Sommaire
4 | 2012
“Fatum” : destin et liberté dans le théâtre
Ce volume recueille quelques-uns des travaux pluridisciplinaires présentés lors de la journée d’études « “Fatum” : destin et liberté dans le théâtre » organisée par l’ERIAC sous la direction scientifique de Milagros Torres et Miguel A. Olmos et qui eut lieu le 17 avril 2009 à la Maison de l'Université de Rouen. Ce recueil est également le premier aboutissement des travaux du Séminaire d’études théâtrales (SET), qui a pour vocation de relier la théorie et la pratique théâtrales – une mise en scène de El Castigo sin venganza (Lope de Vega) a été représentée en 2010 par la troupe universitaire El corral del Sol, dirigée par Milagros Torres. Cette réflexion a déjà donné lieu au colloque international « Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène) », organisé par les équipes CÉRÉdI et ERIAC avec le concours du CRES-LECEMO de l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle et publié en ligne sur la Bibliothèque numérique du CÉRÉdI (Université de Rouen, 2012). Les textes ont été recueillis par Milagros Torres et Miguel A. Olmos.
- Milagros Torres et Miguel A. Olmos Avant-propos
- Paul Sudaka Œdipe – une parole gelée ou du destin à l’histoire
- Ginette Vagenheim Liberté et destin dans Les Captifs de Plaute
- Milagros Torres Corps du destin, ombres de liberté : Fatum et dénouement tragique dans La Célestine
- Claire Gheeraert-Graffeuille Destin et Liberté dans Hamlet de William Shakespeare
- Giuseppe Grilli Tres estrategias de Lope de Vega para burlarse de Τύχη y sus retos
- Mònica Güell Destin et liberté dans La Hija del aire de Calderón
- Maria Grazia Profeti Una “tragedia española”: El Castigo sin venganza
- Jean-Marie Winkler Destin, liberté, nécessité :Réécritures d’Œdipe Roi au temps de Voltaire et de Gœthe
- Miguel A. Olmos De quelques figures du destin dans la poétique de Valle-Inclán (suivi d’une note sur El Ruedo Ibérico, I, vii, 8)
- Serge Salaün L’homme tragique contemporain. Le théâtre espagnol du premier tiers du xxe siècle
4 | 2012
L’homme tragique contemporain. Le théâtre espagnol du premier tiers du xxe siècle
Serge Salaün
Dans des sociétés en crise, l’art, le théâtre ou le spectacle en priorité, restent les seules expériences esthétiques courageuses, souvent de rupture. Le théâtre espagnol tragique contemporain assume les héritages de Nietzsche, Maeterlinck et Artaud. Cela pourrait être une « spécialité » culturelle espagnole, depuis la moitié du xixe siècle jusqu’à nos jours, y compris dans des manifestations de culture populaire ou de masse, si l’on inclut dans ce processus dionysiaque des pratiques comme le flamenco et la corrida, cette autre liturgie tragique.
1Pour bien mesurer l’obsession, on peut même dire la hantise des dramaturges (et, avec eux, de tous les intellectuels, les artistes et la critique) en Espagne, de la fin du xixe siècle jusqu’à la guerre civile de 1936, il faut toujours revenir sur la singularité du panorama des spectacles. D’une part, c’est indiscutablement le pays en Europe (dans le monde, à l’époque) qui offre le panorama le plus effervescent ; c’est assurément le pays qui compte, en chiffres absolus, le plus de salles de spectacle, d’auteurs, de compositeurs, d’acteurs (et d’actrices, plus encore) ; qui a le répertoire le plus volumineux1. D’autre part, c’est également le pays où l’alternative d’un théâtre « moderne », de rénovation, pour ne pas dire d’avant-garde, a les plus grandes difficultés à s’implanter, au point que les tentatives de réforme, réclamées à cors et à cris par tout le monde depuis le Sexenio jusqu’à la guerre, échouent le plus souvent ou en restent à des stades confidentiels, des initiatives expérimentales, limitées parfois aux salons de la famille Baroja ou des Lorca, par exemple. Ce qui fait, à la fois, l’immense richesse et la faiblesse du théâtre espagnol à cette époque, c’est l’hégémonie écrasante du théâtre dit léger, comique, le plus souvent en un acte, avec ou sans musique (sainetes ou zarzuelas). D’après toutes les estimations, ce théâtre comique représente 75 % des titres et plus de 85 % des représentations du théâtre commercial (pour le théâtre amateur, très abondant dans toute la Péninsule, et peu étudié, les chiffres sont certainement supérieurs), pendant toute la période.
2C’est sans doute ce qui explique le refus radical, de la part des secteurs rénovateurs, de tout théâtre comique et musical et, plus généralement, de tout théâtre considéré comme bourgeois (le drame romantique ou d’honneur, le mélodrame), celui qui attire le public, mais aussi celui que les jurys du Prix Nobel ont en quelque sorte reconnu et sacralisé (José de Echegaray, en 1904 et Jacinto Benavente, en 1922, ont décroché le prix Nobel de littérature), au grand désespoir de ceux qui luttent pour moderniser la scène espagnole. On peut donc comprendre que cette réforme, cette rénovation ou cette rethéâtralisation du théâtre (les mots récurrents) passent surtout par le retour à la tragédie, le genre « noble » par excellence ou, au moins, par un théâtre essentiellement tragique, sous quelque forme ou étiquette que ce soit, qui associerait les deux priorités de la modernité, conformément à ce qui se passe ailleurs en Europe : une perspective « métaphysique » ou philosophique et une exigence esthétique et scénique.
3Cette priorité « métaphysique » – qui fait l’objet de cette intervention – a quelque chose de paradoxal, dans la mesure où les grands dramaturges de la rénovation (Ramón del Valle-Inclán, Federico García Lorca, Rafael Alberti, pour les plus connus, mais il y en a d’autres) sont des « artistes », des esthètes, des poètes « professionnels », et surtout pas des philosophes, ni des métaphysiciens, ni des historiens, ni des gens de doctrine2. La question métaphysique devient donc aussi simple que primordiale puisqu’elle pose des questions tout aussi essentielles que celles de la vie, de la mort, de l’être, de la liberté, du destin, dans une période historique marquée précisément par l’ampleur des crises et des mutations dans toute l’Europe, entre la guerre de 1870 et la Seconde Guerre mondiale.
L’homme sans Dieu dans la tragédie moderne
4Pendant tout le xixe siècle, à la recherche désespérée de cette tragédie désormais impossible (d’où l’opinion de George Steiner3 pour qui la vraie tragédie est morte depuis Racine, sauf les « splendides accidents » que seraient Büchner, Strindberg, Tchékov, une « mort de la tragédie » qui se justifie si on ne considère comme légitimes que les glorieux modèles : la tragédie grecque, Shakespeare et Racine, une perspective réductrice que tout infirme), les dramaturges s’efforceront d’inventer de nouvelle transcendance sans divinité, de retrouver ce « Tout Un » perdu, une tragédie « positive » quand même, consolatrice quand même, en déplaçant le problème vers la condition humaine ; il y a toujours un ordre juste qui s’impose, sur la terre ou au ciel, une légitimité réconfortante extensible au spectateur. Par exemple, la liberté, même bafouée, finit toujours par nier sa négation et affirmer sa puissance. Pour Hegel, la tragédie doit maintenir une dialectique dynamique. Même Nietzsche, dans un premier temps, aspire à une tragédie équilibrée, pourvu qu’en dernier ressort elle soit une manifestation de cette force vitale que le christianisme, en maintenant l’illusion d’une autre vie après la mort, a fait perdre aux sociétés européennes ; tuer Dieu, c’est redonner sa vraie place à la vie. On observe que cette croyance en une dynamique positive de la tragédie ou du tragique réapparaîtra dans les années 30, et après, chez Georg Lukács et Walter Benjamin, par exemple, ou Brecht, surtout, qui renouent avec une posture humaniste, avec une image positive de l’homme. L’homme, et surtout l’homme social, remplace Dieu.
5À la fin du xixe siècle et au début du xxe, après des décennies de Raison et de Réalisme en art, on observe un retour aux débats qui structuraient le romantisme allemand et anglais un siècle auparavant. Tous les mouvements de rupture et d’avant-garde, tout en se démarquant parfois furieusement, s’inscrivent dans ce retour aux grands principes romantiques, ce qui mériterait d’être analysé. En particulier, la question de Dieu et de l’homme revient au premier plan. Sous l’influence des Lumières et de la Révolution française, le romantisme allemand avait décrété la mort de Dieu et, de façon tout à fait complémentaire, s’était passionné pour la tragédie et sa difficile modernisation. Des philosophes comme Schelling (qui ouvre la voie à la philosophie moderne des Hegel, Schopenhauer, Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger) et des poètes comme Novalis ou Hölderlin posaient la nécessité de repenser l’homme sans Dieu, l’être au monde et, donc, le rôle de l’art, le seul susceptible de remplacer Dieu. La conséquence de l’absence de Dieu est de rendre désormais impossible la tragédie antique ou classique, et définitivement. Si Dieu n’est plus le moteur originel et permanent de la tragédie, il faut réinventer une autre forme de transcendance, « sur les ruines de la religion chrétienne », comme dit Hölderlin.
6La fin du xixe est, elle aussi, une époque d’ébranlement de toutes les certitudes. Dieu (ou tout équivalent divin ou politique) est mort et la tragédie ne peut plus offrir de « consolation », au nom d’un ordre supérieur impitoyable mais juste. C’en est fini de la fatalité divine, de la « fatalité aveugle » selon Kant ; « la tragédie commence. Sans Dieu : ni loi, ni bien, ni mal, ni vrai ni faux. Même l’erreur a disparu », dit Jean Duvignaud4. Dieu faisait un destin ou un alibi confortables, une loi suprême de consolation métaphysique (dira Nietzsche), douloureuse, certes, mais confortable, et même source de jouissance comme l’avait déjà formulé Aristote5. Désormais, l’homme se retrouve au centre de tout et seul. La véritable source du tragique, dit Max Scheler, devient donc cette condition de l’homme pris entre des aspirations aussi nécessaires qu’inconciliables (l’instant et la durée, le pouvoir et l’amour, le succès et la vertu). L’homme est un être fini, conscient de sa finitude et confronté au néant, d’où le rôle dominant que tient la mort – sans Dieu –, le grand mystère, la grande énigme, le grand héroïsme moderne, dans tout le tragique contemporain6. Le destin n’est plus extérieur à la condition humaine, il n’est plus qu’un double conflit entre les définitions contradictoires de l’être : d’une part, l’être confronté à lui-même, aux choix que lui dicte son sens de la liberté ou du libre arbitre, ou à l’absence de choix parce qu’il n’y a plus de liberté (le tragique moderne, pour Hegel, c’est devenir étranger à soi, se trouver c’est se perdre)7, et, d’autre part, l’être confronté aux autres, aux autres « moi » tout aussi légitimes, confronté donc à l’histoire (le destin, c’est l’histoire, d’après Hegel et, pour Napoléon, le tragique moderne, c’est la politique). L’arrivée de Freud, pour qui « le moi n’est plus maître dans sa propre maison », dans ce débat accentue encore la dimension tragique de la solitude de l’homme.
7À la fin du xixe siècle et pendant le premier tiers du xxe, on est toujours en quête de tragique, mais on ne croit définitivement plus en la vertu consolatrice de la tragédie. Pour de nombreux auteurs, la contradiction est inhérente à l’homme ; il n’y a pas d’issue. La condition humaine n’est que solitude et néant, condamnée à l’absurde et au silence. Le destin ne se définit plus que comme le vide de l’être. Les guerres mondiales qui se succèdent, l’horreur à l’échelle planétaire, l’irrationalité meurtrière, n’ont rien qui puisse susciter l’espoir. Dans un monde sans Dieu ou sans transcendance, la fatalité, la « faute », la définition même de l’être restent des énigmes. Le destin est perçu comme un piège tendu à l’homme, un piège sans réponse ni responsable. Ce qui caractérise peut-être cette « modernité » à partir de la fin du xixe siècle, c’est la disparition de la dialectique (parallèlement à celle de la consolation) qui promet toujours un dépassement, et l’avènement du règne de la dialogie, pour reprendre le terme de Mikhaïl Bakhtine, c’est-à-dire un système où les choses, même les plus irréconciliables, coexistent simultanément, sans espoir de dépassement. L’oxymore devient la formule la plus concise du destin.
8Les dramaturges espagnols s’inscrivent pleinement dans cet univers tragique, avec une acuité plus grande encore si l’on tient compte de la prégnance de l’Église dans les éducations et les esprits. Toute l’œuvre de Valle-Inclán n’est que violence et démesure, aspiration « barbare » et dérisoire à la fois, hymne à la vie. Le salut est un leurre, même la mort ne fait que replacer l’homme devant le côté misérable de son être. Dans son premier esperpento, Luces de bohemia (1920-1924), le « héros » (en fait, l’anti-héros), hypothétique poète national de l’envergure d’un Hugo, n’en finit pas de mourir pitoyablement pendant les quatre dernières scènes féroces, comme pour mieux mettre en scène une fin pathétique, dérisoire, ridicule par moment, dans une société définitivement, irrémédiablement gangrenée et tout juste apte au grotesque et au grand guignol. Dans El Hombre deshabitado (1931), de Rafael Alberti, la révolte nihiliste de l’homme contre son Créateur (qui a pris les traits d’un gardien de chantier abandonné) s’achève dans le crime et l’anéantissement ; sorti des égouts, l’homme retournera dans les égouts, en vomissant sa haine du Créateur (« Je te hairai pour toujours ») qui le lui rend bien (« Et moi aussi, pour l’éternité », les deux répliques finales de l’œuvre)8. Quant aux tragédies de Lorca, elles disent toutes aussi l’échec de l’homme, l’échec de son désir (l’élan vital qui l’anime) et l’échec de sa rébellion. Dans La Casa de Bernarda Alba, la toute dernière tragédie, écrite à la veille de l’insurrection franquiste de juillet 1936, on peut y lire une forme de désespoir absolu ; la mort de « l’héroïne » n’est que le résultat d’un malentendu (y compris au sens premier du mot), c’est une mort pour rien ou, bien pire encore, une mort qui ne fait que confirmer, consolider un monde de l’aliénation et de l’asservissement de l’être à des règles aussi archaïques qu’indestructibles. La Casa de Bernarda Alba, à la veille de la guerre, représente, à mes yeux, la forme extrême du tragique espagnol.
9Tous ces textes, qu’il s’agisse de tragédies, de poèmes tragiques, de tragédies grotesques, d’esperpentos ou de tout autre étiquette que leur donnent leurs auteurs, exploitent ce tragique sans issue ; elles n’offrent aucune solution, aucune alternative, aucun message d’espoir. Certes, on peut nuancer ce pessimisme radical, non pas par l’analyse des textes eux-mêmes (sauf à vouloir leur faire dire ce qu’ils ne disent absolument pas), mais en prenant en compte le contexte socioculturel et politique des années 20 et 30. Certains critiques (le réflexe réaliste, comme toujours) ont été tentés de voir dans ce théâtre tragique des cris d’insoumission ou des appels à la révolte, dans un pays muselé par des siècles d’oppression cléricale et militaire. Il est tentant, et bien commode, de voir la coïncidence entre l’écriture de La Casa de Bernarda Alba et l’insurrection de Franco et, par conséquent, de voir dans Bernarda la métaphore de la dictature ou de tous les systèmes répressifs et autoritaires, pour simplifier. Il est possible, en effet, de voir dans ces œuvres de retentissants refus de l’ordre théologique, militaire et bourgeois (qui se confondent culturellement), des actes de révolte violents et grinçants : les « méchants » gagnent encore une fois, mais la rébellion, même dans l’échec, se lâche et, d’une certaine façon, ouvre la voie à quelque chose qui n’est pas encore la libération mais pourrait la laisser entrevoir. Il y a même quelque jouissance grandiose (théâtrale et esthétique d’abord) dans cette mise en scène de destins tragiques voués à l’échec. L’insolence dernière de l’Homme envers son Créateur, dans El Hombre deshabitado, sans aucun doute une des pièces les plus métaphysiques de la période, peut apparaître, en dernière instance, comme un acte de liberté, un moment d’héroïsme jouissif, même dans la défaite. Cette lecture de ces œuvres tragiques suppose surtout un au-delà du texte, dans la perception que le lecteur ou le spectateur pourraient projeter dans la vie réelle9. La révolte (très implicite, non dite) de l’auteur pourrait – devrait – prendre corps chez le spectateur. On y reviendra.
Nietzsche et Maeterlinck en Espagne
10Pour illustrer cette résurgence du tragique en Espagne, comme dans le reste de l’Europe, les influences de Nietzsche et de Maeterlinck sont essentielles, dans la mesure où précisément, elles constituent deux apports complémentaires, aussi bien sur le plan « métaphysique » qu’esthétique (et pour la façon de lier indissociablement les deux aspects). Ils ont été, tous les deux, beaucoup lus et traduits et ils ont eu, au tournant du siècle et jusqu’à la guerre, un impact énorme en Espagne10. Valle-Inclán, par exemple, est très tôt imprégné de Nietzsche (à sa façon) ; il lit et traduit Maeterlinck et certaines de pièces de ses débuts sont d’inspiration explicitement maeterlinckienne. Lorca aussi est imprégné durablement par certains aspects de Nietzsche et il se forme comme dramaturge en lisant « l’admirable Maeterlinck ». Cette influence, décisive dans le théâtre et la poésie espagnols du début du xxe siècle se maintient comme un substrat structurel, sur les deux plans, métaphysique et esthétique toujours, jusque dans les années 30 où elle semble même se raviver, en Espagne et en France.11.
11Même si la lecture que font ces dramaturges de Nietzsche présente des côtés aléatoires (où et comment ?, nature et fidélité des traductions en espagnol, « digestion » des textes par des individus qui ne sont ni des théoriciens ni des philosophes ?), il ne fait aucun doute qu’ils y ont trouvé quelques ingrédients majeurs pour leur propre production.
12En premier lieu, la réflexion de Nietzsche sur le couple Apollon / Dionysos, présent dans plusieurs de ses textes, a infiniment séduit les Espagnols. Ils y ont vu, sous une forme imagée, métaphorique, « spectaculaire » et parlante, une proposition résolument moderne, révolutionnaire même, concernant l’homme et la tragédie, une théorie qui rompt brutalement, radicalement, avec tous les académismes et toutes les conventions bourgeoises qui paralysent aussi bien la société que la scène.
13En ce qui concerne Apollon, pas de surprise ; on sait depuis des siècles qu’il est le dieu de la « belle apparence », de l’ordre, le dieu des arts plastiques (les plus intellectuels) de l’harmonie et, surtout, le dieu garant d’un art de la mesure et du message. En un mot, Apollon représente l’art beau et utile, celui qui porte un message humain, une vérité que l’art a la mission de transmettre. Dionysos, c’est le jeu, l’ivresse, le déchaînement orgiaque, la vie, l’instinct, le sang ; c’est le dieu de la musique, du chant et de la danse, autrement dit le dieu du corps comme destin naturel, du corps en fête, le corps sans médiation intellectuelle ou verbale, sans le contrôle de la raison ni le souci de la mesure. Dionysos, le dieu lié aux hommes (en lui coïncide l’humain et le bestial), mais dans la subversion de l’ordre, le « dieu masqué », qui se manifeste en se cachant, celui qui est vu de ceux qui veulent voir au-delà des apparences, donc le maître du théâtre sous sa seule forme authentique, celle de l’illusion. Dans un premier temps, Nietzsche a souhaité maintenir un certain équilibre ou opérer une synthèse entre Apollon et Dionysos, les deux tensions contradictoires, dans la tragédie moderne qu’il appelle de ses vœux (voir La Naissance de la tragédie) ; plus tard, convaincu que le xixe siècle a anéanti le dionysiaque, qu’il a consacré la suprématie d’Apollon et, donc, qu’il a provoqué la décadence de l’art sous la bienséance, la morale, le bon sens, les normes sociales, la rationalité, il renonce au couple Apollon / Dionysos pour donner la priorité à Dionysos qui devient le vrai héros de la tragédie, le nouveau dieu possible de la tragédie (un équivalent de ce que Nietzsche appelle « l’Antéchrist »), jusque dans ses excès, ou surtout pour ses excès, pour sa santé « débordante », sa « plénitude excessive »12, car il est urgent de réhabiliter la vie, l’élan vital le plus « barbare », le corps par-dessus tout le reste.
14La réhabilitation de Dionysos et de tout ce qu’il implique a forcément beaucoup plu en Espagne. D’une certaine façon, Nietzsche les conduit vers l’élimination d’Apollon qui règne sans partage depuis des siècles, vers un théâtre où le corps est enfin roi, surtout dans un pays où le corps est bridé, banni, opprimé depuis des siècles, où la sexualité est une quête sans cesse vaincue, impérieuse et urgente donc13. Tout le théâtre de Valle-Inclán, jusqu’à la fin, vibre des vociférations et des excès dionysiaques, « barbares » (l’excès légitime de la vie). Tout le théâtre de Lorca se place sous le signe du désir, du corps symbole de vie, de cette tension dionysiaque à la fois moteur de l’existence humaine et infiniment réprimé.
15La deuxième chose que les Espagnols ont retenue de Nietzsche, c’est le rôle de l’art dans une société décadente et, donc, de nature tragique, l’aptitude de l’art à assumer une fonction métaphysique quand toute autre entreprise humaine, sociale ou politique est impossible : « C’est l’art – et non pas la morale – qui est posé comme l’activité métaphysique de l’homme. »14 L’art, en s’émancipant radicalement de la morale (il est « par de-là le bien et le mal », c’est-à-dire que le bien et le mal ne sont plus des catégories pertinentes pour juger des comportements humains), devient le lieu de la réconciliation, l’instrument de l’action sur le monde, le refuge du souffle vital, la seule voie vers l’unité enfin restaurée, le nouveau « Tout un » salvateur susceptible de remplacer le Dieu perdu15. L’esthétique en vient donc à agir sur la vie, de par la simple puissance de la création : « l’art n’est pas seulement une imitation de la réalité [référence à Aristote], mais bien un supplément métaphysique de cette réalité, placé à côté d’elle afin de la surmonter »16. La tragédie, plus que tout autre, sous quelque forme qu’elle apparaisse, aurait le pouvoir de libérer les énergies vitales trop longtemps bridées : parce qu’elle fait intervenir la musique, la danse, le chant, le chœur, elle se veut art total moderne.
16Il semble que les dramaturges espagnols aient été particulièrement sensibles à cette leçon de Nietzsche. Valle-Inclán, le premier (chronologiquement), invente un théâtre de la démesure et de la violence de l’élan vitaliste. Ses esperpentos, à partir de 1920, représentent bien, à ses yeux, la seule possibilité de tragédie moderne, un théâtre qui s’énonce sur le mode le plus tragique qui soit, puisque la société espagnole est à ce point déliquescente, sclérosée, désespérante, que même la tragédie y est devenue impossible, sauf à revêtir les masques de la farce et du grotesque. Le théâtre seul (l’esthétique) peut surmonter cette impasse. Lorca, sur un autre mode (il ne peut pas suivre les pas de Valle-Inclán et doit donc trouver sa voie), en vient à un théâtre du corps, du corps désiré et désirant comme moteur même de la vie, même si l’échec est inévitable, et redonne au chœur toute sa vigueur dramaturgique. Unamuno, avec son théâtre « agonique », va dans le même sens, même si le retour au Dieu « classique » de la religion catholique reste, pour lui, l’issue de tant de contradictions tragiques.
17Maurice Maeterlinck, de la fin du xixe siècle jusqu’aux années trente, apparaît comme celui qui offre les modèles dramaturgiques les plus féconds et celui qui ouvre la voie vers une tragédie fondée sur une définition vraiment moderne de la dimension tragique de l’homme. Le grand attrait de Maeterlinck est qu’il fournit, à la fois, des corpus théoriques et pratiques, très accessibles, sans jargon prétentieux, dans une langue d’une beauté rare. Tant ses textes « doctrinaux » que bon nombre de ses pièces sont d’une grande brièveté, percutants, qui circulent intensément en Espagne, dès 1893 (ce sont les « fêtes modernistes » de Santiago Rusiñol, à Sitges, qui les lancent en Espagne) et, fait important, vite et bien traduits en castillan ou en catalan17. Tous les témoignages convergent : Maeterlinck produit une intense émotion en Espagne, on parle même d’une « intense commotion » et l’on comprend combien son court texte sur le silence18, par exemple, a pu frapper les esprits, dans un pays où le théâtre du mot est une pratique enracinée (indéracinable serait plus juste).
18D’une certaine façon, Maeterlinck prolonge les théories romantiques sur la « fatalité aveugle » et le destin après la mort de Dieu : comme eux, il constate l’impossibilité de l’ancienne fatalité tragique, d’où, toujours, cette nécessité de trouver une nouvelle transcendance. Le mystère, « l’énigme qui nous dévore » n’est pas de l’ordre du divin, ni du héros ou du surhumain, mais de l’ordre de l’humain : tout se passe dans l’homme ordinaire : « La fatalité même y est intérieure, elle n’est plus que de la passion affolée », dit-il à propos du roi Lear.
19Ce que Maeterlinck apporte, par rapport aux romantiques, c’est cette vision de notre intériorité obscure, « l’univers trouble des instincts » : « nos destins organiques sont nos destinées et le destin est le cœur de notre être. » Plus de fatalité tragique extérieure, mais l’inconnu de l’être ; tout se joue en dedans. Artaud dira de Maeterlinck : « les personnages sont […] évoqués par le dedans. […] Maeterlinck a introduit le premier dans la littérature, la richesse multiple de la subconscience » et « l’intense sentiment qu’il avait de la signification symbolique des choses, de leurs échanges secrets, de leurs interférences »19. Le théâtre de Maeterlinck explore donc « les ténèbres intérieurs », « la vie inconsciente de l’esprit », d’où le rôle que joue, par exemple, l’ombre dans ce théâtre, l’envers du réel, le côté par où l’être communique avec les forces obscures de la vie ; c’est l’espace privilégié20 où l’on peut voir l’homme en proie à toutes les tensions et forces contradictoires qui le font exister et mourir ; Valle-Inclán en usera abondamment. D’autant plus, aux yeux des Espagnols, que Maeterlinck ne renonce pas au langage, bien au contraire, mais qu’il l’articule avec le silence, qu’il lui donne un rythme, une densité, une puissance d’évocation extrême, quasi liturgique et, aussi, qu’il introduit une nouvelle dimension scénique, avec une nouvelle utilisation de l’espace, des décors, des lumières, des couleurs.
20La grande innovation de Maeterlinck (même si elle est déjà inscrite dans le théâtre romantique allemand, dans Faust, par exemple), est que « la question métaphysique [le destin, la vie, la mort, l’amour] descend dans la rue, sous les vêtements des pauvres, avec la tête de tout le monde »21. L’être sublime n’est plus le héros, mais l’être banal de tous les jours, cet individu moderne « sans qualité », ce que les titres de ses textes théoriques, Le Tragique quotidien et Le Trésor des humbles résument parfaitement.
21La production de Maeterlinck, théorique, théâtrale et poétique (il ne faut pas oublier l’importance du recueil de Serres chaudes qui révolutionne l’image moderne) a énormément influencé les poètes et les dramaturges espagnols. Dès la fin du xixe siècle, et jusqu’aux années 30, pratiquement tout le monde a écrit des pièces inspirées, nourries intensément, de Maeterlinck, même si ces pièces sont rarement jouées ou restent confinées dans les pages des revues. On a déjà dit la fascination de Valle-Inclán pour Maeterlinck ; elle durera jusqu’à la fin et les doses d’Expressionnisme qui augmentent à partir des années 20 n’y changent rien. Lorca s’est formé à ce théâtre. Ses premières expériences de jeunesse, Paisajes de una vida espiritual, en témoignent. Sa dernière œuvre, la plus forte sans doute, La Casa de Bernarda Alba, s’appuie sur Nietzsche et sur Maeterlinck, sur le tragique quotidien, sur les « forces supérieures » qui broient la vie de tous les membres de cette famille vouée à la mort, réelle ou spirituelle. C’est aussi la pièce où le silence maeterlinckien atteint le sublime, puisque non seulement la texte multiplie les silences et les « pauses », mais le langage qui s’y déploie ne sert qu’à cacher, à taire, à ne pas dire ce qui menacerait de faire s’écrouler tout l’édifice familial, social et culturel de cette société archaïque, tyrannique et tout puissante : le silence – le premier et le dernier mot de la pièce –, paradoxe très cher à Maeterlinck, est ce qui donne à l’œuvre sa tension et sa violence les plus intenses.
La question de la catharsis
22La question de la catharsis ne préoccupe pas que les philosophes et les critiques depuis Aristote. Elle taraude également les dramaturges pendant toute la période concernée, d’autant plus qu’elle apparaît menacée par la sécularisation de l’art et du monde. Cela se comprend. La présence ou l’absence d’une catharsis sont décisives pour la réception d’une œuvre, pendant la représentation ou dans la vie réelle ; c’est le sens même de l’œuvre qui est en jeu.
23Depuis Aristote (l’inventeur de la chose, même s’il en a très peu parlé, paraît-il), les temps ont changé, mais la perspective classique de la catharsis demeure vivace, comme si une œuvre « noble », qui prétend au tragique, ne saurait s’en passer. Il faut qu’une pièce ait un prolongement dans la vie réelle, qu’elle « purge » ou purifie les spectateurs, qu’elle les prépare à la douleur et au destin, par le plaisir théâtral utile. Il faut surtout, dans la nécessaire projection sociale, politique ou religieuse que toute œuvre digne de ce nom doit offrir (la vérité qu’elle enseigne), qu’elle puisse jouer son rôle de consolation qui enracine le message ou la leçon dans les esprits et les corps des spectateurs. La catharsis est donc du côté d’Apollon, de la morale, de la retenue, de l’acception d’un destin révélé et imposé aux hommes par l’autorité, divine ou profane et, bien sûr, artistique (l’auteur se prend un peu pour un dieu, ou son messager privilégié). Pour ceux qui acceptent, pendant tout le xixe siècle, la mort de Dieu, la catharsis se maintient et est transférée sur les plans politique et, surtout, moral. Mais s’agit-il encore de tragique et de tragédie ? Ou est-on dans le drame, qui n’a pas la même hauteur humaine ? Sur ce point, il n’y a pas unanimité et certains, comme Steiner, décrètent souverainement qu’il n’y a plus de tragédie moderne et, partant, plus de catharsis.
24Avec Nietzsche, le débat reprend avec une nouvelle frénésie. Dieu est bien mort et, avec lui, toute transcendance divine. Mais Nietzsche, qui souhaite réhabiliter la tragédie, invente une nouvelle catharsis, une nouvelle « purgation », non plus par Dieu et encore moins par la morale, définitivement bannie, ni par la mimésis (l’art n’a pas à être utile), mais par la violence bachique, par Dionysos, le dieu du crime caché, du vin et de l’ivresse, le dieu du théâtre. Nietzsche propose une conception anti-aristotélicienne de la catharsis, définie comme « décharge pathologique » par et pour un « spectateur artiste »22. En fait, Nietzsche suggère un transfert de la catharsis sur le strict plan de l’art, et c’est là une révolution que les créateurs accueillent avec avidité. Dans un monde en crise, désespérément déliquescent, seul l’art est salvateur.
25C’est cette perspective nouvelle qui permettrait sans doute de réintroduire le rire dans le tragique moderne, ou d’articuler le tragique et le rire, la catharsis et le rire, ce qui n’est pas vraiment une nouveauté en Espagne (ou en Angleterre, comme le montre Shakespeare, le grand modèle de toujours), à la différence de la France où tragique et comique restent inconciliables. Ce nouveau rire, compatible avec le tragique, à la mesure exacte d’une société en déclin, d’un destin humain et social dérisoire, n’a évidemment rien à voir avec le rire léger, de divertissement, qui règne sur les scènes espagnoles. Comme dans Valle-Inclán, le premier à réhabiliter le rire au cœur du drame le plus poignant, le rire né du grotesque, de la farce, du grand guignol correspond à cette « décharge » sensorielle et physiologique dont parle Nietzsche, il est violence faite à l’émotion, refus de l’empathie, tension libératoire, individuelle et collective ; dans ses esperpentos, le rire, fréquent, devient le masque du tragique sans issue. La purge par le rire devient une formule et une méthode théâtrale au service du tragique moderne qui s’étend sur les scènes européennes, depuis Alfred Jarry et sa série des Ubu, Apollinaire (Les Mamelles de Tirésias), Ghelderode, etc. Lorca lui-même y a recours dans certaines scènes, tout comme Carlos Arniches dont les tragédies grotesques ou les tragi-comédies font de ce nouveau rire grinçant, douloureux, crispant, l’instrument d’un discours résolument offensif : des pièces comme Los Caciques (1920) ou La Señorita de Trevélez (1916) peuvent être, par moments, désopilantes, mais avec le masque du tragique. Quand il s’agit des dramaturges d’avant-garde qui élaborent leur œuvre, en priorité, contre le rire facile des chistes et retruécanos (qui désignent, tous les deux, des jeux sur les mots) des sainetes du género chico, ce retour du rire ou, plus exactement, ce détournement du rire vers des objectifs « sérieux » mériteraient d’être analysé de plus près.
26Dans le tragique moderne, de Maeterlinck au théâtre de l’absurde d’après-guerre, la catharsis ne peut donc que disparaître (c’est l’opinion de certains) ou changer radicalement de forme et de mode opératoire, tant au plan métaphysique qu’au plan esthétique.
27Au plan métaphysique, du symbolisme au théâtre de l’absurde, l’homme est au cœur du processus dramatique qui refuse le réalisme, et la tragédie antique n’est plus possible. Si elle ne disparaît pas (et, à mon avis, elle ne peut pas disparaître, les auteurs ne peuvent pas se résoudre à la perdre, sous peine de voir leurs œuvres se réduire à de purs jeux sans projection d’aucune sorte, ce qui est impensable), la catharsis peut emprunter trois voies différentes, suivant les auteurs et, surtout, les époques.
28Le théâtre symboliste issu de Maeterlinck, très métaphysique, mais une métaphysique sans Dieu, explore les profondeurs insondables de l’être et de la mort, sans expiation, sans leçon et sans « purgation ». Si catharsis il y a, elle est cet affrontement avec le destin, avec l’abyme de l’être. Les pièces du symbolisme espagnol (Martínez Sierra, Pérez de Ayala, Goy de Silva, le tout premier Unamuno – La Venda, La Esfinge –, Valle-Inclán lui-même avant les esperpentos), vont dans ce sens.
29Après l’immense traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, la théâtre explore le vide, l’absurde, le destin comme non sens, la perte définitive de toute transcendance. C’est un théâtre statique et mental (Beckett, Ionesco), ou désarticulé (Fernando Arrabal), un théâtre de tous les naufrages, y compris le naufrage du langage, comme dans En attendant Godot.
30En Espagne, la réponse cathartique s’exprime surtout dans la violence, la révolte individuelle et collective. Autour de 1900, chez Valle-Inclán (dans les Comédies barbares, par exemple), rôdent les fantômes de Sade, de Lucifer et de Satan, tout ce qui sape l’autorité spirituelle convenue. Dans les années 20 et 30, avec Lorca, Alberti (dans un premier temps), Valle-Inclán (dans ses esperpentos), la rébellion, même vouée à l’échec sans rémission, reste la seule attitude humaine possible. Le personnage central de El Hombre deshabitado, de Rafael Alberti, très symboliquement appelé « l’Homme », en vient à nier Dieu, à se lancer dans l’anathème nihiliste du refus absolu, quitte à replonger dans les égouts d’où Dieu l’avait tiré ; en fin de compte, il s’est quand même émancipé de la tyrannie de Dieu, ce qui, en Espagne, a tout d’un exploit. Les tragédies lorquiennes mènent au néant, mais le héros-victime se grandit par la violence tragique de son refus d’un destin imposé et inhumain ; la mort en est le prix, mais, au moins, elle stigmatise ceux qui la provoquent. C’est peut-être par là qu’une forme de catharsis pourrait réapparaître. Non pas dans l’œuvre, sur scène, dans l’action représentée, mais dans l’après de l’acte théâtral, dans la conscience des spectateurs qui pourraient (devraient ?) tirer la leçon de ce qu’ils ont vu et perçu. Ceci suppose un transfert complet du drame de la scène vers la réception intime du public et son retour dans la « vraie vie ». Dans les esperpentos de Valle-Inclán, le spectateur et / ou le lecteur ne peuvent que percevoir les maux qui ravagent l’Espagne contemporaine ; les quinze scènes de Luces de bohemia offrent une sorte d’inventaire complet des misères nationales (politiques, sociales, culturelles, sexuelles, etc.) contre lesquelles il conviendrait enfin de réagir. Dans La Casa de Bernarda Alba, de Lorca, à l’été 36, la révolte d’Adela peut métaphoriser la révolte nécessaire contre une Espagne archaïque, obsolète, mais tragiquement puissante (économiquement, car elle possède la terre et le fruit du travail, idéologiquement, car le système implique la tyrannie des possédants, et culturellement, puisque c’est par la culture que le système se maintient).
31Cette hypothèse d’un transfert de la catharsis dans un après de l’œuvre (qui reste muette sur ce point, il faut le redire) est séduisante et pourrait représenter la version moderne, contemporaine du tragique et de sa projection vers le spectateur. Le théâtre est un « vivre ensemble », selon Roland Barthes. Et Albert Boadella, l’emblématique directeur de la troupe de Els Joglars, propose d’appeler catharsis ce que le spectateur retire de la scène, ce qu’il partage avec les autres spectateurs.
32Le transfert de la catharsis sur le plan esthétique est sans doute la grande innovation du xxe siècle. En période de nihilisme, de « désillusion », de découragement, d’impuissance, et donc de crise (perçue comme tragique) du tragique, l’art, comme y invitait Nietzsche (et, avant lui, les romantiques allemands) devient, à la fois, la seule voie et la seule issue. Mais un art conçu comme artifice, illusion, refus du réalisme, non pas pour échapper au réel, mais pour y accéder par d’autres voies, par le corps, en priorité (le corps de l’acteur et le corps du spectateur), le cri, la violence nécessaire. L’art seul est susceptible de convoquer les grandes forces qui secouent l’homme, de susciter une conscience cruelle mais lucide. Contre le public jouisseur du sainete commercial, le théâtre doit rester lié au sacré, inventer la jouissance de la cruauté. Pour Artaud (Le Théâtre et son double qui contient précisément ses manifestes du « théâtre de la cruauté », sort en 1932-1933), la catharsis, lorsque l’action « est poussée à bout », « poussée à son paroxysme », permet de « vider collectivement les abcès » : faire l’expérience des limites c’est – pour le spectateur – accéder à des révélations. Seul l’art, la scène, la violence, les chocs sensoriels qui en résultent, dans le cadre d’une « synesthésie généralisée », comme dit Artaud, le permettent. Une scène où Dionysos se déchaîne, par le mouvement, la danse, le chant, une grande « harmonie plastique » et même les mots s’ils tiennent leur partition dans cette polyphonie des sens : « dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits »23. Tout récemment encore, Albert Boadella le revendiquait : « Le théâtre, tout art […] est rythme. […] Tous les rites primitifs de nos ancêtres sont rythme. La catharsis se produit à travers le rythme »24.
33Le théâtre espagnol de rupture, le grand théâtre tragique des Valle-Inclán, Alberti ou Lorca, si peu ou si mal connu en Europe alors qu’il s’inscrit pleinement dans les courants les plus avant-gardistes depuis le symbolisme et l’expressionnisme, semble celui qui assume le plus fidèlement les héritages conjugués de Nietzsche, Maeterlinck et Antonin Artaud ; paradoxalement, dans une Espagne cléricale et toujours portée sur la morale et l’utile (même les progressistes sont des moralistes impénitents), il prend frénétiquement le parti de Dionysos. Même le langage est de la fête, résolument dionysiaque et charnel, et c’est là, sans doute, une des vraies singularités espagnoles. Dans des sociétés en crise, sans issue ou sans alternative positive envisageable dans l’immédiat, l’art, le théâtre ou le spectacle en priorité, restent les seules expériences esthétiques courageuses et dynamiques, d’où cette préoccupation pour le tragique. À bien y réfléchir, cela pourrait être une « spécialité » culturelle espagnole, depuis la moitié du xixe siècle jusqu’à nos jours, y compris dans des manifestations de culture populaire ou de masse, si l’on inclut dans ce processus dionysiaque de l’expression du destin tragique de l’individu des pratiques culturelles et artistiques comme le flamenco (des textes conventionnels, mais où la voix, le chant, le rythme, le corps tout entier se mettent au service d’une vision tragique) et, pourquoi pas, la corrida qui est, quoi qu’en disent les grincheux, une liturgie tragique. Le vrai théâtre de rupture espagnol s’inscrit dans cette même logique, depuis Valle-Inclán jusqu’au théâtre très actuel, celui de Els Joglars, de Els Comediants, de la Fura dels Baus, etc. Le tragique et la catharsis ont encore de beaux jours devant eux en Espagne.
1 D’après les estimations de l’ICCMU (l’Institut des Sciences Musicales de Madrid, jumelé avec la Société Générale des Auteurs, l’équivalent de notre SACEM, qui s’est donné pour mission de réunir le maximum de pièces du répertoire), le nombre d’œuvres lyriques recueillies se situe entre 20 000 et 30 000 à ce jour, du xixe et du xxe dans l’immense majorité. Tout ceci sans compter le répertoire uniquement « parlé », conservé à la Fondation March, à la BNE ou ailleurs et qui est (au moins) aussi abondant.
2 Certains n’ont même pas fini leurs études supérieures, ni même secondaires. Ce sont souvent de grands lecteurs, autodidactes, sans formation « classique ».
3 George Steiner, La Mort de la tragédie, Paris, Eds. du Seuil, 1961.
4 Cité par Muriel Lazzarini-Dossin, L’Impasse du tragique. Pirandello, Valle-Inclán et le « nouveau théâtre », Bruxelles, Univ. St. Louis, 2002, p. 13.
5 Pour Hegel, le drame opposait le Mal et le Bien (qui gagnait à tous les coups, évidemment), tandis que la tragédie oppose le Bien et le Bien, ce qui induit une issue réconfortante et satisfaisante malgré tout.
6 Jean-Marie Domenach dit à ce propos, fort pertinemment, que les morts ne font pas une tragédie, mais LA mort, oui (Le Retour du tragique, Paris, Eds. du Seuil, 1967). C’est pourquoi les drames d’Echegaray, où les morts abondent, n’accèdent pas au tragique. Par contre, Miguel de Unamuno, avec son concept d’« agonie » (la mort inéluctable et menaçante, mais dans la lutte) est nettement plus « moderne », même si ses drames sont des échecs.
7 « Pues el delito mayor / del hombre es haber nacido » (« Car le plus grand délit / de l’homme est d’être né ») : ces vers de Calderón, de La Vida es sueño, sont, à cet égard, étonnamment modernes.
8 « El hombre.– Te aborreceré siempre. El Vigilante nocturno .– Y yo a ti, por toda la eternidad » (Rafael Alberti, El Hombre deshabitado, éd. Gregorio Torres Nebrera, Madrid, Biblioteca Nueva, 2007, p. 261).
9 Violence et désespoir tragiques ne sont pas une exception espagnole, au contraire, le phénomène semble bien prendre une ampleur européenne. Que l’on songe aux créateurs scandinaves (Ibsen, Strindberg, le peintre Edvard Munch) qui explosent dans une société fin de siècle cléricale et étouffante, ou germaniques (l’Autrichien Wedekind au tournant du siècle, les peintres expressionnistes comme Dix, Schiele, Grosz), russe (Tchékov), français (Jarry), etc.
10 Voir, entre autres, Serge Salaün, « Maeterlinck en Espagne », dans Le Métissage culturel en Espagne, études réunies par Jean-René Aymes et Serge Salaün, Paris, PSN, 2005, p. 221-241 ; et Gregorio Torres Nebrera, « El motivo de La Intrusa en el teatro simbolista español (Valle, Pérez de Ayala y Azorín) », dans Salvador Montesa Peydró (éd.), A zaga de tu huella : homenaje al profesor Cristóbal Cuevas, Málaga, Universidad, 2005, vol. II, p. 409-434. Sur l’influence de Nietzsche, l’ouvrage de Gonzalo Sobejano, Nietzsche en España, reste le livre de référence obligée (Madrid, Gredos, 1967).
11 Parmi les dramaturges espagnols explicitement influencés par l’un ou par l’autre (ou par les deux), il faut citer Adrià Gual, Gregorio Martínez Sierra, Ramón Pérez de Ayala, Goy de Silva, Francisco Villaespesa, Jacinto Grau et même, plus tard, Baroja, Casona ou Azorín (qui produit, en 1927-1928, une trilogie – de quatre œuvres ! – où l’influence de Maeterlinck est éclatante).
12 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1977, p. 15.
13 Les années 1895-1910, en Espagne, sont particulièrement fertiles en manifestations et même explosions revendicatives d’une sexualité plus libre (le théâtre et les spectacles en général y jouent d’ailleurs un rôle essentiel), avant le « retour à l’ordre » à partir de 1912. Une deuxième explosion aura lieu à la fin des années 20 et, surtout, au début des années 30, sous la République. Théâtre et société sont intimement liés.
14 Friedrich Nietzsche, loc. cit., p. 16. C’est Nietzsche qui souligne.
15 Les poètes espagnols, eux aussi, ont parfaitement assimilé cette vision de l’art comme nouvelle transcendance. Un seul exemple, celui de Juan Ramón Jiménez, obsédé toute sa vie par cette quête de ce qu’il appelle, lui-aussi, el « Todo Uno ». Dans une de ses dernières œuvres, Dios deseado y deseante, en 1952, ce Dieu auquel il aspire encore n’est autre que la Poésie, l’Art pur.
16 Friedrich Nietzsche, loc. cit, p. 138. Il définit ainsi la mission de l’art : « Aucune consolation ne peut plus prévaloir, le désir s’élance par dessus tout un monde vers la mort et méprise les dieux eux-mêmes ; l’existence est reniée et, avec elle, le reflet trompeur de son image dans le monde des dieux ou dans un immortel au-delà. […] Sous l’influence de la vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l’absurde et l’horrible existence. […] Le dégoût lui monte à la gorge. Et en ce péril imminent de la volonté, l’art s’avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur » (id). Cette vision d’un « art sauveur et guérisseur » est sans doute au cœur de toutes les entreprises créatrices des avant-gardes.
17 Dès 1896, Azorín traduit (bien) L’Intruse. La traduction (supposée) de Valle-Inclán de Intérieur est moins fidèle, mais on comprend la fascination qu’exerce cette pièce sur lui. La traduction des œuvres théâtrales complètes de Maeterlinck, par l’épouse de Gregorio Martínez Sierra, est d’une remarquable fidélité.
18 Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Bruxelles, Éditions Labor, 1986, p. 13-23
19 Préface à Maurice Maeterlinck, Douze chansons, Paris, Librairie Stock, 1923.
20 Dans un premier temps, Maeterlinck, comme Mallarmé, ne croit qu’en la poésie, la seule, selon lui, à pouvoir convoquer tous les mécanismes du sens, et il se méfie du théâtre et des acteurs. Mais il se tournera très vite vers le théâtre pour obtenir cette totalité de(s) sens qu’il appelle de ses vœux.
21 Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, p. 290.
22 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, p. 130
23 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 153.
24 « El teatro, todo arte […] es ritmo. […] Todos los rituales primitivos de nuestro antepasados son ritmo. La catarsis se produce a través del ritmo », cité par Óscar Cornago Bernal, La Vanguardia teatral en España (1965-1975) : del ritual al juego, Madrid, Visor Libros, 1999, p. 263.
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas dUtilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. Polygraphiques - Collection numérique de l'ERIAC EA 4705
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/eriac/index.php?id=370.
Quelques mots à propos de : Serge Salaün
Université de Paris III Sorbonne Nouvelle CREC
Serge Salaün, auteur de La Poesía de la guerra de España (1985), El Cuplé (1990) et Les Spectacles en Espagne (1875-1936) (2011), éditeur d’une trentaine d’ouvrages collectifs sur la littérature espagnole contemporaine, fondateur et directeur du Centre de Recherches sur l’Espagne contemporaine, xviiie-xxe siècles (Université de Paris III)