Sommaire
Pierre Corneille, la parole et les vers
sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin
- Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Liliane Picciola, de Bénédicte Louvat et de Cécilia Laurin Introduction
- LA FABRIQUE DU VERS CORNÉLIEN
- Bénédicte Louvat Le vers cornélien selon Corneille : parcours des paratextes
- Sylvain Garnier La comédie cornélienne et l’élaboration du vers dramatique classique
- Jean de Guardia Combien de vers ? Ornement et dramaticité chez Corneille
- Jean-Marc Civardi Corneille poète néo-latin
- Liliane Picciola Des vers espagnols aux vers cornéliens du Cid : modalités et intentions des réécritures
- François Regnault La prose de mes vers
- Gilles Declercq Résilience de la sentence cornélienne. Enjeux et tensions d’une forme-sens
- Marc Douguet Les hémistiches répétés chez Corneille
- Jean-Yves Vialleton « Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? » : le vers brisé chez Corneille
- Pierre-Alain Clerc Déclamer Corneille
- Ludivine Rey La génétique du vers cornélien : les rapports complexes de la parole et des vers
- Poétique
- Influence des versifications étrangères
- Matrices et formes-sens
- LE VERS DRAMATIQUE
- Françoise Poulet Les comédies de Corneille ou la mise en vers de l’honnête conversation
- Michèle Rosellini Du duo au duel : la stichomythie, marqueur de violence dans le dialogue des amants
- Fabien Cavaillé Le pouvoir de parler, l’occasion de se taire. Interruptions de vers, paroles royales et violence dans Cinna, Héraclius, Suréna
- Jérôme Lecompte Formes de l’ethos héroïque : l’exemple de Cinna
- Cécilia Laurin « Connais-moi tout entière » : parole apocalyptique et dramaturgie cornélienne
- Myriam Dufour-Maître Allures du vers et obscurcissement du discours : le « style tardif » de Corneille
- Benoît de Cornulier Stances périodiques et inscriptions rythmiques dans les pièces de Corneille de Mélite au Cid (1629-1637)
- Stella Spriet Quels vers pour Andromède (1650) et La Conquête de la Toison d’or (1660) ?
- Claire Fourquet-Gracieux « Je n’ai pas cru à propos que l’homme parlât le même langage que Dieu ». Strophe et énonciation chez Corneille
- Sarah Nancy Vers, parole, musique. Les Airs sur les stances du Cid de Marc-Antoine Charpentier
- Le dialogue et le vers
- Parole, ethos et vers
- Vers lyrique, vers dramatique
Matrices et formes-sens
Résilience de la sentence cornélienne. Enjeux et tensions d’une forme-sens
Gilles Declercq
Synthétisé dans son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique (1660), la position théorique de Corneille sur la sentence conduit, au nom de l’utilité dramatique, à en récuser l’utilité éthique, et consécutivement à la considérer au mieux comme un ornement, au pire comme un élément parasite, susceptible de ralentir l’avancée du drame et de refroidir l’attention du spectateur. Toutefois, la prégnance culturelle de la sentence attestée par les dictionnaires du temps, la valeur de référence du chapitre que Quintilien consacre à la sentence, lumina orationis, et surtout l’attachement avoué de Corneille à l’éclat surprenant de la sentence, conduisent à reconsidérer ce jugement à la lumière de la pratique dans l’œuvre théâtrale. L’exemple de Rodogune, cité par Corneille lui-même dans son Discours, met en lumière les tensions contradictoires qui traverse la praxis cornélienne de la sentence, au carrefour de la logique argumentative, du spectaculaire de la parole actoriale, et de l’avancée du drame. Autant d’éléments dont la conjonction complexe détermine la résilience de la sentence dans la parole et le vers cornéliens.
À Bernard Beugnot
1La sentence s’inscrit dans une histoire de longue durée au carrefour de la philosophie (comme forme affirmative du principe), de la rhétorique (comme forme délibérative incisive), de la littérature (comme forme brève, voire foudroyante) et de l’histoire culturelle (comme forme aphoristique cristallisant une sagesse doxale). Cette hybridité épistémique et cette plasticité générique fondent sa présence et son usage, rémanents au cœur de la parole humaine.
2Tout à la fois condensation du raisonnement (en tant que prémisse ou conclusion) et dépassement de l’argumentation par son assertivité abrupte (qui l’apparente au sublime), la sentence est une forme logique, rhétorique et esthétique, majeure dans les interactions langagières, a fortiori dans les deux versants du langage dramatique – le dialogue intrascénique et la parole extrascénique adressée au public. Présente en comédie où elle formule proverbialement la sagesse populaire, elle s’inscrit bien plus encore en tragédie comme vecteur spectaculaire et mémorable du raisonnement tendu et tourmenté des protagonistes ; lesquels formulent ainsi leurs valeurs et justifient leurs actes et décisions. À ce titre, la sentence semble destinée à tenir une place majeure dans le discours tragique cornélien. Et de fait, les sentences sont nombreuses chez Corneille qui y recourt notamment pour leur contribution au grand style. Éclat et force de la sentence : autant d’atouts majeurs pour l’oratio grandis, marque distinctive du haut genre dramatique.
3Pourtant, Corneille ouvre le premier de ses Discours, De l’Utilité et des parties du poème dramatique, par une critique en règle de la sentence, corps étranger à la poïétique théâtrale, ornement éthique mineur, parasite potentiel de l’avancée du drame et de la levée des passions.
4Cette tension entre critique et pratique de la sentence est l’objet de cette étude en trois étapes1.
5– Une esquisse de contextualisation de la sentence dans la langue et la culture de l’époque, mettant en lumière son statut doxal et spectaculaire, par la consultation des dictionnaires de la fin du siècle.
6– L’examen de la critique de la sentence dans l’Épître de La Suite du menteur (1645) et le Premier Discours (1660) où elle trouve sa reformulation plénière. On tentera à cette occasion de mettre en perspective la convergence de vue – particulièrement remarquable – entre Corneille et d’Aubignac et la dette des deux théoriciens envers Quintilien.
7– L’analyse, à valeur de contre-examen, de la pratique du discours sentencieux dans Rodogune, tragédie chronologiquement inscrite entre ces deux textes théoriques (1647) et largement citée par Corneille dans son premier Discours, à propos de la sentence, précisément. Une analyse qui conduira à évaluer l’intégration de la sentence au drame, en tant que schème enthymématique : autrement dit d’examiner chez Corneille le lien entre logique dramatique et logique discursive.
8À titre de problématique initiale, on considérera qu’au moment de l’histoire du théâtre régulier où Corneille critique et pratique la sentence, celle-ci est au carrefour de trois composantes de la parole théâtrale :
91) Vecteur de sagesse adressé à la raison du spectateur, la sentence permet au théâtre de se définir comme un lieu d’instruction et de grandeur éthiques : finalité extrascénique et extradramatique de cette greffe éthique qui entend faire reconnaître la contribution du théâtre à la concorde civile2. Cette visée morale dote la sentence d’un mouvement centrifuge par lequel celle-ci est susceptible de s’affranchir du discours dramatique, comme maxime autonome directement adressée au spectateur.
102) La sentence répond aussi au souci actorial de faire entendre une parole spectaculaire, déclamée et scandée, contribution oratoire indispensable pour soutenir l’écoute et l’intérêt du spectateur ; lesquels conditionnent le succès du théâtre professionnel qui s’est constitué en France dès le début du siècle : finalité scénique mais extradramatique qui cristallise la rivalité entre l’acteur et le poète dramatique. Cette dimension spectaculaire de la sentence est encore potentiellement centrifuge et extradramatique dans la mesure où elle valorise le jeu, la voix et le corps oratoire de l’acteur au détriment du fonctionnement intrascénique du discours théâtral et de la structure dramatique.
113) La dernière composante réside dans la fonction argumentative de la parole dramatique, contribution essentielle à l’action dramatique3. Dans cette perspective, la sentence est une forme enthymématique qui sous-tend la logique du drame4. Composante rhétorico-logique (et non plus oratoire), intrascénique, intradiscursive et intradramatique, en tous points centripète à la différence des deux premières composantes (la question de l’importance relative de la parole à l’égard du drame demeurant cependant ouverte et sera discutée en fin d’étude).
12On postulera donc que l’élaboration de la dramaturgie régulière, à laquelle Corneille contribue de manière majeure, exacerbe les contradictions latentes entre ces trois dimensions de la sentence, éthique, spectaculaire et logique. Elle promeut notamment la dernière composante contre la première, et tente parallèlement une délicate conciliation entre la logique du genre dramatique et la recherche du spectaculaire inhérente à la représentation théâtrale. Étudier la sentence chez Corneille c’est donc nécessairement examiner ces tensions à mesure que le genre dramatique s’affirme et prend conscience de sa nature propre5.
Doxalité et spectacularité de la sentence
13Dans le chapitre qu’il consacre à la sentence6, Jacques Scherer met en évidence sa valeur morale et actoriale dans la tragédie de la Renaissance et du premier xviie siècle. Les sentences doivent être graves et sonores, déclare Alexandre Hardy, pour qui elles constituent le point d’orgue des composantes du langage dramatique selon une gradation rhétorique qui va de la douceur de l’ethos à la puissance d’un pathos articulant physis de la parole et psyché de l’auditeur :
la grâce des interlocutions, l’insensible douceur des digressions, le naïf rapport de comparaisons, une égale bienséance observée et adaptée aux discours des personnages, un grave mélange de belles sentences qui tonnent en la bouche de l’acteur et résonnent jusqu’en l’âme du spectateur : voilà selon ce que mon faible jugement a reconnu depuis trente ans pour les secrets de l’art7.
14De la voix de l’acteur à l’âme du spectateur : la sentence assure la ligature entre la poïétique oratoire intrascénique et la réception spirituelle extrascénique. Défini par le poète dramatique majeur du premier tiers du siècle, ce parcours de la sentence dessine l’empan de la parole théâtrale, de son énonciation scénique à son intériorisation éthique. La sentence est dès lors conçue comme virtus essentielle au grand genre : « Il faut qu’en la tragédie les sentences soient fréquentes8. »
15Une telle sentence inscrit dans la parole tragique le projet de la grande rhétorique cicéronienne : illuminer l’âme par la puissance du verbe. Éminemment oratoire, puissant vecteur d’une visée éthique, elle incarne par excellence la haute parole, spectaculaire et morale, du grand genre dramatique. Rien d’étonnant dès lors à sa rémanence dans l’écriture dramatique tout au long du siècle, en dépit du discrédit théorique qu’elle connaît à l’émergence du théâtre régulier. En effet, si celui-ci exige, comme nous allons le voir, l’intégration de la sentence à la rigoureuse tissure du drame, la double vertu oratoire et rhétorique de la sentence permet (à rebours ? parallèlement ?) de satisfaire à l’exigence contradictoire de l’art théâtral du siècle : gagner la faveur du public par son éclat, séduire les érudits par sa moralité. Double finalité qui sous-tend la résilience de la sentence et sa doxalité ; laquelle procède du soubassement rhétorique et topique de l’écriture dramatique :
C’est en partie cet appui mutuel de la rhétorique et du théâtre qui a sauvé pourtant le théâtre de la ruine : la rhétorique a donné à ces pièces une solide armature et une qualité de style appréciée ; elle a conquis au génie dramatique la sympathie ouverte des savants et l’affection secrète des moralistes qui y retrouvaient la magnifique ordonnance des préceptes et des maximes de l’Institution oratoire ou du De Oratore9.
16Du rayonnement culturel de cette doxalité et de sa rémanence, les dictionnaires de la fin du siècle témoignent exemplairement en dessinant le socle logique et éthique, oratoire et mémoriel, de la sentence. On lit ainsi chez Furetière :
Dit notable, parole qui porte un grand sens, une belle moralité ; apophtegme dit par quelque grand homme. Les Proverbes de Salomon sont toutes sentences. Ces belles maximes qui sont dans les Poètes et les Historiens sont marquées comme sentences en gros caractères, afin qu’on les retienne mieux. C’est un homme excellent qui ne parle que par sentences, tout ce qu’il dit porte sentence. Lycosthène a fait un gros Livre et Recueil des Sentences des Anciens en forme de Lieux communs. On appelle en Théologie Pierre Lombard, le Maître des Sentences10.
17Comme chez Hardy, la vectorialité oratoire d’une « parole qui porte » est associée à la visée éthique du grand style (« grand sens », « belle moralité »). Signe de doxalité, la définition procède non par exemples de sentences mais par références d’autorité (« les Proverbes de Salomon11 ») ; et la référence à l’érudit humaniste Conrad Lycosthène témoigne de l’engouement du siècle pour les recueils de sentences12 ; de même, l’impression des sentences « en gros caractères » atteste du souci de graver de visu la sentence dans la mémoire du lecteur13.
18Enfin, le sens technique que revêt le terme dans le lexique judiciaire mérite attention : la sentence, écrit Furetière, réfère au jugement d’une juridiction non souveraine, c’est-à-dire à un jugement dont on peut faire appel14. Autrement dit, la sentence relève des procédures contradictoires propres à la logique de la disputatio : on comprend ici la prédisposition de la sentence à intégrer le dialogue dramatique classique, dont le principe fonctionnel est la confrontation oratoire.
19Si Furetière, et à sa suite l’Académie, mettent en évidence la doxalité culturelle de la sentence, Richelet insiste davantage sur sa nature formelle et logique :
[Sententia, grave dictum] C’est une certaine manière générale de dire les choses affirmativement et en forme de vérité morale, ou politique. (Une belle sentence. Les sentences font valoir le discours. Les sentences doivent être claires, renfermer quelque chose de beau et d’utile. Il est ridicule de ne parler que par sentences. (Dictionnaire de la langue française, éd. Amsterdam 1732, t. 2, p. 701-702 nous soulignons)
20L’apparentement de la sentence à une proposition affirmative universelle, autrement dit une prémisse majeure, est explicite et l’article de Richelet met en lumière l’imprégnation culturelle de la logique syllogistique à l’âge classique. Soubassement très exactement dialectique, qu’il faut conjoindre au statut oratoire de la sentence : celle-ci est simultanément une parole spectaculaire, éclatante, une proposition logique, argumentative. Schème logique consécutivement apte à porter le raisonnement intrascénique des protagonistes : on comprend que Pierre Corneille, malgré son dédain officiel de dramaturge envers la sentence, continuera de fait à la pratiquer en tant qu’outil de la clarté analytique qui caractérise la parole de ses protagonistes.
21Enfin, Richelet assigne à la sentence beauté et utilité. Or, dans le premier Discours, Corneille traite de l’utilité en la déplaçant de son sens moral vers sa fonction dramatique. Ainsi entendue, l’utilité permet de disqualifier la sentence comme simple ornement langagier. Un glissement qu’attestent les dictionnaires, notamment celui de Richelet. S’il associe bien comme Furetière et l’Académie l’utile au profitable, il ajoute un élément de contextualisation en faisant référence à la culture de l’honnêteté :
[utilis, commodum] Profitable. Qui apporte du gain, du profit, de l’utilité (l’étude sans le bien, est une chose fort peu utile). Il y a une certaine érudition polie qui est utile à tout le monde, et qui l’est plus aux gens de qualité qu’à tous les autres. (éd. citée, t. 2, p. 932)
22L’« érudition polie » évoquée s’efforce, à la suite d’Horace, de concilier éthique et esthétique dans l’utilité ; mais en insistant ainsi sur la ligature du plaire et de l’instruire15, Richelet fait indirectement écho aux tensions qui caractérisent ce lien chez Corneille, entre poïétique de l’efficacité dramatique et esthétique de l’éclat langagier16. Avec une rare sagacité, Richelet, témoin vigilant des glissements de sens des mots de la langue, souligne les tensions qui traversent le sens et l’usage de la sentence dans l’écriture dramatique du siècle.
La sentence face à l’impératif d’intégration dramatique
23Au tournant des années soixante, deux textes majeurs pour la théorie dramatique régulière mettent en cause la sentence ; le premier est le long chapitre de La Pratique du théâtre de d’Aubignac consacré aux « Discours didactiques et instructions17 ». La trame argumentative en est la suivante :
24A. Récusation de la sentence
25En tant que parole allogène à la logique dramatique :
J’entends […] par les Discours Didactiques ou Instructions, ces Maximes et ces propositions générales qui renferment des vérités communes, et qui ne tiennent à l’Action Théâtrale que par application et par conséquence. (p. 437)
26En tant que parole allogène à la logique pathétique :
Tous ces Discours Instructifs, sont ordinairement défectueux sur le Théâtre, parce qu’ils sont de leur nature froids et languissants ; […] et quoi qu’ils soient souvent assez beaux et bien exprimés, ils ne font que toucher l’oreille, sans émouvoir l’âme. (p. 438)
27B. Concession à la fonction d’instruction sous réserve d’intégration dramatique
28Par particularisation énonciative de la maxime :
Premièrement, ces Maximes générales, ou Lieux communs, doivent être attachées au Sujet, et appliquées par plusieurs circonstances aux Personnages et aux affaires du Théâtre ; en sorte qu’il semble que celui qui parle, ait plus présents à l’esprit les intérêts du Théâtre, que ces belles vérités ; c’est-à-dire, Qu’il faut faire ce que les bons Rhétoriciens nous enseignent, Réduire la Thèse à l’Hypothèse, et des propositions universelles en faire des considérations particulières. (p. 444)
29Par recours aux figures qui « dédidactisent » et esthétisent la proposition :
Secondement, il faut presque en toutes ces occasions parler avec figure […] ; car la figure donne une autre forme à la proposition générale ; […] elle la fait paraître avec un ornement qui lui fait perdre le caractère Didactique ; elle y ajoute quelque mouvement […] qui la tire de la simplicité de l’École pour la faire passer avec grâce sur le Théâtre. (p. 445)
30Par une économie de parole évitant d’alanguir l’auditoire :
Il faut qu’elles passent en peu de paroles, afin de ne pas donner au Théâtre le temps de se refroidir. (p. 446)
31Par son exclusion de tout discours pathétique :
Mais il faut prendre garde que ce ne soit pas au milieu d’une expression vive, ou de quelque passion violente. (ibid.)
32C. Il est cependant une pratique d’exception… celle du théâtre de Corneille où les sentences sont fréquentes et appréciées en raison de leur expression éclatante et inédite :
Ce n’est pas qu’on ne puisse mettre sur le Théâtre des propositions universelles déduites au long, et même en style Didactique : nous en avons des exemples assez fréquents [chez Monsieur Corneille] ; mais pour en recevoir des applaudissements [comme lui], il faut qu’elles soient [comme les siennes], hardies, nouvelles et illustres ; il faut que les expressions en soient fortes, les vers éclatants18, et qu’elles semblent n’avoir jamais été dites que pour le sujet particulier où elles sont appliquées ; ce qui demande beaucoup d’étude et beaucoup de génie19. (p. 446)
33Le terme d’éclat appliqué aux vers est, nous le verrons, une reprise de la définition de la sentence par Quintilien comme lumina orationis. Cet éloge de la pratique cornélienne de la sentence, explicitement assignée au cadre de la disputatio, paradigme rhétorique du style moyen qui anime la délibération en tragédie, n’est cependant pas sans établir une analogie singulière entre sentence éclatante et style pathétique : deux pratiques langagières qui visent à surprendre et ravir le spectateur. À l’horizon de l’art cornélien de la sentence, notamment en sa brièveté saisissante et sa forme laconique, pointe, on le verra plus loin, un rapport inattendu au sublime.
34Ce texte de d’Aubignac, dont il souligne avec fierté la nouveauté, est lu attentivement par Corneille qui en reprend l’argumentaire, parfois littéralement, dans son Premier Discours20. Inavouée, cette reprise motivera l’animosité ultérieure du docte envers le poète ; mais elle met surtout en lumière la dette commune des deux auteurs envers la logique et la rhétorique antiques.
35Une double dette très exactement :
36– La première, inscrite dans la formule « Réduire la Thèse à l’Hypothèse » est une dette envers la syllogistique aristotélicienne : très précisément, la théorie de l’enthymème, forme vraisemblable et abrégée du syllogisme, qu’Aristote expose dans les deux premiers livres de sa Rhétorique. L’enthymème y procède d’une logique psycho-cognitive propre aux interactions langagières : l’orateur ne doit pas énoncer l’intégralité tri-propositionnelle du raisonnement syllogistique, mais uniquement l’une des prémisses ou la conclusion, laissant l’auditoire reconstruire l’ensemble du raisonnement dans un processus de coopération logique et rhétorique. Soit une stratégie de persuasion par condensation énonciative, adaptée à l’auditoire de la rhétorique (qui ne peut suivre un trop long raisonnement), et que Cicéron adoptera et léguera à la tradition oratoire. Conçue comme hypothèse et non thèse, c’est-à-dire partie et non totalité du raisonnement, la sentence ou maxime procède du même raccourci psycho-logique que l’enthymème21. À ce titre, la réflexion de d’Aubignac sur la sentence n’est pas inédite, mais elle transpose dans la théorie dramatique les principes d’abrègement que la rhétorique antique appliquait dès Aristote aux schèmes logiques pour les intégrer à la psycho-logique de la dispute doxale et du discours public. Que d’Aubignac et à sa suite Corneille mentionnent ainsi thèse et hypothèse témoigne de la persistance dans la culture du xviie siècle de la dialectique et de la syllogistique antique, soubassement trop souvent méconnu de la rhétorique et de l’éloquence classiques22.
37– La seconde dette concerne la rhétorique de Quintilien, qui traite de la sentence au livre VIII, chapitre 5, de l’Institution oratoire23. Il rappelle tout d’abord le lien originel entre la sentence et l’âme ou sentiment intime : « Sententiam veteres, quod animo sensissent, vocaverunt » (VIII, 5, 1). Cependant, par spécialisation parallèle à celle de sensus qui désigne la pensée, sententia devient un terme propre à l’elocutio, pour désigner « les traits brillants, surtout à la fin des périodes24 ». Les sentences – lumina orationis – sont ainsi les « yeux du discours » dont ils forment la clausule ; une clausule à double fonction, argumentative (en tant que conclusion relevant de la logique discursive)25, et oratoire (comme contribution à la force et l’éclat du discours).
38Quintilien souligne par la suite la fonction argumentative de la sentence en rappelant son apparentement à l’enthymème et au syllogisme26 ; tandis qu’il assigne sa fonction esthétique aux figures. Celles-ci rehaussent la visibilité de la sentence, selon une double modalité : elles en accroissent la force en en remodelant la forme (« majorem vim accipiunt et mutatione figurae »), et la rendent plus acérée par le passage du général au particulier (« translatione a communi ad proprium » – VIII, 5, 6). Très significativement, Quintilien illustre l’intensification figurale de la sentence par une figure d’apostrophe et d’interrogation qui s’apparente à une adresse théâtrale et qu’il nomme épiphonème27. Et lorsqu’il envisage la possibilité d’une sentence en mode véhément, c’est à nouveau au théâtre qu’il recourt en citant la Médée d’Ovide :
Nam, cum sit rectum : « Nocere facile est, prodesse difficile », vehementius apud Ovidium Medea dicit :
« Servare potui ; perdere an possim, rogas28 » ?
39De cette possibilité d’une sentence véhémente (qui contredit l’incompatibilité soulignée par d’Aubignac entre sentencieux et pathétique), Corneille se souviendra lorsqu’il fera parler sa propre Médée.
40Dans la suite du chapitre, Quintilien envisage le bon et mauvais usage de la sentence, selon la norme de l’apte dicere au fondement des bienséances classiques. Le premier critère est celui de la concordance entre la sentence et l’ethos de son énonciateur ; Quintilien suit ici Aristote pour qui la gravité de la sentence convient à un orateur dont l’âge lui confère l’autorité requise29. Le second critère procède de l’économie stylistique. Orateur professionnel, Quintilien ne cache pas son attachement à l’éclat de la sentence qui contribue à sa force persuasive30, mais il convient de gérer cette lumière oratoire avec pertinence, de même que les yeux ne sont pas sur tout le corps31. Les yeux de l’éloquence ne conservent leur éclat que si l’on en use avec goût et modération. Quintilien exprime ici son classicisme stylistique au nom duquel il condamne l’abus du style sentencieux chez les déclamateurs, ses contemporains. Une leçon que reprendra l’esthétique atticiste du classicisme français et la doctrine corrélée dans la théorie du drame régulier d’un usage restreint de la sentence.
Décri de la sentence dans la poétique cornélienne
41En adoptant, sans l’avouer, la position de d’Aubignac sur la sentence, Corneille endosse l’héritage rhétorique quintilianiste. Mais au nom de l’utilité dramatique, il va en décrier officiellement l’usage. Esquissée dans l’Épître de La Suite du menteur (1645), cette dévalorisation du discours sentencieux ouvre le premier Discours. D’emblée, le propos est polémique et le ton ironique, Corneille se présentant comme un professionnel confirmé de l’art théâtral (« trente ans de travail pour la scène32 »), pour mieux récuser l’autorité des doctes en visant d’Aubignac de manière à peine feutrée. Aussi prend-il d’emblée le contrepied du précepte d’Aristote – placer les sentences dans la bouche d’hommes graves et âgés – en assimilant l’utilité morale de la sentence à « cette démangeaison qu’Horace attribue aux vieilles gens, de faire des leçons aux jeunes » (De l’utilité, p. 67). Au demeurant, remarque-t-il, la Poétique d’Aristote ne parle jamais d’utilité mais du plaisir produit par le bon agencement du poème dramatique33. Opposant ainsi le plaisir à l’instruire, Corneille reprend, en l’affinant, la typologie de l’utilité formulée dans l’Épître de La Suite du Menteur. Celle-ci distinguait en effet deux utilités, l’utilité morale – exodramatique, et l’utilité poétique – endodramatique, au fondement de la mimèsis fictionnelle :
Vous me demanderez en quoi donc consiste cette utilité de la poésie, qui en doit être un des grands ornements, et qui relève si haut le mérite du poète quand il en enrichit son ouvrage. J’en trouve deux à mon sens : l’une empruntée de la morale, l’autre qui lui est particulière ; celle-là se rencontre aux sentences et réflexions que l’on peut adroitement semer presque partout ; celle-ci en la naïve peinture des vices et des vertus34.
42Dans son Épître, Corneille valorise la seconde utilité par un argument pragmatique, à savoir la médiocre réception de La Suite du Menteur, alors même que ce drame est plus moral et doté de plus de vers sentencieux que Le Menteur35. La première utilité ne fait donc pas le succès d’un drame. Corneille introduit ainsi une hiérarchie au sein du célèbre précepte horatien – mêler l’utile au délectable – : des deux finalités, seule la seconde relève de la poésie dramatique. Les poètes peuvent donc omettre l’utilité morale d’un drame sans que celui-ci soit poïétiquement vicieux :
Je dénie qu’ils faillent contre ces règles, lorsqu’ils ne l’y mêlent pas, et les blâme seulement de ne s’être pas proposé un objet assez digne d’eux, ou si vous me permettez de parler un peu chrétiennement, de n’avoir pas eu assez de charité pour prendre l’occasion de donner en passant quelque instruction à ceux qui les écoutent ou qui les lisent. Pourvu qu’ils aient trouvé le moyen de plaire, ils sont quitte envers leur art, et s’ils pêchent, ce n’est pas contre lui, mais contre les bonnes mœurs et contre leur auditoire (Épître, p. 364 ; nous soulignons).
43Ironique et provocateur, Corneille affirme l’amoralité de l’art dramatique et son corrélat – l’autotélisme de sa poïétique – au regard de laquelle la sentence est un élément allogène qu’on peut tout au plus semer « en passant » à la marge d’un drame dont les règles sont étrangères à l’éthique.
44Le Discours sur l’utilité renchérit en distinguant quatre utilités dont :
La première consiste aux Sentences et instructions Morales qu’on y peut semer presque partout ; mais il en faut user sobrement, les mettre rarement en discours généraux, ou ne les pousser guère loin, surtout quand on fait parler un homme passionné, ou qu’on lui fait répondre par un autre ; car il ne doit avoir non plus de patience pour les entendre, que de quiétude d’esprit pour les concevoir et les dire. Dans les délibérations d’État, où un homme d’importance consulté par un roi s’explique de sens rassis, ces sortes de discours trouvent lieu de plus d’étendue ; mais enfin il est toujours bon de les réduire souvent de la Thèse à l’Hypothèse, et j’aime mieux faire dire à un Acteur, l’Amour vous donne beaucoup d’inquiétudes, que l’Amour donne beaucoup d’inquiétudes aux esprits qu’il possède. (De l’utilité, éd. citée, p. 66-67)36
45Ce n’est donc qu’après avoir exposé la nature non-dramatique et la marginalité poétique de la sentence que Corneille envisage son intégration sous condition. Pour ce faire, il reprend à son compte les éléments de définition et les préceptes de bon usage formulés par Quintilien : usage quantitativement limité ; particularisation et condensation formelle pour s’accorder aux données psycho-cognitives propres à un auditoire de théâtre ; insertion privilégiée dans des séquences délibératives recourant au style moyen – en l’occurrence la disputatio ou débat controversé. Et sur la base du précepte logique énoncé par d’Aubignac (réduire la thèse à l’hypothèse), Corneille édicte le principe de « non-froideur » auquel doit se soumettre toute sentence :
Mais encore un coup, il ne les faut pas pousser loin sans les appliquer au particulier, autrement c’est un lieu commun qui ne manque jamais d’ennuyer l’Auditeur, parce qu’il fait languir l’action. (Ibid.)
46Énoncé dans de nombreux paratextes cornéliens37, ce principe d’esquive de la froideur et de la langueur s’apparente à un principe de thermodynamique régissant la tension dramatique et corrélativement l’attention du spectateur. C’est pourquoi, en tant que preuve logique composante du raisonnement discursif, la sentence est incompatible avec les séquences passionnelles. Elle doit de même être brève : enthymème et non syllogisme, prémisse sans conclusion ou conclusion sans prémisse, elle doit laisser au spectateur le soin de reconstruire l’intégralité du raisonnement. Tel est le sens technique et logique de l’expression « ne pas les pousser loin » : il importe de doter la sentence d’une brièveté énonciative et d’un abrègement logique, afin d’éviter à tout prix la forme doxale et généralisante qui la détacherait de l’action dramatique et refroidirait l’attention du public38.
Tension entre théorie et pratique : le cas de Rodogune
47La position théorique de Corneille, en cohérence avec l’élaboration des règles d’un art dramatique poïétiquement autotélique, procède donc à la marginalisation de la parole sentencieuse dont l’utilité éthique doit céder à l’impératif fonctionnel de l’utilité dramatique : la « naïve peinture des vices et des vertus » entendue comme représentation non moralisante, strictement déterminée par la logique du drame
48Cependant, le premier Discours ouvre la porte à un usage de la sentence particulièrement prisé par Corneille en raison de la grâce qu’en contexte adéquat la sentence apporte à la parole dramatique :
J’avouerai toutefois que les discours généraux ont souvent grâce, quand celui qui les prononce et celui qui les écoute ont tous deux l’esprit assez tranquille, pour se donner raisonnablement cette patience. (De l’utilité, p. 67)
49Tranquillité d’esprit et patience font écho aux « délibérations d’État où un homme d’importance consulté par un roi s’explique de sens rassis » (ibid.) : scènes de conseil et de débat où les personnages s’entre-écoutent selon les règles de la disputatio en style moyen (dans un langage grave mais non pathétique) et dont le paradigme cornélien est la scène de consultation par Auguste de Cinna et Maxime (II, 1) – mais qui se rencontre aussi dans la haute comédie. Ainsi Corneille réfère-t-il successivement à Mélite (où l’héroïne souffre une remontrance de sa Nourrice du fait même qu’elle se trouve dans un état d’euphorie amoureuse39), et à La Suite du menteur qui, écrit-il, fait entendre avec bonheur une Moralité de douze vers sur l’attitude à adopter par l’amant dédaigné40. Corneille marque ainsi le plaisir qu’il trouve à insérer des Moralités en termes généraux dès lors que le contexte est propice à délibération ; un plaisir qui rencontre opportunément la prédilection des acteurs à déclamer spectaculairement la tirade. Plutôt qu’en un vers ou un distique, Corneille conçoit la sentence dans un cadre discursif et argumentatif étendu où le raisonnement enthymématique se déploie sur un ensemble de vers dont la déclamation fait tirade.
50Cette appréhension oratoire et argumentative de la sentence, qui en fait une unité discursive intégrée à la globalité de la parole théâtrale, est confirmée par le troisième exemple, emprunté à Rodogune. En l’occurrence, le discours sentencieux, entendu comme discours général, n’est pas simplement admissible comme ornement figural et stylistique, mais requis dans le cadre technique de l’exposition :
Quelquefois même ces discours sont nécessaires, pour appuyer des sentiments, dont le raisonnement ne se peut fonder sur aucune des actions particulières de ceux dont on parle. Rodogune au premier acte ne saurait justifier la défiance qu’elle a de Cléopâtre que par le peu de sincérité qu’il y a d’ordinaire dans les réconciliations des Grands après une offense signalée parce que depuis le Traité de Paix cette Reine n’a rien fait qui la doive rendre suspecte de cette haine qu’elle conserve dans le cœur. (Ibid., p. 67-68)
51Lorsque le drame naissant est en déficit de faits pour fournir une cause vraisemblable à la passion d’un protagoniste, il convient de recourir aux lieux généraux de l’univers aulique pour fonder les sentiments du personnage ; comme en attestent ces vers de Rodogune énoncés en présence de Laonice :
Rodogune
La haine entre les grands se calme rarement :
La paix souvent n’y sert que d’un amusement ;
Et dans l’État où j’entre, à te parler sans feinte,
Elle a lieu de me craindre, et je crains cette crainte.
Non qu’enfin je ne donne au bien des deux États
Ce que j’ai dû de haine à de tels attentats,
J’oublie, et pleinement, toute mon aventure,
Mais une grande offense est de cette nature,
Que toujours son auteur impute à l’offensé
Un vif ressentiment dont il le croit blessé,
Et quoiqu’en apparence on les réconcilie,
Il le craint, il le hait, et jamais ne s’y fie,
Et toujours alarmé de cette illusion,
Sitôt qu’il peut le perdre, il prend l’occasion :
Telle est pour moi la reine. (OC, Seuil, 1963, I, 5, v. 313-327)
52La tirade est un modèle de raisonnement enthymématique41, ouvert à deux reprises par une première prémisse majeure, proposition universelle et affirmative (« la haine entre les grands se calme rarement »), la seconde majeure s’étendant pour sa part sur trois vers (« Mais une grande offense est de cette nature… »). La première majeure est suivie d’une mineure qui en constitue l’application particulière (« et dans l’état où j’entre…elle a lieu de me craindre ») ; tandis que la seconde majeure conduit à une conclusion logique et oratoire – « telle est pour moi la reine » : clausule qui littéralement expose Cléopâtre en tirant d’un trait son portrait moral – c’est-à-dire son caractère. Réalisation, par le schème enthymématique du discours sentencieux, de la naïve peinture des vices et vertus de la Reine : conjonction dans l’écriture cornélienne de l’utilité logique et dramatique.
53Il faut en effet souligner ici l’indissociable conjonction de la forme et du sens. À la force du raisonnement enthymématique, Corneille adjoint des effets de répétition lexicale et prosodique qui confèrent aux vers une dimension spectaculaire et mémorable : « Elle a lieu de me craindre, et je crains cette crainte. » À la logique du discours s’ajoute sa puissance sonore qui fait retentir le sens et le cautionne.
54Une étude extensive montrerait à quel point cette pratique se répète non seulement dans Rodogune mais dans l’ensemble de l’œuvre42. C’est que, au sens le plus littéral, Corneille a une prédilection pour la parole formulaire, et que, en tant que schème prosodique et oratoire, par delà la sentence qui en incarne la forme brève, la parole formulaire investit massivement le discours théâtral cornélien pour conférer au raisonnement sa forme à la fois décisive et mémorable : les héros cornéliens sont bien en ce sens d’authentiques orateurs.
55De surcroît, cette parole formulaire prend place dans des dispositifs discursifs et dramatiques construits sur des structures symétriques. Le modèle le plus fréquent est celui de répliques où s’entrechoquent des propositions contraires :
Rodogune
Qui que ce soit des deux qu’on couronne aujourd’hui,
Elle sera sa mère, et pourra tout sur lui.
Laonice
Qui que ce soit des deux, je sais qu’il vous adore :
Connaissant leur amour, pouvez-vous craindre encore ? (I, 5, v. 349-352)
56Et la symétrie étend sa structure à des scènes entières (ainsi de la confrontation de Rodogune aux deux frères, dans la scène quatre, dramaturgiquement pivot, de l’acte deux) et même à des actes tel le quatrième de Rodogune axé sur les entretiens successifs d’Antiochus avec Rodogune et Cléopâtre.
57L’appréhension dramaturgique de la sentence, entendue par Corneille non comme vers singulier mais comme discours général, doit donc s’appréhender dans le cadre de cette fascination structurelle qui pousse le dramaturge à construire ses drames selon des schèmes géométriques. La parole sentencieuse et son extension, l’expression formulaire, sont le premier niveau, langagier, d’une forme-sens dont le drame est la forme achevée.
58La sentence apparaît dès lors comme schème dont l’armature logique et mentale structure le raisonnement des protagonistes. Et cette hypothèse est étayée par une longue glose, placée par Corneille au cœur du premier Discours, à propos de l’expression aristotélicienne de tragédie sans mœurs :
Il se présente une difficulté à éclaircir sur cette matière, touchant ce qu’entend Aristote lorsqu’il dit « que la Tragédie se peut faire sans Mœurs, et que la plupart de celles des Modernes de son temps n’en ont point ». Le sens de ce Passage est assez malaisé à concevoir, vu que selon lui-même c’est par les Mœurs qu’un homme est méchant ou homme de bien, spirituel ou stupide, timide ou hardi, constant ou irrésolu, bon ou mauvais Politique, et qu’il est impossible qu’on en mette aucun sur le Théâtre qui ne soit bon, ou méchant, et qui n’ait quelqu’une de ces autres qualités. Pour accorder ces deux sentiments qui semblent opposés l’un à l’autre, j’ai remarqué que ce Philosophe dit ensuite que « si un poète a fait de belles Narrations morales et des discours bien sentencieux, il n’a fait encore rien par là qui concerne la Tragédie ». Cela m’a fait considérer que les Mœurs ne sont pas seulement le principe des actions, mais aussi du raisonnement. Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et l’un et l’autre étale de diverses Maximes de Morale suivant cette diverse habitude. C’est donc de ces Maximes, que cette habitude produit, que la Tragédie peut se passer, et non pas de l’habitude même, puisqu’elle est le principe des actions, et que les actions sont l’âme de la Tragédie, où l’on ne doit parler qu’en agissant et pour agir. Ainsi pour expliquer ce passage d’Aristote par l’autre, nous pouvons dire que quand il parle d’une Tragédie sans Mœurs, il entend une Tragédie où les acteurs énoncent simplement leurs sentiments, ou ne les appuient que sur des raisonnements tirés du fait, comme Cléopâtre dans le second Acte de Rodogune, et non pas sur des Maximes de Morale ou de Politique, comme Rodogune dans son premier Acte. (De l’utilité, p. 83-84, nous soulignons)
59Ce passage du Discours comporte deux propositions-clés pour comprendre la présence et la fonction du discours général ou sentencieux chez Corneille :
60– La première postule que les mœurs sont le principe commun « des actions mais aussi du raisonnement ». Par mœurs, il faut entendre le mode de raisonnement qui détermine l’homme de bien ou l’homme méchant à agir conformément à sa nature morale. C’est ce que Corneille, à la suite d’Aristote, appelle habitude43 qui est un double mode de penser et d’agir, le premier étant la cause du second dans la mesure précise où penser en tragédie est un penser-agir (« on ne doit parler qu’en agissant et pour agir »).
61– La seconde postule que la tragédie peut se passer de la verbalisation des mœurs, c’est-à-dire des maximes ou sentences, mais qu’elle ne peut se passer « de l’habitude même » qui est principe de l’action laquelle est « l’âme de la tragédie ». Si donc la tragédie peut bien se passer de l’énonciation sentencieuse, elle ne peut en revanche faire l’économie de l’habitude sentencieuse, structure mentale profonde, psycho-logique qui fonde toute action sur une pensée générale qui en est intrascéniquement le soubassement causal.
62Concluons : l’habitude sentencieuse peut être explicite ou implicite dans le drame. Telle elle est la différence entre le discours général de Rodogune qui recourt aux maximes, et celui, pragmatique de Cléopâtre (« tiré du fait ») lequel, prenant appui sur des prémisses particulières, n’a pas besoin de la forme générale de la maxime44. Mais dans les deux cas, l’habitude, modalité commune du penser et de l’agir, assure la ligature causale entre le raisonnement et l’action. L’enjeu (et la fonction) de la sentence cornélienne n’est donc pas simplement formel mais bel et bien structurel. Cette tension, particulièrement visible dans ce texte, explique que Corneille puisse à la fois décrier la sentence dans sa théorie dramatique et la mobiliser dans sa pratique comme ligature essentielle de la parole et du drame45. Si la sentence comme ornement oratoire participe de la « broderie46 », il en va tout autrement de l’habitude, schème logique de la parole-action qui noue essentiellement le verbal et le dramatique cornéliens.
Sentence enthymématique et profération épiphanique
63Ainsi entendu, le schème sentencieux, énoncé ou non, sous-tend en tant que schème mental et moral la conduite de l’action dramatique ; et les mœurs du protagoniste – son caractère – sont l’élément moteur des raisonnements que le personnage tient sur lui-même. Le paradigme en est fourni par la tirade que Cléopâtre profère après la sortie de scène d’Antiochus et Laonice, tous deux abusés par son aptitude à feindre la conciliation. Le discours s’ouvre par deux adresses in absentia, destinées à Laonice (v. 1387-1391), puis à Antiochus (v. 1392-1403) :
Cléopâtre
Que tu pénètres mal le fond de mon courage !
Si je verse des pleurs, ce sont des pleurs de rage,
Et ma haine qu’en vain tu crois s’évanouir
Ne les a fait couler, qu’afin de t’éblouir.
Je ne veux plus que moi dedans ma confidence.
Et toi, crédule Amant que charme l’apparence,
Et dont l’esprit léger s’attache avidement
Aux attraits captieux de mon déguisement,
Va, triomphe en idée avec ta Rodogune,
Au sort des Immortels, préfère ta fortune,
Tandis que mieux instruite en l’art de me venger
En de nouveaux malheurs je saurai te plonger.
Ce n’est pas tout d’un coup que tant d’orgueil trébuche,
De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche,
Et c’est mal démêler le cœur d’avec le front,
Que prendre pour sincère un changement si prompt.
L’effet te fera voir comme je suis changée. (IV, 5, v. 1387-1403, nous soulignons)
64La première adresse est une leçon de sophistique révélant au spectateur l’écart entre l’apparaître – surface trompeuse dont joue Cléopâtre – et l’être – masqué et tapi dans les profondeurs intimes du caractère. La reine maîtrise l’équivoque des signes – les pleurs en l’occurrence, objet d’un contresens herméneutique chez ses interlocuteurs qui interprètent comme compassion des « pleurs de rage ». La haine, passion principielle chez Cléopâtre, est la cause de ces signes fascinateurs qui éblouissent fallacieusement ses interlocuteurs. Inversement, la théâtralité de cette déclaration érige spectateur et lecteur en témoins de cette duplicité dont l’explicitation révèle l’âme de Cléopâtre.
65C’est ainsi que « Je ne veux plus que moi dedans ma confidence » est un vers flamboyant qui énonce la rupture du pacte de confidence entre la reine et Laonice, au profit d’un autre pacte, extrascénique, instauré entre le public et la reine dès sa première apparition, seule en scène (« Montrons-nous… », II, 1, 406). L’ensemble de la tirade, paradigmatique de la parole de Cléopâtre, est littéralement épiphanique, profération du moi intérieur dans lequel Cléopâtre déclare se replier mais qu’elle déploie de fait aux yeux et oreilles du public. Discours paradoxal ou plus exactement bivalent, puisqu’il évoque les profondeurs de l’être pour les projeter sur scène, dans des vers éclatants, à destination des auditeurs.
66Pour comprendre ce paradoxe qui définit la tension propre à la sentence cornélienne et sa rémanence au sein de ses drames, il faut se remémorer le sens originel et inaugural de sententia chez Quintilien : « Sententiam veteres quod animo sensissent, vocaverunt » (VIII, 5, 1 : Les anciens appelaient sentence le sentiment intime / l’expression de l’âme). C’est le sens et la fonction même de cette tirade doublement enthymématique et plus encore de la sentence de trois vers (1399-1401) qui mène la tirade à sa clausule (1402). Adressée in absentia à un Antiochus doublement exclu de la scène et du sens des propos qui s’y profèrent, cette sentence reformule en extension la leçon de sophistique esquissée dans l’adresse à Laonice. La séquence sentencieuse reprend en effet la topique de l’apparence trompeuse en l’inscrivant dans une leçon sur la prudence qui fait défaut au Prince (vice politique majeur)47 : « De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche / Et c’est mal démêler le cœur avec le front ». Et tandis que le vers suivant (« Que prendre pour sincère un changement si prompt ») prend soin de particulariser le discours sentencieux en complétant syntaxiquement le vers précédent (ce qui évite de lire celui-ci comme maxime autonome), le dernier vers de la tirade, totalement contextualisé, vaut conclusion épiphanique : « L’effet te fera voir comme je suis changée ». La clausule conjoint ainsi l’effet dramatique à venir (l’annonce de la vengeance) et la mise à nu d’un cœur qui se profère dans la lumière d’un raisonnement sentencieux à fonction épiphanique. Cléopâtre tend au public un miroir où se reflète et se révèle son Moi. Révélation lumineuse du cœur d’un méchant (pour reprendre le lexique cornélien), c’est-à-dire de l’habitude dont parle le Premier Discours, schème double de la parole et de l’agir. En se révélant, Cléopâtre confirme son être profond et programme l’issue du drame. Car cette révélation est bien une confirmation de l’essence d’un moi masqué, mais nullement changeant, comme le signale la féroce ironie du dernier distique « comme je suis changée », qui doit s’entendre à rebours [tu verras à quel point mon être et mon désir de vengeance sont inchangés]. Dans la brillance de la sentence et l’ironie de sa clausule, spectateur et lecteur sont appelés à lire le sens caché de la parole et à voir l’être intime de Cléopâtre dont le dénouement du drame sera l’apothéose flamboyante et fatale48. Dans la bouche de Cléopâtre, le discours sentencieux a pour finalité cette énonciation épiphanique49, point nodal d’articulation de la poétique et de l’esthétique de la tragédie, de sa production et de sa réception ; fonction rhétorico-dramatique qui explicite la résilience structurelle de la sentence, du discours général et du raisonnement enthymématique au cœur de la parole cornélienne où le connaître en tant que faire-connaître est très exactement un agir.
Sentence et fulgurance du moi
67De cette conjonction de la parole formulaire et de la profération spectaculairement aléthique du moi intime, Médée nous fournit un ultime et singulier exemple. Singulier parce qu’il met la sentence au voisinage du pathos, ce qu’exclut a priori la théorie régulière de la sentence formulée par d’Aubignac et Corneille. On se souvient cependant de l’exemple par lequel Quintilien illustrait l’intensification de la sentence par les figures : citant la Médée d’Ovide, il louait la véhémence de la réplique de Médée, mise au défi d’accomplir sa vengeance envers Jason sur ses propres enfants50 : j’ai pu le servir, et tu doutes que je puisse le perdre ? Or, dans sa propre Médée, Corneille prête à l’héroïne cette réplique foudroyante :
Nérine
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?
Médée
Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.
(Médée, I, 4, v. 320-321)
68« Peut-on nier qu’il n’y ait du Sublime, et du Sublime le plus relevé dans ce monosyllabe Moi ? » s’exclamera Boileau dans ses Réflexions critiques sur le sublime51. La profération nominale du moi intime fait sentence. Une sentence monosyllabique où l’énonciation du moi constitue une flamboyante et impérieuse clausule. Mais dans le même temps, ce « Moi » qui fait proposition est aussi une prise de position, du personnage et de l’acteur : conjonction formidable de la logique, de la parole et du corps. Sentence-punctum : point extrême de condensation de la parole formulaire, conjonction spectaculaire de la véhémence oratoire et actoriale et de la profération – à valeur principielle – d’un Moi dont la vengeance ainsi proclamée coïncide avec l’avancée du drame. Si Corneille théoricien marginalise la parole sentencieuse, sa praxis de professionnel du théâtre et de l’oratio grandis et sublimis contredit – avec bonheur – ce désaveu.
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1 L’appréhension globale de la sentence chez Corneille excède bien entendu la présente entreprise. Bernard Beugnot a jadis tracé les traits et les défis dans « La sentence : problématique pour une étude », dans Mémoire du texte, p. 319-331 (Références bibliographiques complètes en fin d’article.). La thèse d’Elena Garofalo, La Sentence dans le théâtre du xviie siècle : les tragédies de Pierre Corneille (1635-1660) a depuis constitué la première contribution systématique à l’étude de la sentence cornélienne. Toutefois l’appréhension formelle, syntaxique, sémantique et prosodique de la sentence requiert la mobilisation de disciplines multiples, notamment en logique, rhétorique et linguistique de l’énonciation. Enfin, l’étude de la sentence implique celle de son histoire, notamment antique autour de la forme et de la pensée gnomique. Vaste chantier pluridisciplinaire et transhistorique.
2 Sur cette aspiration, voir Fabien Cavaillé, Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du xviie siècle, et notre préface à l’ouvrage, « Concordia theatralis : un poète dramatique au cœur de la Cité », p. 11-18.
3 Fonction littéralement performative que résume – sentencieusement – la célèbre formule de d’Aubignac, Car ici, parler c’est agir (Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, p. 407).
4 Sur la sentence comme enthymème et le drame comme logique, voir respectivement Gilles Declercq, L’Art d’argumenter et Jean de Guardia, Logique du genre dramatique.
5 Sur les modalités théoriques et pratiques de cette affirmation chez Corneille, voir notamment Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, et l’appareil critique de l’édition des Trois Discours par Marc Escola et Bénédicte Louvat, et l’édition critique d’Horace par M. Escola (GF).
6 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, p. 316-332.
7 Alexandre Hardy, Théâtre, éd. Targa, t. 5, 1628. Au lecteur (3e paragraphe de ce texte initial non paginé ; nous soulignons).
8 Laudun d’Aygaliers, Art poétique français, livre V, ch. 3, 1598 (cité par Jacques Scherer, op. cit., p. 316).
9 Jean Cousin, « Rhétorique latine et classicisme français », dans Revue des cours et conférences de la Sorbonne, 1932-1933, t. II, p. 243.
10 Antoine Furetière, « Sentence », Dictionnaire universel, 1690, t. 3, n. p. Article repris quasi littéralement par le dictionnaire de l’Académie.
11 Le débat sur la sentence dans la théorie dramatique traite de même de la sentence en général sans quasiment en convoquer d’exemples tant la doxalité de la notion s’impose aux esprits du temps.
12 Apophthegmatum sive responsorum memorabilium, ex probatissismis quibusque tam Graecis quam Latinis auctoribus priscis pariter atque recentioribus, collectorum loci communes ad ordinem alphabeticum redacti, Bâle, 1555. Sur les recueils de sentences au xviie siècle, voir Bernard Beugnot, « Florilèges et Polyantheae : diffusion et statut du lieu commun à l’âge classique ».
13 Semblablement, Jacques Scherer mentionne qu’Hardy se souciait de signaler ses sentences par des guillemets (op. cit., p. 321).
14 « Se dit au Palais d’un jugement qui est rendu sur quelque différent par des Juges inférieurs, et dont on peut appeler. Une sentence provisoire, interlocutoire, définitive, par défaut, ou contradictoire. » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, op. cit.). Ce sens est également consigné par Richelet : « [sententia judicis] Terme de Pratique. C’est une ordonnance de Juges qui ne sont pas souverains, et qui ont décidé sur quelque affaire dont ils ont pouvoir de connaître. (Appeler d’une sentence présidiale. La sentence de la prévoté a été confirmée au présidial. Casser une sentence. Informer une sentence. Mettre une sentence à néant) » (Dictionnaire de la langue française ancienne et moderne, Amsterdam, 1732, t. 2, p. 701-702).
15 « Les ouvrages où l’on trouve le plaisant et l’utile sont immortels », citation de Boileau-Despréaux à l’appui : « La Satire en leçons, en nouveautés fertile / Sait seule assaisonner le plaisant et l’utile » [Extrait de la Satire IX].
16 « La poésie apporte ordinairement aux excellents poètes plus de gloire que d’utilité ». (Richelet, Dictionnaire français, op. cit.)
17 Op. cit., p. 437-447.
18 En associant ainsi « force » et « éclat » à la sentence cornélienne, d’Aubignac élève celle-ci au même niveau d’intensité stylistique que l’expression passionnelle. Nous revenons ci-dessous sur la singularité de la « sentence véhémente » étudiée par Quintilien et pratiquée par Corneille notamment dans sa Médée.
19 Furieux de l’absence de référence à son ouvrage dans les Discours de Corneille, d’Aubignac effacera les mentions de ce dernier dans les éditions ultérieures de La Pratique (passages entre crochets dans le texte cité).
20 Ainsi à propos de la forme à donner à la logique de la sentence : « il est toujours bon de les réduire souvent de la Thèse à l’Hypothèse » (« Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Trois Discours…, éd. citée, p. 67).
21 Voir notamment pour Aristote, le chapitre 21 du livre II de la Rhétorique, consacré à la maxime : « les conclusions ainsi que les prémisses (arkhai) des enthymèmes ne sont autres, une fois le syllogisme enlevé, que des maximes. » (1394 a29, trad. P. Chiron). Sur ces questions, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage L’Art d’argumenter (notamment I, ch. 5, « enthymèmes et sentences : l’argumentation formulaire », p. 97 et suiv.) et à notre article « Schèmes argumentatifs et culture oratoire : l’exemple de Jean Racine » (p. 146 et suiv. pour l’analyse de l’enthymème chez Racine). Sur l’enthymème chez Corneille, voir Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement, p. 192-193, et ci-dessous notre analyse de Rodogune.
22 Voir Gilles Declercq, « Résilience de la dialectique : l’inflexion cartésienne en rhétorique classique ».
23 Dans ses Études sur Quintilien I. Contribution à la Recherche des sources de l’Institution oratoire, Jean Cousin met en évidence l’existence d’une tradition rhétorique déjà bien établie au moment où Quintilien en fait la synthèse – Quintilien prenant appui sur la typologie de Théophraste, lequel s’inspire de la Rhétorique à Herennius (p. 432 et suiv.).
24 « Lumina autem preaecipueque in clausulis posita sententias » (ibid., 5, 2). Sauf mention expresse, nous citons l’édition et la traduction d’Henri Bornecque).
25 « Quod conclusionem dicimus » (VIII, 5, 13).
26 « Hanc quidam partem enthymematis, quidam initium aut clausulam epichirematis esse dixerunt » : (Cette forme est regardée tantôt comme une partie d’un enthymème, tantôt comme la première ou la dernière partie d’un syllogisme —VIII 5, 4).
27 « Sed majorem vim accipiunt et mutatione figurae, ut : “Usque adeone mori miserum est ?” Acrius hoc enim quam per se : “Mors misera non est” et translatione a communi ad proprium » (« Mais ces sentences reçoivent une plus grande force, d’abord de l’emploi des figures “Est-il donc si douloureux de mourir ?”, forme plus vigoureuse que la simple idée “La mort n’est pas douloureuse” » – VIII, 5, 6). « Est enim epiphonema rei narratae vel probatae summa acclamatio » (« L’épiphonème, en effet, est une exclamation qui couronne une preuve ou un récit » – VIII, 5, 11).
28 « Forme directe : “il est facile de nuire, difficile d’être utile”. Médée, chez Ovide, dit avec bien plus de force : “J’ai pu le sauver ; tu demandes si je pourrais le perdre” » (VIII, 5, 6). Sur cet exemple ovidien, sa reprise dans la Logique de Port-Royal et sa réécriture racinienne dans Andromaque (« Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? »), voir notre article déjà cité (note 21) « Schèmes argumentatifs et culture oratoire… ».
29 « L’expression par maximes sied aux personnes avancées en âge et quand il s’agit de choses dont on a l’expérience, car proférer des maximes sans être de cet âge est inconvenant, tout comme raconter des histoires (muthologein) » (Aristote, Rhétorique, 1395a 1-5, trad. P. Chiron, p. 367). « Magis enim decent eos, in quibus est auctoritas, ut rei pondus etiam persona confirmet » (« [Les traits sentencieux] conviennent mieux, en effet, aux personnes ayant de l’autorité, dont la personnalité ajoute ainsi du poids à ce qu’elles disent » – IO, VIII, 5, 8).
30 « Quod enim tantum in sententia bona crimen est ? Non causae prodest ? non judicem movet ? non dicentem commendat ? ». (« Qu’y a-t-il de si répréhensible dans un trait ingénieux ? N’est-il pas utile à la cause ? Ne produit-il pas impression sur le juge ? Ne fait-il pas apprécier l’orateur ? » – VIII, 5, 32).
31 « Ego vero haec lumina orationis velut oculos quosdam esse eloquentiae credo. Sed neque oculos esse toto corpore velim » (VIII, 5, 34).
32 « Ceux qui leur ont voulu servir jusqu’ici [d’interprètes à Horace et Aristote] ne les ont souvent expliqués qu’en Grammairiens ou en Philosophes. Comme ils avaient plus d’étude et de spéculation, que d’expérience du Théâtre, leur lecture nous peut rendre plus doctes, mais non pas nous donner beaucoup de lumières fort sûres pour y réussir. » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. Escola, Louvat, p. 65 ; désigné désormais par De l’utilité).
33 « Il est vrai qu’Aristote dans tout son traité de la Poétique n’a jamais employé ce mot une seule fois ; qu’il attribue l’origine de la Poésie au plaisir que nous prenons à voir imiter les actions des hommes ; qu’il préfère la partie du Poème qui regarde le Sujet à celle qui regarde les Mœurs, parce que cette première contient ce qui agrée le plus, comme les Agnitions et les Péripéties » (ibid., p. 66).
34 La Suite du Menteur, Épître, Paris, Éditions du Seuil, 1963, p. 364.
35 « Elle n’a pas été si heureuse au théâtre que l’autre, quoique plus remplie de beaux sentiments et de beaux vers ». (ibid., p. 363).
36 Les trois autres utilités sont respectivement « la naïve peinture des vices et des vertus » (p. 68) ; « le succès heureux de la vertu » ; « la purgation des passions par le moyen de la pitié, et de la crainte » (p. 70).
37 Voir notamment l’« Examen » du Cid à propos de l’omission de toute mention des funérailles du Comte : « le moindre mot que j’en eusse laissé dire, pour en prendre soin, eût rompu toute la chaleur de l’attention, et rempli l’Auditeur d’une fâcheuse idée. » (éd. citée, p. 220).
38 La Logique de Port-Royal, glosant le vers de la Médée d’Ovide comme « enthymème très élégant » explicite cette thermodynamique de l’attention cognitive en ces termes : « L’esprit allant plus vite que la langue, et une des propositions suffisant pour en faire concevoir deux ; l’expression de la seconde devient inutile, ne contenant aucun nouveau sens. C’est ce qui rend ces sortes d’arguments [les syllogismes philosophiques] si rares dans la vie des hommes, parce sans même y faire réflexion on s’éloigne de ce qui ennuie, et l’on se réduit à ce qui est précisément nécessaire pour se faire entendre ». (éd. Clair, Girbal, p. 226-227, nous soulignons).
39 « Mais si elle savait que Tircis la crût infidèle, et qu’il en fût au désespoir, comme elle l’apprend ensuite, elle n’en souffrirait pas quatre vers » (De l’utilité, p. 67).
40 « Et les douze vers qui expriment cette Moralité en termes généraux ont tellement plu, que beaucoup de gens d’esprit n’ont pas dédaigné d’en charger leur mémoire » (ibid., p. 68).
41 Cf. Thomas Pavel : « Les personnages de tragédie régulière, et ceux de Corneille avec une ténacité particulière, pensent et s’expriment en enthymèmes. Avant de passer à l’action, ils posent des maximes générales dont ils tirent avec une extraordinaire rigueur, les conséquences pratiques correspondantes. […] Par la justesse de leur diagnostic et par la précision de leur calcul, ces acteurs agissent comme de véritables maîtres de l’enthymème. » (L’Art de l’éloignement, p. 193-194).
42 Voir ainsi pour Rodogune le vers 151 qui constitue la première sentence du drame, combinée à un effet rythmique et sémantique de répétition « Un grand cœur cède un trône, et le cède avec gloire » (Antiochus, I, 4).
43 Habitus en latin pour le grec hexis qui, à l’ouverture de la Rhétorique est l’un des deux modes recensés par Aristote d’usage de l’argumentation ; terme que Pierre Chiron glose ainsi : « peut se traduire par habitus, ou “état habituel”. Il désigne en général une manière d’être permanente qui se manifeste notamment par un certain type d’action, plus exactement par le fait que ces actions sont accomplies plus souvent, plus facilement (plus volontiers) et mieux par le sujet ainsi disposé » (éd. citée, p. 114, note 2, nous soulignons).
44 Sur ces deux types de sentences, respectivement exogènes et endogènes (à l’action et au personnage), voir le commentaire de M. Escola et B. Louvat, éd. citée, p. 163-164.
45 Sur l’équivocité de Corneille sur la sentence, voir encore M. Escola et B. Louvat, ibid., tout particulièrement la note 53 : « Corneille ne peut se résoudre à lever ainsi le paradoxe du chapitre 6, dans la mesure où son théâtre fait la part belle aux maximes et aux discours sentencieux : la question du caractère rencontre donc nécessairement celle des maximes, et Corneille se trouve à devoir traiter deux problèmes à la fois (sauver Aristote et son propre théâtre). »
46 Sur ce terme, la ligature et la hiérarchie qu’il semble établir entre action, pensées et caractères, voir Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, p. 148 et suiv. « Broderie » figure dans une lettre de Corneille à l’abbé de Pure, août 1660 : « Je crois qu’après cela il n’y a plus guère de question d’importance à remuer, et que ce qui reste n’est que la broderie qu’y peuvent ajouter la rhétorique, la morale et la politique ». Sur l’équivocité de cette marginalisation du politique chez Corneille, voir Hélène Merlin-Kajman, « Corneille et le/la politique : le double enjeu de la question ». La présente étude de la sentence nous conduit de même à remettre en question cette marginalisation de la morale et de la rhétorique – dès lors que l’on entend par rhétorique non pas l’ornementation oratoire, mais sa structure argumentative et enthymématique.
47 Sur prudence et imprudence, topos nodal de la vertu défaillante des princes en tragédie, voir l’essai de Francis Goyet, Les Audaces de la prudence.
48 Retenue par Lebrun pour frontispice de Rodogune, la scène finale devient un tableau centré sur Cléopâtre mourante, soutenue par sa suivante, ainsi exposée aux yeux de tous dans la vérité terrible et fatale de son être.
49 Pour une appréhension globale des enjeux et des modalités de la connaissance éthique de soi et de la profération scénique du moi chez les protagonistes cornéliens, voir dans le présent volume l’étude de Cécilia Laurin, « “Connais-moi tout entière” : parole apocalyptique et dramaturgie cornélienne ».
50 « Vehementius apud Ovidium Medea dicit : “Servare potui ; perdere an possim, rogas ?” » Voir ci-dessus p. 8 et note 28.
51 Réflexion critique sur le Fiat lux, X, dans Nicolas Boileau, OC, éd. Françoise Escal, p. 550.
sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 26, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=950.
Quelques mots à propos de : Gilles Declercq
Université Sorbonne Nouvelle
Institut de Recherche en Études Théâtrales
Gilles Declercq est professeur de rhétorique et dramaturgie à l’Université Sorbonne Nouvelle et directeur de l’Institut de Recherche en Études Théâtrales. Ses recherches portent sur le théâtre et l’esthétique du xviie siècle en France, sur la rhétorique, la logique argumentative et l’esthétique des passions, chez Racine et Pascal Quignard notamment. Il est l’auteur de L’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires (Éditions universitaires, 1992), et a co-édité les Actes du Tricentenaire Jean Racine (P.U.F, 2003, avec Michèle Rosellini), les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Dominique Bouhours (Champion, 2003, avec Bernard Beugnot) et Fascination des images, Images de la fascination (P.S.N., 2014, avec Stella Spriet).