Pierre Corneille, la parole et les vers

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

Pierre Corneille, la parole et les vers
  • Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Liliane Picciola, de Bénédicte Louvat et de Cécilia Laurin  Introduction

Matrices et formes-sens

Déclamer Corneille

Pierre-Alain Clerc


Résumés

Après un survol de quelques-uns des rares témoignages que l’on possède sur l’action dramatique des comédiens au xviie siècle, cet article propose diverses analyses de la versification, des structures poétiques, de la grammaire, de la disposition et des figures de rhétorique. Ce sont elles qui peuvent guider le comédien vers une bonne manière de révéler à l’auditeur le sens de l’œuvre. Un cas particulièrement intéressant est ce célèbre discours dans le discours que prononce Cinna à Émilie, lui rapportant ce qu’il vient de dire aux conjurés : Corneille lui-même avoue y avoir utilisé « les ornements de la rhétorique ».

Texte intégral

Généralités : quelques pistes au gré des paratextes

1Prétendre déclamer Corneille selon l’approche historiquement informée, c’est d’abord avouer qu’on sait très peu de choses. Une quinzaine de citations éparses sont les seuls vestiges plausibles pour fonder, ou risquer des hypothèses. Fontenelle, par exemple, dit de son oncle : « Sa prononciation n’était pas tout-à-fait nette ; il lisait ses vers avec force, mais sans grâce1. » Et le sujet est clos. Peut-être évoque-t-il d’abord son accent natif. Ensuite, si l’indication avec force nous donne une direction précieuse sur la manière de proférer ces vers, elle ne précise pas grand-chose. Décidons que le sans grâce révèle une particularité toute personnelle à Pierre Corneille-déclamateur, et non aux acteurs qui jouaient son théâtre.

2Ce que l’on sait de précis, en revanche, c’est lui-même qui nous l’apprend dans son premier Discours sur le Poème dramatique : la représentation dure « un peu moins de deux heures » pour les deux mille vers d’une comédie et les dix-huit cents d’une tragédie2. On peut calculer que le débit moyen d’un vers avoisine trois secondes et demie, tempo relativement rapide3.

3On trouve parfois dans les Préfaces ou les Examens un mot capable de donner une piste, même si les articles de ce livre montrent comment ils peuvent suggérer des lectures diverses. Comme Alexandre Hardy aimait « cette mâle vigueur que désirent les vers tragiques », Corneille aime les « vers puissants et majestueux », car « cette pompe ravit d’ordinaire les esprits, et pour le moins les éblouit4 ». Fontenelle aussi évoque cette « pompe des vers qui était naturelle à Corneille », la critiquant à propos de L’Imitation de Jésus Christ, qui demande davantage « de simplicité et de naïveté5 ».

4Alexandre Hardy écrit encore dans la Préface du tome III de son Théâtre (1626) : « J’approuve fort une grande douceur au vers, une liaison sans jour, un choix de rares conceptions exprimées en bons termes et sans force, telles qu’on les admire dans les chefs d’œuvres du sieur de Malherbe6. » Ceci concerne autant l’art du poète que celui du comédien, comme la plupart des citations qui nous intéressent. Ce qu’il appelle « une liaison sans jour », c’est certainement une prononciation sans césure, lorsqu’aucune ponctuation7 ou nécessité grammaticale ne nous y invite, un énoncé sans interruption dans l’émission de la voix. Plus tard, Grimarest ira plus loin : « […] on ne doit point, pour bien réciter des vers, s’arrêter à la rime ni à la césure, à moins qu’il n’y ait un point et que le sens soit parfait8. » Il prônera cette même fluidité qui s’harmonise très bien avec le débit rapide évoqué. Elle rappelle Bruscambille décrivant dans l’un de ses Prologues « une douce prononciation et liaison de parole qui donnera une merveilleuse grâce au vers9 ».

5La préface de Corneille en 1644, très précieuse pour le comédien, insiste sur deux points. Elle justifie des choix orthographiques ou typographiques cohérents d’une part avec la prononciation, et d’autre part avec la quantité syllabique, deux sujets étroitement liés. Beaucoup plus tard, Constant Coquelin enseignera que la déclamation est faite de syllabes longues, de syllabes brèves, mais aussi de silences10, ces silences décrits et conseillés par Grimarest en 170711. De tous temps, par-delà les siècles, l’acteur doit décider d’abord de la longueur des syllabes, selon leur nature propre et selon l’expression qui peut en résulter. Il doit ensuite évaluer l’opportunité de détailler ou non son propos par des césures grandes ou petites : elles ont le pouvoir de sculpter les détails ou, par leur absence, de laisser couler un vers parfaitement ductile.

6Quant aux passions, Corneille précise à propos des stances :

La colère, la fureur, la menace, et les autres mouvements violents ne leur sont pas propres. Les déplaisirs, les irrésolutions, les inquiétudes, les douces rêveries, et généralement tout ce qui peut souffrir à un acteur de prendre haleine, et de penser à ce qu’il doit dire ou résoudre s’accommode merveilleusement avec leurs cadences inégales et avec les pauses qu’elles lui font faire à chaque couplet12.

7Cette citation prouve que les mouvements violents font véritablement partie de l’action cornélienne, et semble mettre en question l’opportunité des douces rêveries et des repos ailleurs que dans les stances. Nous verrons dans Horace une tirade qui en atteste. Il faut noter qu’il s’agit ici de poétique et non d’action scénique : l’acteur, c’est donc le personnage et non le comédien qui le joue. Notons l’intéressante allusion à la « prise d’haleine ». Ces interruptions dans le débit semblent pour le comédien la description d’un jeu de scène muet, pour jouer la réflexion sur « ce qu’il doit dire ou résoudre ». À lire Corneille, il semble que la pause concerne seulement l’espace qui sépare deux couplets. On peut toutefois se demander si ces irrésolutions sont l’apanage des stances.

8Alexandre Hardy évoque

[…] la grâce des interlocutions, l’insensible douceur des digressions, le naïf rapport des comparaisons, une égale bienséance observée et adaptée aux discours des personnages, un grave mélange de belles sentences qui tonnent en la bouche de l’acteur, et résonnent jusqu’en l’âme du spectateur13.

9Nous en verrons des exemples chez Corneille. On se délecte à voir Hardy relever ici les trois composantes de la rhétorique aristotélicienne, équation tricéphale du théâtre : discours, orateur et auditeur. Les « sentences qui tonnent » rappellent le « avec force » de Corneille lisant ses vers, selon la description de son neveu.

10Le poète précise dans l’Argument d’Andromède que son but dans cette pièce a été l’éclat et la diversité du spectacle, sans vouloir « toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions14 ». Le choix des mots est révélateur pour l’action du comédien, mais il étonne : il ne s’agit pas de la subtilité, de la pertinence du raisonnement mais de sa « force ». Il ne s’agit pas de la force, de la violence des passions, mais bien de leur « subtilité15 ». Voilà de merveilleuses nuances pour l’acteur. Il tonne les sentences, raisonne avec force, émeut par la délicatesse des passions, ou laisse couler les vers dans la souplesse légère d’un débit allègre, interrompu parfois par de douces rêveries ou le silence de ses réflexions.

De l’utilité des satires

11Les textes vachards sont aussi des indices qui apportent leur pierre à l’édifice, si malveillante soit-elle. Les plus célèbres se trouvent à la première scène de L’Impromptu de Versailles, où Molière se moque du Poète (certainement Corneille lui-même) et de plusieurs comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, nous révélant leur pratique. Il fait tonner Montfleury « comme un démoniaque » dans le Prusias de Nicomède, alors que ce roi dit secrètement son amertume à son capitaine des gardes. Il imite ses postures, il « appuie le dernier vers » pour « attirer l’attention et faire faire le brouhaha ». Marie Poisson, fille du comédien Du Croisy, de la troupe de Molière, confirmera :

Il faisait des tirades de vingt vers de suite et poussait le dernier avec tant de véhémence que cela excitait des brouhahas et des applaudissements qui ne finissaient point. Il était plein de sentiments pathétiques et quelquefois jusqu’à faire perdre la respiration aux auditeurs16.

12Puis Molière imite Mlle Beauchâteau (Horace, II, 5) où Camille éplorée se désespère de voir Curiace partir au combat. Et Molière, jouant le poète, de commenter : « Voyez-vous comme cela est naturel & passionné ? Admirez ce visage riant qu’elle conserve dans les plus grandes afflictions. » Ce qu’il nous apprend dans sa raillerie, c’est que l’actrice place sa voix en levant ses pommettes, comme un chanteur, pour en développer les harmoniques dans un timbre clair et sonore. C’est la source unique et précieuse qui nous renseigne sur cette particularité de technique vocale. Même si Molière en condamne l’effet ridicule, il atteste cette pratique chez ses rivaux, ou au moins l’une d’entre eux.

13Hélas, aucun détail ne nous est révélé quant à Hauteroche disant les stances du Cid. Le créateur du rôle avait été Mondory17, « le premier grand acteur [du] temps » selon l’abbé d’Aubignac18. Si Scarron fait dire à La Rancune, dans son Roman comique : « Bellerose était trop affecté, Mondory trop raide, Floridor trop froid », quel crédit peut-on accorder à de tels jugements ? Tallemant des Réaux nous apprend à propos de Mondory jouant Hérode dans La Mariane que son jeu était toujours renouvelé, et que ce rôle lui valut une apoplexie de la langue parce qu’il « avoit l’imagination forte » : « dans le moment il croyoit quasy estre ce qu’il representoit ». Témoignage concis mais précieux. Et à propos de Bellerose, « comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son chapeau, de peur de gaster ses plumes » : « ce n’est pas qu’il ne fist bien certains recits et certaines choses tendres, mais il n’entendoit point ce qu’il disoit19. » Ceci rejoint la douceur évoquée par Corneille.

14Si ces grands acteurs n’entendaient pas ce qu’ils disaient, il faut leur rendre justice en songeant qu’ils ne jouaient pas comme nous des classiques étudiés depuis des siècles, mais du théâtre d’avant-garde. N’oublions pas non plus qu’ils n’avaient en main pour travailler que leur roosle, soit une copie manuscrite des seuls vers qu’ils prononceraient en scène, après les derniers mots précédant chacune de leurs répliques. Pour connaître toute la pièce, ils devaient écouter l’auteur la lire, ou la lire ensemble, ou la découvrir pendant les répétitions. Il fallait attendre la publication de la pièce après sa création pour la savourer soi-même in extenso. On conçoit dès lors comme il est difficile, hors du contexte général, de percevoir exactement le sens particulier d’une tirade. En atteste l’un des seuls rôles qui nous soient parvenus, celui de l’Hippolyte de Phèdre, dans une copie extrêmement fautive20.

Les devoirs du comédien : prononciation, grammaire, disposition, figures, passions

15Il est généralement admis aujourd’hui que les comédiens de cette époque sont des orateurs et mettent en œuvre les préceptes des traités de rhétorique21. Étudiant la prédication de Bossuet, Cinthia Meli a contesté cet acquis22. Elle avance que ces traités n’ont sans doute pas grand-chose à nous apprendre de la performance scénique du premier, voire du second xviie siècle. Le métier se serait plutôt transmis de bouche à oreille sur les planches, sans recours à des sources théoriques, par apprentissage, par compagnonnage et non par des études académiques. Dans les deux cas pourtant, le résultat peut être le même : intuition, tradition, pratique, métier ou étude, selon le milieu social, les circonstances de la vie, les tempéraments et les intérêts de chacun. Floridor lui-même, mort en 1671, aurait écrit un traité de rhétorique23. Lagrange, de bonne famille, avait fait de bonnes études. Baron disait que les comédiens devaient avoir été élevés « sur les genoux des princesses24 ».

16Le comédien doit prononcer et articuler parfaitement le texte, en faire saisir la grammaire, tâche parfois difficile dans ce haut style périodique. Mais le grand art, c’est de savoir révéler la disposition formelle d’une tirade, conçue comme un petit discours, de sculpter par sa voix les figures qui en font l’ornement, et de faire éprouver au spectateur toute la variété des passions. Les quatre passions décrites en 1657 par Le Faucheur (qui en évoque une infinité d’autres), les dix-neuf par Le Brun en 1668, les seize par Bary en 1677, les quinze par Bretteville en 168925 semblent bien au-dessous de la variété qui se dégage des textes26. Identifiées par l’acteur, ces passions orientent son jeu. Le Faucheur recopie un passage des Adelphes de Térence et montre un dialogue haché où l’acteur s’interrompt et reprend haleine à plusieurs reprises, « étouffé par la colère27 », à tel point que son partenaire répète ses derniers mots pour l’aider à parachever sa pensée. La colère est ici reconnaissable par l’aposiopèse. En effet, ce sont souvent les passions qui engendrent les figures, influant sur la voix de l’acteur, son débit, sa tessiture, sa dynamique. Quelques vers célèbres vont illustrer tout ce qui précède.

Petite anthologie de l’efficacité cornélienne : figures, quatrains, carrure

17Le Faucheur précise qu’une figure se prononce « d’un accent plus haut et plus excité que le reste28 ». L’anaphore, qui répète un même mot en tête de membres de phrases, ou de vers, devrait faire sonner son terme fixe toujours « d’une même façon, et d’une façon différente de la prononciation de tous les autres29 ». Dans l’imprécation de Camille, il est pourtant difficile de ne pas faire croître ce premier terme avec les passions successives, ressentiment, indignation, mépris, haine :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome, qui t’a vu naître et que ton cœur adore !
Rome, enfin que je hais, parce qu’elle t’honore. (Horace, IV, 5)

18Une figure peut en cacher une autre. Anaphore et gradation sont souvent simultanées. La seconde développe le sens dans le moule de la première. Ces passions qui s’exaspèrent, cette détestation de Rome proférée par une Romaine, répondent bien à la définition de la gradation. Elle « ajoute quelque chose de degré en degré à la malice ou à la bonté d’une action : voix hardie, puis exclamative, puis, selon les degrés de l’injustice, par exemple, de plus en plus forte et éclatante30 ».

19Citons un autre exemple, la tirade de Stratonice dans Polyeucte (III, 2, v. 779), dont la construction rythmique est remarquable. Elle permet d’opposer deux vers coulés « dans une liaison sans jour » (le débit continu n’empêche pas les appuis sur les syllabes longues) avec une énumération ou congérie, sculptée en groupes heurtés. Si le terme d’accent dans son sens actuel est totalement absent des textes théoriques de ce temps (Bary décrit l’accent des parties du discours, des passions, ou des figures31), on trouve mentionnés les appuis du vers qui prennent ici une allure toute expressive32. Dans les vers découpés de l’énumération, les virgules ne permettent pas d’interruption en cas de finale muette élidée. L’acteur ne peut que fléchir sa voix jusqu’à l’article du terme suivant. Ce sont le rythme, la quantité et la force expressive de l’appui qui peuvent dessiner les divers groupes. On peut admirer la subtilité des gradations à l’intérieur du troisième vers, ou dans le quatrième les deux bisyllabes faibles, et les deux trisyllabes forts : tout cela concourt à un prodigieux équilibre. Le premier vers forme une opposition (peut-on parler d’antithèse ?) avec les cinq suivants. La voix doit « distinguer les contraires, prononçant le premier avec un certain ton, & le second avec un autre, & celui-ci doit être plus haut que l’autre33 ». Elle monte par degrés, le sens s’exacerbe, et la chute, scandaleuse, tombe. Un petit silence indigné avant « un chrétien » en augmenterait l’effet.

Ce n’est plus cet Époux si charmant à vos yeux,
C’est l’ennemi commun de l’État & des Dieux,
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot un Chrétien.

12
12
3|3|3|3
2|4|2|4
12
6|3|3

Le Cid, 1637

20Ce distique qui faisait rire le public dans la bouche du vieux Baron34 offre un bel exemple d’enthymème, procédé inhérent à l’argumentation rhétorique, procédé cornélien par excellence. On entend tonner cette sentence du fringant Rodrigue :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées,
La valeur n’attend pas le nombre des années.

21Si l’on s’amusait à remplacer ces vers par un syllogisme, il faudrait en faire une chaîne puisqu’il y a deux prémisses. Il s’agirait donc plutôt d’un sorite35 : la valeur attend le nombre des années, or je suis jeune : donc je ne puis être valeureux. Mais je suis de sang noble. Or la valeur est le propre de la noblesse. Donc, tout jeune que je sois, ma valeur n’attend pas le nombre des années. Le véritable sorite voudrait des propositions enchaînées, alors qu’ici deux des prémisses s’opposent, la seconde l’emportant sur la première. Dans sa fulgurante et élégante brièveté, l’enthymème cornélien est parfaitement convaincant, et d’une logique apparemment sans faille.

22L’apostrophe demande de hausser la voix pour parler à des choses inanimées, ou pour parler à Dieu36. Comme le dit Olivier Reboul37, la figure de rhétorique introduit souvent une intéressante « torsion » par rapport à un énoncé simple. En témoigne cette émouvante apostrophe de Chimène (plutôt que de hausser la voix, elle pourrait la baisser) à une partie bien vivante d’elle-même, par métonymie :

Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! 
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau, 
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste, 
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste. 

Épizeuxe – apostrophe / métonymie
Double opposition. Constat.
Conséquence, circonstance.
Double opposition.

23On se souvient du propos de Hardy : « J’approuve fort une grande douceur au vers, une liaison sans jour ». Notons ici que cette pensée complète occupe un quatrain. C’est une manière normale et usuelle depuis Malherbe, et presque tout le théâtre de Corneille, ainsi que celui de ses contemporains et successeurs, semble coulé dans ce moule, grande structure de pensée groupant quatre structures alexandrines dans la complétude équilibrée des quatre rimes. Lorsque le tempo est rapide, un tel quatrain peut être prononcé d’un souffle par un acteur qui sait respirer.

24Mais au contraire, il arrive (dans les stichomythies par exemple) qu’un vers seul exprime une pensée complète. On reconnaît une griffe toute cornélienne dans le vers suivant, par cette succession de monosyllabes cinglants, exprimant avec concision la subordination des actes de Rodrigue à son strict devoir moral :

J’ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois38

Parallélisme, opposition passé / présent

25De même, dans le distique suivant, il faut exprimer l’inéluctabilité des conséquences, répartie dans un parallélisme assorti d’une antithèse. Il semble ici que l’acteur doive insister légèrement sur les quatre possessifs :

Ma main seule du mien a su venger l’offense,
Ta main seule du tien doit prendre la vengeance39.

26La même carrure se retrouve dans ce quatrain de Rodrigue, carrure formelle, prosodique, rythmique, antithétique, passionnelle, logique :

Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine40.

27Cette griffe cornélienne qui emporte l’adhésion du public, on la trouve aussi dans l’épigramme qui salua la mort de Richelieu en 1642 :

Qu’on parle mal ou bien du fameux Cardinal,
Ma Prose ni mes Vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien41.

Antithèse – Ambiguïté
Antithèse – Prétérition
Antithèse
Parallélisme – Chiasme de l’antithèse

28Ce géométrisme si efficace de la logique cornélienne n’est pas l’apanage de la poésie. On le retrouve même dans les paratextes en prose, parce qu’il est un puissant outil de conviction. Par exemple dans la Préface de Sophonisbe, à propos de Mairet, vingt-trois ans plus tard. L’affirmation y gagne une subtilité et une précision impressionnantes :

Si j’ai conservé les circonstances qu’il a changées, et changé celles qu’il a conservées, ça a été par le seul dessein de faire autrement, sans ambition de faire mieux42.

Un monologue de Sabine dans Horace (III, 1)

29Nous examinerons maintenant comment la déclamation d’une scène oblige l’acteur à en percer tout le sens pour trouver une action juste. Il s’agit ici de ce que Gilles Declercq nomme une « profération de soi43 » (adressée en miroir à l’autre), où le personnage se sonde intérieurement pour résoudre un dilemme. Nous découpons le texte en quatrains pour mieux en montrer l’organisation, alors que cette coupe est parfois brisée par un distique liminaire, ou par l’enchaînement de deux quatrains.

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30On goûtera particulièrement la refonte de la pensée et de la formulation des vers 726 à 729, et la reprise antinomique des vers 732 à 734 aux vers 756 à 758 : la réflexion amène Sabine à une conclusion contraire, formulée par les mêmes termes dans un moule presque identique. Prodigieuse virtuosité du poète qui appelle celle de l’acteur. Cette métamorphose résulte de la préséance accordée à femme ou à fille. Les stances du Cid offrent de semblables tours de force poétiques dans la logique.

Un discours dans le discours, avec « les ornements de la rhétorique » : Cinna (I, 3)

31Il est temps de conclure avec une grande forme, où la voix du comédien ne doit pas seulement faire briller tous les détails, mais construire un vaste développement. Passons du microscope à la longue-vue, sur une tirade de cent-quinze vers, de sept minutes environ, même si cette vision globale ne nous dispense en rien de la perfection de chaque détail. N’importe quelle porte de palais est à cette époque un grand cadre d’ébénisterie harmonieusement proportionné, dans lequel foisonnent mille profils, ornements et sculptures.

Dispositio

32Nous l’avons dit : un comédien doit faire sentir les diverses parties de ces petits discours que sont souvent les répliques. René Bary précise que l’exorde se prononce d’une voix humble, que la proposition est bien articulée, que la voix se fait forte et émue pour confirmation et confutation, triomphante pour la péroraison44. Tout ceci semble convenir parfaitement aux discours du théâtre, mutatis mutandis tenant compte de la situation et des caractères en présence.

Decoratio

33Dans l’Examen de Cinna, publié en 1660, Corneille entre en matière sur l’usage des figures et leur diversité, après avoir soufflé aux acteurs l’humeur que doivent faire paraître les deux protagonistes :

Le compte que Cinna lui rend justifie […] que pour faire souffrir une Narration ornée, il faut que celui qui la fait, et celui qui l’écoute, aient l’esprit assez tranquille, et s’y plaisent assez pour lui prêter toute la patience qui lui est nécessaire. Émilie a de la joie d’apprendre de la bouche de son Amant avec quelle chaleur il a suivi ses intentions ; et Cinna n’en a pas moins de lui pouvoir donner de si belles espérances de l’effet qu’elle en souhaite. C’est pourquoi, quelque longue que soit cette Narration sans interruption aucune, elle n’ennuie point ; les ornements de Rhétorique dont j’ai tâché de l’enrichir ne la font point condamner de trop d’artifice, et la diversité de ses figures ne fait point regretter le temps que j’y perds45 ; […]

34Dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, il écrit :

La Diction dépend de la Grammaire. Aristote lui attribue les Figures, que nous ne laissons pas d’appeler communément Figures de Rhétorique. Je n’ai rien à dire là-dessus, sinon que le langage doit être net, les Figures placées à propos et diversifiées, et la versification aisée, et élevée au-dessus de la Prose […]46.

35Ce propos laconique concerne bien le poète, qui laisse à ses acteurs les soucis de l’action.

36Cinna répète donc à Émilie le discours qu’il vient de faire aux conjurés, parfois textuellement, parfois en l’abrégeant. Il apparaît donc comme un discours dans le discours, le contenant étant la tirade de Cinna à Émilie, le contenu l’exhortation aux conjurés. Les styles direct et indirect alternent. Cette construction extrêmement raffinée en est ainsi variée, et plus vivante encore. Voici le plan général :

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37Le discours aux conjurés sera noté ci-dessous en italiques dans l’analyse complète. L’exorde commence par « Amis, leur ay-je dit » (v. 163). Il contient la proposition : « Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome, / Et son salut dépend de la perte d’un homme », suivie par un bref portrait d’Auguste qui tient lieu aussi de narration. Vient alors l’argumentation en forme de syllogisme. Le premier argument (« Toutes ces cruautés », v. 215) montre que tout le malheur provient de la tyrannie d’Auguste. Le second qu’il est possible de changer le sort de Rome. La conclusion déduit que nous pouvons frapper. La péroraison « Ainsi d’un coup mortel » (v. 237) se termine par la grandeur de la lignée de Cinna, petit-fils de Pompée, et de celles des valeureux conjurés. Si ce discours est le corps même du morceau47, les plus beaux ornements, les hypotyposes les plus parlantes, sont réservés aux commentaires à Émilie.

Analyse

38Nous sommes dès lors en mesure de lire ce texte selon tous les principes détaillés plus haut, dont nous avons posé tout le mode d’emploi pour le comédien-rhéteur.

39Cinna, Acte I, scène 3

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40Hamlet, La Comédie des Comédiens, L’Illusion comique : beaucoup de pièces montrent le théâtre dans le théâtre. Le discours dans le discours n’est pas aussi fréquent48. Il exige de l’acteur une grande palette de nuances pour mettre en relief toutes ces strates, il exige un burin aiguisé pour sculpter avec force et avec grâce tous ces ornements de la rhétorique par lesquels on ne s’ennuie point.

41Déclamer Corneille en entendant ce qu’on dit, au xviie siècle comme aujourd’hui, c’est l’analyser minutieusement, par le savoir académique ou par la tradition du métier. Les entrailles font le reste.

Notes

1 Bernard Le Bovier de Fontenelle, Vie de P. Corneille, dans le Répertoire général du Théâtre français, Premier ordre Tome premier, Paris, Ménard et Raymond, 1813, p. 22

2 Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, GF, 1999, p. 77.

3 Voyez Pierre-Alain Clerc, « Le débit de la déclamation au xviie siècle », dans Les Sons du théâtre, dir. Xavier Bisaro et Bénédicte Louvat, Rennes, PUR, 2013, p. 218-222.

4 Respectivement : Alexandre Hardy, « Dédicace au duc de Montmorency », Le Théâtre, t. I, 1624, dans Théâtre complet, Paris, Classiques Garnier, 2013, t. I, p. 202 ; Pierre Corneille, Au Lecteur de La Veuve, 1634, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. I, p. 203.

5 Fontenelle, op. cit., p. 16.

6 Alexandre Hardy, « Au lecteur », Le Théâtre, t. III, Paris, Jacques Quesnel, 1626, n. p. ; dans Théâtre complet, t. III, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 58.

7 Corneille dit la peine des imprimeurs à se soumettre à ses innovations orthographiques. On se demande quel crédit il faut accorder à la ponctuation (« Au Lecteur », préface des Œuvres de Corneille, première partie, Rouen et Paris, 1644, dans Œuvres complètes de P. Corneille, éd. J. M. Taschereau, Paris, Pierre Janet, 1857, t. 1, p. 6. Victor Hugo se plaindra encore de ces « vermicules » dont le hérissent les imprimeurs contre son gré (Lettre à Paul Meurice, Jersey, 4 septembre 1855, dans Jean-Pierre Langellier, Dictionnaire Victor Hugo, Paris, Éditions Perrin, 2014, article Ponctuation).

8 Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest, Traité du recitatif dans la lecture, dans l’action publique, dans la déclamation, et dans le chant, Paris, Jacques Lefèvre et Pierre Ribou, 1707, édité par Sabine Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, Paris, Champion, 2001, p. 315. Nous citerons toujours les pages de cette édition.

9 Bruscambille, En faveur de la scène, Prologue prononcé à Rouen. Le passage est cité par Eugène Rigal, Le Théâtre français avant la période classique, Paris, Hachette, 1901, p. 193.

10 Constant et Ernest Coquelin, L’Art de dire le Monologue, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1884.

11 Grimarest, Traité du Récitatif, dans Sept traités…, éd. citée, p. 300-312.

12 Pierre Corneille, Examen d’Andromède, éd. citée, t. II, p. 456.

13 « Au lecteur » dans Le Théâtre, t. V, Paris, Jacques Quesnel, 1628 ; dans Théâtre complet, t. III, éd. Tomoki Tomotami et Jean-Yves Vialleton, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du Théâtre français », 12, 2013.

14 Pierre Corneille, Argument d’Andromède, éd. citée, t. II, p. 448.

15 Grimarest à propos de la troupe de Molière, emploie souvent le terme « délicatesse » : La Cie de M. de Molière, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 98 et Traité du Récitatif…, dans Sept traités, op. cit., p. 354, à propos du geste.

16 Le Mercure galant, mai 1738. Voyez encore Pierre-Alain Clerc, « Le débit… », art. cité, p. 222-227.

17 Selon la Lettre de Mr Scudéry à l’Illustre Académie, Paris, A. de Sommaville, 1637.

18 Abbé d’Aubignac, Pratique du Théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657, p. 369 ; éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 405.

19 Gédéon Tallemant des Réaux, « Mondory ou l’Histoire des principaux comédiens françois », dans Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II, p. 773.

20 Michael Hawcroft, « Comment jouait-on le rôle d’Hippolyte dans la Phèdre de Racine ? », dans xviie siècle, 231 (2006), p. 243-275.

21 On trouve un bref résumé sur le site https://alexandrin.org, cliquant sur l’onglet « en coulisse » (consulté le 20 août 2020).

22 Cinthia Meli, « Réflexions sur l’action des prédicateurs : l’exemple de Bossuet », dans xviie siècle, 257, 2012, p. 719-734.

23 Georges Lote, Histoire du vers français, Aix-en-Provence, Publications-Diffusion Université de Provence, 1991, t. IV, p. 217. Voir aussi Charles Rollin, De la manière d’enseigner et d’étudier les belles-lettres, Paris, Amédée Sintin et Thomine, 1838, vol. 4.

24 Respectivement, « Lagrange », Dictionnaire des Comédiens français (ceux d’hier) d’Henry Lyonnet, Paris et Genève, vol. 2, p. 273 ; Genève, Slatkine Reprints, 1969. « Baron » : Julien L. Geoffroy, Cours de littérature dramatique, Paris, Imprimerie de Casimir, Pierre Blanchard, 1825, vol. 4, p. 505. Je remercie Jean-Noël Laurenti pour ces informations.

25 Étienne Dubois de Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau [], Paris, chez Denis Thierry, 1689, p. 204-300.

26 Pierre-Alain Clerc, « Le comédien au service de la rhétorique », dans Mettre en scène(s) L’École des femmes, dir. Bénédicte Louvat, Jean-Noël Laurenti et Mickaël Bouffard, p. 52, http://www.ircl.cnrs.fr/productions%20electroniques/arret_scene/arret_scene_focus_5_2016.htm, consulté le 20 août 2020.

27 Michel Le Faucheur, dans Sept traités…, op. cit., p. 94.

28 Ibid., p. 103.

29 Ibid., p. 110.

30 René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours, dans Sept traités…, op. cit., p. 208-222.

31 Il entend par là une tournure particulière que doit prendre la voix.

32 C’est le père Michel de Mourgues qui emploie ce terme, mais seulement pour la douzième syllabe du vers (Michel de Mourgues, Traité de la Poésie françoise, Paris, Jacques Vincent, réédition de 1724, p. 28 et 81).

33 Michel Le Faucheur, dans Sept traités…, op. cit., p. 109.

34 Henry Lyonnet, Dictionnaire des Comédiens français, Paris-Genève, 1902, rééd. Slatkine, Genève 1969, p. 89.

35 Gilles Declercq, L’Art d’argumenter, Paris, Éditions Universitaires, 1992, p. 63-69.

36 Michel Le Faucheur, dans Sept traités…, op cit., p. 105. Nous résumons.

37 Olivier Reboul, La Rhétorique, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1984, p. 42.

38 Le Cid, III, 4, v. 910.

39 Ibid., v. 959-960.

40 Ibid., v. 969-972.

41 Corneille, O.C., éd. citée, t. I ; p. 1062.

42 Éd. citée, t. III, p. 381-382.

43 Voir dans le présent ouvrage l’article de Gilles Declercq, « Résilience de la sentence cornélienne. Enjeux et tensions d’une forme-sens ».

44 René Bary, Méthode…, op. cit., dans Sept traités…, p. 207 et 208.

45 Éd. citée, t. II, p. 911.

46 Éd. citée, t. III, p. 134.

47 Georges Forestier en donne l’analyse suivante : v. 163-172 : exorde ; v. 173-208 : narration ; v. 215-228 : confirmation ; v. 229-240 : péroraison. (Pierre Corneille, Le Cid, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 1994, p. 161, note 12).

48 Le célèbre récit d’Agnès à Arnolphe en est un, dans L’École des Femmes, II, 5. Voyez Pierre-Alain Clerc, « Le comédien… », art. cité, p. 42-44, note 26.

Pour citer ce document

Pierre-Alain Clerc, « Déclamer Corneille » dans Pierre Corneille, la parole et les vers,

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 26, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=972.

Quelques mots à propos de :  Pierre-Alain Clerc

Haute École de Musique de Genève
Pierre-Alain Clerc, organiste à Lausanne pendant presque quarante ans, a enseigné dans les Conservatoires de Lausanne, de Genève et au CNSMD de Lyon. Il s’intéresse particulièrement à la théorie et à la pratique musicales entre 1600 et 1800, ce que l’on nomme la « rhétorique musicale ». Il travaille aussi en tant que comédien, dans un répertoire varié, mais toujours selon la démarche dite historiquement informée. Il a initié cinq ans de recherches sur une École des Femmes de Molière dans laquelle il a dirigé les acteurs et joué le rôle d’Arnolphe. Il préside l’Association Suisse pour un théâtre à la Source : https://alexandrin.org