Sommaire
D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino
- Aurélien d’Avout et Alex Pepino Introduction
- Hugues Pradier Comment continuer à grandir un peu une fois mort
- David Soulier L’Examen d’André Vésale (1564) : un débat d’anatomie manqué
- Tony Gheeraert « Ruines de Palmyre ». Les Pensées de Pascal ou le deuil impossible
- Yves Ansel Travailler à sa survie : le cas Stendhal
- Diane Garat « D’un monsieur qui écrit de l’au-delà » : La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), œuvre « posthume » ?
- Gwenaëlle Sifferlen Publier les Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo, une aventure éditoriale singulière
- Yvan Leclerc « Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert » : œuvres posthumes et inédites
- Antoine Piantoni « Lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort » : la survie éditoriale de Jean-Marc Bernard et Jean Pellerin
- Sébastien Bost Faire jouer la transparence d’une femme en noir : les mémoires de Barbara à l’épreuve du posthume
- Mara Capraro Une trahison « reconstructrice » : la réhabilitation posthume de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza en France
D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes
« Ruines de Palmyre ». Les Pensées de Pascal ou le deuil impossible
Tony Gheeraert
1En 1670, M. de Ribeyran, archidiacre de Comminges et approbateur des Pensées, désigne cet ouvrage comme « le livre posthume de M. Pascal ». La formule devrait nous réjouir : elle paraît justifier la présence des Pensées au sein du massif des œuvres post mortem qui nous occupent au cours de ces journées. Mais l’approbateur n’est-il pas plutôt victime d’un trompe-l’œil ? Les textes de Pascal, retrouvés « après sa mort, parmi ses papiers », forment-ils vraiment un « livre posthume » ? Allons plus loin : cette voix d’outre-tombe qui nous parle dans les Pensées, échappant au silence éternel et effrayant du trépas, est-elle bien celle de Blaise Pascal ? Sans retracer l’histoire éditoriale des Pensées, nous nous interrogerons ici sur la façon dont la mort du théologien a pu orienter la constitution ou « l’invention » d’une œuvre « posthume1 », dont la conjecture continue, à tort ou à raison, de guider jusqu’à aujourd’hui la plupart des lectures de ces textes.
« Après sa mort, parmi ses papiers »
2Août 1662. Pascal est victime d’un nouvel accès de sa maladie, mais son entourage escompte qu’il ne tardera pas à se rétablir. Les médecins sont optimistes, et recommandent au malade d’attendre courageusement sa guérison prochaine2. Pascal, âgé de trente-neuf ans, ne saurait mourir déjà : après avoir été l’un des plus grands savants de son temps, après avoir retourné l’opinion en faveur de Port-Royal grâce à la campagne des Provinciales, il a entrepris d’écrire un grand livre sur la religion. Il y travaille depuis plusieurs années, et l’on en attend beaucoup. Nul doute que le mathématicien devenu théologien va user de tout son talent rhétorique pour mettre en déroute l’athéisme : « Il se sentit tellement animé contre les athées, que, voyant dans les lumières que Dieu lui avait données de quoi les convaincre et les confondre sans ressource, il s’appliqua à cet ouvrage3. »
3Seulement, l’incompréhensible se produit : malgré l’attention de la Faculté et les soins prodigués par sa famille, Blaise Pascal décède le 19 août 1662, en recommandant son âme au Ciel4. Comble du désastre : ses proches ne découvrirent pas parmi ses papiers un manuscrit déjà abouti de l’ouvrage qu’il projetait, mais seulement un chaos de notes et de pattes de mouche – soit près de huit cents textes, autographes pour l’essentiel, plus ou moins longs, à la rédaction plus ou moins terminée. La plupart d’entre eux avaient été composés sur de grandes pages que l’auteur avait découpées ; il avait ensuite percé d’un trou ces papiers et les avait enfilés en liasses :
Comme l’on savait le dessein qu’avait Monsieur Pascal de travailler sur la religion, l’on eut un très grand soin après sa mort de recueillir tous les écrits qu’il avait faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucune suite5.
4Ces regroupements ne paraissaient obéir à aucun souci de composition. La déception succéda donc à l’espoir. La préface de la première édition laisse pointer le désarroi de l’équipe éditoriale face à ce fatras apparent :
Ils parurent d’abord si informes, si peu suivis, et la plupart si peu expliqués, qu’on fut fort longtemps sans penser du tout à les faire imprimer, quoique plusieurs personnes de très grande considération le demandassent souvent avec des instances et des sollicitations fort pressantes6 : parce que l’on jugeait bien l’on ne pouvait pas remplir l’attente et l’idée que tout le monde avait de cet ouvrage dont l’on avait déjà entendu parler, en donnant ces écrits en l’état qu’ils étaient7.
5Malgré la difficulté de la tâche, les amis et les parents de Pascal constituèrent un comité éditorial. Un privilège royal fut pris le 27 décembre 1666 pour des Fragments et pensées. Le groupe de travail comprenait en particulier Antoine Arnauld et Pierre Nicole, ainsi que le comte de Brienne, et le duc de Roannez ; un gentilhomme poitevin, Filleau de La Chaise, apporta aussi son aide. Gilberte Périer, la sœur du défunt, fut également consultée. Dans la préface de la première édition, Étienne Périer, fils de Gilberte, justifie longuement les choix éditoriaux difficiles qu’il fallut opérer.
« Les choses […] disposées dans son esprit »
6Cette préface nous expose comment est née l’idée, si peu conforme aux pratiques du temps, de publier les papiers d’un mort8. Pour s’expliquer sur cette démarche, il ne suffisait pas d’alléguer la demande du public9. Il fallait, en une longue introduction, rendre compte des motivations et des buts de cette publication, et plus généralement lui donner un sens et en orienter la lecture. La thèse générale soutenue par les éditeurs consistait à affirmer que les papiers retrouvés dans les dossiers de Pascal sont en fait les notes préparatoires d’une apologie de la religion dont il leur avait souvent parlé. La plupart des textes étaient présentés comme des aide-mémoires griffonnés à la hâte par Pascal, en attendant que sa santé se rétablît et qu’il pût de nouveau y travailler de façon continue : « il aimait mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne le pas oublier10. » Étienne Périer affirme même que ces brouillons ne sont que les restes incomplets d’un « dessein » préalablement tout formé dans l’esprit de son oncle :
on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu’il avait déjà conçu touchant son dessein. Car il n’a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir […]. Tout cela était gravé dans son esprit et dans sa mémoire11 […].
Il attend[a]it que sa santé fût entièrement rétablie pour y travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu’il avait déjà digérées et disposées dans son esprit12.
7Ainsi, la négligence puis la maladie auraient seules empêché que ce projet déjà « gravé » ou « imprimé13 » dans le cerveau de l’auteur ait pu être couché sur du papier : « Ayant négligé de l’écrire lorsqu’il l’aurait peut-être pu faire, il se trouva ainsi, lorsqu’il l’aurait bien voulu, hors d’état d’y pouvoir du tout travailler14. » Étienne Périer nous donne les Pensées comme les restes d’une cosa mentale achevée en esprit, dont on n’a gardé que des pièces éparses, jetées sur « le premier morceau de papier que [l’auteur] trouvait sous sa main15 ». À en croire le préfacier, seules ont manqué à Pascal les forces pour transcrire sa vision. Mais son application ne fut pas tout à fait vaine, insistent les éditeurs : malgré la mort qui interrompit l’élaboration de l’Apologie, le projet nous est assez précisément connu. Étienne Périer allègue en particulier une conférence que Pascal a tenue à ce sujet vers 165816, et dont le résumé occupe une grande partie de l’introduction des Pensées17 : la préface restitue tout le mouvement de l’argumentation, à partir de souvenirs ou de notes prises lors de ce colloque improvisé. Cet exposé détaillé sert à administrer la preuve qu’il exista un « dessein » pascalien bien formé dès le début de son travail, et que les lambeaux qui nous restent en donnent une idée assez précise : « On verra parmi les fragments que l’on donne au public quelque chose de ce grand dessein de Monsieur Pascal18. »
« Les fragments que l’on donne au public » : une apologie en miettes
8Mais, admettent les éditeurs, en fait de « dessein », « on en verra bien peu » : « les choses même que l’on y trouvera sont si imparfaites, si peu étendues, et si peu digérées, qu’elles ne peuvent donner qu’une idée très grossière de la manière dont il avait envie de les traiter19. »
9Les pensées sont les traces d’un monument entièrement dessiné, mais qui ne vit jamais le jour : c’est dans cette perspective qu’il convient d’entendre le mot « fragment » répété à treize reprises dans la préface, et auquel les éditeurs avaient songé un moment pour titre de l’œuvre, comme l’atteste le privilège de 1666. Selon Furetière, un fragment est « un petit morceau d’une chose rompue. Il ne se dit que de celles qui sont précieuses ». Le lexicographe évoque d’abord les fragments d’inscriptions et de statues ; il n’ignore pas l’emploi du mot en littérature, mais uniquement pour qualifier les morceaux d’œuvres qui nous sont parvenues incomplètes : « Il y a plusieurs grands Auteurs de l’antiquité dont nous n’avons que des fragments. » Furetière donne encore un dernier exemple, qui renvoie à une acception particulière du terme : « Théophile nous a laissé un fragment d’une Histoire Comique qu’il n’a pas achevée ». Richelet, de même, considérait que le vocable pouvait se rapporter à un « ouvrage qui n’est pas achevé ». On voit que le fragment n’est pas d’abord synonyme de propos disloqué ou discontinu, au sens que les modernes lui donnent souvent : un fragment reste au xviie siècle un élément détaché d’un tout, que cette œuvre ait réellement existé, ou qu’elle existât seulement à titre de projet interrompu. Dans les cas mentionnés par les lexicographes, le fragment n’est jamais une maxime ou une sentence isolée ; pas plus que la discontinuité, ce n’est pas non plus la brièveté qui caractérise d’abord le fragment : l’exemple donné par Furetière est celui d’un début de roman incomplet, mais long, continu, et dont la rédaction peut apparaître comme aboutie. Le substantif « Fragment » ne saurait donc renvoyer à cette fulgurance à laquelle bien des modernes l’identifient20. Les préfaciers n’accordent pas de valeur au fragment en tant que fragment. Bien plutôt, ils s’effraient devant ce que Pascal Quignard appelle « le désassujetti, le ruiné, l’inachevé, le pulvérisé, le désastreux, le désorienté », c’est-à-dire, tout ce qui constitue, aux yeux de l’auteur D’une gêne technique à l’égard du fragment, les « idées communes concernant le fragment21 » aujourd’hui. Loin d’admettre l’autarcie propre à l’écriture fragmentaire, les éditeurs de Port-Royal ont consacré leurs efforts à faire voir les fragments pascaliens comme les différents éclats d’un programme d’écriture, jamais réalisé, mais qu’il importe de reconstituer autant que possible. Pour eux, le fragment requiert un travail actif de la réception, une collaboration du lecteur sommé de restituer le détail au sein d’une totalité, de tisser les fils colorés d’une tapisserie dont on possède le carton préparatoire. Pour Étienne Périer et ses amis, il ne s’agit pas de laisser le lecteur goûter l’improvisation géniale d’une sentence isolée, l’étincellement d’un aphorisme, ou l’énergie d’une maxime : il convient au contraire de lui permettre de situer au mieux les bribes d’un discours balbutié au sein d’un ordonnancement général. Tel est le sens des amendements imposés au texte pascalien, minutieusement analysés par Marie Pérouse : ils tendent à gommer les ruptures et les obscurités, de manière à permettre au lecteur de reconstituer l’œuvre que rêva Pascal22. Bien loin de se satisfaire de l’esthétique fragmentaire de ces brouillons, le comité éditorial se sent tenu de corriger le style lorsqu’il lui paraît trop heurté. Il s’emploie ainsi à métamorphoser les gribouillis éclatés pour en faire une œuvre posthume, en ajoutant des explications, voire des liaisons entre les fragments, en lissant les aspérités, en homogénéisant autant que possible la matière pascalienne. Marie Pérouse en a fait la démonstration pour les fragments Sellier 212 à 21423, mais on peut aussi prendre pour exemple le début du chapitre Misère de l’homme, que tout le xviiie siècle cita comme du Pascal, mais qui est dû à la plume de Pierre Nicole :
Rien n’est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l’agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.
L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort, et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent d’y penser.
C’est l’origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu’on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels on n’a en effet pour but que d’y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même, et d’éviter en perdant cette partie de la vie l’amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l’attention que l’on ferait sur soi-même durant ce temps-là. L’âme ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n’y voit rien qui ne l’afflige, quand elle y pense. C’est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l’application aux choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l’obliger de se voir, et d’être avec soi24.
10Cette introduction constitue une propédeutique destinée à préparer le lecteur aux audaces des textes pascaliens sur le divertissement.
11Le duc de Roannez aurait volontiers poussé l’entreprise à son terme, et achevé le dessein prêté à Pascal, éliminant toute trace de discontinuité et de fragmentation au profit d’un discours suivi conforme à ce qu’il croyait comprendre de l’intention pascalienne.
Il y avait une autre manière de donner ces écrits au public, qui était d’y travailler auparavant, d’éclaircir les pensées obscures, d’achever celles qui étaient imparfaites, et, en prenant dans tous ces fragments le dessein de Monsieur Pascal, de suppléer en quelque sorte l’ouvrage qu’il voulait faire. Cette voie eût été assurément la plus parfaite ; mais il était aussi très difficile de la bien exécuter. L’on s’y est néanmoins arrêté assez longtemps, et l’on avait en effet commencé à y travailler. Mais enfin l’on s’est résolu de la rejeter aussi bien que la première ; parce que l’on a considéré qu’il était presque impossible de bien entrer dans la pensée et dans le dessein d’un auteur, et surtout d’un auteur mort, et que ce n’eût pas été donner l’ouvrage de Monsieur Pascal, mais un ouvrage tout différent25.
12Ainsi le comité ne suivit pas la proposition de Roannez : les éditeurs considérèrent finalement que cette œuvre collective ainsi réécrite eût été trop éloignée des vestiges laissés par l’apologiste. Ils n’en admettaient pas moins la pertinence du projet, qui les « arrêt[a] assez longtemps », et ils en reconnaissaient la validité de principe. Le comité éditorial rejeta aussi une autre méthode, qui eût consisté à suivre le plan de la conférence donnée dans la préface ; on comprend assez mal les raisons de cette réticence26. Le comité opta finalement pour une troisième solution, celle d’un classement thématique selon une catégorisation subjective : « on les a mises dans quelque sorte d’ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les mêmes sujets27. » Cependant, si les éditeurs renoncèrent à l’ambition de proposer eux-mêmes un ordre conforme aux intentions de Pascal, c’est pour mieux en confier la responsabilité au lecteur : c’est à lui en effet qu’il appartient d’achever le travail entrepris, de suppléer à l’inachèvement accidentel de l’œuvre, et finalement de collaborer au travail éditorial ; il est sommé en effet de rétablir chaque « fragment » à la place qui lui revient dans ce grand puzzle dont la structure est donnée dans la préface.
On espère même qu’il y aura peu de personnes qui, après avoir bien conçu une fois le dessein de Monsieur Pascal, ne suppléent d’eux-mêmes au défaut de cet ordre, et qui en considérant avec attention les diverses matières répandues dans ces fragments, ne jugent facilement où elles doivent être rapportées suivant l’idée de celui qui les avait écrites28.
13L’œuvre posthume, c’est ainsi au lecteur de l’écrire. La parole d’outre-tombe n’a de légitimité que précisément encadrée par ce lourd appareil préfaciel qui permet la métamorphose « facile » des papiers en œuvre dans l’esprit actif et mobile du lecteur. Le comité de Port-Royal ne manque pas de lui apporter son aide : l’équipe de rédaction, sans terminer le livre, et malgré ses proclamations de fidélité, n’en a pas moins profondément remanié le texte pour en faciliter cette appréhension comme œuvre posthume. Son attitude illustre le jugement porté par Jean Lafond : « le discours discontinu n’a été […] très longtemps considéré que comme l’échec du continu29. » Le choix de la forme brève est ainsi un pis-aller, destiné à remédier autant que faire se peut à cette faillite que représente la mort de Pascal. Telle est la portée du mot « fragment », appelé à connaître une illustre fortune, y compris et surtout dans les époques plus contemporaines.
« Voilà de quelle manière ont été écrites ces pensées »
14Ce n’est pas toutefois le mot fragment qui se retrouve au titre du recueil, mais celui de Pensées : le terme apparaît très tôt dans l’histoire de la publication des textes pascaliens, dès la Vie de Monsieur Pascal, laissée par sa sœur Gilberte, et dont la composition dut prendre place peu de temps après la mort de son frère. Elle explique comment prit corps le projet d’Apologie : « Il employa un an entier à s’y préparer en la manière que ses autres occupations lui permettaient, qui était de recueillir les différentes pensées qui lui venaient là-dessus30. » Le vocable de pensées apparaît plus de vingt fois dans la préface de 1670. Il est choisi à dessein : d’une part, il laisse entendre, comme le terme « fragment », que l’œuvre a existé dans l’intellect de l’auteur ; et d’autre part, il rassure le public en rattachant ces notes éparses à un genre moral bien identifié depuis Marc Aurèle, avec lequel les textes laissés par Pascal présentent effectivement bon nombre d’affinités31.
15Le titre initial, Fragments et pensées, concédait certes la discontinuité d’un ouvrage qualifié de « recueil32 » ; mais il n’en affirmait pas moins doublement l’existence d’un projet pascalien qui justifiait l’entreprise éditoriale et lui donnait sa cohérence, en permettant de coudre partiellement le vêtement à partir de ses lambeaux, jusqu’à en proposer quelques « chapitres plus suivis » : « L’on trouvera aussi quelques [pensées] plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres33. »
16Les pensées s’opposent ainsi aux maximes plus qu’elles ne s’en rapprochent : la forme brève est moins pour les éditeurs de Pascal un choix assumé qu’une solution de fortune. Les aphorismes du duc de La Rochefoucauld, ciselés avec soin, sont des unités parfaites et closes sur elles-mêmes. Ces formules brillantes n’ont rien de fortuit : elles ne furent jamais destinées à trouver place au sein d’un discours « suivi ». Aux yeux du comité, les papiers de Pascal, inachevés, incomplets, se devaient au contraire d’être soigneusement revus, et leur lecture encadrée, afin de manifester le « dessein » du théologien. Certes, prévient le préfacier, « on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la Religion34 » : mais la formulation laisse entendre qu’on le donne d’abord ainsi. L’entreprise éditoriale tend à modeler la figure posthume d’un Pascal apologiste. En insérant les éclats pascaliens au sein d’une perspective générale, les éditeurs fabriquent une voix d’outre-tombe : celle du théologien qui combat le libertinage en usant de toutes les ressources d’une rhétorique brillante et irrésistible. Ce « Pascal », ardent à lutter contre l’incroyance, devient la « fonction-auteur » qui légitime la publication des papiers disloqués. Les pascalins réfèrent la rhapsodie pascalienne à ce programme dont ils attribuent l’origine et la mise en œuvre à « Pascal ». Le « livre posthume » salué par M. de Ribeyran apparaît ainsi pour une large part comme une création de Port-Royal – une « invention », pour reprendre le mot de Marie Pérouse. Le comité éditorial ne pouvait se résoudre à la mort du saint homme : il lui construisit un monument post mortem, en sertissant les « fragments » de son livre dans un écrin qui lui donnait sens.
« Les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps »
17Bien des commentateurs reprirent à leur compte ce postulat port-royaliste. Dès 1734, Toussaint Rémond de Saint-Mard considère que la forme fragmentaire est une invitation à terminer l’œuvre, à la faveur d’une lecture conçue comme co-création : « Pascal [et les moralistes] nous sont bien chers, que parce qu’ils nous font, pour ainsi dire, partager leur gloire, en nous faisant achever leur travail35. » Plus tard, Chateaubriand considère que les Pensées sont comme les « ruines de Palmyre » :
Il y a un monument curieux de la philosophie chrétienne et de la philosophie du jour : ce sont les Pensées de Pascal commentées par les éditeurs. On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps36.
18S’impose encore dans l’esprit du Romantique l’idée que les notes laissées par Pascal sont des fragments, des vestiges, et comme des traces d’un « monument » aujourd’hui presque entièrement disparu sous ses décombres, mais dont l’existence ne fait pas plus de doute que celle des palais de la reine Zénobie.
19Les Pensées sont des ruines à restaurer : c’est encore le sentiment de Sainte-Beuve, dans le compte rendu qu’il donne de l’édition de Prosper Faugère. « M. Faugère était mieux prédisposé que personne à mener à bien cette œuvre de restauration37. » Quelques années plus tard, Havet utilise le même mot au seuil de son propre travail : « j’ai eu le plaisir inattendu de m’apercevoir qu’après tant de restaurations, on m’avait laissé encore une restauration à faire38. » Au tournant du xxe siècle, Brunschvicg renonce à restituer le plan supposé perdu de l’Apologie, et propose un classement subjectif et thématique des Pensées conçu pour la seule commodité du lecteur ; pour autant, il ne rompt pas avec l’hypothèse d’une organisation préalable imaginée par l’auteur : il estime seulement qu’elle nous est inaccessible. Le « secret du plan originel », écrit-il, a été « emporté dans la tombe » à la mort de Pascal39. Il continue d’user de la métaphore du « musée de ruines », qui suppose toujours une splendeur perdue. Une seule différence – certes majeure – distingue sa propre démarche de celle de ses prédécesseurs : il s’abstient pour sa part de toute « restauration ni addition » ; il n’en espère pas moins malgré tout « restituer à chaque pierre sa signification et sa valeur ». S’il n’ambitionne pas de rebâtir Palmyre, et s’il délaisse tout vain essai de « reconstitution », il cherche pourtant lui aussi à échapper à l’écueil du « désordre40 ». Sa méthode s’oppose à celle des éditeurs précédents comme celle de l’école française d’archéologie à celle de l’école britannique : mais que l’on décide de relever les murs effondrés ou qu’on les laisse sur le champ de décombres, on considère toujours qu’un monument préexista à l’évidence des ruines.
20Brunschvicg ne mit pas fin pour toujours au désir de restaurer Palmyre. Quelques décennies après l’édition Hachette, une attention plus grande portée aux copies prises à la mort de Pascal fonda de bons espoirs de mieux comprendre l’état du classement tel que l’avait prévu leur auteur. On avait longtemps négligé cette phrase de la préface de l’édition de Port-Royal : « La première chose que l’on fit fut de les faire copier tels qu’ils étaient et dans la même confusion qu’on les avait trouvés41. » Louis Lafuma fut l’un des premiers à prendre suffisamment au sérieux ce détail pour l’ériger en principe de publication ; en 1951, il fonda son édition sur la première de ces deux copies manuscrites, conservées à la Bibliothèque nationale de France42. Peu après, Jean Mesnard montra que l’ordre des liasses n’était pas aussi confus que l’avait cru le comité éditorial de Port-Royal : il proposa d’y retrouver le mouvement d’une apologétique singulière43. Par la suite, la plupart des éditeurs estimèrent que l’organisation en liasses reflétait un état au moins momentané de la stratégie argumentative pascalienne, et privilégièrent pour cette raison l’une ou l’autre des deux copies. Ces éditions prétendent ainsi à « l’objectivité ».
21Emmanuel Martineau, en 1992, ne manifesta pas la même prudence. Biffant jusqu’au titre consacré des Pensées, il se lança dans l’aventure de « restituer » les prétendus « discours » originels de Pascal, en postulant que l’auteur les avait non seulement conçus dans son esprit, comme le prétendait Étienne Périer, mais même qu’il les avait entièrement rédigés, avant de les démembrer en 1658 pour préparer la conférence à Port-Royal : avant Martineau, nul éditeur, quelque attaché qu’il fût à « restaurer » le monument pascalien, ne s’était avancé si loin.
Seul le retour vers l’amont de la création pascalienne, c’est-à-dire le remembrement des « fragments » où elle s’est accidentellement dispersée, peut en livrer le sens authentique. Ce retour au discours pascalien en son jaillissement premier, en sa simplicité et sa monumentalité, c’est à lui qu’invite cette édition, véritable édition originale de ce qu’on appelle depuis 1670 les Pensées44.
22Le fragment, ou comment s’en débarrasser : Martineau a beau prétendre se démarquer des choix éditoriaux de ses prédécesseurs depuis le xviie siècle, au fond la prémisse reste la même ; le fragment apparaît toujours en tant que tel comme privé de toute valeur. Ni pour Périer, ni pour Brunschvicg, et encore moins pour Martineau, Pascal n’est « un auteur de maximes45 » : il est l’auteur d’un livre inachevé.
De l’Apologie aux papiers ?
23Nous parlions de trompe-l’œil au seuil de la présente conférence. Certes, le comité de Port-Royal était scrupuleux, et connaissait mieux les ambitions et la méthode de travail pascaliennes que nous n’y parviendrons jamais. Toutefois, la préface de la première édition des Pensées comporte bien des erreurs manifestes : Pascal n’utilisait pas « le premier morceau de papier qu’il trouvait sous la main46 », mais de grandes feuilles qu’il pliait et découpait après les avoir noircies. De même, l’affirmation selon laquelle Pascal n’avait jamais « revu ni retouché » ses pensées47 ne s’accorde pas avec les multiples ratures et corrections laissées sur les brouillons. C’est bien un programme de lecture que propose – qu’impose – la préface de 1670, et qui mérite pour le moins d’être questionné.
24Depuis une dizaine d’années, quelques voix se lèvent, pour mettre en question la piste de « l’œuvre posthume » très tôt imposée par Port-Royal. En 2007, Muriel Bourgeois dirigeait un collectif au titre provocant48 : Pascal a-t-il écrit les Pensées ? Il ne s’agissait pas de refuser à l’individu Blaise Pascal la paternité de ses papiers, mais plutôt d’interroger la figure auctoriale du livre publié sous le titre de Pensées. Marc Escola, plus radical, doute que Pascal « ait jamais voulu écrire une Apologie de la Religion chrétienne », et refuse qu’on regarde « les Pensées comme une œuvre posthume49 ». À tout prendre, il préfère rééditer les Pensées dans le désordre assumé de Léon Brunschvicg, et « faire son deuil du chef-d’œuvre inachevé… que Pascal n’a peut-être jamais entrepris50 ». Une telle perspective consent à accepter la fragmentation essentielle du propos pascalien, et libère la lecture de cette ombre encombrante que constitue l’œuvre postulée. Il arrive que cette approche produise des fruits. Olivier Jouslin a ainsi montré et analysé la poésie particulière de ces fragments ; envisagés sous cet angle, ils ne sont plus les débris d’un livre imaginé, mais des versets, des vers libres, des poèmes, voire des calligrammes qui scintillent de leur propre lumière51. Cette hypothèse est corroborée par la tentation de la forme brève attestée ailleurs chez Pascal. L’attirance pour le fragment est ainsi perceptible dans l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ. Ces méditations évangéliques se composent de paragraphes segmentés et numérotés, de différente longueur, mais parfois réduits à quelques mots :
208. Il prend avec soi Pierre, Jacques et Jean, et étant en tristesse, leur dit que son âme est triste jusqu’à la mort.
209. Il s’éloigne un peu d’eux,
210. D’environ le jet d’une pierre.
211. Il prie.
212. La face en terre.
213. Trois fois.
214. À chaque fois, il vient à ses disciples et les trouve dormants52.
25De même, le Mémorial, écrit dans le bouillonnement spirituel qui a suivi la conversion, adopte une allure calligrammatique que Pascal a préservée lorsqu’il a lui-même recopié ce texte. Le désir de (re)construire à tout prix un « livre posthume » agencé et suivi ne doit pas faire oublier qu’il existe chez Pascal cette attirance pour le morcellement. Ainsi considérés dans leur dispersion, les Pensées n’apparaissent plus comme les morceaux d’une épave arrachée à quelque livre naufragé, mais dans l’émiettement singulier d’une écriture faite de brisures et d’éclats.
« Si Dieu eût permis… » Une fragmentation providentielle ?
26Perspective anachronique et « moderne », dira-t-on : voire. Dès l’époque de la première édition, Gilberte, de même que plusieurs commentateurs, souhaitaient qu’on abandonnât les papiers à leur abrupte discontinuité, plutôt que de les défigurer à force d’amendements et de retouches. Les échanges épistolaires que nous avons conservés montrent que la sœur de Pascal était mal satisfaite du travail effectué par le comité. La dévotion de Gilberte pour son frère, doublée de son respect pour la Providence, la conduisait à réprouver tant les corrections que le réagencement des papiers. Elle estimait que Dieu, dans le mystère de ses décrets, n’avait pas voulu que Pascal terminât son ouvrage : mettre la dernière main au livre commencé relevait par conséquent d’un sacrilège. Gilberte apparaît ainsi comme la gardienne intransigeante de la mémoire fraternelle, ainsi qu’en témoigne une lettre que lui envoya Brienne :
Il est certain que vous avez quelque raison, Madame, de ne vouloir pas qu’on change rien aux pensées de M. votre frère. Sa mémoire m’est dans une si grande vénération que, quand il n’y aurait que moi tout seul, je serais entièrement de votre avis […]. Mais comme ce qu’on y a fait ne change en aucune façon le sens et les expressions de l’auteur, mais ne fait que les éclaircir et les embellir […], je ne vois pas que vous puissiez raisonnablement et par un scrupule que vous me permettrez de dire qui serait très mal fondé, vous opposer à la gloire de celui que vous aimez53.
27La fermeté de Gilberte procédait moins de motifs philologiques que de scrupules religieux : elle se refusait à accepter l’altération de manuscrits dont elle vénérait l’auteur. Les papiers de Pascal, pour Gilberte comme pour l’un des approbateurs qui emploie ce mot, sont comme des « reliques54 » et méritent à ce titre le respect dû aux choses saintes.
28Elle proposait donc qu’on se contentât simplement de suivre l’ordre des cahiers, comme le firent plus tard les éditeurs de la seconde moitié du xxe siècle ; mais au contraire de ces derniers, elle n’imaginait sans doute pas pour sa part que ces liasses aient pu être organisées selon un ordre ou un plan préconçu par Blaise.
29M. de Ribeyran, au sein des approbations, laisse aussi entendre une voix discordante qui envisage sereinement l’éclatement des papiers. Alors que la plupart de ses homologues entonnent le grand lamento de la déploration, et regrettent à la fois l’inachèvement de l’apologie et la disparition prématurée de son auteur, l’archidiacre de Comminges rend grâce à l’œuvre de la Providence d’avoir interrompu l’œuvre entamée.
Tant s’en faut que nous devions regretter qu’il n’ait pas achevé son ouvrage, que nous devons remercier au contraire la Providence divine de ce qu’elle l’a permis ainsi. Comme tout y est pressé, il en sort tant de lumières de toutes parts, qu’elles font voir à fond les plus hautes vérités en elles-mêmes, qui peut-être auraient été obscurcies par un plus long embarras de paroles. Mais si ces pensées sont des éclairs qui découvrent les vérités cachées aux esprits dociles et équitables, ce sont des foudres qui accablent les libertins et les athées55.
30La provocation et le paradoxe ne sont qu’apparents : si l’homme d’Église remercie le Ciel d’avoir empêché Pascal de terminer son ouvrage, c’est que Dieu ne fait rien en vain ; il a permis la mort de l’apologiste, parce que les fulgurances de la plume pascalienne valent mieux pour confondre les libertins que la sinuosité ratiocinante d’un discours suivi. L’image de « l’éclair » suggère à la fois la brevitas et l’energeia efficaces de cette écriture brisée. Cette interprétation audacieuse reste isolée et inaudible à l’époque, noyée au sein d’un concert de regrets ; la thèse du foudroiement n’est pourtant pas la seule à venir miner l’édifice paratextuel qui invite à faire des papiers pascaliens un « livre posthume ». Plutôt que d’adhérer au programme des préfaciers, plusieurs autres approbateurs préfèrent voir en effet les textes comme une collection de logia propres à la méditation ; l’évêque de Comminges et l’évêque d’Amiens usent ainsi d’une métaphore absente de la préface, pour désigner les paroles de Pascal : celle de la « semence56 ». L’image est d’origine évangélique : dans la parabole du Semeur57, le Christ compare ses propos à des graines susceptibles de fructifier quand elles touchent des auditeurs bien disposés. Les Pères, à la suite de Justin, lui-même héritier de Philon et des Stoïciens, avaient à partir de là développé une théorie du logos spermatikos, c’est-à-dire du Verbe divin disséminé dans le monde58. L’idée de la graine emporte avec elle l’imaginaire biologique d’un végétal qui croît : les paroles isolées de Pascal, comme celles de Jésus, sont propres à porter leur fruit dans le cœur des lecteurs. L’image de la dispersion du grain renvoie à l’émiettement du texte pascalien, démultiplié en d’innombrables éléments vivants, et dont la puissance active au sein de chacun d’entre eux est à même de se développer en présence d’un terreau favorable, c’est-à-dire de la participation du méditant. Les paroles pascaliennes ne sont pas données ici comme les pièces d’un tout à reconstruire mentalement : elles sont à goûter une par une, dans le recueillement et la ruminatio, afin que l’âme se nourrisse de ces éclairs. La métaphore de la semence apparaît ainsi contradictoire avec celle du fragment ; elle présente une voie d’interprétation peu frayée : celle de textes parcellaires, à méditer séparément.
31Gilberte, Ribeyran et quelques autres ecclésiastiques, en nous invitant à considérer les papiers de Pascal tels qu’ils sont plutôt que tels qu’ils auraient dû être, nous fourniraient-ils la piste d’une lecture renouvelée des Pensées, indifférente à cet Ur-Apologie qui n’exista jamais, et peut-être pas même dans l’imagination de Pascal si l’on en croit Marc Escola ? Jusqu’à quel point doit-on accepter de faire notre « deuil » du grand livre de Pascal sur la religion ?
32Quelque séduisante et féconde que puisse être la piste d’un classement thématique capable de nous faire « penser avec Pascal59 », il n’en reste pas moins que l’éditeur des Pensées en GF, en reprenant à son compte le discours liminaire de Brunschvicg, omet le siècle d’études pascaliennes qui s’est écoulé depuis l’époque de l’édition Hachette. Louis Lafuma, Jean Mesnard, et plus près de nous encore Philippe Sellier et Laurent Thirouin, ont proposé des scénarios organisationnels qui peuvent bien diverger dans quelques détails, mais n’en éclairent pas moins ce projet pascalien dont nul ne peut sérieusement douter, non seulement du fait de la convergence des témoignages extérieurs, mais aussi des fragments eux-mêmes : les notes de la liasse « ordre », divers fragments intitulés « préface », ou les emplacements marqués pour les morceaux plus développés ailleurs, éclairent bien des aspects de la composition. Ainsi, dans son édition parue en Pocket-Agora, c’est seulement sur des indices internes et objectifs que se fonde Philippe Sellier pour proposer avec beaucoup de vraisemblance ce qu’eût pu être la séquence d’ouverture de l’Apologie60.
33Quel qu’eût été l’ordre choisi par Pascal, l’on est sûr qu’il ne se fût pas plié au principe d’organisation logique choisi par Brunschvicg : Pascal réfutait toute composition rationnelle, impropre à toucher le cœur. L’ordre pascalien reste un sujet d’interrogation essentiel : l’apologiste affirmait qu’en lui seul résidaient l’originalité de son entreprise et l’intérêt de sa démarche (« Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle61 »). « L’ordre du cœur » constitue un point de perspective nécessaire, et une interrogation indispensable, quand bien même les conséquences que Pascal aurait pu en tirer pour son Apologie devraient nous échapper toujours.
Conclusion : l’Apologie, une hypothèse raisonnable et féconde ?
34Les éditeurs de Port-Royal ont préféré voir les papiers de Pascal comme des « fragments » et des « pensées », issus d’une œuvre déjà « imprimée » et « gravée » dans l’esprit de l’auteur, plutôt que comme des « éclairs » ou des « semences » ; refusant de se résigner à leur éclatement, c’est comme un « livre posthume » qu’ils ont donné au public ces textes épars, à charge pour le lecteur de participer à sa reconstruction. Ce choix éditorial a déterminé pour longtemps la stratégie de réception des brouillons de Pascal. Il peut paraître bien hasardeux de prétendre rétablir précisément un hypothétique projet préalable à l’origine des huit cents « fragments » ; il ne serait pas moins ruineux toutefois de renoncer à lire les papiers pascaliens comme les esquisses d’un livre sur la religion : l’Apologie reste une ligne d’horizon légitime des études pascaliennes, et une stimulation permanente et féconde pour des chercheurs prudents et lucides sur la portée et les limites de leur méthode.
1 Marie Pérouse, L’Invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2009. La présente contribution doit beaucoup à cet ouvrage.
2 Les médecins qui « ne le croyaient pas assez malade pour recevoir la communion en viatique » (Gilberte Périer, Vie de Monsieur Pascal, dans Pascal, Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1993, p. 133). Sur la foi des médecins, le curé de la paroisse, comme le reste de l’entourage de Pascal, « ne doutait point qu’il ne dût guérir » (ibid., p. 134).
3 Gilberte Périer, op. cit., p. 135.
4 « Que Dieu ne m’abandonne jamais » furent ses dernières paroles. Ibid.
5 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Guillaume Desprez, 1670, préface, p. XXXVII.
6 En particulier, parmi ces personnes de condition, le duc de Roannez et le comte de Brienne étaient d’ardents partisans du projet d’édition.
7 Ibid., p. XXXV.
8 Voir Muriel Bourgeois au seuil de son ouvrage collectif Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, Littératures, no 55, 2007, introduction.
9 « Mais enfin on fut obligé de céder à l’impatience et au grand désir que tout le monde témoignait de les voir imprimés », Pensées, édition de Port-Royal, op. cit., préface, p. XXXVI.
10 Ibid., p. XXXI.
11 Ibid., p. VIII.
12 Ibid., p. XXX.
13 Ibid.
14 Ibid., p. IX.
15 Ibid., p. XXXI.
16 « Il se rencontra néanmoins une occasion il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l’obligea, non pas d’écrire ce qu’il avait dans l’esprit sur ce sujet-là, mais d’en dire quelque chose de vive voix », ibid., p. X.
17 Ibid., p. X-XXVI.
18 Ibid., p. XXVII.
19 Ibid.
20 Voir Françoise Susini-Anastopoulos, pour qui fragment est synonyme d’écriture minimale et discontinue : « Les maîtres-mots en matière de beauté fragmentaire sont, d’une part, la brièveté comme vœu et non plus seulement aveu de pauvreté textuelle et, d’autre part, la déliaison, dont toute la sémantique renvoie désormais à la libération par allègement et dissémination » (Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire : définitions et enjeux, Paris, PUF, coll. « Écritures », 1997, p. 99).
21 Pascal Quignard, Une Gêne technique à l’égard du fragment. Essai sur Jean de La Bruyère [1984], Paris, Galilée, 2005, chap. VIII, p. 49.
22 Par ex. Marie Pérouse, L’Invention des Pensées, op. cit., p. 224.
23 Marie Pérouse, L’Invention des Pensées, op. cit., p. 215-216.
24 Pascal, Pensées, édition de Port-Royal, chapitre XXVI, p. 197.
25 Ibid., préface, p. XXXIX.
26 M. Pérouse propose que c’est la place accordée à l’anthropologie et la morale dans cette conférence qui a pu faire reculer les éditeurs.
27 Ibid., p. XL.
28 Ibid., préface, p. XXVIII.
29 Jean Lafond, Les Formes brèves de la prose et le discours continu (xvie-xviie siècles), Paris, Vrin, 1984, p. 116.
30 Vie de Monsieur Pascal, op. cit., p. 116.
31 Le genre sera encore illustré dix ans plus tard par Pierre Bayle, à l’occasion de ses Pensées sur la comète.
32 Pensées, édition de Port-Royal, op. cit., préface.
33 Ibid., p. XXXII.
34 Pensées, édition de Port-Royal, 1670, préface, p. LIII.
35 Toussaint Rémond de Saint-Mard, Réflexions sur la poésie en général, sur l’églogue, sur la fable, sur l’élégie, sur la satire, sur l’ode et sur les différents petits poèmes, La Haye, C. de Rogissart, 1734.
36 F.-R. de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Garnier frères, 1828, partie III, livre II, chapitre 6, « Suite des moralistes », p. 314.
37 Revue des Deux Mondes, Période Initiale, tome 8, 1844, p. 112.
38 Pensées de Pascal, publiées dans leur texte authentique, avec une introduction, des notes et des remarques, par Ernest Havet, deuxième édition, tome premier, [1852], 1866, « Avertissement », p. I.
39 Pascal, Pensées et opuscules, publiés par M. Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1909, p. 269.
40 Ibid., p. 267.
41 Pascal, Pensées, édition de Port-Royal, 1670, préface, p. XXXV.
42 Pascal, Pensées, Paris, Éditions du Luxembourg, 1951.
43 Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES, 1964.
44 Blaise Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, restitués et publiés par Emmanuel Martineau, Paris, Fayard / Armand Colin, 1992.
45 Blaise Pascal, Pensées et opuscules, publiés par Léon Brunscvicg, op. cit., p. 267.
46 Blaise Pascal, Pensées, édition de Port-Royal, 1670, préface, p. XXXI.
47 Ibid., p. XXXIV.
48 Université de Toulouse-Le Mirail, 2007.
49 Pascal, Pensées, éd. Léon Brunschvicg [1897], présentation par Dominique Descotes et Marc Escola, Paris, GF Flammarion, [1976], 2015, p. 23.
50 Ibid., p. 29-30. Voir aussi Marc Escola, « Penser, classer, avec ou sans Pascal », Acta Litt&Arts [En ligne], Acta Litt&Arts, Les fragments pascaliens : ordre, raisons, figures, mis à jour le : 30 janvier 2016, URL : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/actalittarts/186-penser-classer-avec-ou-sans-pascal, page consultée le 29 avril 2020.
51 Olivier Jouslin, « Pascal poète en prose », xviie siècle, 2003/4, no 221, p. 715-747.
52 « Abrégé de la vie de Jésus-Christ », dans Blaise Pascal, Œuvres complètes, texte établi, annoté et édité par Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, t. III, 1991, p. 289-290.
53 Seconde lettre, datée du 7 décembre 1668, reproduite dans l’édition Brunschvicg, op. cit., p. CXLVII.
54 Pascal, Pensées, édition de Port-Royal, 1670, « Approbation particulière de Monsieur Le Vaillant, docteur de la Faculté de Paris, ancien prédicateur, curé de Saint-Christophe, et ci-devant théologal de l’Église de Reims », p. LXIX.
55 Ibid., « De Monsieur de Ribeyran, archidiacre de Comminges », p. LXXII-LXXIII.
56 Ibid., p. LXV et LXVII.
57 Mt XIII, 1-23 ; Mc IV, 1-20 ; Lc VIII, 4-1.
58 Michel Fédou, « La doctrine du Logos chez Justin : enjeux philosophiques et théologiques », Kentron. Revue pluridisciplinaire du monde antique, 25, 2009, p. 145-158. Christian Belin revient également sur les usages méditatifs de la semence comme logos spermatikos dans son Corps pensant, Paris, Le Seuil, 2012.
59 Selon la formule de Marc Escola, dans Pascal, Pensées, op. cit., p. 29.
60 Pascal, Pensées, édition établie d’après l’ordre pascalien par Philippe Sellier, Paris, Pocket, Agora, coll. « Les Classiques », 2003. Voir aussi Philippe Sellier, « L’ouverture de l’apologie pascalienne », xviie Siècle, no 177, oct.-déc. 1992, no 4, p. 437-451 ; article repris dans Port-Royal et la littérature, I. Pascal [1999], Paris, Champion Classique, 2010, p. 103-123.
61 Pascal, Pensées, édition Sellier, fr. 575.
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 25, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=861.
Quelques mots à propos de : Tony Gheeraert
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229