Sommaire
D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino
- Aurélien d’Avout et Alex Pepino Introduction
- Hugues Pradier Comment continuer à grandir un peu une fois mort
- David Soulier L’Examen d’André Vésale (1564) : un débat d’anatomie manqué
- Tony Gheeraert « Ruines de Palmyre ». Les Pensées de Pascal ou le deuil impossible
- Yves Ansel Travailler à sa survie : le cas Stendhal
- Diane Garat « D’un monsieur qui écrit de l’au-delà » : La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), œuvre « posthume » ?
- Gwenaëlle Sifferlen Publier les Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo, une aventure éditoriale singulière
- Yvan Leclerc « Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert » : œuvres posthumes et inédites
- Antoine Piantoni « Lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort » : la survie éditoriale de Jean-Marc Bernard et Jean Pellerin
- Sébastien Bost Faire jouer la transparence d’une femme en noir : les mémoires de Barbara à l’épreuve du posthume
- Mara Capraro Une trahison « reconstructrice » : la réhabilitation posthume de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza en France
D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes
« Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert » : œuvres posthumes et inédites
Yvan Leclerc
1En comparaison des autres grands romanciers du xixe siècle, Flaubert a très peu publié : sept livres, en incluant la Lettre à la municipalité de Rouen et la pièce de théâtre Le Candidat. Il signe également une préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet. Un inventaire exhaustif de tout ce qui a paru pendant la période active de l’auteur doit également mentionner les publications dans la presse, dont Flaubert s’est tenu le plus souvent éloigné : il a fait imprimer deux textes de jeunesse dans Le Colibri en 1837, Bibliomanie et Une leçon d’histoire naturelle, genre commis1 ; il a donné des fragments de La Tentation de saint Antoine à L’Artiste (21 décembre 1856, 28 décembre 1856, 11 janvier 1857, 1er février 1857), un chapitre de Par les champs et par les grèves à ce même périodique (« Des pierres de Carnac et l’archéologie celtique », 18 avril 1858), deux scènes du Château des cœurs à La République des Lettres (20 décembre 1875 et 20 mars 1876) avant de se résoudre à publier l’intégralité de la féerie en feuilleton dans La Vie moderne (janvier-mai 1880), prépublication2 sans publication, puisque la féerie ne paraîtra pas en volume du vivant de l’auteur. Enfin, Flaubert sort de sa réserve habituelle pour intervenir publiquement en deux occasions sous forme de lettres ouvertes : pour répondre à l’article de Guillaume Frœhner concernant Salammbô (L’Opinion nationale du 24 janvier 1863, suivi d’une lettre ouverte à Adolphe Guéroult, directeur de ce même journal, le 4 février 1863), et enfin pour défendre le jeune Guy de Maupassant inquiété par la justice (Le Gaulois, 21 février 1880). Flaubert n’a pas souvent fait « gémir la presse3 », selon son expression, et surtout pas la presse de la Presse. Dans cette liste complète des œuvres publiées du vivant de l’auteur ne figurent pas Bouvard et Pécuchet, roman inachevé, ni tout ce que Flaubert a écrit avant Madame Bovary, à l’exception, donc, des deux petits textes publiés dans Le Colibri.
2En proportion, la part des inédits est à peu près égale à celle de l’édité, soit pour les cinq volumes prévus dans la nouvelle édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », environ deux volumes et demi, c’est-à-dire les deux premiers volumes qui regroupent les textes antérieurs à Madame Bovary, et une grande partie du cinquième et dernier, majoritairement occupé par Bouvard et Pécuchet. À cette quantité de textes inédits, faudrait-il ajouter les 4 500 lettres envoyées par Flaubert, et par extension tous les manuscrits qui se trouvaient à sa mort dans son cabinet de travail, les carnets et les dossiers de notes, les projets restés à l’état de plan, les brouillons de ses œuvres, au total une masse considérable de manuscrits qui représente plus de dix fois le volume des œuvres publiées ? L’ensemble des traces manuscrites passées à la postérité se regroupe mal sous la même catégorie de l’inédit. Il faut les distinguer selon la nature des documents et les intentions du scripteur : une lettre intime n’est pas destinée à l’édition publique ; le brouillon d’une œuvre éditée n’a pas le même statut d’inédit qu’un plan ou qu’un texte achevé restés dans les cartons. La dématérialisation permise par le numérique entretient le fantasme d’un tout-éditable, c’est-à-dire d’une mise à disposition de la totalité de ce qui est sorti de la main de l’auteur, en excédant les limites imposées par le support papier. Encore faut-il hiérarchiser, organiser des trajets génétiques et replacer cette nébuleuse dans l’histoire longue des entreprises éditoriales. Si l’on remonte aux origines de l’édition post-mortem, la première période est dominée par la figure controversée de l’héritière, la nièce de Flaubert, Caroline Commanville puis Franklin Grout, qui contrôle les publications depuis la mort de son oncle en 1880 jusqu’à sa propre mort en 1931, soit pendant 50 ans, et en particulier les dix-huit volumes des Œuvres complètes qui paraissent chez Louis Conard entre 1909 et 1912.
Posthume
3Toutes les œuvres de Flaubert non éditées de son vivant relèvent en droit de la catégorie du posthume, selon l’étymologie : ce qui est postérieur, ce qui vient après. Mais dans les Œuvres complètes publiées par l’éditeur Louis Conard, seul le dernier roman reçoit cette dénomination « Œuvre posthume », au singulier, à l’exclusion de tous les autres titres, même les œuvres de jeunesse. L’éditeur a donc considéré comme posthume, au sens restreint, une œuvre qui aurait paru si l’auteur avait vécu. L’intention de publication exprimée par l’auteur de son vivant est ici déterminante. Est posthume une œuvre qui est reconnue comme œuvre publiable par une volonté pour ainsi dire testamentaire. Il ne fait pas de doute que Flaubert écrivait Bouvard et Pécuchet pour la publication. Il songeait à une prépublication dans La Nouvelle Revue, avant une édition en librairie4. Il dit à deux reprises, dans ses lettres, que six mois lui seront encore nécessaires pour venir à bout du second volume5, après qu’il aura terminé le premier. Une lettre inédite de Juliette Adam adressée à Georges Charpentier le lendemain de la mort de Flaubert (les éditeurs ne perdent pas de temps) donne une indication sur cet achèvement :
Mon cher ami. Vous savez que notre pauvre Flaubert était engagé avec moi – sauf sur la question de prix qui devait être débattue à son prochain voyage – pour ses mémoires d’un abruti – dont il devait me donner le premier volume le quinze juin. Je vous charge du soin de cet intérêt vis-à-vis de la famille. N’oubliez pas, mon cher Charpentier, que vous pouvez me rendre là un grand service. Je connais assez votre amitié pour être certaine qu’elle ne me fera pas défaut.
Mille amitiés à Madame Charpentier et à vous.
9 mai 1880 Jtte Adam
4On sait que Flaubert s’illusionne souvent sur les temps d’écriture prévisibles, l’expérience de la lenteur n’entamant pas son optimisme ou son envie de se débarrasser de ce qu’il ressent comme un fardeau, mais dans ce cas, ses prévisions semblent raisonnables. Il avait promis son manuscrit pour le 15 juin et il meurt le 8 mai : cinq semaines auraient dû suffire à rédiger les cinq pages du scénario développé qui programme la fin du roman, à recopier l’ensemble de ce dernier chapitre, et à relire la totalité des pages antérieures déjà mises au net.
5Œuvre inachevée, et même doublement inachevée dans ses deux volumes, le roman de Bouvard et Pécuchet peut être considéré comme « achevé » aux neuf dixièmes, dans la mesure où Flaubert a pour habitude de mettre son texte au net progressivement. Les neuf premiers chapitres sont donc achevés ; le dixième chapitre n’a pas été recopié au propre et la fin de ce chapitre est restée à l’état de plan. On sait que le romancier multiplie les brouillons, qu’il réécrit une dizaine de fois en moyenne chaque passage. Mais il accumule les strates verticalement en fractionnant la construction. S’il avait procédé par couches longitudinales embrassant l’ensemble du roman, rédigeant d’abord une première esquisse globale, avant de repartir du début pour un second passage, élevant l’œuvre rangée après rangée comme on construit un mur dans toute sa longueur, l’œuvre aurait manqué d’un dernier état de finition. Au lieu de quoi, après avoir posé les fondations par des plans et des scénarios généraux, Flaubert compose son œuvre chapitre par chapitre ou, comme il disait, par « mouvement », en montant jusqu’à la mise au net d’une partie, avant de passer à la suivante, qu’il reprend à la base. Cette manière de procéder est particulièrement évidente dans le résumé autographe de Bouvard et Pécuchet. Flaubert a l’habitude d’établir ce qu’il appelle un « sommaire » (nous en possédons un pour Salammbô et pour L’Éducation sentimentale), pour tester la solidité de l’ensemble, l’harmonie des proportions et la cohérence de la fable. Ce résumé est établi au fur et à mesure de l’avancement de la rédaction, à chaque fois qu’une grande division est considérée comme achevée, et non quand l’œuvre est entièrement terminée. Le résumé de Bouvard et Pécuchet qui nous est parvenu s’arrête donc au chapitre IX : le dixième n’y figure pas6.
6Certes, Flaubert aurait relu l’ensemble du roman après avoir rédigé la fin du chapitre X, et on ne peut donc considérer les neuf premiers chapitres comme constituant un manuscrit autographe définitif. Peut-être Flaubert aurait-il corrigé dans son texte désormais ne varietur les bévues relevées par Stéphanie Dord-Crouslé7 : « le sujet s’accorde avec le verbe » (chap. V) ; « D’où vient que C H dans orchestre a le son d’un q et celui d’un K dans archéologie ? » (chap. X). Dans ces deux passages, l’inversion du sujet et du verbe dans la règle de l’accord, la confusion entre le phonème [k] et ses différents graphèmes semblent bien imputables à l’auteur, et non aux personnages. L’écrivain n’a pas eu le temps de se relire, et on ignore quelles auraient été ses dernières volontés littéraires. Voltaire avait bien raison de dire : « J’aime à corriger les épreuves, et je crains les œuvres posthumes8. »
7L’interruption de la seule œuvre véritablement « posthume » de Flaubert attire l’attention sur une caractéristique que la critique n’a pas eu l’occasion de souligner jusqu’ici : seul Bouvard et Pécuchet est inachevé. Toutes les autres œuvres dont l’auteur avait entamé la rédaction ont été menées jusqu’à leur fin. Elles sont toutes complètes, même celles qui sont considérées, à tort ou à raison, comme des premières versions : les deux Tentation de saint Antoine de 1849 et 1856, L’Éducation sentimentale de 1845 qu’on appelle indûment « première Éducation », puisque l’œuvre homonyme de 1869 ne peut pas en être considérée comme la réécriture. Même des œuvres mineures telles que Le Château des cœurs ou Le Sexe faible ont été achevées : en dépit des aléas de la collaboration à trois pour la féerie (avec Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy), et de la refonte d’une pièce laissée par son ami Louis Bouilhet, Flaubert va jusqu’au bout. On pourrait objecter que certaines pièces de jeunesse, telle que La Découverte de la vaccine, ont connu un début de rédaction avant d’être abandonnées, mais cette parodie de tragédie classique ne dépasse pas la tentative d’une expérimentation rhétorique.
8Cet achèvement de ce qui est commencé s’explique sans doute par l’appartenance de Flaubert à la catégorie des « écrivains à programme » : la longue phase de préparation documentaire, de mise au point détaillée des plans et des scénarios agit comme une garantie que l’exécution ira jusqu’à son terme, malgré les difficultés rencontrées en cours d’écriture, les « affres du style », les arrêts momentanés ou crus définitifs, comme pour Bouvard et Pécuchet. L’œuvre est sur des rails, elle est lancée. Flaubert est un écrivain qui conclut : sa célèbre devise « ne pas conclure9 » s’applique à la clôture du sens (avoir le dernier mot), non à l’achèvement structurel ou à la finition du texte, alors qu’un « écrivain à processus », comme Stendhal, peut s’interrompre à tout moment, parce qu’il ne suit pas un planning prédéfini et qu’il est porté par un mouvement interne. Flaubert aurait pu faire sienne la formule paradoxale prêtée à Racine : selon la légende, Boileau l’aurait rencontré dans la rue, et lui aurait demandé : « Monsieur Racine, comment va Phèdre ? » Le dramaturge lui aurait répondu : « Elle est finie, je n’ai plus qu’à l’écrire. » Sous forme de boutade (Racine avait-il de l’humour ?), la formule définit l’esthétique classique comme subordination de l’énoncé à la conception. Quand Flaubert écrit, après Goethe, « tout dépend de la conception10 », il ne dit pas autre chose : la mise en phrases, ou le « style », est certes une longue patience, mais elle se déroule, douloureusement, dans le cadre d’une fin déjà mentalement accomplie. C’est pourquoi l’œuvre est finie avant d’être commencée, et qu’elle ne peut pas s’arrêter en route, sauf accident externe.
Les inédits
9Si Bouvard et Pécuchet est la seule œuvre véritablement posthume, c’est-à-dire inachevée au moment de la mort, quel statut donner aux œuvres non publiées du vivant de l’auteur, qu’elles soient achevées ou non ? Elles ont été éditées à titre posthume, mais avec la mention « Œuvres inédites ». Ce sont en quelque sorte des œuvres anthumes devenues posthumes par le geste de la publication. Flaubert lui-même établissait la proportion, en réponse à on ne sait quelle question posée par on ne sait qui (« Mon cher confrère ») : « J’ai beaucoup écrit avant de publier Mme Bovary. Mes œuvres inédites sont plus nombreuses que les autres11. »
10Cette part d’inédits composés avant sa trente-cinquième année occupe deux volumes dans la nouvelle édition de la « Bibliothèque de la Pléiade ». On y trouve, entre autres, Les Mémoires d’un fou, Novembre, L’Éducation sentimentale de 1845, La Tentation de saint Antoine de 1849. Bien que ces textes soient restés à l’état de manuscrits de son vivant, Flaubert leur a donné une publicité privée en les faisant circuler parmi ses proches, ses amis, ses pairs en littérature : il a lu La Tentation de saint Antoine à Bouilhet et à Du Camp lors d’une séance mémorable ; il a confié Novembre à Bouilhet, Du Camp, Louise Colet, les Goncourt et peut-être Baudelaire. En outre, Louise Colet a connu des parties du Voyage en Orient12 et elle a lu L’Éducation sentimentale de 1845.
11Avec le recul, Flaubert jugeait-il éditables les œuvres antérieures à Madame Bovary ? Si Bouilhet et Du Camp avaient complimenté l’auteur après la lecture de La Tentation de saint Antoine en 1849, il est probable qu’il eût cherché un éditeur, comme le prouve la publication en fragments de la version de 185613. Son appréciation concernant Novembre, relu dix années après l’avoir écrit, ne laisse pas de doute sur sa position :
Je ne vois aucun moyen de le récrire il faudrait tout refaire. – par-ci par-là une bonne phrase une belle comparaison. Mais pas de tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le chemin de L’Éducation sentimentale, et restera avec elle dans mon carton indéfiniment. Ah quel nez fin j’ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publier. Comme j’en rougirais maintenant14 !
12Quelques années plus tard, une confidence faite aux Goncourt va dans le même sens : « Regrette de ne pouvoir publier un roman d’environ 150 pages, écrit tout au sortir du collège : visite d’un jeune homme, qui s’ennuie, à une putain, roman psychologique trop plein de personnel15. » Le « regret » de ne pouvoir publier traduit à la fois l’attachement pour ce texte précoce, et la lucidité d’un écrivain parvenu à la maîtrise de son art qui se retourne sans complaisance sur ses écrits antérieurs. Rétrospectivement, il se réjouit de ne pas avoir cédé à la tentation juvénile de publier des œuvres pré-bovaryennes, pourrait-on dire, antérieures à l’élaboration du principe d’impersonnalité. Avec Madame Bovary, il est sorti tout armé sur le champ de bataille littéraire. Les premières œuvres pouvaient être montrées à un public restreint, comme jalons d’un parcours esthétique, mais non signées du même nom que les grands romans de la maturité.
13Dès la mort de Flaubert, l’idée apparaît d’un possible volume d’inédits. À la fin de sa revue des œuvres de l’ami qui vient de disparaître, Zola y consacre un paragraphe de son long article « Mes souvenirs sur Gustave Flaubert » :
Gustave Flaubert ne laisse, comme œuvre posthume, que Bouvard et Pécuchet. Peut-être pourra-t-on trouver dans ses papiers de quoi faire un volume de mélanges. Il avait écrit en partie son voyage en Orient, et certains fragments en sont très beaux. En outre, il y aurait des morceaux de La Tentation de saint Antoine, condamnés par lui, et qui présenteraient un vif intérêt. Je ne parle pas de sa correspondance qu’on réunira sans doute un jour, avec quelque peine à la vérité, car pour éviter justement qu’on publiât ses lettres, il y glissait par théorie des mots énormes, difficiles à imprimer ; je parle bien entendu des lettres à ses intimes, les plus intéressantes16.
14Notes de voyage, fragments de La Tentation de saint Antoine de 1849 (condamnés par Bouilhet et Du Camp, plus que par l’auteur), correspondance (dont la langue verte retardera la publication non censurée, sans qu’il soit nécessaire d’y voir une intention de l’épistolier), Zola dessine ainsi le contour d’un « volume de mélanges », qu’il distingue à juste titre de l’œuvre posthume, Bouvard et Pécuchet. Il n’y inclut pas les œuvres de jeunesse, qui sont achevées, les mélanges ne rassemblant que les membra disjecta des fragments et des morceaux.
15Ce terme de « mélanges » est repris par l’éditeur Quantin, qui publie les premiers inédits, cinq ans seulement après la mort de Flaubert, en 1885, dans le sixième volume sur huit au total : Trois contes suivis de mélanges inédits. Les Mélanges méritent bien leur nom puisqu’ils juxtaposent deux textes qui n’ont rien d’inédit, la préface aux Dernières Chansons de Bouilhet et la Lettre à la municipalité de Rouen, et des fragments « d’œuvres de jeunesse tout à fait inédites et d’un intérêt incontestable » (t. I, p. III), parmi lesquels des extraits de Par les champs et par les grèves, de Novembre et À bord de la cange, pages détachées du Voyage en Orient, ainsi que l’intégralité de l’étude sur Rabelais, La danse des morts et Smarh17. Pris entre la crainte de desservir la mémoire d’« un écrivain soucieux avant tout de perfection » en imprimant des projets abandonnés ou des œuvres moins bien venues, et le désir de montrer la « genèse d’un aussi puissant esprit », l’éditeur adopte une solution de compromis, consistant à ne donner que des « morceaux », des « fragments », qui ont valeur d’« études préparatoires » (p. 154-155). L’un des grands intérêts de cette édition pionnière est de fournir sur deux pages et demie la liste des œuvres inédites (p. 152-154), qui n’a pu être fournie que par Caroline Commanville elle-même.
16Quinze ans plus tard, l’édition Louis Conard publie la version intégrale de tous ces textes en trois volumes d’« Œuvres de jeunesse inédites » :
Malgré leur précieux intérêt, nous n’avons pas cru devoir les incorporer dans le sublime ensemble livré par Flaubert lui-même au public, et les ranger dans une édition définitive sous un aspect identique. […] Aussi avons-nous résolu d’éditer ces essais en les imprimant séparément et dans une typographie distincte et spéciale. Ainsi détachés de l’œuvre, ils garderont leur véritable caractère de « documents », de « pièces justificatives ». Ils constitueront, pour l’avenir, ce dossier Flaubert où puiseront tous les admirateurs pieux, tous les fidèles intrépides du superbe écrivain18.
17La hiérarchie est ainsi respectée entre les œuvres majeures (« le sublime ensemble ») et les autres : ce sont des « essais », donc inaboutis, publiés à part, en trois volumes proposés sous le titre général d’Appendices aux œuvres complètes19, imprimés en caractères plus petits. L’éditeur les désigne en utilisant le terme scientifique de « documents » (on pense aux « documents humains » des écrivains naturalistes) et juridique de « pièces justificatives » : les guillemets d’emprunt à un autre vocabulaire traduisent une volonté de les soustraire à une appréciation littéraire ou esthétique. Les écrits de jeunesse ne sont pas destinés aux lecteurs moyens, mais à une minorité d’« amoureux fervents et de savants austères », des fanatiques religieux (« les admirateurs pieux ») encore à naître (« pour l’avenir »).
Les inachevés
18À côté de ces textes achevés demeurés inédits, auxquels il est possible de conférer le statut d’œuvres publiables et lisibles dans leur continuité, Flaubert a laissé un nombre considérable d’inédits inachevés, à l’état de plans et de scénarios. On compte ainsi de nombreux scénarios de théâtre, écrits le plus souvent en collaboration avec Louis Bouilhet, un conte oriental intitulé Les Sept fils du derviche, des projets narratifs : un roman qui aurait revisité le mythe théâtral, Une nuit de Don Juan, un roman sur la folie intitulé La Spirale, un roman tardif sur le Second Empire intitulé Sous Napoléon III, etc. Ces projets non aboutis sont regroupés en appendice des volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade », dans une section nommée avec justesse « L’Atelier de Flaubert ». Ils sont restés en effet sur l’établi. Le long temps de genèse de chacune des grandes œuvres, environ cinq années, favorise l’éclosion de ces idées de sujets qui permettent à l’auteur de supporter l’enfermement dans le « milieu » de la rédaction en cours, en créant une soupape imaginaire. Elles ne donnent cependant pas lieu à développement, précisément parce que Flaubert est un écrivain à programme, et qu’il ne se lance pas dans l’écriture de chic, sous le coup d’une inspiration soudaine. Ou bien ces projets éphémères ont été absorbés et comme siphonnés par une autre œuvre, ce qui est le cas du conte oriental, intégré et dépassé dans La Tentation de saint Antoine, ou bien l’auteur est mort avant de les mettre en chantier, comme Sous Napoléon III ou La Bataille des Thermopyles, une nouvelle antique qui aurait pris la suite de Bouvard et Pécuchet. L’un des carnets de notes de Flaubert s’intitule « Plan. idées en l’air20 » : elles y resteront sans toucher terre, plans restés en plan, scénarios non réalisés, selon l’expression de Jean-Louis Jeannelle21.
19Les notes, précisément, représentent un autre grand domaine dans le continent des inédits, si on l’étend vers l’extrême amont des matériaux de l’œuvre. Flaubert les mentionne, évidemment pour les ranger dans la catégorie du non-publiable, en réponse à la demande d’Émile Bergerat, qui sollicitait de la copie pour le lancement d’une revue : « En fait d’inédits, je n’ai que des notes, des morceaux de notes, mais qui n’ont d’intérêt que pour moi22. » Dans le périmètre de ce qu’il appelle ici « des notes », Flaubert inclut probablement les plans et les scénarios, qui peuvent être considérés comme des notes de projets. Mais l’expression « morceaux de notes » oriente plutôt vers la notation d’idées discontinues. Ces fragments sont des « tas de pierres », comme disait Hugo, des matériaux de construction. Flaubert les classe dans la catégorie des « inédits », en reprenant le mot de Bergerat, mais pour les exclure de la possibilité même de l’édition : « elles n’ont d’intérêt que pour moi », non pas parce qu’elles relèvent de l’intime, mais parce qu’elles sont à usage interne.
20Reste le problème spécifique des lettres. La correspondance ne constitue pas une œuvre, si on entend par là l’accomplissement d’un projet esthétique, mais le rassemblement posthume de pièces qui jalonnent un fil de conversations, coupé par la mort. Elle ne peut être que posthume et inédite, à l’exception des lettres ouvertes et de quelques lettres données à la presse par leurs destinataires, du vivant des épistoliers : c’est arrivé pour Flaubert. On connaît l’opposition absolue de la théorie de l’impersonnalité à la divulgation de l’intime. La difficulté pour l’expéditeur vient de ce qu’il ne possède plus, par définition, les lettres qu’il a expédiées. Mais il peut faire le ménage dans les lettres reçues : Flaubert en a brûlé des paquets entiers, et il a organisé avec Maxime Du Camp la destruction réciproque des lettres qu’ils s’étaient échangées, après que la parution des Lettres à une inconnue de Mérimée leur avait fait mesurer les risques de la notoriété23. Et pourtant, il se désole que ses amis Alfred Le Poittevin et Louis Bouilhet aient fait disparaître une partie de ses propres lettres. Sa réaction au moment de la publication pirate de quelques-unes de ses propres lettres laisse penser qu’il aurait toléré de livrer au public celles qui présentaient un contenu littéraire24.
Chronologie des publications posthumes
21On meurt un jour, en général au milieu de quelque chose qui est en cours. Il est rare que la vie se termine, au moins de mort naturelle, au moment où l’écrivain trace le mot « fin » au bas de la dernière page, et qu’il ne laisse derrière lui que de l’imprimé, autorisé à paraître par un bon à tirer. Flaubert n’a pas rédigé de testament, dans le genre de celui, bien connu, de Victor Hugo : « Si je meurs avant d’avoir fini, mes enfants trouveront dans l’armoire en faux laque qui est dans mon cabinet et qui est tout en tiroirs, une quantité considérable de choses à moitié faites ou tout à fait écrites, vers, prose. Ils publieront tout cela sous le titre Océan. » Hugo ne distingue pas entre œuvres achevées et inachevées : tout ce qui est sorti de sa plume mérite indistinctement la publication (« tout cela »), sous un titre hugolien, totalisant. L’article de Wikipedia qui reproduit ce testament de 1846 ajoute un commentaire à l’humour involontaire : « Il avait écrit une vingtaine d’ouvrages posthumes25. » Si tous les écrivains poussaient la prévoyance, ou la méfiance à l’égard de leurs légataires, jusqu’à composer eux-mêmes leurs œuvres posthumes, les éditeurs scientifiques rencontreraient moins de difficultés dans leurs choix.
22Flaubert n’a pas laissé de dernières volontés concernant ses tiroirs et ses armoires. On peut penser qu’il aurait partagé les préventions de Michel Foucault : « Pas de publication posthume. […] Ne me faites pas le coup de Max Brod avec Kafka26. » Si Flaubert avait connu la trahison du légataire infidèle, ses héritiers auraient pu recourir au syllogisme de Max Brod : il m’a demandé de détruire ses manuscrits, mais il a tout gardé et il savait que je ne lui obéirais pas. Donc il ne voulait pas que son œuvre disparaisse. De fait, Flaubert a conservé tous ses manuscrits, à quelques exceptions près d’œuvres de prime jeunesse mentionnées dans les lettres, et dont on n’a pas conservé de trace. Il s’est réjoui a posteriori de ne pas avoir publié Novembre ou L’Éducation sentimentale de 1845, mais cette prise de distance ne l’a pas conduit à faire disparaître les œuvres qui ne correspondaient plus à sa conception de la littérature. Après avoir entendu La Tentation de saint Antoine de 1849, Bouilhet et Du Camp ont rendu un jugement radical : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler27 ». Malgré la blessure qu’il en a ressentie, l’auteur s’est empressé de ne pas se soumettre à cette condamnation, et il a conservé la première archive de la série des trois Tentation.
23En revanche, il a brûlé des lettres de jeunesse envoyées par Du Camp, et d’autres dont on ne connaît pas les expéditeurs, qui étaient sans doute des expéditrices. Il prétend également avoir sacrifié le « chapitre explicatif » de Salammbô : « J’ai jeté au feu la Préface, à laquelle j’avais travaillé pendant deux mois cet été28. » Jeter au feu est à comprendre au sens métaphorique, puisque le manuscrit de cette préface, ou du moins un état manuscrit, a été retrouvé. C’est parce que Flaubert a été son premier archiviste que les publications posthumes ont été rendues possibles.
L’héritière
24La sédentarité de l’« ermite de Croisset » a favorisé la bonne conservation de ses papiers, qui n’ont pas connu la dispersion posthume entre plusieurs héritiers. Sa nièce Caroline a été son unique légataire. Les calculs éditoriaux auront commencé dès le jour de l’enterrement, selon Edmond de Goncourt, « Commanville [Ernest, le mari de Caroline] parle tout le temps de l’argent qu’on peut tirer des œuvres du défunt, a des revenez-y si étranges aux correspondances amoureuses du pauvre ami, qu’il donne l’idée qu’il serait capable de faire chanter les amoureuses survivantes29. » Ici commence la mauvaise réputation de la nièce, laquelle s’attire une bordée de critiques en publiant la correspondance de son oncle, transgressant l’interdit qu’il avait mis sur l’intime. Hermine Lecomte du Nouy rapporte dans un carnet une conversation avec son ami Maupassant :
Maupassant trouve la préface de Mme Commanville idiote et la publication des lettres du grand Maître, presque un sacrilège, Flaubert répétant constamment :
« Je suis bien tranquille, moi ; on ne publiera pas ma correspondance ; pour en dégoûter absolument mes héritiers je n’écris pas une lettre sans y prodiguer les N. d. D…, les m…, les f… ou autres obscénités afin d’être sûr d’éviter la publicité. » Mme Commanville a corrigé, épuré les lettres. Guy en contant cela a ajouté :
« Une femme qui écrit une préface comme celle-là est la nièce de Cherbuliez, non celle de Flaubert. »
Mme de Maupassant a seulement 18 lettres de Flaubert ; Guy en possède 286 qu’il garde pieusement. Il n’en a livré que 4 à la Commanville30.
25Zola tenait probablement de Maupassant la conviction que Flaubert truffait ses lettres de mots mal sonnants pour se prémunir contre leur divulgation. Précaution inutile : il suffit de les supprimer ou de les abréger, comme Hermine Lecomte du Nouy le fait elle-même, pourtant dans un carnet personnel. De là un autre reproche adressé à la nièce, par la postérité plus tardive : la censure qu’elle a opérée dans les lettres, non seulement sur les mots vulgaires, mais sur tous les passages qui touchent à la sexualité, au corps, à l’argent, à la vie physique et matérielle en général.
26Arrêtons-nous sur son rôle dans la publication de l’œuvre posthume, Bouvard et Pécuchet, par quoi elle a commencé son travail d’éditrice. Pour sa défense, il faut dire qu’elle a su s’entourer à cette occasion de conseils d’écrivains proches de son oncle : elle a chargé Tourguéniev de négocier le contrat de la publication avec Juliette Adam, et elle a consulté Maupassant, que les journaux présentaient à la mort de l’écrivain comme l’héritier littéraire du « Maître », sur la possibilité de reconstituer le second volume prévu : sagement, le disciple a déclaré la « besogne inexécutable », puisqu’il est impossible de se substituer à l’auteur31.
27Caroline Commanville s’est donc chargée de l’édition du premier volume. Elle met au net le dernier chapitre du roman, dont on a dit que Flaubert n’avait pas eu le temps d’en recopier un état définitif, et elle le manipule au moins en deux endroits. Flaubert avait laissé en suspens la séquence sur la botanique dans le chapitre X, quand Bouvard et Pécuchet font la leçon aux enfants qu’ils ont adoptés. Mis en éveil par un passage des Lettres élémentaires sur la botanique de Jean-Jacques Rousseau32, il attendait le nom d’une rubiacée sans calice, afin de renverser le principe éminemment non scientifique de l’exception qui confirme la règle, en suivant trois étapes : 1) toutes les fleurs ont un calice ; 2) exception : les rubiacées n’ont pas de calice ; 3) exception à l’exception : il existe des rubiacées avec un calice. Cette exception à l’exception, Flaubert l’a trouvée dans la shérarde. Mais il lui reste à trouver des rubiacées sans calice. Les naturalistes que Flaubert a interrogés sur ce point ne lui ont pas encore répondu, le jour de sa mort. La page présente donc un blanc, que Caroline Commanville s’emploie à combler en reprenant l’enquête et en établissant le texte tel qu’il aurait pu être :
Texte de Flaubert : « [en marge :] Ils trouvèrent X = rubiacée qui n’a pas de calice33. »
Texte de Caroline Commanville : « [en marge :] trouver 3 noms de rubiacées sans calice » [dans le corps du texte :] « Il y avait dans leur jardin des
caille-laitgraterons,des gaillets jauneset des muguets en fleurs, ces rubiacées étaient toutes sans calice34. »
28L’enfer éditorial, comme l’autre, étant pavé de bonnes intentions, la nièce a cru bien faire en greffant deux bras à la Vénus de Milo. Les éditeurs scientifiques contemporains sont plus respectueux de l’œuvre jusque dans ses lacunes, et ils donnent le texte incomplet, en suivant la sage leçon de Maupassant : l’éditeur ne peut pas prendre la place de l’auteur.
29On peut comprendre cette volonté, datée, de combler les manques en donnant un texte parachevé. Mais on sera moins indulgent pour un ajout superfétatoire, dans la mesure où il a entraîné des interprétations abusives. En mettant au net le dernier chapitre inachevé, Caroline Commanville a placé une ligne de démarcation à la fin de la partie rédigée : « Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert35 ». Suit en plus petits caractères le scénario non rédigé de la dernière séquence, précédé par cet avertissement : « Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui indique la conclusion de l’ouvrage. » À la toute fin, comme on sait, Bouvard et Pécuchet se mettent à copier. Sur le manuscrit autographe, on lit simplement : « Copier36 ». Mais la nièce a dû juger que son oncle écrivait décidément dans un style trop lapidaire, et elle a ajouté : « comme autrefois37 ». Ce retour à l’époque où les deux employés gagnaient leur vie avec leur belle main lui a semblé une évidence. Or, la formule a le défaut de boucler circulairement le roman dans la répétition à l’identique, alors que la copie fait retour, mais différemment : les deux salariés du premier chapitre deviennent les copistes des livres qu’ils ont lus et les « auteurs » paradoxaux du Dictionnaire des idées reçues. La copie comme métier subalterne est devenue un art. « Ils s’y mettent », certes, mais pas « comme autrefois ». Le verbe intransitif de Flaubert, « Copier » tout court, ouvert sur l’absence de complément, se justifiait et se suffisait.
30Avec des bonheurs plus ou moins constants, la nièce a eu la main sur la publication des œuvres complètes, œuvre posthume et œuvres de jeunesse inédites comprises, et sur la correspondance, chez l’éditeur Louis Conard, avec lequel elle avait signé un contrat d’exclusivité, en accordant parfois des autorisations de publication de certains inédits, par exemple à Maupassant pour de longs extraits des Dossiers de Bouvard et Pécuchet et pour le plan d’Une nuit de Don Juan, inclus dans son étude sur « Gustave Flaubert », en préface aux Lettres de Gustave Flaubert à George Sand (Charpentier, 1884) ou à son voisin d’Antibes, l’académicien Louis Bertrand, à qui elle a confié le soin d’établir La Tentation de saint Antoine de 184938. Caroline Commanville avait également préparé pour l’impression un recueil de plusieurs textes inédits, dont il reste le manuscrit. Le sommaire, de la main de Caroline, s’établit ainsi :
Inédits de G. Flaubert
en vue d’une plaquette
Souvenirs et Impressions
Biographie du R. P. Cruchard
Bal donné au Czar 1867
Alfred – 4-5-6 avril 1848
Mon pauvre Bouilhet,
19-20-21 et 22 juillet 1869
Le Chant de la Courtisane39
31Finalement, cette « plaquette » n’a pas vu le jour, on ne sait pourquoi : est-ce une idée trop tardive pour avoir pu être réalisée avant la mort de l’éditrice en 1931, ou bien un projet volontairement abandonné parce qu’elle-même ou Louis Conard n’a pas jugé ce mélange de textes intimes et farceurs dignes du grand écrivain ? Il est arrivé à la nièce de se demander si certains inédits valaient la peine d’être mis sous les yeux du public. Elle a noté sur une page du manuscrit de la pantomime Pierrot au sérail : « à revoir (à détruire probablement)40. »
32La réception des œuvres posthumes est le moment d’une double évaluation : l’éditeur testamentaire concentre toutes les critiques, alors que l’auteur défunt est protégé par le respect dû aux morts, Barbey d’Aurevilly s’exceptant de la règle, quand il conclut son compte rendu sur le dernier roman : « Hélas, il n’a pas, malheureusement, emporté avec lui son livre de Bouvard et Pécuchet, qui nous reste, et qu’on peut mettre sur sa tombe comme une croix. Car c’en sera une pour sa mémoire41 ! » L’inachèvement de Bouvard et Pécuchet offre en général un alibi aux amis de l’auteur qui n’en comprennent pas le sens, hormis Maupassant : ils s’abstiennent d’en parler pour ne pas en dire du mal, prétextant que Flaubert était trop grand artiste pour publier en l’état une œuvre illisible. L’inachèvement laisse donc aux contemporains la liberté de penser qu’il aurait tout réécrit, ou qu’il aurait renoncé à faire paraître ce roman qui n’en est pas un.
33La publication des inédits a eu par ailleurs une conséquence dans la perception globale des œuvres éditées, en raison d’un dispositif éditorial particulier, qui a consisté à systématiquement rattacher certaines œuvres de jeunesse aux œuvres de la maturité, en leur donnant le statut d’esquisses ou d’ébauches, et presque de premiers brouillons : ainsi Passion et vertu pour Madame Bovary, Les Mémoires d’un fou pour L’Éducation sentimentale, Smar pour La Tentation de saint Antoine, Une histoire naturelle, genre commis pour Bouvard et Pécuchet.
34Le cercle du posthume s’élargit jusqu’à englober toutes les traces manuscrites qui n’ont pas été transformées en caractères imprimés. Edmond de Goncourt ironisait sur le fétichisme de Flaubert : « avec une sorte de religion, il garde devers lui, depuis qu’il écrit, le monument immortel de sa copie chirographe. Ce garçon-là met une solennité un peu ridicule aux plus petites choses de sa pénible ponte42… » Les manuscrits d’une œuvre imprimée peuvent-ils être considérés comme des inédits ? La question appelle une réponse de Normand : non, car les matériaux de la genèse appartiennent à l’ensemble édité ; oui si l’on descend au niveau des micro-séquences, car dans les manuscrits se trouvent des passages supprimés. On peut même soutenir que tous les segments supprimés, si minimes soient-ils, entrent dans la catégorie des inédits : est inédit dans un manuscrit tout ce qui ne se retrouve pas dans le texte imprimé. Quand l’éditeur Louis Conard publie le travail génétique de Gabrielle Leleu sur les manuscrits de Madame Bovary, il place les deux volumes dans la catégorie des « Œuvres posthumes » et il indique en sous-titre : « Ébauches et fragments inédits recueillis d’après des manuscrits ». Le relevé de ce qu’on appelait alors les variantes transforme à ce point la perception de l’œuvre connue qu’elle apparaît à la fois inédite et posthume, à l’égal de Bouvard et Pécuchet, comme si la transcription des brouillons faisait surgir une autre œuvre, que Flaubert aurait composée en dessous de son roman, et qu’il a léguée à la postérité pour qu’elle ajoute un titre nouveau à ses œuvres complètes.
35Cette mise au jour est de l’ordre de l’exhumation. Le dictionnaire de Littré note que l’orthographe de posthume avec h relève d’une fausse étymologie, par confusion avec post et humus. Est postume sans h ce qui postérieur, avec h ce qui est après la terre, ce que l’on déterre, littéralement. Peut-être Flaubert, fin latiniste, connaissait-il cette fausse étymologie. Dans ses lettres, les manuscrits et la terre se rencontrent deux fois. Après le départ des Prussiens de Croisset, Flaubert exhume ses manuscrits : « Quant à mon cabinet, il a été respecté. J’avais enterré une grande boîte pleine de lettres, et mis à l’abri mes volumineuses notes sur Saint Antoine. J’ai retrouvé tout cela intact43. » Quand nous publions aujourd’hui des lettres, des notes, nous déterrons des œuvres doublement posthumes, véritablement sorties de terre. L’autre occasion de rencontre se produit quand l’écrivain songe à l’avenir de ses papiers : « Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi c’est tout ce que je veux. C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau, je les ferais enterrer avec moi, comme un sauvage fait de son cheval44. » Le regret s’exprime au conditionnel, à l’irréel du présent. Le réel du futur, c’est que les manuscrits resteront dans le cabinet de travail, que le corpus de papier survivra au corps de chair, qu’ils subsisteront comme traces, et que, dans l’esprit de l’auteur, ils courront un jour le risque ou la chance d’une survie publique.
1 Respectivement en février et en mars 1837. Ces deux textes sont signés « F. ». Flaubert ne les néglige pas puisqu’il en mentionne l’existence aux Goncourt en 1860, plus de vingt ans après : « A beaucoup écrit depuis sa sortie du collège et n’a jamais rien publié, sauf deux petits articles dans un journal de Rouen », Journal, 25 février 1860, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. I, p. 537.
2 Ont fait l’objet de prépublications Madame Bovary dans La Revue de Paris (octobre-décembre 1856), la « Préface » aux Dernières chansons dans Le Temps (23 janvier 1872) et chacun des textes qui composent Trois contes : Un cœur simple (Le Moniteur universel, 12 avril-19 avril 1877), La Légende de saint Julien l’Hospitalier (Le Bien public, 19 avril-22 avril 1877), Hérodias (Le Moniteur universel, 21 avril-27 avril 1877).
3 Lettres à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850 et à Louise Colet, 19 septembre 1852. Nous citons les lettres d’après l’édition électronique de la correspondance de Flaubert : http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/edition, consulté le 6 mai 2020.
4 « Il est probable que je donnerai B et P à Mme Adam », lettre à Edmond Laporte, 16 septembre 1879.
5 Lettres à Edma Roger des Genettes, 30 octobre 1878, et à Hippolyte Taine, 10 janvier 1879.
6 Plans et scénarios, BM de Rouen, Ms gg 10, fos 63-66. En ligne sur le site de l’édition électronique de Bouvard et Pécuchet : https://flaubert.univ-rouen.fr/bouvard_et_pecuchet, consulté le 6 mai 2020.
7 Stéphanie Dord-Crouslé, « Critique génétique et édition critique : apports et apories. L’exemple du chapitre V de Bouvard et Pécuchet de Flaubert », Bulletin Flaubert-Maupassant, no 6, 1998, p. 57-77.
8 Voltaire, lettre à Monsieur le comte d’Argental, 21 mars 1763, cité dans l’article « Posthume » du Littré.
9 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 18 décembre 1859.
10 Lettre à Louise Colet, 13 septembre 1852.
11 Lettre à X, 25 juin 1867. Il serait intéressant de connaître l’identité du destinataire, Flaubert n’étant d’ordinaire guère loquace sur sa production passée.
12 Lettre du 27 mars 1853 : « L’impression que te font mes Notes de voyage… »
13 Si elle ne paraît pas intégralement, c’est que Flaubert a peur de la justice, après le procès de Madame Bovary.
14 Lettre à Louise Colet, 28 octobre 1853.
15 Goncourt, Journal, 25 février 1860, op. cit., t. I, p. 537.
16 Le Figaro, supplément littéraire du dimanche, samedi 11 décembre 1880, en ligne sur le site Flaubert : http://flaubert.univ-rouen.fr/etudes/zola_figaro_1880.php, consulté le 6 mai 2020.
17 Aujourd’hui, on orthographie ce titre Smar. Une année après Quantin, Charpentier reprend les mêmes « inédits », qui ont pourtant cessé de l’être : Par les champs et par les grèves, accompagné de mélanges et fragments inédits (1886).
18 Œuvres de jeunesse inédites, I, Paris, Louis Conard, 1910, page liminaire hors numérotation.
19 Le troisième volume de ces Appendices se termine lui-même pour une sous-division également nommée « Appendice », le flou terminologique traduisant la difficulté à classer cette production protéiforme. On y trouve le plan d’Une nuit de Don Juan, la pantomime Pierrot au sérail et l’étude historique Lutte du sacerdoce et de l’Empire, soit des inclassables de différentes natures : un plan, un canevas de théâtre, un devoir scolaire.
20 Carnet no 19 : « Plans, idées en l’air ». En ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10536995d/f5.image, consulté le 6 mai 2020.
21 Films sans images : une histoire des scénarios non réalisés de « La Condition humaine », Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2015.
22 Propos de Flaubert rapporté par Émile Bergerat, introduction au Château des cœurs, La Vie moderne, 24 janvier 1880, p. 50.
23 « Vous ai-je dit que l’autre soir avec Maxime Du Camp, nous avons relu et brûlé toutes nos lettres de jeunesse ? Celles-là du moins échapperont à la postérité », lettre à Edma Roger des Genettes, juin ? 1877.
24 Sur ces aspects relatifs à la gestion de ses lettres par l’épistolier lui-même, voir Yvan Leclerc, « Flaubert, la correspondance en débat », Écrire l’intime au temps du réalisme et du naturalisme. Hommage à Pierre-Jean Dufief, dir. Colette Becker, Jean-Louis Cabanès et Jean-Marc Hovasse, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 102-116.
25 Testament de 1846, reproduit dans l’article « Œuvres posthumes de Victor Hugo » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Œuvres_posthumes_de_Victor_Hugo, consulté le 6 mai 2020.
26 « Des Aveux de la chair obtenus non sans mal », par Marianne Dautrey et Florent Georgesco, Le Monde des livres, 9 février 2018, p. 2.
27 Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires [1882-1883], éd. Daniel Oster, Paris, Aubier, 1994, p. 290.
28 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, 28 décembre 1858. Déclaration similaire à Ernest Feydeau le 19 décembre 1858 : « Ce qui ferait le chapitre IV si je garde la préface ; mais non, pas de préface, pas d’explication. Le chapitre 1er m’a occupé deux mois cet été. Je ne balance pas néanmoins à le foutre au feu, quoique en soi il me plaise fort. »
29 Journal, vendredi 14 mai 1880, op. cit., t. II, p. 864.
30 Carnet en date de juin 1887, publié par Jacques Bienvenu, L’Angélus, no 12, décembre 2001-janvier 2002, p. 13-15.
31 Lettre de Maupassant à Caroline Commanville, 30 juillet 1881, Correspondance Flaubert-Maupassant, éd. Yvan Leclerc, Paris, Flammarion, 1993, p. 261.
32 L’exemplaire ayant appartenu à Flaubert est numérisé sous forme de feuilletoir : https://flaubert.univ-rouen.fr/bibliotheque/feuilletoir/, consulté le 6 mai 2020.
33 Bouvard et Pécuchet, BM de Rouen, brouillons, Ms g 225, vol. 10 (factice, pour l’édition électronique), fo 228, en ligne : https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/trans.php?corpus=pecuchet&id=9178, consulté le 6 mai 2020.
34 Ibid., manuscrit autographe définitif, Ms g 224, fo 268 : https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/trans.php?corpus=pecuchet&id=5857, consulté le 6 mai 2020.
35 Bouvard et Pécuchet, Œuvres complètes, Louis Conard, 1910, p. 391.
36 Bouvard et Pécuchet, manuscrit autographe définitif, fo 302 : https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/trans.php?corpus=pecuchet&id=5891, consulté le 6 mai 2020.
37 Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 395.
38 Louis Bertrand, La Première « Tentation de saint Antoine » (1849-1856), œuvre inédite, Paris, Fasquelle, 1908. Seul le texte des Mémoires d’un fou (Revue Blanche, 1900-1901, puis Floury, 1901) a échappé au contrôle de Caroline Commanville : donné par Flaubert à son dédicataire Alfred Le Poittevin, le manuscrit passa de son fils Louis à Pierre Dauze, bibliophile, directeur de la Revue biblio-iconographique. Le terme « document » se retrouve dans le chapeau introducteur de la Revue Blanche : « Flaubert […] avait renoncé à publier ces pages juvéniles. Mais aujourd’hui que vingt ans se sont écoulés après sa mort, il paraîtra licite qu’on les exhume, autant à titre de curiosité littéraire et de document sur les primes débuts d’un grand écrivain que pour leur caractère autobiographique. »
39 Gustave Flaubert, Vie et travaux du R.P. Cruchard et autres inédits, éd. Matthieu Desportes et Yvan Leclerc, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2005, p. 7.
40 BNF, Nafr. 14153, fo 4. Cité dans la notice de Pierrot au sérail, éd. Yvan Leclerc, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, t. III, p. 1053.
41 Le Constitutionnel, 10 mai 1881.
42 Journal, 23 mai 1869, op. cit., t. II, p. 225.
43 Lettre à George Sand, 30 avril 1871.
44 Lettre à Louise Colet, 3 avril 1852.
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 25, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=867.
Quelques mots à propos de : Yvan Leclerc
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229