Sommaire
D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino
- Aurélien d’Avout et Alex Pepino Introduction
- Hugues Pradier Comment continuer à grandir un peu une fois mort
- David Soulier L’Examen d’André Vésale (1564) : un débat d’anatomie manqué
- Tony Gheeraert « Ruines de Palmyre ». Les Pensées de Pascal ou le deuil impossible
- Yves Ansel Travailler à sa survie : le cas Stendhal
- Diane Garat « D’un monsieur qui écrit de l’au-delà » : La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), œuvre « posthume » ?
- Gwenaëlle Sifferlen Publier les Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo, une aventure éditoriale singulière
- Yvan Leclerc « Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert » : œuvres posthumes et inédites
- Antoine Piantoni « Lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort » : la survie éditoriale de Jean-Marc Bernard et Jean Pellerin
- Sébastien Bost Faire jouer la transparence d’une femme en noir : les mémoires de Barbara à l’épreuve du posthume
- Mara Capraro Une trahison « reconstructrice » : la réhabilitation posthume de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza en France
D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes
Introduction
Aurélien d’Avout et Alex Pepino
1L’Énéide de Virgile, Les Pensées de Marc-Aurèle ou celles de Pascal, Mélicerte de Molière, Le Spleen de Paris de Baudelaire, Le Château de Kafka ou encore Citadelle de Saint-Exupéry… Ces ouvrages ont tous en commun d’avoir vu le jour après la mort de leur auteur, conformément ou non à ses vœux. Ils ont connu un destin singulier, qui semble être celui de tout texte paru de manière posthume. Rangé au fond d’un tiroir, laissé à l’abandon, perdu voire renié par son auteur, celui-ci connaît souvent une publication qui était loin d’être jouée à l’avance. En renaissant de ses cendres grâce à l’action salutaire d’un tiers – éditeur, ayant droit, proche parent ou chercheur –, le texte posthume entre dans l’espace public tandis qu’il constituait jusqu’alors un manuscrit confiné au sein d’une sphère privée.
2Quoique nombreuses, les œuvres posthumes forment une catégorie qui n’a guère été interrogée en tant que telle. Fort peu d’ouvrages ont abordé le sujet pour lui-même1, comme si la question posthume n’était traitée qu’au cas par cas, dans le cadre d’études plus ponctuelles sur un auteur. Elle se trouve souvent envisagée dans la préface ou l’appareil critique de telle œuvre particulière, qui peut au demeurant avoir joui d’un succès littéraire, commercial ou critique. En témoignent par exemple les œuvres canoniques que sont devenues Bouvard et Pécuchet de Flaubert ou Lucien Leuwen. Mais cette heureuse fortune n’est pas, loin s’en faut, le lot commun des œuvres posthumes. Jusqu’à une date assez récente, leur publication n’était guère favorisée par les éditeurs compte tenu de leur incomplétude, de leur imperfection ou de leur inadaptation aux attentes des lecteurs. Aujourd’hui, nous assistons plutôt au renversement d’une telle tendance. Les parutions d’œuvres posthumes ne se sont jamais succédées à un rythme aussi régulier. Elles concernent en particulier les correspondances d’écrivains ainsi que leurs journaux, qui acquièrent ce faisant un statut d’œuvre littéraire auquel ils n’étaient pas prédestinés. On songe à la correspondance de Balzac publiée entre 2006 (tome I) et 2017 (tome III) dans la Pléiade, aux lettres échangées entre Albert Camus et Maria Casarès, parues dans la collection « Blanche » des éditions Gallimard en 2017 mais aussi aux Cahiers noirs d’Heidegger ainsi qu’au Journal inédit (1937-1950) du philosophe Alain. Les publications concernent tout genre de textes, qu’ils soient fictionnels comme non-fictionnels, à l’instar de la réédition récente de L’Histoire de ma vie de Casanova, des Aveux de la chair de Michel Foucault – le quatrième et dernier volume de L’Histoire de la sexualité – ou encore de l’ouvrage de Jean d’Ormesson Et moi, je vis toujours. Le monde de la recherche de son côté, notamment grâce à l’essor de la génétique textuelle, contribue à faire connaître des œuvres jugées jusqu’alors confidentielles ou fragmentaires et qui peuvent être elles aussi publiées.
3Le cas des œuvres inachevées, qui a suscité l’intérêt de la critique littéraire2, constitue une catégorie incluse dans l’ensemble formé par les œuvres posthumes. Une œuvre inachevée est dans la majorité des cas publiée post mortem, comme Le Premier Homme (1994) d’Albert Camus ou Suite française (2004) de Némirovsky. Les degrés d’inachèvement varient bien entendu fortement d’une œuvre à l’autre, entre les écrits très fragmentaires des philosophes présocratiques et Le Temps retrouvé quasiment livré dans sa version finale approuvée par l’auteur. En tout état de cause, si la notion d’inachèvement s’applique à de nombreux domaines (peinture, sculpture, cinéma, etc.), la notion de posthume concerne de manière privilégiée la littérature en ce qu’elle implique nécessairement un acte de publication.
4L’« œuvre posthume » a toutefois les apparences d’une contradiction. Si la notion d’œuvre laisse entendre un texte concerté de la part de l’écrivain, celle de posthume présuppose la mort de l’auteur et implique qu’il n’ait pas tout à fait partie liée avec le livre qui porte son nom. Voilà pourquoi il faut envisager avec prudence l’expression romantique « d’outre-tombe », héritée de Chateaubriand, qui induit une conception de l’écrivain maître de son œuvre et de sa postérité. Dans le cas d’une publication posthume, la voix de l’auteur devient en réalité plus que jamais tributaire du rôle de l’éditeur. Son travail est d’ailleurs souvent partagé avec une instance tierce, celle de l’ayant droit, pour des raisons aussi bien scientifiques que juridiques. Plusieurs cas sont possibles : l’ayant droit peut accompagner, assurer lui-même ou au contraire entraver le processus de publication. Si ce dernier intervient toutefois plus de soixante-dix ans après le décès de l’auteur, l’œuvre tombe alors dans le domaine public et l’accord de l’ayant droit n’est plus nécessaire.
5Au demeurant, le projet éditorial peut ne pas coïncider avec l’intention initiale de l’écrivain qui ne destinait pas nécessairement à la publication son texte, d’autant plus au cas où il l’aurait laissé dans un état embryonnaire. L’œuvre posthume publiée a donc pour spécificité une profonde hybridité intentionnelle, dans la mesure où trois entités se trouvent concernées : auteur, ayant droit et éditeur. L’enjeu est précisément de tenir compte de cette complexité liée non pas tant à la création d’une œuvre qu’à sa procréation éditoriale.
6La question posthume ne s’envisage pas de la même manière en fonction des époques. L’invention de l’imprimerie implique la publication d’une version du texte définitive et en livre tous les éléments fondamentaux (nom de l’auteur, de l’éditeur, de l’imprimeur, date et lieu de publication). Auparavant, les textes n’étaient pas réellement publiés mais reproduits par des copistes au Moyen Âge et à la Renaissance. Ils circulaient sous forme manuscrite dans un cadre plus restreint et dans certains cas du vivant même de l’auteur, à l’instar des œuvres de rhétorique de Cicéron3. De ce point de vue, le « posthume » ne serait-il pas une catégorie moderne, intimement liée au support imprimé ? Le mot même n’a été forgé qu’au xve siècle, désignant en premier lieu l’enfant né après la mort du père. Ce n’est que dans un second temps que le sens du terme a été étendu aux œuvres littéraires, comme en témoigne la citation de Voltaire mise en exergue dans le dictionnaire de l’Académie : « Je presse Cranmer [un libraire] tant que je peux ; car j’aime à corriger les épreuves, et je crains les œuvres posthumes4. »
7Afin d’approfondir l’enquête sur un sujet aussi vaste que stimulant, nous avons décidé d’organiser un colloque sur la question, qui s’est tenu le 7 et 8 juin 2018 à l’Université de Rouen. Nous tenons à remercier le laboratoire du CÉRÉdI, celui de l’IRIHS mais aussi l’UFR de Lettres modernes de Rouen pour leur soutien dans l’élaboration de ce colloque, ainsi que Jean-Claude Arnould et Jean-Louis Jeannelle pour nous avoir accompagnés de près dans la conception scientifique d’un tel projet. Nous sommes heureux de partager aujourd’hui les communications des différents intervenants, qui furent assurément la source de fructueux échanges.
1 On peut toutefois mentionner le travail de Giulio Ferroni, Dopo la fine. Sulla condizione postuma della letteratura, Torino, Einaudi, 1996.
2 On peut renvoyer le lecteur aux travaux de Marc Escola et notamment à son article « Existe-t-il des œuvres que l’on puisse dire achevées » publié en ligne dans le cadre des Ateliers littéraires de Fabula. Voir également Patrick Derrez, Les Œuvres inachevées, 2010.
3 L’existence de l’imprimerie n’a cela dit pas supprimé complètement la transmission manuscrite – les textes clandestins abondent au xviiie siècle – mais celle-ci se limite à des cas particuliers tenant à des nécessités d’ordre pratique – échapper à la censure notamment.
4 Voltaire, Lettre à M. d’Argental, 21 mars 1763.
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 25, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=856.
Quelques mots à propos de : Aurélien d’Avout
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229
Quelques mots à propos de : Alex Pepino
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229