Pierre Corneille, la parole et les vers

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

Pierre Corneille, la parole et les vers
  • Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Liliane Picciola, de Bénédicte Louvat et de Cécilia Laurin  Introduction

Le dialogue et le vers

Les comédies de Corneille ou la mise en vers de l’honnête conversation

Françoise Poulet


Résumés

Corneille compare le « style naïf » de ses premières comédies, de Mélite à La Place Royale, à de la « prose rimée ». Loin du « style pompeux » qui sera celui de ses futures tragédies, il fait de l’alexandrin un vers comique mimétique de l’honnête conversation, qui en reproduit le naturel et la variété. Or c’est en respectant strictement les règles de la versification que le poète parvient à composer ces « comédies de la conversation », comme le montrent l’analyse de l’enchaînement des répliques dans les dialogues et la structure interne des répliques elles-mêmes. Corneille dramatise les échanges par des procédés d’oralisation et privilégie les effets de concordance sur les phénomènes de rupture afin de reproduire le rythme de la conversation sans jamais « disloquer ce grand niais d’alexandrin ».

Texte intégral

1Dans un célèbre passage de l’Examen de Mélite, Corneille évoque « le style naïf qui [fait] une peinture de la conversation des honnêtes gens1 » : c’est ce style qui lui a permis, au début des années 1630, de renouveler l’elocutio de la comédie en l’affranchissant de ses influences antiques et italiennes, jugées par le poète trop conventionnelles et bouffonnes. Les écrits liminaires de ses premières comédies reprennent fréquemment cette distinction entre le « style naïf », qui est l’apanage de la comédie, et le « style pompeux » de la tragédie2. Dans l’avis « Au lecteur » de La Veuve, Corneille associe ce style naturel à la simplicité du vers et va jusqu’à parler de « prose rimée » :

Si tu n’es homme à te contenter de la naïveté du style, et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point à la lecture de cette pièce, son ornement n’est pas dans l’éclat des vers. C’est une belle chose que de les faire puissants et majestueux, cette pompe ravit d’ordinaire les esprits, et pour le moins les éblouit mais il faut que les sujets en fassent naître les occasions, autrement c’est en faire parade mal à propos, et pour gagner le nom de poète perdre celui de judicieux. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes acteurs, que ce que diraient vraisemblablement en leur place ceux qu’ils représentent, et de les faire discourir en honnêtes gens, et non pas en auteurs. Ce n’est qu’aux ouvrages où le poète parle, qu’il faut parler en poète […]. Ici donc tu ne trouveras en beaucoup d’endroits qu’une prose rimée, peu de scènes toutefois sans quelque raisonnement assez véritable, et partout une conduite assez industrieuse3.

2Corneille répond à quiconque pourrait lui reprocher la simplicité de ses vers en avançant l’argument de la vraisemblance et de l’aptum. L’elocutio, la parole versifiée, est conforme à l’inventio comique et s’adapte à l’esprit de la conversation : les honnêtes gens, jeunes gentilshommes et dames de bonnes conditions qu’il met en scène dans les années 1630, ne peuvent s’exprimer comme des héros et des héroïnes de tragédie ; de manière mimétique, ils parlent la même langue que les spectateurs honnêtes qui viennent les voir sur scène4. Le rythme métrique doit se couler dans le rythme de la parole honnête et faire oublier toute emphase ou éclat pompeux. Si l’on pousse la logique de Corneille jusqu’à son terme, ses personnages devraient même s’exprimer en prose, puisque nous ne parlons pas en vers. Tout du moins leurs vers ne doivent-ils pas sentir le mètre : en les entendant, le spectateur doit presque oublier qu’il s’agit d’alexandrins ; s’il continue certes à percevoir la rime, les accents métriques doivent quant à eux s’effacer derrière les principaux accents linguistiques et syntaxiques du discours.

3C’est donc cette « prose rimée », dont le rythme adopte le naturel, la souplesse et la variété de l’honnête conversation, que nous aimerions étudier dans les comédies cornéliennes des années 1630 – Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais, La Suivante et La Place Royale –, qui peuvent être envisagées comme des « comédies de la conversation5 ». Comment le vers dramatique enregistre-t-il les codes de l’honnête échange ? Comme le souligne Marie-Hélène Prat dans un article consacré à la versification du Misanthrope, il y a a priori opposition entre les contraintes fortes du vers classique et la liberté de la conversation mondaine6. Bien que les comédies de Corneille ne prennent pas pour décor une salle de réception, comme le salon de Célimène, la conversation y est l’activité principale des jeunes gens représentés. Comment le vers comique, tout en respectant strictement les contraintes de la versification, parvient-il à produire l’illusion mimétique d’une parole fluide et naïve ? Si, à première vue, le vers de la comédie cornélienne semble respecter une régularité toute malherbienne, on relève à l’étude de nombreux procédés d’oralisation et jeux de discordance rythmique : ces effets permettent à Corneille de concilier les contraintes du vers avec l’esprit de l’honnête conversation en définissant son vers comme un mètre dramatique comique. C’est ce que permettra de montrer l’analyse des dialogues dans un premier temps, puis l’enchaînement des répliques et, enfin, la structure interne des répliques elles-mêmes.

Le vers et la « découverte du dialogue »

4Dans son étude de référence sur la comédie cornélienne, Gabriel Conesa montre que ce qui marque la spécificité de celle-ci et la distingue de la tradition pastorale et tragi-comique du temps est avant tout la « découverte du dialogue7 ». Selon lui, contrairement à certains dramaturges antérieurs ou contemporains, Corneille ne se contente pas de faire alterner des répliques qui seraient simplement juxtaposées : il conçoit ses personnages comme des interlocuteurs engagés dans d’authentiques dialogues dramatiques fondés sur l’accord ou la confrontation. Gabriel Conesa analyse cette nouveauté à des niveaux principalement linguistique et énonciatif : il constate que les répliques de chaque personnage ne sont pas autonomes, mais sont liées entre elles par des éléments de reprise et des mots de liaison ; il relève également la fréquence des apostrophes et des interruptions, autant de marqueurs de l’interlocution8. Ces marqueurs ont également une incidence sur le rythme du mètre.

5Corneille joue tout d’abord sur la forme et la longueur des répliques de manière à ce que leur variété soit mimétique du rythme de la conversation des honnêtes gens. À propos de la conversation de salon mise en scène dans Le Misanthrope, Marie-Hélène Prat parle de « régularité dans l’irrégularité9 » : les honnêtes gens doivent maîtriser la capacité de s’autoréguler, c’est-à-dire moduler la longueur et la forme de leurs répliques afin de garantir la conversation contre tout risque de rigidité ou de monotonie. Plus de trente ans avant Molière, Corneille prend soin de fuir certaines scènes stéréotypées de la pastorale, qui reposent sur l’enchaînement d’un même type de répliques – les stichomythies ou les distiques par exemple – afin d’introduire dans ses dialogues davantage de variété. On citera un seul contre-exemple : la scène 2 de l’acte III de La Suivante, dans laquelle Clarimond et Daphnis échangent un total de 40 stichomythies. Les scènes 6 de l’acte I et 9 de l’acte III sont des duos bien plus représentatifs de l’« irrégularité » de l’enchaînement métrique qui caractérise la comédie cornélienne. Dans la première de ces deux scènes, qui fait dialoguer Daphnis et Théante, les répliques qui s’enchaînent contiennent le nombre de vers suivant : 6 (D.) – 4 (Th.) – 14 (D.) – 8 (Th.) – 4 (D.) – 1 (Th.) – 1 (D.) – 1 (Th.) – 2 (D.). À la fin de l’échange, on compte trois vers s’apparentant à des stichomythies, mais dans un enchaînement extrêmement bref, comme on peut le voir, qui n’a rien de l’alternance plus mécanique et conventionnelle de la scène 2 de l’acte III10. Si l’on peut bien sûr retrouver ce type d’enchaînement des répliques dans les pastorales et tragi-comédies antérieures et contemporaines, on constate néanmoins que la modulation du nombre de vers dans les répliques des dialogues est plus systématique dans les comédies de Corneille11.

6Il arrive également que la variété de l’échange soit renforcée par l’insertion d’une lettre ou d’un billet amoureux dont la métrique diffère des alexandrins à rimes suivies que l’on trouve dans le reste de la pièce : si, dans Mélite, les fausses lettres insérées sont en prose (II, 7 et III, 2), dans La Place Royale, la lettre supposée d’Alidor à Clarine (II, 2) et celle de Cléandre à Angélique (IV, 7) sont hétérométriques – elles sont toutes deux composées d’octosyllabes et d’alexandrins. Relevant de la tradition de la pastorale, ces pièces, dont la versification est plus élaborée, restent toutefois vraisemblables puisqu’elles sont présentées comme rédigées hors scène et travaillées ; elles diffèrent en cela de la parole improvisée. A contrario, ces lettres dans lesquelles la voix du poète se fait entendre ont pour effet de souligner le caractère ordinaire de la conversation des personnages mise en scène dans le reste de la pièce.

7Enfin, les premières comédies de Corneille montrent que le poète se soumet moins que certains de ses contemporains à ce que Jacques Scherer appelle la « tyrannie de la tirade12 », afin là encore de varier la forme et la longueur des répliques. Lorsqu’il cède à cette « tyrannie », l’apparition de la tirade peut être motivée par le spectaculaire, comme dans Mélite, où la fureur d’Éraste s’exprime pour le plus grand plaisir du public dans de très longs passages (77 vers à la scène 6 de l’acte IV ; 63 à la scène 2 de l’acte V). C’est pourquoi, dans la scène d’exposition de La Place Royale, qui confronte les points de vue divergents d’Angélique et Philis sur la relation amoureuse, Angélique fait remarquer à sa compagne qu’elle a trop longtemps monopolisé la parole (elle vient de prononcer une tirade de 40 vers) :

Voilà fort plaisamment tailler cette matière,
Et donner à ta langue une longue carrière13 […]

8Il serait en effet invraisemblable de représenter des personnages donnant l’impression de soliloquer chacun de leur côté. L’étude de l’enchaînement des répliques, que nous allons mener à présent, va également montrer comment le mètre accueille la structure de la phrase dans un art mimétique de la conversation.

L’enchaînement des répliques

9Gabriel Conesa précise que, si les pièces de Corneille contiennent autant de longues répliques que dans le théâtre de son temps, celles-ci changent de nature : elles s’apparentent moins à des récits ou des narrations qu’à des paroles adressées portant les marques de l’interlocution14. Dans les prises de parole des personnages, on note en effet la fréquence de ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni appelle des « captateurs » – pour désigner les éléments phatiques que l’émetteur adresse à son récepteur afin de s’assurer de son écoute (« hein ? », « n’est-ce pas ? ») – et des « régulateurs », émis cette fois-ci par le récepteur à la manière de « signaux d’écoute » (« oui », « bien sûr15 »). « Captateurs » et « régulateurs », qui peuvent être de nature verbale, vocale ou non-verbale, font partie de la synchronisation interactionnelle. La fréquence de ces marques de l’interlocution entraîne parfois des phénomènes de discordance entre accents métriques et segments linguistiques16. La scène 3 de l’acte I de La Veuve, scène de dialogue entre Doris et sa mère Crysante, en fournit une illustration : les apostrophes en début de vers17 ont pour effet d’affaiblir la perception que l’auditeur peut avoir du mètre 6+6 grâce à l’enjambement interne (« Madame, il n’en va pas || ainsi que vous pensez », v. 164), et ce d’autant plus quand elle entraîne une coupe lyrique18 dans le premier hémistiche :

Doris
Madame | puissiez-vous || li|re dans mon esprit19 […].

10L’usage des adverbes de confirmation ou de négation du propos crée les mêmes effets rythmiques (« Oui, pourvu qu’Alcidon || te soit ainsi prescrit », v. 171), tout comme les interjections (« Eh bien, avec ces traits || est-il à ton usage ? », v. 234) et les verbes de mouvement à l’impératif annonçant un changement de scène, comme dans cet exemple où l’enjambement se produit cette fois-ci sur deux vers : « Rentre, voici Géron de qui la conférence / Doit rompre, ou nous donner une entière assurance » (v. 253-254). On ajoutera enfin les commentaires métadiscursifs, les incises et les incidentes, ainsi que les autres apostrophes nominales ou adjectivales dont la récurrence est frappante dans les pièces :

Pleirante
Ma fille, adieu, les yeux d’un homme de mon âge
Peut-être empêcheraient la moitié du message20.

11Mais ce dernier exemple montre que les marques de l’interlocution n’entraînent pas systématiquement, loin de là, de phénomène de discordance externe ou interne. En effet, dans ce cas, la structure métrique n’est pas véritablement mise en danger puisque les limites du vers retrouvent les bornes de la syntaxe à la fin du vers suivant : on identifiera donc plutôt ici un phénomène de concordance différée21. À l’oreille, le spectateur entend moins un effet de rupture qu’un procédé d’accélération qui reproduit la vivacité de la conversation ordinaire.

12Il en va de même, le plus souvent, pour les interruptions qui, bien que les usages de la conversation honnête les réprouvent22, sont très fréquentes entre les différents personnages et contribuent là encore à créer l’illusion d’une conversation animée. Pierre Larthomas étudie d’ailleurs celles-ci parmi les procédés d’enchaînement des répliques en tant qu’elles favorisent l’effet de rapidité et de naturel dans le dialogue théâtral23. Lorsque ces interruptions engendrent des répliques chevauchantes, on trouve le plus souvent des répliques-hémistiches, c’est-à-dire que les accents métriques et les accents syntaxiques se superposent une fois encore. Ce passage de Mélite permet d’illustrer ce constat :

Cloris
L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,
Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments
Mêlés de repentirs…

Mélite
                                    Qu’à la fin exorable
Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable ?

Cloris

Vous devinez fort mal.

Tirsis

                                      Quoi ? tu l’as dédaigné24 ?

13La phrase commencée par Cloris et interrompue au vers 1863 est terminée par Mélite au vers 1864. Malgré l’interruption, il n’y a donc aucun effet de discordance dans cette phrase de 48 syllabes25 : les enjambements qui relient les vers entre eux ne servent pas à mettre en valeur un segment en particulier ; dans la réplique de Cloris, ils créent plutôt un effet d’accélération venant buter sur l’ironie affectueuse de Mélite, qui la coupe pour terminer sa phrase à sa place. La réplique chevauchante du vers 1865 est davantage accidentée, car elle est partagée en deux propositions distinctes et inclut une interjection marquée par un accent d’insistance dans la bouche de Tirsis (« Quoi ? »). Mais, une fois encore, cette réplique est séparée en deux hémistiches de six syllabes, ce qui permet de préserver un certain équilibre dans le vers.

14Toutes les répliques chevauchantes ne respectent pas ce schéma, mais l’effet de concordance reste généralement perceptible au niveau de la phrase, comme dans ce passage extrait de la dernière scène de Mélite :

Mélite, à Tircis
                                         À ce conte éclaircis
Du principal sujet qui nous mettait en doute
Qu’es-tu d’avis, mon cœur, de lui répondre ?

Tirsis
                                                                      Écoute
Quatre mots à quartier.

Éraste
                                     Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort26 !

15Il y a bien ici contre-rejet du verbe « écoute » au vers 1920, mais la fin de la proposition retrouve les bornes de l’hémistiche. Il en va de même pour la réplique d’Éraste, qui s’étend sur un hémistiche et le vers suivant. Plutôt que de parler de discordance, il paraît plus pertinent d’emprunter à Robert Garrette l’expression de « phrase semi-concordante » puisque l’une de ses limites coïncide avec la fin du vers et l’autre avec l’hémistiche27. La rime suivie, dont la perception pouvait être menacée par la place de « répondre » et de « quartier » en fin de proposition, devient de nouveau évidente pour l’oreille du spectateur grâce à la réplique d’Éraste (« tort » / « mort »).

16Corneille recourt par ailleurs fréquemment à la forme de la réplique-hémistiche à cheval sur deux scènes comme type de liaison des scènes, dans le cadre de ce que le poète appelle la liaison de discours28. Dans les scènes 3 à 9 de l’acte II de La Suivante, Daphnis donne plusieurs ordres successifs à Amarante afin qu’elle la laisse seule avec Florame, qu’elles aiment toutes les deux ; mais Amarante s’empresse à chaque fois de revenir sur le plateau afin de séparer les amants :

Florame
Ce rare et haut sujet…

Amarante
                                     Tout [= la tapisserie] est presque tendu29.

17Daphnis prononce de même deux répliques-hémistiches à cheval sur les scènes 6 et 7. En revanche, Florame ne prononce que trois syllabes à la fin de la scène 7 (« Je fais vœu… », v. 464), qui sont complétées par les neuf syllabes prononcées par Amarante au début de la scène 8 (« Votre clef ne se saurait trouver »). Mais dans l’ensemble des pièces, les cas de répliques-hémistiches assurant la liaison des scènes restent bien plus nombreux30.

18Aussi peut-on proposer, à partir de cette étude de l’enchaînement des répliques, une première définition de ce que Corneille appelle « prose rimée ». Le poète dramatise le dialogue en multipliant les « captateurs » et les « signaux d’écoute » pour en faire une interaction mimétique de la conversation ordinaire des honnêtes gens. Mais cette dramatisation se glisse avec souplesse dans la structure métrique, en privilégiant les effets de concordance et de semi-concordance sur les phénomènes de rupture31. Cette « découverte du dialogue » dans le respect des contraintes du vers engendre une impression d’harmonie et de naïveté qui peut être identifiée au rythme de la conversation. Gabriel Conesa a pourtant montré qu’au vu des variantes et des corrections qu’il apporte à ses pièces en 1660, Corneille avait jugé le dialogue de ses premières comédies trop heurté et fragmenté : selon lui, le dramaturge adopte dans les années 1630 « une prosodie relativement accidentée sur le plan rythmique, afin d’accroître, par un jeu d’intonations variées, l’expressivité de son discours comique32 ». Nos précédents relevés montrent qu’il convient de nuancer cette lecture d’un vers comique plus accidenté que ne le sera le vers tragique.

Structure métrique et structure linguistique à l’intérieur des répliques : des effets d’oralité

19Ces premières conclusions se retrouvent au niveau de la réplique elle-même. Des effets de discordance entre structure métrique et syntagmes se relèvent dans les scènes d’émotivité forte, telles les scènes de dispute entre rivaux ou entre amants, ou encore dans les scènes de plaintes, comme dans la scène 3 de l’acte II de La Galerie du Palais :

Dorimant
Je ne suis plus à moi quand je vois Hippolite,
Rejetant ma louange, avouer son mérite,
Négliger mon ardeur ensemble, et l’approuver,
Me remplir tout d’un temps d’espoir, et m’en priver,
Me refuser son cœur en acceptant mon âme33 […].

20On note dans cette réplique de Dorimant deux rejets internes aux vers 439 et 440 : le comédien est invité à prononcer ces deux vers en insistant sur l’accent de coupe (après « ensemble » et « espoir ») plutôt que sur l’accent de césure (après « ardeur » et « temps »). Toutefois, ces discordances sont plus fréquentes à l’intérieur du vers qu’en dehors de ses bornes extérieures : les rejets et contre-rejets externes sont beaucoup plus rares que les rejets et contre-rejets internes. L’auditeur garde ainsi à l’oreille la perception du rythme de l’alexandrin et de la rime, même quand celle du mètre binaire est estompée. Quant aux enjambements externes, si l’on en relève fréquemment, ils ne servent généralement pas à mettre en valeur un syntagme en particulier et se résorbent bien souvent en cas de semi-concordance et de concordance différée évoqués précédemment, comme dans cet autre exemple tiré de La Galerie du Palais :

Lisandre
Célidée, ah tu fuis ! tu fuis donc, et tu n’oses
Faire tes yeux témoins d’un trépas que tu causes34 […].

21Par ailleurs, plus que les phénomènes de rupture et de discordance, Corneille travaille sur les attaques de vers pour oraliser et dramatiser les répliques de ses personnages. Si on laisse de côté les marqueurs de l’interlocution étudiés précédemment, on peut relever les épizeuxes, les interjections et les autres marques de l’affectivité qui portent un accent d’insistance émotionnel, comme dans ces exemples tirés de La Place Royale :

Philis
Défais-toi, défais-toi de ces fausses maximes […].

Angélique
Voilà, voilà que c’est d’avoir trop attendu […].

C’était, c’était tantôt qu’il fallait t’exciter,
C’était, c’était tantôt qu’il fallait m’emporter35 […].

22L’une des caractéristiques du vers cornélien est la présence en début de vers d’un substantif ou d’un adjectif (en apostrophe ou comme épithète détachée) qui engendre une coupe lyrique :

Les Grâces|, au séjour || qu’elles faisaient | aux cieux,
Préfèrent l’honneur d’accompagner ses yeux36 […].

Simple|, ce qu’il en fait || n’est rien | qu’à sa prière37 […].

23Sans pour autant supprimer les accents fixes de l’alexandrin, Corneille fait perdre à ce mètre toute la rigidité mécanique qu’il pourrait avoir afin de dramatiser l’émotivité de ses personnages et de créer des effets d’oralité.

24On pourrait opposer à cette dramaturgie de la conversation les nombreux monologues que ces comédies contiennent, véritables « scènes à faire » qui prennent bien souvent la forme poétique des stances. Dans le seul acte IV de La Place Royale, Alidor prononce deux monologues (scène 1 et 5). Toutefois, dans le monologue de la scène 1, la variété et la naïveté du ton interviennent une fois encore dans la manière dont la phrase (P) se coule dans le mètre. Sans se fonder sur la ponctuation, mais en considérant la syntaxe, on note le schéma suivant : P1 = 3v. ; P2 = 2v. ; P3 = 1v. ; P4 = 1v. ; P5 = 2v. ; P6 = 2v. ; P7 = 2v. ; P8 = 2v. ; P9 = 6v., etc. Cette variété dans la correspondance entre la phrase et les bornes du vers a une fois encore pour effet d’estomper le mètre 6+6 tout en préservant pour l’oreille du spectateur la perception des douze syllabes de l’alexandrin. Le vers s’apparente bel et bien ici à une « prose rimée ».

25Dans la scène 5 de l’acte I de La Galerie du Palais, Dorimant évoque la versification d’une pièce réussie :

Cela n’est pas tant mal pour un commencement,
La plupart de ses vers coulent fort doucement38 […].

26Ce sont bien des vers qui « coulent doucement » que nous pouvons entendre dans les premières comédies cornéliennes. Afin de créer l’illusion mimétique de la conversation des honnêtes gens, Corneille ne brise pas le mètre en multipliant les phénomènes de discordance : tout en respectant le cadre contraint de l’alexandrin, il joue des effets de concordance différée et de semi-concordance, mais aussi des procédés d’oralité afin d’engendrer l’impression, à l’oreille, d’un vers accidenté, sans pour autant rompre avec la structure métrique. Nous ne lisons donc pas, bien entendu, une véritable « prose rimée » ; mais notre oreille perçoit l’alexandrin comme tel. Bien qu’il présente les vers de ses premières comédies comme « sentant » un peu trop la province rouennaise39, c’est en reproduisant sur la scène la variété et la souplesse de la conversation mondaine parisienne que Corneille parvient à faire de l’alexandrin de ses comédies un vers dramatique. En marge des débats sur la vraisemblance de l’alexandrin dans le poème tragique, mètre perçu par certains théoriciens comme étant le plus proche de la prose40, Corneille fonde dans ses premières pièces un usage comique de ce vers qui en fait le parfait reflet de la syntaxe fluide et variée caractérisant le rythme de la conversation mondaine du temps.

Notes

1 Pierre Corneille, Théâtre complet, éd. Pierre Lièvre et Roger Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, t. I, Mélite, « Examen », p. 88.

2 Voir notamment l’épître dédicatoire de La Suivante, adressée à un dédicataire anonyme : « Pour venir à cette Suivante que je vous dédie, elle est d’un genre qui demande plutôt un style naïf que pompeux » (P. Corneille, Théâtre I [1968], éd. J. Maurens, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 306). Dans l’avis « Au lecteur » de Mélite, Corneille dit aussi de sa « façon d’écrire », qu’elle est « simple et familière » (ibid., p. 39).

3 Ibid., p. 127. Corneille le répète en des termes proches dans son discours « De l’utilité et des parties du poème dramatique » : « […] le langage doit être net, les Figures placées à propos et diversifiées, et la versification aisée, et élevée au-dessus de la Prose, mais non pas jusqu’à l’enflure du Poème Épique, puisque ceux que le Poète fait parler ne sont pas des Poètes » (Trois discours sur le poème dramatique [1660], éd. M. Escola et B. Louvat, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 85).

4 Dans La Veuve, une métalepse vient comiquement rappeler que les personnages peuvent être conçus comme les doubles fictifs des spectateurs honnêtes qui les contemplent : « Alcidon : […] Comme alors qu’au théâtre on nous fait voir Mélite / Le discours de Cloris quand Philandre la quitte […] » (P. Corneille, Théâtre I, op. cit., III, 3, v. 955-956, p. 181).

5 Nous laisserons de côté trois comédies de Corneille qui développent d’autres enjeux que la première série de pièces que nous venons de citer : L’Illusion comique, qui ne met pas directement en scène le monde des honnêtes gens, et Le Menteur et La Suite du Menteur, deux adaptations de comedias espagnoles.

6 Marie-Hélène Prat, « Réplique, phrase, mètre dans Le Misanthrope – L’esprit de la conversation », dans Phrases. Syntaxe, rythme, cohésion du texte, dir. Franck Neveu, Paris, SEDES, 1999, p. 135-151.

7 Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636) : étude dramaturgique, Paris, SEDES, 1989, « Troisième partie. La découverte du dialogue », p. 149. « Le dialogue dramatique suppose en effet la confrontation de deux paroles distinctes, concordantes ou antinomiques, mais susceptibles de s’altérer l’une l’autre et, de toute façon, de modifier constamment la situation de parole qui les sous-tend. Il doit montrer le conflit, le traduire, l’exprimer, et ne pas consister en la pure juxtaposition de deux discours relativement autonomes. »

8 Ibid., IIIe partie, chap. 3 (« Les interlocuteurs »), p. 191 sq.

9 M.-H. Prat, « Réplique, phrase, mètre dans Le Misanthrope […] », art. cité, p. 136.

10 Dans la scène 9 de l’acte III, qui fait dialoguer Daphnis et Florame, la répartition des répliques est la suivante : 1,5 (D.) – 1 (Fl.) – 1 (D.) – 3 (Fl.) – 4 (D.) – 4 (Fl.) – ½ (D.) – ½ (Fl.) – 9 (D.) – 4 (Fl.) – 6 (D.) – 4 (Fl.) – ½ (D.) – 3,5 (Fl.) – 2 (D.) – 2 (Fl.) – 1 (D.) – 3 (Fl.) – 4 (D.) – 2 (Fl.) – 3 syll. (D.) – 9 syll. (Fl.) – 4 (D.) – ½ (Fl.) – ½ (D.).

11 G. Conesa compare par exemple l’enchaînement des répliques dans les comédies de Corneille avec Les Bergeries de Racan, pastorale publiée en 1625, et La Sylvie de Mairet, tragi-comédie pastorale de 1626 (Pierre Corneille et la naissance du genre comique, op. cit., p. 209-214).

12 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France [1950], Saint-Genouph, Nizet, 2001, p. 225.

13 P. Corneille, Théâtre I, op. cit., La Place Royale, I, 1, v. 85-86, p. 385.

14 G. Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique, op. cit., p. 165 sq.

15 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Conversation, Paris, Seuil, « Memo », 1996, p. 5.

16 Sur la notion de discordance, voir cette définition de Robert Garrette : « […] nous appelons discordantes (ou non concordantes) les phrases dont la mesure syllabique […] ne coïncide ni avec un hémistiche, ni avec un vers, ni avec un nombre entier de vers. Par opposition, sont concordantes les phrases de 6, 12, 24, 36, 48, 60, etc. syllabes, c’est-à-dire celles qui correspondent à un hémistiche, à un vers, ou à un nombre entier de vers » (Robert Garrette, La Phrase de Racine : étude stylistique et stylométrique, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 85). Voir également Jean Mazaleyrat, Éléments de métrique française [1974], Paris, Armand Colin, 2004, p. 119 sq. et Michèle Aquien, La Versification appliquée aux textes, Paris, Nathan Université, « 128 », 1993, p. 50-55.

17 G. Conesa note la fréquence des apostrophes dans les comédies de Corneille par rapport aux pastorales et aux comédies contemporaines (Pierre Corneille et la naissance du genre comique, op. cit., p. 192).

18 Précisons que cette terminologie, notamment définie par J. Mazaleyrat (Éléments de métrique française, op. cit., p. 175-180), ne fait pas l’objet d’un consensus chez les théoriciens du vers, surtout lorsqu’il s’agit d’étudier les accents du vers classique. Voir Guillaume Peureux, La Fabrique du vers, Paris, Seuil, « Poétique », 2009.

19 P. Corneille, Théâtre I, op. cit., La Veuve, I, 3, v. 172. Nous soulignons les voyelles accentuées et marquons les coupes et la césure respectivement par une et deux barres verticales.

20 Ibid., La Galerie du Palais, I, 2, v. 49-50, p. 231.

21 Voir M. Aquien, La Versification appliquée aux textes, op. cit., p. 53-54. Il en va de même dans les nombreuses occurrences que nous pouvons relever où l’apostrophe en début de vers est suivie d’une incidente de manière à former un premier hémistiche concordant, comme dans ce vers de La Veuve : « Madame, je vous jure il pèche innocemment » (P. Corneille, Théâtre I, op. cit., I, 4, v. 271, p. 157). Sur cette question, nous suivrons donc les conclusions de G. Peureux mettant en garde contre une lecture anachronique des effets de discordance qui consisterait à en identifier partout et à tout prix, aux dépens de la perception du rythme du vers au xviie siècle (La Fabrique du vers, op. cit., p. 213-215).

22 « Si l’on parle à eux [les honnêtes gens], ils sont attentifs sans jamais interrompre, & lors qu’il est temps de respondre, ils le font avec ordre & jugement » (Nicolas Faret, L’Honneste homme, ou l’art de plaire à la court, Paris, Toussaint du Bray, 1630, p. 192-193).

23 Pierre Larthomas, Le Langage dramatique : sa nature, ses procédés [1972], Paris, PUF, « Quadrige », 1980, p. 265-268.

24 P. Corneille, Théâtre I, op. cit., Mélite, V, 5, v. 1861-1865, p. 115.

25 Voir R. Garrette, La Phrase de Racine, op. cit. Voir également l’étude de Valérie Beaudouin, Mètre et rythmes du vers classique : Corneille et Racine, Paris, Champion, 2002.

26 P. Corneille, Théâtre I, op. cit., Mélite, V, sc. dernière, v. 1918-1922, p. 118.

27 R. Garrette, La Phrase de Racine, op. cit., p. 86. « À côté des phrases de 18-syllabes (= 1 vers + 1 hémistiche) doivent être considérées aussi comme semi-concordantes les 30-, 42-, 54-, 66-, etc.-syllabes (= n vers + 1 hémistiche) » (ibid.).

28 Voir son « Discours des trois unités, d’action, de jour et de lieu », dans P. Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, op. cit., p. 136-137. Sur cette question, voir la thèse de Marc Douguet, La Composition dramatique. La liaison des scènes dans le théâtre français du xviie siècle, sous la direction de Marc Escola, Université Paris 8, 2015.

29 P. Corneille, Théâtre I, op. cit., La Suivante, II, 5 et 6, v. 431, p. 326-327.

30 Voir La Veuve, III, 6-7 et V, 5-6 ; La Galerie du Palais, IV, 6-7…

31 On rencontre donc peu ce que R. Garrette appelle les « phrases chevauchantes » : « Par rapport aux discordantes, qui ont une limite commune soit avec un début soit avec une fin de vers, nous appelons chevauchantes les phrases qui s’établissent sur deux ou plusieurs vers et dont les limites ne coïncident ni avec un début ni avec une fin de vers. Selon ce critère, sont considérées comme chevauchantes les phrases < 12 syllabes qui commencent dans un vers et finissent dans un autre, ainsi que toutes les phrases => 12 syllabes qui, s’étendant sur deux ou plusieurs vers, n’ont aucune limite commune avec les bornes de vers » (La Phrase de Racine, op. cit., p. 88-89).

32 G. Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique, op. cit., p. 207.

33 P. Corneille, Théâtre I, op. cit., La Galerie du Palais, II, 3, v. 437-441, p. 247.

34 Ibid., II, 7, v. 649-650, p. 255.

35 Ibid., La Place Royale, I, 1, v. 97, p. 386 ; II, 3, v. 420, p. 397 ; III, 3, v. 695-696, p. 407.

36 Ibid., Mélite, I, 1, v. 75-76, p. 47.

37 Ibid., La Galerie du Palais, III, 8, v. 977, p. 268.

38 Ibid., v. 103-104, p. 233.

39 Voir l’avis « Au lecteur », dans les « Avertissements placés par Corneille en tête des divers recueils de ses pièces » publiés au seuil des Œuvres de Corneille jusqu’en 1657 : « Je vous les donne dans l’ordre que je les ai composés, et vous avouerai franchement que pour les vers, outre la faiblesse d’un homme qui commençait à en faire, il est malaisé qu’ils ne sentent la province où je suis né. Comme Dieu m’a fait naître mauvais courtisan, j’ai trouvé dans la cour plus de louanges que de bienfaits, et plus d’estime que d’établissement. Ainsi étant demeuré provincial, ce n’est pas merveille si mon élocution en conserve quelquefois le caractère » (P. Corneille, Théâtre complet, éd. Pierre Lièvre et Roger Caillois, op. cit., t. I, p. 3).

40 Voir par exemple ce qu’écrit l’abbé d’Aubignac dans le chap. « Des Stances » de sa Pratique du théâtre (1647) : « […] il faut présupposer, Que les grands vers de douze syllabes, nommés Communs dans les premiers Auteurs de la Poésie Française, doivent être considérés au Théâtre comme de la prose : car il en est de ces sortes de vers comme des Iambes, qui selon la doctrine d’Aristote furent choisis pour les Tragédies par les Anciens, à cause qu’ils approchent plus de la prose que tous les autres, et qu’ordinairement en parlant Grec ou Latin, on en fait sans y penser. De même donc en est-il de nos grands vers que nous avons employés à ce même Poème, et qui furent peut-être nommés Communs, parce que communément chacun en fait sans peine et sans préméditation dans le discours ordinaire » (D’Aubignac, Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2011, III, x, p. 383-384).

Pour citer ce document

Françoise Poulet, « Les comédies de Corneille ou la mise en vers de l’honnête conversation » dans Pierre Corneille, la parole et les vers,

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 26, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=981.

Quelques mots à propos de :  Françoise Poulet

Université Bordeaux Montaigne
EA 4593 CLARE (CEREC)
Françoise Poulet est maître de conférences en langue et littérature françaises du xviie siècle à l’Université Bordeaux Montaigne. Dans le sillage de sa thèse consacrée aux représentations de l’extravagance dans le théâtre et le roman des années 1620-1660, ses recherches actuelles portent sur la comédie et l’histoire comique, mais aussi sur des questions de linguistique énonciative inscrites au cœur de la civilité à l’âge classique, telles que la raillerie et le compliment.