Sommaire
4 | 2012
“Fatum” : destin et liberté dans le théâtre
Ce volume recueille quelques-uns des travaux pluridisciplinaires présentés lors de la journée d’études « “Fatum” : destin et liberté dans le théâtre » organisée par l’ERIAC sous la direction scientifique de Milagros Torres et Miguel A. Olmos et qui eut lieu le 17 avril 2009 à la Maison de l'Université de Rouen. Ce recueil est également le premier aboutissement des travaux du Séminaire d’études théâtrales (SET), qui a pour vocation de relier la théorie et la pratique théâtrales – une mise en scène de El Castigo sin venganza (Lope de Vega) a été représentée en 2010 par la troupe universitaire El corral del Sol, dirigée par Milagros Torres. Cette réflexion a déjà donné lieu au colloque international « Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène) », organisé par les équipes CÉRÉdI et ERIAC avec le concours du CRES-LECEMO de l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle et publié en ligne sur la Bibliothèque numérique du CÉRÉdI (Université de Rouen, 2012). Les textes ont été recueillis par Milagros Torres et Miguel A. Olmos.
- Milagros Torres et Miguel A. Olmos Avant-propos
- Paul Sudaka Œdipe – une parole gelée ou du destin à l’histoire
- Ginette Vagenheim Liberté et destin dans Les Captifs de Plaute
- Milagros Torres Corps du destin, ombres de liberté : Fatum et dénouement tragique dans La Célestine
- Claire Gheeraert-Graffeuille Destin et Liberté dans Hamlet de William Shakespeare
- Giuseppe Grilli Tres estrategias de Lope de Vega para burlarse de Τύχη y sus retos
- Mònica Güell Destin et liberté dans La Hija del aire de Calderón
- Maria Grazia Profeti Una “tragedia española”: El Castigo sin venganza
- Jean-Marie Winkler Destin, liberté, nécessité :Réécritures d’Œdipe Roi au temps de Voltaire et de Gœthe
- Miguel A. Olmos De quelques figures du destin dans la poétique de Valle-Inclán (suivi d’une note sur El Ruedo Ibérico, I, vii, 8)
- Serge Salaün L’homme tragique contemporain. Le théâtre espagnol du premier tiers du xxe siècle
4 | 2012
De quelques figures du destin dans la poétique de Valle-Inclán (suivi d’une note sur El Ruedo Ibérico, I, vii, 8)
Miguel A. Olmos
Présentation des notions de caractère et de destin, tel qu’elles sont employées dans La Lámpara maravillosa (1916) de Ramón del Valle-Inclán, un auteur fondamental dans le panorama dramatique du xxe siècle. Cet ouvrage est une sorte de manifeste unipersonnel, qui suit les lignes générales de la poétique romantique et moderne, dont l’une des maximes soutient que l’expérience esthétique, sous ses différentes formes, aboutit à la reconnaissance de quelque chose qui était obscurément déjà là dès le début : quelque chose de l’ordre du « déjà dit », mais qui ne se fait pleinement comprendre qu’à la fin. C’est une idée qui fait songer au fatum latin, au mektoubi arabe, ou au sino espagnol. Le travail porte donc sur le rôle du narratif dans les manifestations du destin, aspect souvent abordé par les études littéraires au XXème siècle (Ricœur, Danto, Ferlosio, Kermode), et propose trois clés interprétatives pour les pièces de Valle.
11. Mon point de départ sera un opuscule de Schopenhauer portant sur « l’apparente intentionnalité dans le destin de l’individu ». Le philosophe prévient que ses spéculations ne sont que provisoires, compte tenu des difficultés du sujet : je tiendrai compte de son exemple. Il affirme d’emblée que l’omnipotence du destin semble un reflet inversé de « l’indigence » des êtres humains. La notion relève davantage de la volonté que de la raison. Il souligne ensuite que la reconnaissance d’une intentionnalité dans les hasards ou les erreurs des individus – le hasard et l’erreur étant « les deux maîtres » de nos vies – n’est qu’une gigantesque témérité. Pourtant, cette hardiesse est tellement répandue, que nous sommes dans l’obligation de lui supposer des fondements profonds. Le destin, à l’image de l’union des sexes, que Schopenhauer lui donne comme symbole, se doit d’être entouré d’obscurité. Selon le philosophe, le destin suppose « l’unité inexplicable du contingent et du nécessaire ». Retenons surtout l’adjectif inexplicable. Cette opacité est bien la raison pour laquelle le destin a toujours été un sujet propice au développement de toutes sortes d’activités poétiques, au sens large du terme, des pratiques divinatoires aux constructions narratives. Tout destin est obscur, mais cette obscurité, qui ne peut pas ne pas être considérée, présuppose du sens. Elle est donc promise à des commentaires, à des gloses, à des récits divers.
2Je voudrais me centrer sur le rôle du narratif dans les manifestations du destin. C’est un aspect qui a été souvent abordé par les études littéraires au xxe siècle (Paul Ricœur, Arthur Danto, Rafael Sánchez Ferlosio). Schopenhauer avait déjà signalé que les individus perçoivent leurs vies comme si elles avaient été construites sur le modèle d’une épopée. L’idée que nos vies se déroulent sans que l’on puisse y déceler aucune norme, aucune nécessité, nous est difficilement supportable ; on y apporte un remède fantastique avec la projection d’une série de schémas imaginaires1.
3Une étude remarquable de Frank Kermode, The Sense of an Ending, s’est appliquée à analyser l’évolution historique des façons de faire sens, c’est-à-dire les modalités de finir un récit. L’idée principale de Kermode est que la fin d’un récit est un récit de la fin, donc une des figures de l’Apocalypse. Kermode accepte le principe selon lequel le récit doit articuler un début et une fin. Il souligne que le récit se situe dans un « temps moyen », une « période transitoire » ou « situation de crise ». Selon lui, l’expérience subjective d’une narration consiste à construire une série de « concordances » entre les temps. Les lecteurs et spectateurs articulent leurs souvenirs des origines d’une situation, et leurs prévisions sur ses suites et sa conclusion, qui dévoilera sa vraie signification. Tout récit serait donc structuré en fonction du « paradigme apocalyptique », un répertoire des figures de la fin, qui a subi une évolution diachronique au fil des transformations des genres. Kermode rappelle, par exemple, l’intériorisation ou subjectivisation de l’Apocalypse dans les morts des tragédies de la Renaissance, et la subtilisation de la péripétie – le « changement de fortune » – dans les romans modernes, par le biais du contraste entre les structures narratives reçues et la proairesis aristotélicienne, les choix dans lesquels les caractères se définissent2.
4Dans cette perspective, je voudrais présenter de façon très synthétique les notions de caractère et de destin, tel qu’elles sont employées dans La Lámpara maravillosa, du dramaturge espagnol Ramón del Valle-Inclán, œuvre parue en 1916. Cet ouvrage est une sorte de manifeste unipersonnel, qui suit les lignes générales de la poétique romantique et moderne. Il s’agit du document le plus utile pour la compréhension du théâtre d’un auteur fondamental dans le panorama espagnol du xxe siècle. Le texte joue sur le modèle du discours mystique de façon parodique – la matrice du texte étant une analogie irrévérencieuse entre l’expérience esthétique et l’union avec la divinité. Le sous-titre de l’ouvrage, « Exercices spirituels », renforce le parallèle avec la méditation religieuse. Même chose en ce qui concerne sa composition : des gloses quelque peu répétitives, et parfois même difficiles à comprendre, autour d’une série réduite de principes qui abordent leur sujet dans des perspectives diverses et confluentes. Manifestement, Valle prend du plaisir à se mettre, de façon quelque peu histrionique, dans la peau du prophète des arts modernes. Or, l’une des maximes de cette œuvre consiste à soutenir que l’expérience poétique, sous ses différentes formes, aboutit à la reconnaissance de quelque chose qui était obscurément déjà là, dès le début ; quelque chose de l’ordre du « déjà dit », mais qui ne se fait pleinement comprendre qu’à la fin. C’est une idée qui fait songer au fatum latin, au mektoubi arabe, ou au sino (lat. signum) espagnol3.
5Valle reprend tout au long de son ouvrage cette espèce d’éternel retour qui distingue la texture des œuvres poétiques, que ce soit dans leurs fables, dans leurs personnages, ou dans la structure de leur discours. Je ne saurais développer ici un exposé analytique de tout de son système. Je me bornerai donc à synthétiser ses idées autour de trois figures, auxquelles l’écrivain revient sans cesse4.
62. La première est la figure du cercle. Grâce au symbole du cercle, Valle prétend affranchir la notion du destin de l’empire du temps, de la linéarité. Ce qui est fatal ne trouve pas de place dans la succession temporelle. Alpha et oméga à la fois, il se trouve nulle part et partout, car sa dimension véritable s’inscrit dans l’éternité. Cette éternité n’est pas à la portée des sens communs ; toutefois, nous pouvons la saisir comme le temps, à la fois rétrospectif et prospectif, des « concordances » de Kermode, ce terrain vague où lecteurs et spectateurs jouent à démêler le sens de l’action – ou des paroles – que les fictions déroulent devant eux. Un extrait de la première partie de l’ouvrage, « El anillo de Giges » (« L’anneau de Gygès », qui donne l’invisibilité à celui qui le porte), permet de l’illustrer :
Les sens nous trompent sur le monde et sur nous-mêmes. Comme des voiles d’ombre, comme des sources d’erreur plutôt que de connaissance, nos sens puisent, dans les jours du passé, le jour d’aujourd’hui. Ils créent cette vaine illusion du savoir chronologique, qui nous empêche de voir et de jouir de Dieu sans fin. À l’image du mystique, le poète se doit d’avoir des perceptions au-delà de nos sens limités, pour entrevoir une responsabilité éternelle dans la ronde apparente des heures qui passent, dans le présent mensonger. Le don de la prophétie n’est peut-être pas la vision du futur, mais cette vision aiguisée que l’âme tire de la fugacité de nos vies, lorsqu’elle arrive à briser ses liens avec la chair. Ce souffle d’inspiration montre l’éternité de l’instant. Il dévoile l’énigme de la vie. L’inspiré se doit de ressentir les communications de l’invisible pour bien comprendre le geste immuable et extatique de chaque chose, ce geste dans lequel on retrouve le souvenir de ce qu’elle fût et l’embryon de ce qu’elle deviendra5.
7De ce passage, je voudrais seulement souligner un trait formel : son caractère accumulatif. C’est un bon échantillon du discours mystique, tel qu’il a été défini par Michel de Certeau : « la nature de l’expression mystique réside peut-être précisément dans une “manière de parler” particulière, dans cette loquacité circulaire autour de quelque chose qu’on ne parvient jamais à dire »6. Forte de ses pouvoirs de suggestion, la figure du cercle se retrouve donc dans bien d’autres passages de l’œuvre, déplacée vers d’autres registres ou traduite par d’autres symboles. Bien que quelques-uns soient de nature acoustique – la rime, le coquillage –, la plupart appartiennent au domaine du visuel : l’anneau déjà cité, les ondes concentriques que la chute d’une goutte provoque sur la surface des eaux, le grain de blé qui contient en germe tout le pain, la fleur de l’héliotrope et le soleil même, ainsi que, finalement, la voûte céleste et sa ronde sans fin, que j’avais soulignée dans le passage transcrit. Cependant, quelque chose d’exceptionnel et de singulier pourrait échapper à cette circularité vertigineuse7. C’est bien la mention d’une « responsabilité éternelle », que j’ai également soulignée dans le texte, qui semblerait se trouver dans son centre.
83. Ce qui nous mène à la deuxième figure du destin que je voudrais mettre en avant : la figure du monstre. Défiant toute norme, le monstre échappe aux archétypes. Il est l’illustration de lui-même. On ne le voit que trop bien – il se montre –, voilà pourquoi il devient exemplaire et se greffe dans la mémoire de ceux qui le regardent. Dans sa singularité inquiétante, le monstre est devenu chez Valle l’emblème de l’objet poétique, au-delà de la logique, de la chronologie, et de toute intention pragmatique. Le monstre résume l’énigme du destin. Comme Œdipe, il est le symbole vivant d’une péripétie énigmatique, d’un changement de fortune que nul ne saurait interpréter, d’un ordre secret des choses que l’on ne comprend pas, mais que l’on a du mal à oublier. Le regard poétique se doit donc de générer de monstres : selon l’auteur, pour bien voir une brebis, il faut la considérer à la fois dans la perspective du berger et dans la perspective du loup. Les « âpres orties » cachent des « lins verts et doux » ; les « terres boueuses » ne sont pas à craindre, car le « crapaud » y trouve son « refuge » ; et la bouche du lépreux n’est que l’objet de l’amour de saint-François, qui l’embrasse. À retenir que, comme chez Schopenhauer, c’est l’amour qui opère la métamorphose dévoilant le destin, faisant voir le sens supérieur des choses8.
9Il est difficile de ne pas associer le monstre au tragique, où le destin se manifeste dans ses aspects les plus pathétiques. Le héros tragique possède une nature composite, tout comme les sentiments hybrides qu’il éveille. Il réunit des attributs disparates ou opposés, que seul un regard supérieur est capable de montrer dans une unité mystérieuse. Ainsi dans le fragment qui suit, celui où Valle s’exprime de façon libre et détaillée sur la tragédie ancienne :
Dans l’Antiquité grecque, ceux qui étaient chers aux dieux naissaient sous l’étoile d’une destinée funeste. La fatalité, comme un vent sacré, les emportait en secouant leurs âmes, leurs vêtements et leurs cheveux. La fatalité était donc un don du ciel, car les vies bouleversées par la douleur deviennent toujours des objets d’amour. C’est peut-être en raison de notre regard, frissonnant d’amour, que les héros de la tragédie se perpétuent dans nos souvenirs avec des gestes quasi-divins. […] Les ombres des fables antiques, couvertes du sang et d’horreur, lèvent leurs bras parmi le brouillard des mythes, comme si elles étaient les spectres de notre conscience, qui se cherche avec avidité dans chaque cri de douleur, tremblant de s’y reconnaître. Et cet instinct obscur nous prévenant que toutes les douleurs peuvent fatalement nous atteindre est, en même temps, une intuition esthétique. Le geste violent et divin des héros tragiques défilant devant nous tantôt saisit d’horreur, tantôt éveille un élan amoureux, pieux, jouissif, cordial. […] Ce sont des figures ululantes, violentes et charnelles ; cependant elles possèdent une dimension religieuse si profonde, qu’elles incitent à l’amour, comme les dieux mêmes. Voici le don sacré du fatal9.
10Placée sous le signe de l’un des emblèmes du destin, la mauvaise étoile, la monstruosité du héros s’exprime ici à travers – entre autres – une inversion de l’ordre, la métalepse qui fait de la prédilection divine le déclic d’une catastrophe inéluctable. Les amours fatales des dieux se situent donc bien hors du temps, voilà pourquoi elles ne peuvent pas être distinguées d’une destinée funeste. Ce « cadeau empoisonné » d’un sort néfaste reflète bien le mélange d’attraction et répulsion qui est l’une des particularités de l’esthétique tragique, cette attention cruellement amoureuse des spectateurs à l’égard des victimes qui leur ressemblent10. Cependant, nous devons nous interroger plutôt sur la substance du « geste » qui, selon le passage, fait la singularité du héros tragique. Peut-on y voir quelque chose d’individuel, de conscient, donc de responsable ? En quoi consisterait sa liberté ?
11C’est un point difficile à éclaircir. Dans quelques passages de son œuvre, Valle situe la quête de l’individu dans les temps modernes, qui se seraient éloignés des archétypes régissant la littérature ancienne. Cette recherche serait notamment liée aux arts littéraires, indéfinissables et en évolution permanente, et dont les contributions spécifiques au domaine du théâtre restent encore à déterminer avec précision11. En tout cas, les efforts de l’auteur pour exprimer le rôle de l’individualité face au destin aboutissent à une association, très hispanique, au discours religieux et, plus précisément, biblique. Ainsi, dans La Lámpara maravillosa, le symbole récurrent du « secret de la conscience », de la « responsabilité éternelle » de l’individu, est une figure biblique, un monstre circulaire : le serpent, cette « couleuvre d’orgueil qui fait ses anneaux à partir de la succession de nos heures »12.
12C’est cette même figure emblématique et inquiétante qui ouvre la cinquième section de l’ouvrage, intitulée « La Pierre du savant (La Piedra del sabio) ». Le narrateur livre un récit : sur son chemin, un pèlerin trouve à la tombée de la nuit une pierre, à côté de laquelle se trouve un serpent brisé en deux morceaux s’agitant nerveusement pour se réunir et refermer son cercle, le tout sous le regard d’un berger lointain. Bien que troublé par sa vision, le narrateur réussit à l’interpréter comme un symbole de la vie et des « agonies de la conscience », que le savant arrive finalement à regarder paisiblement. Cependant il néglige de préciser d’où il les regarde13.
13L’autre nom de ce « serpent satanique du je » qui « ondoyant à travers mes journées les rassemble toutes et me dit qui je suis » ne saurait être autre que celui de « démon ». Si nous dépouillons ce mot de ses connotations religieuses, nous y retrouverons l’écho d’une formule d’Héraclite, qui a fait un long chemin avant d’arriver jusqu’à nous : œthos anthrṓpōi daímōn, « Le caractère de l’homme est son destin » (daímōn signifiant ‘donneur’ ou ‘répartiteur’, plus ou moins divinisé ; œthos pouvant se gloser comme ‘habitudes’, ‘normes’, ‘attitudes’, entre autres). La formule a fait l’objet de mille commentaires savants, qui ont décuplé les sens potentiels des termes qui la composent. Curieusement, les langues française et espagnole possèdent les mots génie et genio, qui peuvent tout aussi bien exprimer ce qui relève du êthos que ce qui relève du daímōn14.
144. Ce qui nous conduit à la troisième figure du destin présente dans La Lámpara maravillosa : le visage, signe de l’individu, chiffre de sa destinée. Dans cette œuvre, le visage remplit souvent le rôle de symbole de la vision esthétique, à la fois absolue et individualisée : à bien l’observer, chaque petite chose nous montre son visage (I, v, p. 79) ; et dans les traces dessinées par l’ensemble de toutes, l’initié parvient à distinguer quelque chose d’immuable, une figure divine, le « rostro de Dios » (I, vi ; p. 82). Le visage symbolise pour Valle ce qui approche le plus la liberté dans l’action des caractères. Mais – distinction non négligeable – cette action est plutôt intellectuelle. Elle consiste non pas à agir, mais à regarder et à comprendre, peut-être à accepter. Toutefois, sa nature mentale ne la rend absolument pas plus aisée qu’une action physique ou qu’une décision d’ordre moral. Regarder un visage, et arriver surtout à distinguer la propre figure, doit être la conséquence d’une quête – d’un « exercice spirituel » – dont les efforts comptent davantage que les éventuels résultats – et ceci malgré le passage de la première section de l’ouvrage où le poète se vante d’être arrivé à « concrétiser la figure de [son] démon » derrière la panoplie de ses masques quotidiens15. En fait, cet exercice ne peut pas s’accomplir, car il exige un saut imaginaire peu réalisable, un voyage dans l’autre monde, pour ainsi dire. Telles sont les idées présentées dans le fragment IV, ix, où l’on décrit un tableau du Greco, le portrait soi-disant posthume de l’inquisiteur général Juan Tavera :
Combien de fois le secret de toute une vie se dévoile dans le rictus de la mort ! Il est un geste pour moi, un seul geste ; mais dans la succession de mes jours, dans la fuite de mes heures vaines, il s’est estompé jusqu’à s’effacer, comme le profil d’une médaille. Je porte sur mon visage les masques de cent fictions. Ils se succèdent sous les mesquineries d’une fatalité sans transcendance. Peut-être que mon véritable geste ne s’est pas encore révélé ; peut-être qu’il ne le fera jamais, caché par tant de voiles entassés jour après jour, heure après heure. Moi-même, je me méconnais, je suis peut-être condamné pour toujours à me méconnaître […] Regardons-nous en nous-mêmes jusqu’à découvrir la vertu ou le pêché qui sont à l’origine, dans notre conscience, de sa responsabilité éternelle ; nous la verrons enfin fixe, matérialisée dans un geste16.
15Il s’agit donc de percer les masques quotidiens pour y percevoir le masque final qui les sous-tend, immuable et éternel ; un masque mortuaire invisible et pourtant déjà là, cette « última mueca » dont parle Max Estrella, le protagoniste de la tragédie Luces de bohemia (Lumières de bohème, 1920), chef-d’œuvre de l’auteur et pièce centrale du répertoire contemporain. Les hispanisants y reconnaîtront sans mal un sujet cher à Valle-Inclán : assister à son propre enterrement. C’est un thème très usité en littérature, et qui a été souvent soumis à des développements moralisants. Ce qui n’est pas du tout le cas dans cet extrait. Bien que dans des mots comme « vertu », « pêché », « conscience », et peut-être « responsabilité », l’on puisse retrouver les traces d’un discours religieux, à notre avis elles relèvent plus du pastiche ou de la parodie, qui sous-tendent l’ensemble de l’œuvre, que d’une vraie croyance ou, encore moins, d’une intention doctrinaire. Ce qui d’ailleurs expliquerait la totale indifférence affichée à l’égard de la nature concrète du geste, vertueux ou coupable, dans lequel le caractère reconnaît sa destinée. Le mot-clé du fragment est donc le verbe principal de sa dernière phrase, contemplémonos, une exhortation à (se) regarder, comme si ce que l’on voit avait une importance bien moindre que le fait même de regarder, donc de se soustraire aux contraintes de la vie. Pour un auteur comme Valle – en bon lecteur de Schopenhauer, sceptique et fataliste outre mesure par rapport à tout ce qui concerne le grand théâtre du monde – tel semble être l’espace de la véritable liberté17.
165. Les trois figures du destin que l’on vient de passer en revue fournissent des modèles heuristiques efficaces, et très puissants, me semble-t-il, dans le cas particulier des œuvres de Valle, pour l’interprétation des textes théâtraux. Il serait inutile de s’étendre à présent sur la plus célèbre de toutes ses pièces, Luces de bohemia. Cette fable tragique présente la ronde nocturne à travers Madrid, ville dantesque en proie à une violence aveugle, d’un poète moribond qui, après avoir fait la découverte de sa propre indignité, s’en libère en formulant une théorie dramatique dont le principe est l’utilisation de miroirs déformants, créateurs de monstres. La seule issue du drame de l’Espagne contemporaine consisterait donc à savoir bien regarder tout le spectacle.
17Je prends donc la liberté d’illustrer plus en détail ces trois figures avec un extrait tiré d’un des romans de l’auteur, La Corte de los milagros (1927), pour prendre en compte les pratiques de composition hybrides de Valle, dramaturge tourné vers la littérature à cause du dédain que lui inspirait la scène espagnole de son temps, où il ne trouva nullement le succès qu’il méritait. Le passage se trouve dans la section septième, intitulée « Pour que tu ne chantes plus (Para que no cantes) ». Son protagoniste, Tito l’Invalide (el Baldado), estropié de ses deux jambes, survit à peine grâce à sa femme, une molinera, qui le déteste. Tous les deux font partie d’une bande de malfaiteurs de la sierra andalouse, qui vient de séquestrer le fils d’un riche propriétaire pour obtenir une rançon. La gendarmerie, qui les soupçonne, cherche à découvrir où se trouve l’héritier ; c’est pourquoi deux agents arrêtent el Baldado et décident de le ramener jusqu’à à la caserne, afin qu’il dénonce la cache du séquestré. Pour transporter l’Invalide, ils l’attachent à une bête de somme, sans oublier de bien serrer les cordes – histoire de donner à Tito un avant-goût de ce qui l’attend s’il ne « moucharde » pas. Le prisonnier a déjà parfaitement compris. Cependant, ce qu’il déballe pendant qu’on le ramène, posé comme un fard sur la bête qui le porte, est une chanson toute différente, destinée à susciter la pitié des gendarmes, à se décharger de toute responsabilité et, surtout, à inculper ses anciens camarades, qu’il déteste. En fait, le personnage a été caractérisé, dès sa première apparition dans la section intitulée « La cage de l’oiseau (La jaula del pájaro) », par ses protestations continuelles, par sa mauvaise foi et par un langage injurieux. La violence verbale du personnage, rongé par la haine, est bien évidemment la conséquence et la contrepartie de son immobilité physique. Le narrateur souligne cette condition du personnage en comparant souvent sa tête à un pabilo, le feu dans la mèche d’une bougie.
18Quant à ses anciens camarades, ils ont également bien compris le danger qui les menace, si Tito parle. C’est pourquoi ils s’organisent à la hâte pour attaquer les gendarmes qui le transportent. À noter qu’il ne s’agit pas d’une vraie tentative de libération du prisonnier, mais d’une feinte, d’une ruse, dans le but de « sellarle el pío » (251), de le faire taire à tout jamais, car les malfaiteurs savent bien que toute attaque à un convoi de gendarmes entraîne l’exécution immédiate des prisonniers. Deux femmes déguisées – dont la molinera –, leurs complices, se portent volontaires pour leur donner le signal d’attaque en chantant un couplet : « Por verme, por verme, / por verme la liga, / me dijo, me dijo / que fuese su amiga » :
Un fogonazo dio su llamarada en el coscojar. Rodó por el campo el trueno de un tiro, y encadenados el vuelo de una garza, el latir de un mastín, un fugitivo rebato de cencerras. Unánime exclamó la Pareja :
– ¡ Los caballistas !
Y doblándose sobre el camino montaba los fusiles : Espantaba el rucio las orejas, y encogía las ancas. Aplastábase el espolique, barriga en tierra. Clamaban en el aire los pelos, las uñas y las voces de Tito el Baldado :
– ¡ Esta es la hora maldecida de mi muerte !
La Pareja hizo fuego. Con un trastrueque inverosímil se arrugaron el baste y el preso, en un batir de manos y cascos al aire. La Pareja volvía a cargar y quedaba en alerta. El Guardia Turégano, traspuesto un holgado espacio de silencio, consultó al Cabo Ferrándiz :
– ¿ Qué se hace ?
– ¡ Como no sea esperar a que el pollino se levante !
– ¿ No habrá por ahí alguna emboscada ?
– ¡ Apenas ! Si venían a libertar al tuno, esa cuenta ya se la hemos liquidado18.
Un coup de feu éclata dans le bois de chênes. Le tonnerre d’une détonation roula à travers les champs, traînant derrière lui le vol d’un héron, les aboiements d’un chien, l’alerte soudaine des tintements de cloche du bétail. Les deux gendarmes s’écrièrent à la fois :
– Les bandits !
Et s’agenouillant sur la route, ils armèrent leurs fusils. L’âne aiguisait follement ses oreilles et contractait la croupe. L’écuyer s’aplatissait, ventre à terre. Et dans les airs clamaient les poils, les ongles et les cris de Tito l’Invalide :
– Voici venue l’heure maudite de ma mort !
Les gendarmes tirèrent. Dans une agitation invraisemblable, mains et sabots en l’air se retrouvant sens dessus dessous, le bât et le prisonnier se ratatinèrent. Les gendarmes chargeaient à nouveau leurs armes, toujours en alerte. L’agent Turégano, après un long moment de silence, consulta le caporal Ferrándiz :
– Qu’est-ce qu’on fait, là ?
– Tant que la bourrique ne se sera pas relevée !
– N’y aurait-il pas une autre embûche encore ?– Pas la peine ! S’ils sont venus libérer le brigand, il est déjà soldé, ce compte-là19.
19La mort de Tito el Baldado sonne le glas de son destin, mais plus encore, celui de sa libération définitive. C’est le caporal Ferrándiz qui le dit, bien qu’à la manière ironique de Shakespeare, sans mesurer à quel point il est dans le vrai. En fait, les agents, tombés dans le piège, ont déjà été déjoués par les bandits – qui, à leur tour, ne perdront rien pour attendre. Ils évoluent donc tous dans l’erreur, parce que vivants et pas encore guéris, et donc prisonniers du temps et de ce que Valle appelle le « Horus del Pleroma », les travaux ardents et aveugles de l’intelligence. Quant à Tito l’Invalide, il est passé à autre chose. On retiendra, de ses derniers moments, l’image effroyable qu’il fournit de l’impuissance de l’homme face à ses limites. C’est le symbolisme traditionnel du corps comme prison de l’âme qui la véhicule, renforcé dans ce passage par l’incapacité de mouvement qui définit le caractère, et par les cordes bien serrées qui l’encerclent, l’attachant à une créature tout aussi inopérante que lui dans la circonstance, et puis par leur péripétie finale, ce saut ou cette chute dramatique qui, en inversant leur hiérarchie habituelle, les mélange et les rend égaux.
20À cette image monstrueuse, certes, d’homme et d’âne, s’ajoute une troisième composante, également animale, dans laquelle nous pouvons cependant percevoir un souffle d’espoir et, peut-être, un brin de liberté. Il s’agit de la métaphore de l’oiseau, qui plane sur Tito l’Invalide dès son apparition au chapitre 5. Ravivée ça et là, notamment lors des tirades du personnage, s’agitant comme un étrange et méchant canari dans sa cage, elle réapparaît dans l’extrait cité dans l’énumération qui le décrit comme tel (« pelos », « uñas » et « voces » qui clament « en el aire »), juste avant sa dernière phrase, sa réplique finale, son chant ultime : « ¡ Esta es la hora maldecida de mi muerte ! » Malgré le pathos induit par l’adjectif « maldecida » – une formation irrégulière, moins usitée que maldita et, dans ce contexte, anomale –, cette dernière phrase n’est pas la formulation d’un désir, une invective ou une demande ; elle n’est qu’un simple constat, une remarque pour ainsi dire lucide, peut-être même la seule que nous pouvons trouver au long du passage. Désormais quitte des mensonges, des espoirs et des craintes qui agitent les autres caractères, le personnage a bouclé sa boucle. Il ne peut que se reconnaître dans ce miroir – peu importe lequel ? – qui le définit. C’est dans ce dernier regard, rempli de sens, que Valle-Inclán aurait voulu livrer son idée de liberté. Nous pourrions également y trouver un modèle possible du langage poétique et des illuminations disons cathartiques qu’il procure. Le choix du discours direct pour véhiculer le face à face du personnage et de son destin, nous rappelle enfin l’empreinte profonde du théâtre dans la poétique de l’auteur.
Aymes Jean-René et Salaün Serge (éd.), Le Métissage culturel en Espagne, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001.
Benjamin Walter, « Destin et caractère », Œuvres, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rutsch, Paris, Gallimard, 2000, I, p. 198-209.
Bertrand Michèle, « La compulsion du destin », Revue française de psychanalyse, LXV, 3, 2001, p. 751-756.
Bollack Jean, La Naissance d’Œdipe. Traduction et commentaires d’Œdipe roi, Paris, Gallimard, 1995.
Certeau Michel de, La Fable mystique, 1. xvie - xviie siècle, Paris, Gallimard, 1995.
Domenach Jean-Marie, Le Retour du tragique, Paris, Seuil, 1967.
Heráclito, Razón común, ed. Agustín García Calvo, Madrid, Lucina, 1985.
Kermode Frank, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, New York, Oxford University Press, 1967.
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Sánchez Ferlosio Rafael, Las Semanas del jardín, Madrid, Alianza, 1981.
Schopenhauer Arthur, Sämtliche Werke, Hrsg. Wolfgang Frhr. von Löhneysen, IV (Parerga und Paralipomena. Kleine philosophische Schriften, I), Frankfurt, Suhrkamp, 1989.
Valle-Inclán Ramón del, La Lámpara maravillosa. Ejercicios espirituales, ed. F. Javier Blasco, Madrid, Espasa-Calpe, 1995.
Valle-Inclán Ramón del, La Corte de los milagros, ed. José M. García de la Torre, Madrid, Espasa-Calpe, 1997.
1 Arthur Schopenhauer, « Transzendente Spekulation über die anscheinende Absichtlichkeit im Schicksale des einzelnen », Sämtliche Werke, Hrsg. Wolfgang Frhr. von Löhneysen, IV, Parerga und Paralipomena I, Frankfurt, Suhrkamp, 1989, p. 243-272. Voir aussi Rafael Sánchez Ferlosio, Las Semanas del jardín [1974], Madrid, Alianza, 1981.
2 Frank Kermode, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, New York, Oxford University Press, 1967.
3 Ce qui n’est pas sans rappeler le tragique : « L’événement qui se produit devant nous est déjà achevé ; ce qui nous surprend, c’est ce que nous le connaissons déjà » (Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, Paris, Seuil, 1967, p. 33). Voir Rafael Sánchez Ferlosio, Las Semanas, p. 37-40.
4 Ramón del Valle-Inclán, La Lámpara maravillosa. Ejercicios espirituales, éd. Francisco J. Blasco, Madrid, Espasa-Calpe, 1995, en particulier p. 9-59, avec bibliographie.
5 « [L]os sentidos nos dan una falsa ilusión de nosotros mismos y de las cosas del mundo. Velos de sombra, fuentes de error más que de conocimiento, nuestros sentidos sacan el hoy del ayer, y crean la vana ilusión de todo el saber cronológico, que nos impide el goce y la vision infinita de Dios. El poeta, como el místico, ha de tener percepciones más allá del límite que marcan los sentidos, para entrever en la ficción del momento, y en el aparente rodar de las horas, la responsabilidad eterna. Acaso el don profético no sea la visión de lo venidero, sino una más perfecta visión que del momento fugaz de nuestra vida consigue el alma quebrantando sus lazos con la carne. Este soplo de inspiración muestra la eternidad del momento y desvela el enigma de las vidas. El inspirado ha de sentir las comunicaciones del mundo invisible, para comprender el gesto en que todas las cosas se inmovilizan como en un éxtasis y en el cual late el recuerdo de lo que fueron y el embrión de lo que han de ser » (La Lámpara maravillosa, I, vii, p. 84 ; sauf indication contraire, ce nous qui traduisons).
6 Michel de Certeau, La Fable mystique, 1. xvie - xviie siècle [1982], Paris, Gallimard, 1995, p. 156-208.
7 Un résumé des opinions de Freud sur la « compulsion de répétition » dans Michèle Bertrand, « La compulsion du destin », Revue française de psychanalyse, LXV, 3, 2001, p. 751-756.
8 « Mira el árbol como lo mira el labrador cuando recoge el fruto, y el peregrino que busca la sombra, y el pájaro en los aires para hacer el nido, y la oruga enroscada en la hoja verde. Sé para el árbol Universo. Míralo con los ojos de todas las criaturas, ámalo con todas sus codicias, limpia de lucros, olvidada de ti y de tus fines mundanos. Trueca en eucarístico don la mirada egoísta del labrador, la del peregrino, la del pájaro, la de la oruga ; purifica en sus ojos la voluntad tiránica y desenamorada del mundo » (La Lámpara maravillosa, IV, vii, p. 149 ; les exemples cités dans le texte, ibid., V, iv, p. 166 ; III, iii, p. 115-117). On peut également y voir l’un des principes du romantisme, le regard libéré de tout élan pratique : l’initié se doit de chercher une intuition paisible « más allá de las formas, muerta la voluntad, muerto el deseo, crucificada el alma en un solo pensamiento, amando por igual todas las imágenes del mundo, las entrañas fecundas y las estériles » (ibid., III, iv, p. 118).
9 « En la Antigüedad griega los amados de los dioses nacían bajo la estrella de un destino funesto. La fatalidad, como un viento sagrado, los arrastraba agitando sus almas, sus vestiduras y sus cabellos. Era así la fatalidad un don celeste, porque las vidas convulsas de dolor son siempre amadas. Si los héroes de la tragedia se perpetúan en nuestro recuerdo con un gesto casi divino, es por el amoroso estremecimiento con que los miramos. […] Las sombras de las fábulas antiguas, cubiertas de horror y de sangre, levantan sus brazos entre la niebla de los mitos, como espectros de nuestra conciencia que se busca ávidamente en todo grito de dolor y tiembla al reconocerse. Y este instinto oscuro que nos advierte cómo bajo el imperio de la fatalidad pueden mordernos todos los dolores, es, al mismo tiempo, una intuición estética. Aquel gesto violento y divino, con que pasan ante nosotros los héroes de la tragedia, tanto nos sobrecoge de horror, cuanto promueve una onda amorosa, piadosa, gozosa, cordial. […] Son figuras ululantes, violentas y carnales, pero de un sentido religioso tan profundo, que mueven al amor como los dioses, y este es el don sagrado de la fatalidad » (ibid., III, ii, p. 113-114).
10 Francisco Rodríguez Adrados, Del teatro griego al teatro de hoy, Madrid, Alianza, 1999, p. 48-49.
11 « Las artes literarias dan la sensación de no haberse definido aún y de luchar por ser. Aparecen como largos caminos por donde las almas van en la exploración de su mundo interior » (La Lámpara maravillosa, II, viii, p. 104) ; « Gárgolas, canecillos, endriagos, vestiglos, traían esta nueva intuición entrañada en sus formas perversas, y el carácter, rebusca de lo singular, fue contrapuesto al arquetipo tras el cual había peregrinado el mundo antiguo » (ibid., III, iv, p. 118) ; « La antigüedad helénica nunca fue inquietada por el enigma singular de cada vida, por el secreto que cada conciencia sella ; peregrinó eternamente enamorada de las supremas normas » (ibid., III, vi, p. 124).
12 « esta sierpe de orgullo que hace sus anillos de nuestras horas es lo más difícil de conocer y definir » (ibid., III, viii, p. 128) ; on peut lire ailleurs : « siempre acontece que donde el intelecto discierne, arguye la soberbia de Satanás » (II, ii, p. 90). Le serpent est, bien entendu, trompeur, peut-être parce que les nuances individuelles sont ineffables et tombent hors du domaine du langage : « Apenas sabemos balbucear el secreto sentimental que nos hace distintos, porque cuando creemos vivir para nosotros, vivimos para la especie » (III, viii, p. 128) ; « Aquello que me hace distinto de todos los hombres, que antes de mí no estuvo en nadie, y que después de mí ya no será en humana forma, fatalmente ha de permanecer hermético. Yo lo sé, y, sin embargo, aspiro a exprimirlo dando a las palabras sobre el valor que todos le conceden, y sin contradecirlo, un valor emotivo engendrado por mí » (II, i, p. 87).
13 Ibid., V, i, p. 157-158.
14 Selon Valle, le « demonio » possède « una eternidad estéril, sin quietud, sin amor, sin posibilidad creadora, desmoronándose en todos los instantes y volviendo a nacer en cada uno : Es el que grana el rencor y la envidia, la aridez y el odio. Es la sierpe satánica del yo, la ondulación que atraviesa por todos mis días, la que los junta y me dice quién soy. Su enigma es el Presente: su alegoría, el alado dragón que, obstinado en ser divino, vuela en el Horus del Pleroma » (ibid., III, ix, p. 131). Sur le fragment D-K 119 d’Héraclite, voir les commentaires d’Agustín García Calvo dans son édition : Razón común, Madrid, Lucina, 1985 (Razón teológica, n. 118) ; voir aussi Walter Benjamin, « Destin et caractère », Œuvres, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rutsch, Paris, Gallimard, 2000, I, p. 198-209.
15 « Otro día logré concretar la forma de mi Dæmonium. Ya lo había entrevisto cuando niño, bajo los nogales de un campo de romerías. Es un aldeano menudo, alegre y viejo, que parece modelado con la precisión realista de un bronce romano, de un pequeño Dionisos. Baila siempre en el bosque de los nogales, sobre la hierba verde, a un son cambiante, moderno y antiguo, como si en la flauta panida oyese el preludio de las canciones nuevas » (La Lámpara maravillosa, I, ii, p. 72; le thème de « l’autre caché en nous » est fréquent dans le texte).
16 « ¡Cuántas veces en el rictus de la muerte se desvela todo el secreto de una vida! Hay un gesto que es el mío, uno solo, pero en la sucesión humilde de los días, en el vano volar de las horas, se ha diluido hasta borrarse como el perfil de una medalla. Llevo sobre mi rostro cien máscaras de ficción que se suceden bajo el imperio mezquino de una fatalidad sin trascendencia. Acaso mi verdadero gesto no se ha revelado todavía, acaso no pueda revelarse nunca bajo tantos velos acumulados día a día y tejidos por todas mis horas. Yo mismo me desconozco y quizá estoy condenado a desconocerme siempre. […] Contemplémonos en nosotros mismos hasta descubrir en la conciencia la virtud o el pecado raíz de su eterna responsabilidad, y la veremos quieta y materializada en un gesto » (ibid., IV, ix, p. 152-153). Selon Jean Bollack, « Le héros est moins celui qui subit son sort que celui qui l’endure, le parcourt jusqu’au bout, et apprend à le connaître. [...] le héros, comprenant qu’il est un autre que celui qu’il se croyait être, est entraîné dans le monde de la connaissance et de la lucidité pure » (La Naissance d’Œdipe. Traduction et commentaires d’Œdipe roi, Paris, Gallimard, 1995, p. 10).
17 Quelques autres passages du texte font état d’une morale pour ainsi dire swedenborgienne : là où les âmes n’auront plus rien à ressentir, elles comprendront enfin quelles ont été les conséquences de leurs actes : « En un día sin término, con sed de aniquilamiento mayor que fue la sed de vida en el ciclo de barro, contemplaremos este mundo soturno creado en las horas carnales, y todas nuestras acciones las veremos inmóviles en sus últimas consecuencias. […] A través de los espacios siderales reconoceremos nuestras acciones mundanas, y las abarcaremos en su responsabilidad eterna, con dolor desconsolado. […] Al pasar bajo el arco de la eternidad, en la suprema comprensión de nuestra vida mortal está el premio y está el castigo » (La Lámpara maravillosa, V, vi, p. 172-173). Sur le détournement du discours religieux chez Valle, voir notre étude (en collaboration) « Deux cas d’assimilation chez Valle-Inclán : Barbey d’Aurevilly et Casanova », dans Jean-René Aymes et Serge Salaün (éd.), Le Métissage culturel en Espagne, Paris, PSN, 2001, p. 209-220.
18 Ramón del Valle-Inclán, La Corte de los milagros, ed. José M. García de la Torre, Madrid, Espasa-Calpe, 1997, p. 256-257 ; pour la description du personnage et quelques exemples de ce que sa femme appelle ses « condenados textos », voir p. 167, 170-171, 175, 177, 241, 251 et, en particulier, p. 253-254.
19 Je remercie Samantha Faubert pour sa relecture de la traduction de ce passage.
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Quelques mots à propos de : Miguel A. Olmos
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Miguel A. Olmos, professeur des Universités (ERIAC ; membre associé du Centre de recherches sur l’Espagne contemporaine de l’université Paris III). Auteur d’une trentaine de travaux sur des questions de littérature et critique littéraire (Espagne, xixe et xxe siècles ; poétique, rhétorique, histoire de la lecture).