el siglo xvii », Missions d’évangélisation et circulation des savoirs xvie-xviiie siècles, Madrid, Casa de Velázquez, 2011, p. 41-57.

Maldavsky Aliocha, « Société urbaine et désir de mission : les ressorts de la mobilité missionnaire jésuite à Milan au début du xviie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 2009, p. 7-32.

Maldavsky Aliocha, « The Problematic Acquisition of Indigenous Languages : Practices and Contentions in Missionary Specialization in the Jesuit Province of Peru (1568-1640) », en Steven Harris (dir.), The Jesuits II : Culture, Sciences, and the Arts (1540-1773), Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 602-615.

La concurrence des activités au sein de la Compagnie de Jésus en Europe

Romano Antonella, La Contre-Réforme mathématique. Constitution et diffusion d’une culture mathématique jésuite à la Renaissance, Rome, École Française de Rome, 1999.

Dompnier Bernard, « L’activité missionnaire des jésuites de la province de Lyon dans la première moitié du xviie siècle », Mélanges de l’École Française de Rome, Moyen Âge, Temps modernes, 97-2, 1985, p. 941-959.

Van Damme Stéphane, Le Temple de la sagesse : savoirs, écriture et sociabilité urbaine : Lyon, xviie-xviiie siècles [2005], Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005.

Notes

1 Extrait du Mémoire adressé à don Pedro Fernández de Castro, président du Conseil des Indes de Castille, par un jésuite espagnol, le père Diego de Torres Bollo, missionnaire au Pérou en voyage en Europe, et futur fondateur des réductions du Paraguay, 1603. Publié dans Monumenta Peruana, t. VIII, Rome, Institutum Historicum Societatis Iesu, 1986, p. 460-462.

2 « Cherchez d’abord le royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît », Matthieu 6 : 33.

3 « Tout cela, les païens le recherchent sans répit », Matthieu 6 : 32.

4 Le chapitre est erroné et ne se réfère pas précisément aux païens : « Si, au lieu de paroles légères, tu en prononces de valables, ta bouche sera la mienne. Ils reviendront vers toi ; et toi, tu n’auras pas à revenir vers eux », Jérémias 15 : 19.

5 « Je ne recherche pas vos biens, mais vous-mêmes », Deuxième épitre aux Corinthiens 12 : 14.

6 « Tous ont en vue leurs intérêts personnels, non ceux de Jésus Christ », Philippiens 2 : 21.

7 « C’est le prix du sang », Matthieu 27 : 6.

8 « Il étend sa main », Esaïe 6 : 25.

Pour citer ce document

Aliocha Maldavsky, « Memorial de Diego de Torres Bollo al presidente del Consejo de Indias (1603) » dans « Les Jésuites dans le monde moderne (XVIe-XVIIIe siècles) : textes commentés et débats historiographiques », « Travaux et documents hispaniques », n° 3, 2012 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Aliocha Maldavsky

Université Paris Ouest Nanterre La Défense, mascipo-iuf
Aliocha Maldavsky est maître de conférences à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches sur les missions jésuites dans les Andes et sur les vocations missionnaires au xvie et xviie siècles contribuent à une histoire sociale et transatlantique des missions catholiques d’évangélisation. Son travail s’oriente désormais vers une histoire du rôle des laïcs dans l’évangélisation en Amérique et sur la place de la religion dans les mécanismes de distinctions au sein des sociétés hispano-américaines. Elle a publié Vocaciones inciertas. Misión y misioneros en la provincia jesuita del Perú en los siglos xvi y xvii, Madrid-Lima, CSIC / IFEA / Universidad Ruiz de Montoya, Colección Universos Americanos, 2012.