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“Fatum” : destin et liberté dans le théâtre

Ce volume recueille quelques-uns des travaux pluridisciplinaires présentés lors de la journée d’études « “Fatum” : destin et liberté dans le théâtre » organisée par l’ERIAC sous la direction scientifique de Milagros Torres et Miguel A. Olmos et qui eut lieu le 17 avril 2009 à la Maison de l'Université de Rouen. Ce recueil est également le premier aboutissement des travaux du Séminaire d’études théâtrales (SET), qui a pour vocation de relier la théorie et la pratique théâtrales – une mise en scène de El Castigo sin venganza (Lope de Vega) a été représentée en 2010 par la troupe universitaire El corral del Sol, dirigée par Milagros Torres. Cette réflexion a déjà donné lieu au colloque international « Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène) », organisé par les équipes CÉRÉdI et ERIAC avec le concours du CRES-LECEMO de l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle et publié en ligne sur la Bibliothèque numérique du CÉRÉdI (Université de Rouen, 2012). Les textes ont été recueillis par Milagros Torres et Miguel A. Olmos.

Couverture de

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Destin, liberté, nécessité :Réécritures d’Œdipe Roi au temps de Voltaire et de Gœthe

Jean-Marie Winkler


Résumés

Selon qu’une époque prône la puissance du destin ou au contraire la récuse, la pièce de Sophocle apparaît comme modèle du théâtre, ou alors comme sujet « défectueux ».

Texte intégral

1L’archétype du drame du destin est, sans nul doute, Œdipe Roi de Sophocle. Cette tragédie apparaît parfaite aux yeux d’Aristote, puisque l’anagnorisis et la péripétie y coïncident1. Œdipe Roi est un drame analytique – c’est même le modèle du genre. L’action n’est pas à faire : au moment où débute la pièce, l’irréparable est commis depuis de nombreuses2. Si l’action d’Œdipe Roi, ou ce qui en tient lieu, débute, c’est en raison de l’épidémie de peste, un mal mystérieux qui s’est abattu sur la cité de Thèbes. Dans la logique antique, exprimée par les oracles, il s’agit là d’une punition des dieux pour un crime resté impuni durant des années : l’assassinat de Laïos. En bon roi qu’il est, Œdipe se met en quête de cet assassin, pour découvrir, à la suite d’une enquête policière, que l’enquêteur est sur la piste de sa propre aventure. Au cours de son cheminement intellectuel vers la funeste vérité, Œdipe apprend, de la bouche du devin aveugle Tirésias, que ce régicide est en réalité un parricide. Qui plus est, le criminel parricide vivrait également un amour incestueux avec sa propre mère. Toutes raisons qui justifient la colère des dieux devant cette multiple transgression des lois naturelles. Le drame analytique ne peut donc ni faire ni défaire, il peut tout juste reconstituer le passé, la connaissance progressive de la préhistoire du drame tenant lieu d’action.

2Dans cette savante construction, les rouages du destin sont omniprésents, et leur fonctionnement est souvent aussi efficace que retors. Dans la tragédie grecque antique, les oracles sont les signes les plus évidents de l’intervention des dieux, qui vont représenter cette nécessité implacable du destin – pour laquelle le terme latin de fatum offre une dénomination certes commode, mais insatisfaisante. Si l’on remet dans l’ordre chronologique les événements qui structurent la destinée d’Œdipe et de ses géniteurs, on s’aperçoit que le destin implacable rattrape, à plusieurs reprises, les êtres humains qui, par leur libre arbitre et leurs actes, tentent vainement d’échapper à une destinée jugée par trop horrible. Avant la naissance d’Œdipe, Laïos et Jocaste apprennent, de la bouche des oracles, que leur fils à naître déshonorerait la lignée dont il est issu, en tuant son père et en souillant sa mère. L’infanticide prémédité répond à une prophétie funeste dont il vise, en premier lieu, à empêcher la réalisation. Laïos et Jocaste tentent, par leur libre arbitre d’échapper à un destin peu enviable – au prix d’un crime. On retiendra que cette destinée funeste finira par les rattraper tous deux, Laïos étant assassiné par un jeune inconnu à la croisée des chemins3 et Jocaste ayant engendré une descendance issue d’un inceste. Laïos est mort depuis des années4 et Jocaste se suicide à la fin d’Œdipe Roi. Premier accomplissement du destin. Œdipe, quant à lui, a été sauvé des ours et des tigres par un berger de Corinthe, qui passait par là. Plus exactement, le serviteur thébain chargé d’exposer le nouveau-né, pris de pitié, avait décidé de remettre cet enfant au pâtre de Corinthe, ville lointaine dont la distance salvatrice devait permettre à l’enfant condamné de survivre, tout en laissant croire à ses géniteurs que le nouveau-né avait péri et disparu, victime des bêtes sauvages. Le chemin des enfers est pavé de bonnes intentions, et le fidèle serviteur thébain est hélas fort mal récompensé5. Car si le serviteur avait de ses mains tué Œdipe, nouveau-né sans défense, il aurait du même coup préservé la vie de ses maîtres Laïos et Jocaste. Œdipe est ensuite remis au couple royal de Corinthe, Polybos et Mérope, privés de descendance. Privé du trône de Thèbes, Œdipe reçoit le trône de Corinthe, où les parents infanticides sont remplacés par des parents adoptifs. Mais Polybos et Mérope élèvent Œdipe comme leur propre fils, sans lui révéler, pas plus qu’aux citoyens de Corinthe, son origine étrangère. Lorsqu’Œdipe, jeune adulte, s’en va consulter l’oracle, afin de connaître sa destinée, Apollon lui commande de quitter le temple, dont il souille la pureté par les actes horribles qu’il va commettre : parricide et inceste. La concordance avec l’oracle jadis fait à Laïos et Jocaste signifie que le destin va nécessairement s’accomplir. Or Œdipe, se croyant à tort fils de Polybos et de Mérope, veut, comme jadis ses géniteurs, échapper à son trop funeste destin. Pour ce faire, il quitte précipitamment Corinthe, renonçant au trône – le meilleur moyen de ne pas tuer Polybos étant encore de s’en éloigner à jamais. La même chose vaut pour Mérope, l’inceste nécessitant, lui aussi, une proximité physique. Cette crainte d’Œdipe réapparaît à la toute fin d’Œdipe Roi, lorsqu’Œdipe apprend la mort de Polybos. Il s’enquiert alors de la cause de cette mort, pour savoir si son destin se serait réalisé, en dépit de son absence volontaire à Corinthe – une arme jadis oubliée aurait pu tuer Polybos par mégarde – ou en raison précisément de son absence – mais Polybos n’est pas mort de chagrin. Cette volonté d’éviter son funeste destin en a paradoxalement précipité la réalisation. En effet, si Œdipe n’avait pas quitté Corinthe pour devenir une sorte d’aventurier6 malgré lui, il n’aurait sans doute jamais rencontré Laïos et donc, il ne l’aurait pas tué. Quant à l’inceste, même en supposant qu’Œdipe tue Laïos, par exemple dans une guerre entre Thèbes et Corinthe7, Œdipe n’avait aucune raison de briguer le trône de Thèbes, fût-il vacant, puisqu’il était le légitime héritier du trône de Corinthe. En voulant échapper au destin, par son libre arbitre et grâce à l’intelligence qui le caractérise, Œdipe en précipite la réalisation : à peine sorti de Corinthe, il tue son père, puis, au gré de son chemin, il triomphe d’une épreuve redoutable8. Œdipe se retrouve ainsi marié à une femme plus âgée, qui aurait pu être sa mère – puisqu’elle l’est. Œdipe Roi plonge le spectateur dans l’horreur du destin accompli, qui frappe, sans le moindre ménagement, le protagoniste et ses géniteurs, broyant ainsi deux générations successives et frappant la troisième d’une malédiction héréditaire. On en arrive à se demander si ce sort funeste n’est pas le prolongement d’une malédiction pesant sur la lignée des Labcadides, dans leur ensemble, descendants de Labdacos9.

3En quittant la Grèce antique pour le temps des Lumières et le siècle de Voltaire, on constate que ces mécanismes du destin ont fait l’objet de réprobation générale des interprètes français10. Concernant le savant mécanisme du destin, Voltaire critique le rapprochement inéluctable entre les différents oracles. Ce qu’il appelle « ce rapport fatal », i.e. la concordance de plusieurs oracles émanant de sources différentes, fournit très tôt la solution à l’énigme. Cette convergence manifeste devrait faire prendre conscience de la vérité aux personnages, arrachés à leur ignorance. L’absence de mémoire des personnages, ou leur manque de réflexion – puisqu’ils n’établissent pas les rapports évidents alors que la simple cohérence le permettrait – conduisent à un aveuglement, qui semble à Voltaire une « extravagance », dénuée de toute vraisemblance logique, voire psychologique :

Allons plus loin. Œdipe traite Tiresie de fou & de vieux enchanteur. Cependant à moins que l’esprit lui ait tourné, il doit le regarder comme un veritable Prophete. Et de quel étonnement & de quelle horreur ne doit-il point être frapé, en aprenant de la bouche de Tiresie tout ce qu’Apollon lui a prédit autrefois ? Quel retour ne doit-il point faire sur lui-même, en découvrant ce rapport fatal qui se trouve entre les reproches qu’on lui a faits à Corinthe qu’il étoit un fils supposé, & les oracles de Thebe qui lui disent qu’il est Thébain ; entre Apollon qui lui a prédit qu’il épouseroit sa mere & qu’il tueroit son pere, & Tiresie qui lui aprend que ses destins affreux sont remplis ? Cependant, comme s’il avoit perdu la memoire de ces évenemens épouvantables, il ne lui vient d’autre idée que de soupçonner Créon, son fidèle & ancien ami (comme il l’appelle) d’avoir tué Laïus, & cela sans aucune raison, sans aucun fondement, sans que le moindre jour puisse autoriser ses soupçons, (& puis qu’il faut appeler les choses par leur nom) avec une extravagance dont il n’y a gueres d’exemples parmi les modernes, ni même parmi les anciens11.

4Loin d’être à mettre au crédit de Sophocle, la savante nécessité du destin antique serait à mettre à son passif, au même titre que les autres « extravagances » d’un sujet par trop artificiel, sujet dont les Lumières françaises s’accordent à dire qu’il serait « défectueux »12.

5Tout comme Voltaire s’en prenait à la convergence des oracles qui est le fondement du mécanisme destinal antique, François Melchior de Folard critique le mécanisme à la base de l’anagnorisis, qui repose sur le témoignage du berger de Corinthe. Le sort s’acharne sur le malheureux Œdipe : son père adoptif meurt au moment même où le roi de Thèbes, aux prises avec la peste, se découvre régicide malgré lui. À ce moment, Œdipe, qui se croit un moment « fils de Personne » (et donc potentiellement de lignée divine), n’est encore ni parricide, ni incestueux. Reconnu assassin de Laïos, il n’a pas encore découvert sa véritable identité, d’où découle la filiation avec sa victime. Or, cette identité aurait fort bien pu ne jamais apparaître au grand jour. Par un habile stratagème du destin (ou par un tour de passe-passe dramatique), le messager de Corinthe, venu apprendre à Œdipe la mort de Polybos, n’est autre que le pâtre qui recueillit jadis Œdipe nouveau-né, avant de le remettre au couple royal corinthien13. C’est là le ressort même de la péripétie aristotélicienne, puisqu’une « bonne » nouvelle va, en réalité, parachever la découverte de l’effroyable, dans une coïncidence parfaite entre anagnorisis et péripétie. Dans le dénouement chez Sophocle, le serviteur de Laïos, convoqué par Œdipe au titre de témoin, rencontre une nouvelle fois sur scène le berger de Corinthe. Ce face-à-face permet d’établir, sans équivoque, la véritable identité d’Œdipe, puisque les deux émissaires se reconnaissent, eux aussi. Certains y verront un tour de force du destin. M. de Folard n’y voit qu’un tour de force dramatique, « une pure machine », aussi condamnable du point de vue de la vraisemblance que l’ignorance d’Œdipe, qui ne se rappelle pas avoir jadis tué un homme, tandis qu’il recherche un assassin :

Ces deux défauts sont l’ignorance grossiére d’Œdipe sur la mort de Laïus, & l’arrivée du Pasteur de Corinthe qui semble tomber du Ciel pour dénoüer la Piéce. L’un est une incongruité qui révolte le bon sens, & l’autre une pure machine qui ne satisfait pas l’esprit14.

6Aux côtés de l’atrocité des crimes commis, qui contreviennent aux canons du « bon goût » présidant au théâtre français, les plus grandes réticences des Lumières françaises concernent les aspects obscurs de la fable antique, en particulier l’omniprésence d’un implacable destin. La raison fondamentale, énoncée par Voltaire pour défendre Corneille et pour justifier sa propre réécriture serait le manque d’ampleur du sujet traité par les tragédies antiques. Quand on pense à la complexité des mécanismes destinaux à l’œuvre dans Œdipe Roi, un tel jugement peut sembler surprenant. Il montre pourtant combien les Lettres françaises s’attachaient moins au destin qui frappe les hommes qu’aux actions entre les humains, histoires galantes ou intrigues politiques, l’essentiel étant que l’action puisse de faire ou se défaire, au gré de actes15. Derrière « la sécheresse de la tragédie de Sophocle » se cache le bon goût à la française, ainsi que les canons de la tragédie en cinq actes, fondée sur les intrigues amoureuses et / ou politiques :

Corneille sentit bien que la simplicité, ou plûtôt la secheresse de la Tragedie de Sophocle ne pouvoit fournir toute l’étenduë qu’exigent nos Pieces de Theatre. On se trompe fort lors qu’on pense que tous ces sujets, traités autrefois avec succés par Sophocle & par Euripide, l’Œdipe, le Philoctete, l’Electre, l’Iphigenie en Tauride, sont des sujets heureux & aisés à manier ; ce sont les plus ingrats & les plus impraticables ; ce sont des sujets d’une ou deux Scenes tout au plus, & non pas d’une Tragedie16.

7Visiblement, les rouages du destin ne suffisaient pas à faire une tragédie qui plût aux contemporains de Voltaire17. À moins que cette « sécheresse » supposée de la fable n’en soit le point d’achoppement. Prônant la liberté du moi et la libre réalisation du destin par l’individu, les Lumières françaises se trouvaient désemparées à la lecture d’Œdipe Roi et de sa structure analytique. Face aux rajouts de pans entiers de l’intrigue, certaines voix s’élèvent toutefois pour condamner ce que l’académicien Antoine Houdar de la Motte qualifie d’un « si malheureux contraste ». Pour Houdar, le topos de la pièce devait se suffire à lui-même, et il n’était nul besoin de rajouter la galanterie française, là où le drame analytique offrait des rouages dramatiques spécifiques. La critique vise tout à la fois Corneille et Voltaire, et l’on retrouve la question fatidique des cinq actes dans une tragédie à la française :

Comme l’unité d’intérêt dans Œdipe, consiste dans le dévelopement des circonstances qui servent à l’éclaircissement de son sort ; & que ce dévelopement ne suffiroit pas par lui-même, à remplir cinq Actes, on y a ajoûté des épisodes de politique ou d’amour qui suspendent d’autant l’impression principale, & qui donnent, pour ainsi dire, deux Pieces en une : mais ces épisodes, sur tout un épisode d’amour, a l’air si forcé dans le sujet d’Œdipe, on y sent tellement le contre-tems de cette passion avec l’horreur qui doit saisir continüement les Personnages, qu’il est étonnant que les Auteurs se soient permis un si malheureux contraste18.

8Contrairement aux mécanismes du drame analytique, l’atténuation de la portée destinale des oracles permet le déploiement d’une action en train de se faire. Là où le mécanisme destinal contribuait précisément à désigner le coupable dès le début, un des procédés utilisés afin de permettre un déploiement de l’intrigue consiste à modifier les termes des oracles. Tout comme Corneille, Voltaire s’est ingénié à rendre les oracles ambigus, afin d’offrir un plus large choix de coupables potentiels. Ce qui engendrait les monologues de personnages non concernés par l’intrigue – et pour cause, car ils y ont été rajoutés arbitrairement – se demandant s’ils ne pourraient pas être, eux-mêmes19, l’assassin de Laïos. On concèdera, avec Voltaire, qu’il n’y a pas de place chez Sophocle pour de telles incertitudes et que seul Œdipe ne comprend pas – lui dont la sagacité légendaire l’avait jadis conduit à la fois sur le trône de Thèbes et dans le lit de Jocaste. La réprobation de fond concerne ainsi la structure même du drame analytique, que Louis de Lauragais réfute en bloc, récusant la part fondamentale du destin accompli dans le tragique des personnages. En lieu et place de cette puissance du destin, M. de Lauragais réclame des causes qui produisent des effets au moment où les événements surviennent, et non plus tard, alors qu’on ne plus rien changer.

Ainsi, le sujet & l’action de la Tragédie de Sophocle ne sont pas sur leurs bases naturelles : son action n’est rien autre chose que le récit théâtral de l’action réelle, passée il y a vingt ans. Sophocle a pris pour sujet de son action, (ainsi que M. de Voltaire l’a remarqué) la vengeance de la mort de Layus, tandis que c’est la mort de Layus qui est une partie essentielle de l’action qui résulte des données historiques, ou fabuleuses, qui forment la base de la tragédie d’Œdipe. De sorte que les situations dans lesquelles se trouvent les personnages de Sophocle font l’effet d’une cause qui n’a rien produit dans le moment de son existence ; mais seulement vingt ans après qu’Œdipe avait tué son pere & épousé sa mere. Aussi les mouvements de l’action théâtrale de Sophocle & de celles de ses imitateurs, ne sont, pour ainsi dire, que les mânes de l’action réele : & ces mânes, au lieu d’errer autour de leurs tombeaux, se trouvent au bout de vingt ans, dans une terre étrangere & profane, car on les voit paroître dans un sujet qui, non-seulement ne les conjure pas, mais qui aurait dû les laisser reposer dans l’azile que le vrai sujet d’Œdipe leur a consacré20.

9M. de Lauragais oppose le ressort fataliste du drame antique, qu’il condamne, au tragique de caractère, à la française, seul à même, selon lui, de garantir l’unité et l’intérêt d’une tragédie. En ce sens, M. de Lauragais critique l’archétype d’une tragédie destinale, qui, à ses yeux, n’offre pas un sujet « intéressant » au regard des canons classiques français :

Lorsque tous vos moyens sont indépendants de la fatalité, vous puisez tous les événements de votre action dans les caracteres de vos personnages. Toutes les causes de ces événemens sont morales & sensibles, puisqu’ils dépendent, par exemple, dans Bajazet du caractere vigoureux d’Acomat, de la passion effrénée de Roxane, de la candeur de Bajazet, de l’amour ingénieux d’Athalide, & des soupçons d’Amurat. Mais quand votre action dépend toute entiere de la fatalité, comme dans le sujet d’Œdipe, tel art que vous employiez pour ne la laisser entrevoir que comme cause premiere dont vous vous servez dans votre action, vous ne pouvez pas faire naître votre action du caractere de vos personnages. De sorte qu’ils n’ont jamais l’air de faire ce qu’ils voudraient faire ; & que ce qu’ils font est toujours réellement indépendant de leurs affections, de leur intérêt, & de leurs passions21.

10C’est le Père Brumoy, Jésuite, traducteur et fin connaisseur de Sophocle, qui formule le plus clairement le hiatus que peut entraîner le transfert du mythe d’Œdipe dans la France des Lumières. Pour Brumoy, il ne faudrait pas juger la pièce de Sophocle d’après des critères qui lui seraient étrangers, par exemple les règles de la bienséance ou des convenances en vigueur au xviiie siècle, ou la force implacable du destin antique, aux antipodes de la liberté individuelle. Le Père Brumoy se démarque nettement de toutes les tentatives plus ou moins heureuses d’adaptation ou de correction du mythe antique, réécrit en fonction soit de la rationalité, soit des convenances. Affirmant l’autonomie de l’œuvre d’art empruntée à un temps différent, Brumoy adopte une position herméneutique qui préfigure celle des interprètes d’aujourd’hui. À l’époque, les tenants de la doctrine aristotélicienne stricte et de l’orthodoxie affirmaient l’universalité des structures antiques, annonciatrices même du christianisme, tandis que les partisans de la modernité exigeaient que l’on corrigeât les « défauts » des fables antiques. Brumoy est plus nuancé dans son appréciation, mais l’accusation contre une domination des convenances modernes au détriment de l’œuvre antique est claire :

L’intérêt bien conduit est la grace & l’ame de la beauté tragique : & voilà ce qui a réuni tous les suffrages en faveur d’ŒDIPE, excepté peut-être ceux de quiconque n’a pas la force de se transporter au théâtre d’Athènes, & d’oublier un moment celui de Paris. Entrons à présent dans le détail des choses qu’on trouve à redire dans la tragédie de Sophocle. Je n’alléguerai point certaines objections qui roulent sur le texte mal entendu, ou sur les mœurs des Grecs, ou sur des choses frivoles. Ces objections ne méritent aucun examen ; & la seule réponse qu’on doit y faire, c’est de renvoyer ceux qui les proposent, ou au texte, ou au parterre Athénien22.

11C’est précisément la trop grande proximité entre le « parterre athénien » et le théâtre de Paris qui est à l’origine des nombreuses querelles sur le destin dans Œdipe Roi. On connaît les accusations de Voltaire à l’encontre des dieux : si Œdipe est juridiquement innocent, la culpabilité reviendrait au seul Apollon23. Accentuer la toute-puissance du destin revient à dire l’aveuglement des dieux, voire leur perversité, puisqu’ils semblent prendre un malin plaisir, tel Apollon à travers ses oracles, à précipiter les êtres humains vers leur perte. Au nom du principe de liberté, Houdar de la Motte s’insurge contre la « fatalité tyrannique », et lui préfèrerait une culpabilité individuelle, reposant sur une faute librement commise. Le règne de la fatalité conduirait, selon Houdar, au désespoir24. Dans sa réécriture, Houdar corrige le mythe, rendant Œdipe librement coupable, afin de donner au tragique une orientation non fataliste :

Je voulois d’abord qu’Œdipe fût coupable ; & le sujet, tel que Sophocle nous l’a laissé, m’a toûjours paru vicieux par cette fatalité tiranique qui entraine un homme dans des malheurs qu’il ne s’est point attirez par sa faute. Une pareille idée ne pourroit que jeter les hommes dans le désespoir ; & loin qu’il fût raisonnable de leur insinuer cette erreur, il auroit fallu leur cacher à jamais une si triste vérité, si nous étions assez malheureux, pour que c’en fût une25.

12Selon Houdar, les modifications apportées au mythe ont pour but de corriger ce qu’il appelle la « dureté du sujet » : l’acharnement des dieux sur des hommes innocents. La notion grecque de fatalité rejoint ici celle de la providence divine ou de la prédestination. Il semble bien que, pour Houdar comme pour d’autres, la conception christianisée d’un Dieu aimant ne soit pas compatible avec le mythe grec tel qu’il a été transmis. Même s’il reste plus modéré dans son jugement, le Père Brumoy n’arrive à accepter l’omnipotence du destin dans la fable antique qu’en lui conférant un caractère étranger, quelque peu exotique. La vision du monde et les implications théologiques de la fable d’Œdipe (une « étrange théologie » selon Brumoy) représentent un obstacle structurel lors transfert de cette structure antique (« payenne », pour parler avec Brumoy) dans la pensée chrétienne.

En effet, malgré le christianisme, nous voyons que l’amour de nous mêmes nous aveugle au point de justifier nos fautes par ce langage populaire. C’EST MA DESTINÉE, C’EST MON ÉTOILE QUI L’A VOULU. Il faut donc mettre quelque distinction entre les manieres de parler, soit précises, soit communes. Mais, sans entrer dans cet examen, mettons pour principe que la fatalité étoit parmi les anciens le grand mobile des principaux événemens. Dans cette supposition, si nous voulons jouir d’un spectacle Grec, nous sommes donc obligés d’épouser pour un moment leur systême. Il est insensé à la vérité ; mais nous devons faire effort pour ne pas le trouver tel, puisqu’il ne paroissoit pas tel aux spectateurs Grecs, avec qui nous nous mêlons. Qu’un prince François, représenté sur notre théâtre, s’avisât de donner dans les idées du paganisme, on le siffleroit. Mais qu’un Auguste s’y livre, cela nous paroît dans l’ordre. Rendons la même justice à Œdipe, & ne le condamnons pas par l’endroit même qui le rend le plus intéressant26.

13Ce motif de la fatalité antique se heurte à la notion de liberté (et donc de responsabilité) qui détermine la pensée des Lumières et / ou, en partie, une conception chrétienne du péché. Pour Voltaire, l’oracle ne serait donc pas l’instrument de la fatalité qu’on a souvent voulu voir, mais un moyen paradoxal pour les individus de gagner en liberté :

Œdipe soupçonne que les Dieux sont irrités contre les Thebains, parce que Jocaste avoit autrefois fait exposer son fils, & trompé par là les oracles des Dieux, qui prédisoient que ce fils tueroit son pere & épouseroit sa mere. Il me semble qu’il doit croire plûtôt que les Dieux sont satisfaits que Jocaste ait étoufé un monstre au berceau ; & vraisemblablement ils n’ont prédit les crimes de ce fils, qu’afin qu’on l’empêchât de les commettre. Jocaste soupçonne avec aussi peu de fondement que les Dieux punissent les Thebains de n’avoir pas vangé la mort de Laïus ; elle pretend qu’on n’a jamais pû vanger cette mort. Comment donc peut-elle croire que les Dieux la punissent de n’avoir pas fait l’impossible ?27

14On objectera que, dans le monde grec antique, l’oracle ne s’adressait pas aux hommes afin de leur permettre d’échapper à leur destin : cette lecture porte la marque de la pensée voltairienne qui plaide en faveur de la responsabilité humaine, face aux prophéties obscures et funestes. Pour Voltaire, il aurait mieux valu que Jocaste et Laïos deviennent infanticides, ce qui les aurait préservés d’un sort plus funeste, tout en leur assurant la maîtrise de leur destinée – au prix du crime, librement commis, en toute connaissance de cause.

15Curieusement, les adversaires de Voltaire rejoignent ses positions par un chemin opposé. Le Père de Folard voit, lui aussi, dans la fable de Sophocle les prémisses à une possible remise en question de tout ordre théologique. Par maints aspects, l’Œdipe du Père de Folard répond aux thèses de Voltaire, pour les réfuter. Comme Voltaire (qu’il cite à mots couverts), de Folard critique Œdipe Roi de Sophocle, dans lequel il ne voit que le triomphe de la destinée. La « violence des murmures qu’on fait contre le Ciel », une fable qui « ne tourne qu’à la honte des Dieux » ou « l’indignation contre la Divinité » sont autant de formulations qu’on pourrait très bien trouver sous la plume de Voltaire. Dans un premier temps, M . de Folard semble aussi choqué que ses contemporains par la fable antique qui punit des pires atrocités un innocent que les dieux ont poussé au crime. Mais cette analyse quasi voltairienne aboutit à la conclusion inverse, sans que ce revirement soit justifié par un approfondissement de la fable. C’est une position de principe d’ordre théologique et métaphysique qui est invoquée, pour refuser une quadruple révolte « contre la nature, la raison, la probité et la Religion ». Franchir ce pas signifierait sacrifier la morale publique et privée sur l’autel du succès et céder aux goûts du public. Une fois encore, Voltaire est clairement visé, sans que son nom soit prononcé. La seule solution que trouve le Père de Folard pour éviter cet écueil est de réécrire le mythe, en rendant Œdipe assez coupable pour, écrit-il, « absoudre les Dieux qui le punissent » :

Je reviens à ce que je disois qu’Œdipe n’est que malheureux dans Sophocle. La situation involontaire où le Destin le réduit, ne tourne qu’à la honte des Dieux. Il fait plus d’horreur que de compassion. Si l’on donne quelques larmes aux maux du malheureux, elles sont bien-tôt arrêtées par la violence des murmures qu’on fait contre le Ciel. Du moins c’est ainsi que tout esprit raisonnable se sent frappé à la vuë d’un homme nécessité au crime ; comme dans cette situation forcée il ne péche pas, ce n’est qu’avec horreur qu’on le voit opprimé en conséquence de son malheur ; & le seul sentiment bien marqué qu’on remporte d’un pareil spectacle, c’est de l’indignation contre la Divinité. Si un Auteur s’imagine que cela même est une sorte de beauté pour son Ouvrage, il se trompe, il ne connoît pas le cœur humain, & fait violence au sien même. S’il y a de certains esprits qui aiment à s’aguerrir contre le Ciel, & à qui les impiétés font un malheureux plaisir ; le gros de l’univers les abhorre. Le respect pour la Divinité est le sentiment le plus cher & le plus naturel à l’homme ; il est né avec lui. Quel honneur pour un Auteur que de voir se révolter contre lui la Nature, la raison, la probité & la Religion ! Y a-t-il des applaudissemens qui puissent le dédommager de l’horreur publique ? […] Pour éviter un défaut si essentiel [l’horreur], & d’ailleurs si contraire à la fin de la Tragédie ; j’ai fait Œdipe assez vertueux pour nous intéresser dans ses malheurs, mais en même tems assez coupable pour absoudre les Dieux qui le punissent28.

16Dans une telle lecture, les dieux antiques apparaissent au moins aussi coupables qu’Œdipe, sinon davantage, puisqu’ils avaient connaissance de la vérité, avant même qu’elle ne fût réalisée. Mais, comme le Père Brumoy, le Père de Folard s’interdit toute attaque contre les dieux et la religion, contrairement à Voltaire dont la critique contre les oracles obscurs et les offrandes dans les temples antiques ne sont pas dénuées d’un anticléricalisme visant non les Grecs, mais les contemporains des Lumières.

17Ainsi, la condamnation du destin dans Œdipe Roi de Sophocle aura-t-elle permis aux voltairiens et aux anti-voltairiens de tomber d’accord, tandis que le Père Brumoy semble tiraillé entre son rôle de traducteur de Sophocle – avec son « paganisme » – et sa position de représentant du christianisme dans le débat de son époque. Pour l’helléniste Jean Bollack, cette discussion séculaire sur l’Œdipe Roi de Sophocle reposerait sur un malentendu de départ. En effet, la vision destinale grecque se distingue de l’approche de cette même question par les Lumières, en raison de la place différente de l’individu dans les deux systèmes de pensée. Un indice est le statut de Laïos dans la question de la culpabilité d’Œdipe. Soucieux de rendre Œdipe coupable, Voltaire rend hommage au bon roi défunt, qui, tel le bon prince ou le despote éclairé cher aux Lumières, se souciait du bien public. La fable grecque est fort différente puisqu’elle nous apprend que Laïos avait jadis séduit un jeune homme, Chrysippos, et que ce dernier s’était donné la mort, à la suite d’un déshonneur qui ressemble à un viol. C’est le père de Chrysippos qui, dans sa douleur, avait proféré à l’encontre de Laïos la malédiction selon laquelle Laïos deviendrait à son tour victime (le père éploré prédisant l’assassinat du père violeur par son propre fils), tandis que la honte familiale s’abattrait sur la lignée de Laïos, après sa mort, à travers son propre fils, une fois encore. En ce sens, la figure d’Œdipe n’a pas de destinée personnelle29.

18Comme juste châtiment des crimes de Laïos, et comme rétablissement de la justice universelle, la destinée d’Œdipe s’inscrit dans la continuité de sa lignée :

Si l’on omet de considérer la vie d’Œdipe comme une régression, et que la transgression de Laïos n’est pas incluse, on aboutit à une méprise sur le rôle des dieux qui, s’ils n’interviennent pas pour réparer, manifestent, se jouant d’Œdipe, leur puissance de façon incompréhensible. L’aporie vient de ce que l’un des termes, la préhistoire d’Œdipe, n’entre pas dans l’interprétation, et que l’on isole la figure héroïque. Elle a orienté la critique, ouvrant une brèche où s’engouffrent les préjugés idéologiques. Sans la contrepartie de Laïos, le châtiment sévit, privé de sa faute, et le héros est livré à la terreur dans le non-sens. C’est ce scandale qui reçoit une signification au sein d’un combat où s’opposent les hommes et les dieux ou les dieux et les hommes : Œdipe commet paradoxalement des crimes, et se rend coupable sans l’être ; il est investi d’une mission, pour permettre aux dieux, grâce à son sacrifice, d’asseoir leur pouvoir. La pièce devient un « mystère », qui met en scène une « passion » grecque30.

19Une telle conception, fût-elle davantage acceptable par l’esprit, se situe aux antipodes des Lumières françaises. Le « drame fataliste allemand » ou le « drame noir » comme on l’appelle aussi, va se nourrir, au début du xixe siècle, de considérations sur l’omnipotence destinale31. On connaît ces pièces, tombées dans l’oubli depuis, en particulier par l’éloge appuyé qu’en fait Mme de Staël dans De l’Allemagne. Le romantisme allemand, qui prône une vision organique de l’individu dont la valeur se détermine uniquement par sa fusion dans une collectivité plus ou moins nébuleuse, est naturellement réceptif pour des histoires de malédictions héréditaires. Et l’invraisemblance destinale y apparaît comme triomphe de l’irrationnel sur l’entendement. Le romantisme allemand pouvait ainsi accepter assez facilement les rouages de la fable d’Œdipe Roi, qui montre comment un individu est livré au destin implacable. À condition d’en germaniser l’univers32 et de s’approprier ce destin, en lui donnant une coloration mâtinée à la fois de superstition populaire et de foi du charbonnier quelque part dans les alpages suisses, avec ses hiboux et ses songes prémonitoires, ersatz plus ou moins grossiers d’oracles antiques. Selon qu’une époque prône la puissance du destin ou au contraire la récuse, la pièce de Sophocle apparaît comme modèle du théâtre, ou alors comme sujet « défectueux ».

Bibliographie

Bauer Roger, Inevitabilis Vis Fatorum. Der Triumph des Schicksalsdramas auf der europäischen Bühne um 1800, Bern, Peter Lang, 1990.

Bollack Jean, L’Œdipe roi de Sophocle. Le texte et ses interprétations, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires de Lille (Cahiers de philologie, 11-13b), 1990, 4 volumes.

Brumoy Pierre, Le Théâtre des Grecs. Par le P. Brumoy. Nouvelle Edition. Enrichie de la Traduction entière des Piéces Grecques dont il n’existe que des Extraits dans toutes les Editions précédentes ; & de Comparaisons, d’Observations & de Remarques nouvelles, par MM. de Rochefort & du Theil, de l’Académie Royale des Inscriptions & Belles Lettres, tome premier, Paris, Cussac, 1785.

Dacier André, « Remarques sur l’Œdipe de Sophocle » dans Sophocle : Tragedies grecques de Sophocle, traduites en François avec des notes Critiques, & un Examen de chaque piece selon les regles du Theatre, Paris, Barbin, 1693, p. 98-158.

Folard François Melchior de, Œdipe, Tragédie, Utrecht, Neaulme, 1734.

Houdar de la Motte Antoine, « Quatrième Discours sur la Tragedie. A l’occasion de la Tragedie d’Œdipe », dans Œuvres de Monsieur Houdar de la Motte, L’un des Quarante de l’Académie Françoise, tome quatrième, Paris, Prault, 1754, p. 377-395.

Lauragais Louis Léon Félicité (Comte de), « Dissertation sur les Œdipes », dans Jocaste, tragédie en cinq actes, Paris, Debure, 1781, p. 1-183.

Voltaire, Œdipe, Tragedie. Par Monsieur Arouet de Voltaire avec quelques autres Pieces, La Haie, de Rogissart, 1719.

Scherer Jacques, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

Notes

1 La péripétie au sens aristotélicien du terme est le basculement soudain du bonheur dans le malheur, tandis que l’anagnorisis est le moment de la reconnaissance de la vérité, en l’occurrence la reconnaissance d’Œdipe par lui-même. « L’Œdipe est une piece du premier genre [un style agréablement assaisonné] : car elle est simple & implexe ; simple, parce qu’elle n’a qu’une seule catastrophe, & implexe, parce qu’elle a la reconnoissance avec la peripetie, ou le changement d’Etat ; car Œdipe qui ne se connoissoit pas, vient à se connoître, & aprés s’être reconnu, il tombe de l’état du monde le plus heureux dans un abyme de misere » (André Dacier, « Préface à l’Œdipe de Sophocle », Paris, 1693, s.p.)

2 Après avoir quitté Corinthe et renoncé au trône, Œdipe a depuis longtemps, certes sans le savoir, tué son père Laïos, au carrefour des routes de Thèbes et de Corinthe, à Daulis sous l’effet de la colère. Ensuite, après avoir triomphé du Sphinx, monstre qui terrorisait la cité de Thèbes avec ses énigmes, Œdipe s’était vu offrir en juste récompense le trône thébain. Légitimité dynastique oblige, cette accession au trône passait par le mariage avec l’épouse du défunt roi Laïos, Jocaste, dont Œdipe ne peut alors savoir qu’elle est sa mère. Effrayés par un oracle funeste, Laïos et Jocaste avaient jadis abandonné à la naissance leur fils nouveau-né, sur une colline aux ours non loin de Thèbes, le Mont Cithéron, après avoir pris le soin de lui percer et de lui entraver les chevilles, afin qu’il ne puisse échapper à son sort funeste.

3 Alors qu’il se rendait à Delphes, pour y consulter les oracles, le signe du destin marquant sa réalisation.

4 Il suffit de trouver l’âge des enfants d’Œdipe et de Jocaste pour faire le calcul, qui varie selon les versions.

5 Ce personnage prend la décision courageuse et hautement morale de désobéir aux ordres pour sauver une vie humaine et, ce faisant, éviter aux parents la culpabilité de l’infanticide : acte magnifique de liberté.

6 Tout anachronisme concédé, la fable d’Œdipe n’est pas sans rappeler le genre du western. Une parodie présente Œdipe sous les traits d’un « chevalier errant », lointain héritier de Don Quichotte.

7 Une des réécritures du temps de Voltaire va mettre Œdipe en scène sur les remparts de Thèbes, prenant victorieusement la ville, après avoir tué le chef de l’armée ennemie, Laïos, dans un combat singulier.

8 On oublie souvent qu’Œdipe prend le risque de mourir, en acceptant de défier le sphinx, et que le propre fils de Créon, frère de Jocaste – qui représentait donc la lignée héréditaire mâle en cas de décès de Laïos – avait échoué dans cette même épreuve et avait été précipité par le sphinx dans l’abîme, comme de nombreux autres thébains.

9 Les étymologistes ont vu dans la forme du lambda grec l’image du boiteux Œdipe, préfigurée jusque dans le patronyme de sa lignée.

10 Cette condamnation quasi unanime a commencé bien plus tôt, et la discussion autour de l’Œdipe de Corneille fournit les bases à la discussion du temps de Voltaire.

11 Voltaire, « Troisieme lettre, contenant la critique de l’Œdipe de Sophocle », Œdipe, Tragédie, La Haie, 1719, p. 98-99.

12 « C’est une faute du sujet, dit-on, & non de l’auteur, comme si ce n’étoit pas à l’auteur à corriger son sujet lors qu’il est defectueux » (ibid., p. 96).

13 Chez Sophocle, comme chez les auteurs qui l’ont suivi, on trouve à cette coïncidence des justifications : l’attachement du vieillard à Œdipe qui le pousserait à se rendre lui-même à Thèbes, pour le revoir une dernière fois ; la bonté du pâtre corinthien, analogue à la bonté du serviteur thébain, qui lui fournirait une occasion d’atténuer, certes assez maladroitement, le chagrin d’Œdipe en lui annonçant que Polybos n’était pas son père biologique Ce qui, au passage, lui permettrait aussi de soulager sa propre conscience, puisque le berger de Corinthe était associé, depuis le début, au mensonge royal sur la filiation dynastique. Le mensonge des serviteurs est un des rouages de la fable chez Sophocle.

14 François Melchior de Folard, « Préface à l’Œdipe », Œdipe, Tragédie, Utrecht, 1734, p. 21-22

15 Il faut reconnaître, avec Voltaire, que l’omniprésence du destin chez Sophocle renvoie les histoires d’amour au second rang, même les questions de légitimité dynastique qui auraient pu être invoquées par Créon, privé du trône par Œdipe.

16 Voltaire, « Quatrieme lettre, qui contient la critique de l’Œdipe de Corneille », Œdipe, p. 108-109.

17 Corneille, puis Voltaire et ses contemporains, ont réécrit Œdipe Roi en rajoutant à la fable antique une intrigue amoureuse, parfois doublée d’une rivalité politique, intrigues censées rendre « intéressant » le sujet de la pièce.

18 Antoine Houdar de la Motte, « Quatrième discours sur la tragédie. A l’occasion de la tragédie d’Œdipe », Œuvres, Paris, 1754, p. 381.

19 Tel le valeureux Philoctète, éconduit par Jocaste, qui se serait vengé de Laïos, son rival amoureux…, ou bien Etéocle et Polynice, fils d’Œdipe chez M. de Lauragais, qui se demandent s’ils ne sont pas, eux, les descendants des Labdacides ou du « sang de Laïos » que réclame désormais l’oracle.

20 Louis de Lauragais, « Dissertation sur les Œdipes », Jocaste, tragédie, Paris, 1781, p. 122-124.

21 Ibid., p. 172-173.

22 Pierre Brumoy, « Réflexions sur l’Œdipe de Sophocle », Le Théâtre des Grecs, Paris, 1785, p. 231

23 La pièce de Sophocle ne fait pas commettre à Œdipe de crime en toute conscience de cause, donc un tribunal moderne devrait l’acquitter, ou au moins lui trouver des circonstances atténuantes, puisqu’il n’y a nulle trace de préméditation dans les actes commis.

24 Lorsque l’on sait que, quelques décennies plus tard, la lecture fataliste du mythe s’imposera en Allemagne, les différences culturelles et philosophiques apparaissent ici au grand jour.

25 Antoine Houdar de la Motte, « Quatrième Discours », p. 377.

26 Pierre Brumoy, Le Théâtre des Grecs, p. 237-238.

27 Voltaire, « Quatrieme lettre, qui contient la critique de l’Œdipe de Corneille », Œdipe, p. 112-113.

28 François Melchior de Folard, Œdipe, p. 15-16.

29 Jacques Scherer résume comme suit : « Le casier judiciaire de Laïos est plus chargé encore que celui de ses ancêtres. Pourtant, la révérence pour la fonction paternelle a conduit de nombreux auteurs à présenter Laïos plus en victime qu’en coupable. En réalité, Laïos, avant même d’être le père d’Œdipe, a été compromis dans une bien vilaine affaire dont celle d’Œdipe va résulter. Soit avant son mariage avec Jocaste, soit parce qu’il aurait été temporairement banni de Thèbes, Laïos passa quelque temps à la cour du roi Pélops, à Pise, en Elide. Pélops était fils de Tantale et père d’Atrée et de Thyeste. Il avait aussi pour fils le jeune et beau Chrysippos, dont le nom signifie cheval d’or ; Laïos devint éperdument amoureux de lui. On prétend à ce propos que Laïos a été l’introducteur de l’homosexualité en Grèce, mais ce n’est pas vraisemblable car, outre l’acceptation générale de cette pratique par les Grecs, les mêmes mythologues disent que le dieu Poséidon avait déjà été l’amant de Pélops. Quoi qu’il en soit, Laïos, sans égard aux sentiments de son hôte ni du jeune homme lui-même, enleva Chrysippos et le contraignit à des relations sexuelles ; Chrysippos, de honte, se suicida. C’est alors que Pélops lança contre Laïos la malédiction qui devait scander toute la vie d’Œdipe : si tu as un fils, ce fils tuera son père et épousera sa mère. Avant même d’avoir un fils, Laïos, qui n’avait pas su avoir une attitude paternelle avec Chrysippos, avait été un mauvais père. Justement effrayé par la prédiction de Pélops, il se rendit à Delphes avec l’espoir que l’oracle la démentirait ; mais Delphes au contraire confirma cette menace » (Jacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, PUF, 1987, p. 43).

30 Jean Bollack, « Né damné », Théâtre / public, 70-71, 1986, p. 18-19.

31 Sur le genre du « drame fataliste » voir Roger Bauer, Inevitabilis Vis Fatorum. Der Triumph des Schicksalsdramas auf der europäischen Bühne um 1800, Bern, Peter Lang, 1990.

32 L’Antiquité classique ayant servi de modèle à la littérature weimarienne honnie par le Romantisme.

Pour citer ce document

Jean-Marie Winkler, « Destin, liberté, nécessité :Réécritures d’Œdipe Roi au temps de Voltaire et de Gœthe » dans « “Fatum” : destin et liberté dans le théâtre », « Travaux et documents hispaniques », n° 4, 2012 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Jean-Marie Winkler

Normandie Univ, UNIROUEN, ERIAC, 76000 Rouen, France
Jean-Marie Winkler, professeur des Universités. A publié L’Attente et la fête : recherches sur le théâtre de Thomas Bernhard (1989) et Autriche annexée : nouvelles recherches sur la comptabilité de la mort (2010). Il a édité le théâtre de Thomas Bernhard (Dramen, 2004-2005).