Appropriations de Corneille

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

Appropriations de Corneille

L’enseignement

Corneille aux États-Unis, ou quel « auteur classique » pour les campus américains ?

Hélène Bilis


Résumés

Si Corneille fait encore aujourd’hui indubitablement partie du patrimoine littéraire de la France, sa place au sein de l’enseignement universitaire aux États-Unis est bien moins certaine. Entre « la crise des Humanités » qui entraîne la baisse des effectifs d’étudiants dans les disciplines littéraires et la réduction de spécialistes de l’époque prémoderne, il y a aujourd’hui aux États-Unis moins de cours et moins de professeurs de Français, donc moins d’occasions pour présenter plusieurs œuvres d’un même auteur. Sur la base d’une enquête effectuée auprès de 64 professeurs de français, il s’agira dans cette étude de découvrir quel terrain occupe Corneille et quelle « appropriation » est faite du dramaturge dans les salles de classe américaines.

Texte intégral

1Si, comme le dit Italo Calvino, est « classique » un auteur ou une œuvre dont on a « entendu parler », alors Pierre Corneille n’est pas un auteur classique en Amérique1. Il reste quasiment inconnu du grand public et peu connu d’un public littéraire qui reconnaîtrait plus volontiers Molière et Beaumarchais comme « classiques » de l’Ancien Régime, grâce aux traductions de Richard Wilbur pour le premier et aux succès d’opéra pour le second. Au-delà des spécialistes de la littérature française ou comparée de la première modernité, lorsque le public lettré américain s’intéresse aux classiques français, il se tourne le plus souvent vers les grands romanciers du xixe siècle ou bien vers les auteurs des Lumières, surtout Voltaire et Rousseau, dont les écrits sont perçus comme ayant été si influents dans la Révolution américaine et dans l’élaboration des principes constitutionnels du pays.

2De manière générale, la littérature française ne se porte pas trop mal aux États-Unis, surtout si on relativise. Seul 1 % des romans publiés chaque année dans ce pays est issu d’une traduction, mais sur ce faible chiffre le français reste la langue la plus traduite, devant l’allemand et l’espagnol. Environ 300 livres d’auteurs français paraissent chaque année dans les librairies américaines2. Les Français figurent en tête des auteurs classiques les plus lus : Madame Bovary est en deuxième position après Anna Karénine3. C’est ainsi que les notions de « bovarysme » ou de « description balzacienne » trouvent facilement leur place dans les conversations littéraires, alors que les ancrages de Pierre Corneille dans la langue française, tels que le « héros cornélien », le « dilemme cornélien », le fameux parallèle entre Corneille et Racine et les allusions au « Grand Corneille », n’ont pas de prise en anglais. En effet, si pour des bacheliers français orientés vers la littérature, parler d’un auteur « classique » signifie évoquer le Grand Siècle, celui de Louis XIV, il est incontestable qu’aux États-Unis le terme « classique » n’est pas instinctivement associé à la France, même dans les cercles littéraires. D’abord, comme le notait déjà Sabine Loucif en 1993, dans un article consacré à la place des grandes œuvres littéraires françaises dans l’enseignement américain, les termes « classic » ou « classical » se réfèrent en anglais avant tout à une définition restrictive du terme liée à l’antiquité classique – « the great classical texts » que l’on parcourt dans les Classical Studies departments, sections universitaires où s’effectue l’étude des chefs d’œuvres grecs et latins4. Employer le terme « classic » au sens plus large, parler des « classics of French literature », serait certes intelligible mais l’expression plus idiomatique consisterait à évoquer le « canon littéraire français » et à se référer aux « canonical authors » d’une période, formule qui rend explicite l’élément sacré qui entoure ces œuvres.

3Dans un article qui a fait date, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Alain Viala souligne l’aspect idéologique du terme, tout en rappelant qu’à la base, « classique » veut dire enseigné « dans les classes5 ». La question de la diffusion est fondamentale dans la définition de l’œuvre : si elle est classique, elle connaîtra une large distribution. La position de l’auteur dans les instances de légitimation culturelle telles que l’école, l’édition, la critique, les répertoires théâtraux sera forcément importante. Or, aux États-Unis, l’on sait que Corneille occupe une faible place dans les répertoires théâtraux6. En revanche, au sein de la critique académique américaine dédiée à cette période, il est fortement représenté. Il faut toutefois admettre qu’en comparaison des auteurs prémodernes de langue anglaise, surtout Shakespeare, Corneille n’occupe qu’une place dérisoire ; mais si l’on ne s’attache qu’au champ littéraire français, l’auteur du Cid est bien présent dans le domaine de la publication académique. Nombreux sont les travaux de recherche de professeurs américains spécialistes du xviie siècle portant sur Corneille. De John D. Lyons à Mitchell Greenberg, de Harriet Stone à Claire Carlin et Richard Goodkin, de Timothy Reiss à Timothy Hampton, et de Christopher Braider à Katherine Ibbett, Corneille occupe une place majeure dans le travail d’éminents chercheurs formés aux États-Unis7.

4En dehors du domaine de la publication érudite, on pourrait poursuivre l’enquête du côté des sujets de thèses de doctorats décernées par les universités américaines afin de s’intéresser à la corrélation entre l’obtention de postes de dix-septiémistes et les travaux sur Corneille ou le théâtre classique. Cette enquête reste à faire mais je pense qu’on verrait que le dramaturge est fort bien représenté de ce côté-là aussi8.

5Parmi les diverses instances de légitimation sur lesquelles on pourrait se concentrer, mon enquête s’est arrêtée sur le domaine de l’école, ou, plus précisément, sur l’appropriation de Corneille dans les curricula de l’institution universitaire américaine. Il s’agit de cerner la place que lui réservent les professeurs formés à l’enseignement du xviie siècle. Nous tenterons de répondre à la question : Corneille est-il un « classique » dans les programmes d’études des départements de français aux États-Unis ? Comment le dramaturge est-il approprié par les experts de cette période, dont la fonction est la plus souvent de présenter une vue d’ensemble de l’Ancien Régime à des étudiants de premier cycle qui, pour la grande majorité, ne se spécialiseront ni en littérature prémoderne ni en études théâtrales ?

6La question de cette appropriation me semble particulièrement parlante car un phénomène majeur de la « classicisation » est le cadre étroit dans lequel un auteur dit « classique » est présenté. Il y a un horizon d’attente, une tradition et des usages critiques qui guident la façon dont une œuvre se commente et se reçoit, sans parler d’une identification nationale et politique9. Cette appropriation peut varier de génération en génération, répondre à divers positionnements politiques, accentuant certains côtés, minimisant d’autres ; mais les grandes axes critiques restent les mêmes : Corneille auteur de la force morale, de l’éclat, du devoir, de la raison, du choix impossible, de l’amour, bref, Corneille peintre des passions. Malgré leur diversité, ces positions se rangent dans un cadre, souvent réduit à quatre pièces, et encore, mais un cadre qui reste finalement assez stable et peu souple. Pourtant, aux États-Unis on ne présente pas un auteur classique français pour que les étudiants puissent réussir aux concours et, pour déformer une phrase de Viala, sur les campus américains « on ne reçoit pas Corneille pour être reçu en retour10 ». Hormis les dissertations rendues au professeur ou les examens de fin de semestre dont seul le professeur, et non pas un jury, évaluera la qualité, la pression institutionnelle vis-à-vis de la manière dont Corneille, ou un autre classique français devrait être enseigné, est minimale. De plus, l’on pourrait supposer que les enjeux patriotiques dans l’enseignement des classiques, présentant parfois Corneille comme le porteur d’une expression et d’une tradition foncièrement française, seraient réduits dans l’enseignement aux États-Unis, puisque les enseignants sont en majorité des Américains. Serait-il alors possible que l’appropriation de Corneille par les enseignants aux États-Unis diffère fondamentalement de celle de leurs homologues français ? Libéré du poids de l’appartenance à un patrimoine, moins soumis aux contraintes des usages critiques et des idéologies institutionnelles, Corneille en Amérique sortirait-il du cadre d’analyse qui lui est imparti en France ?

7Pour trouver réponse à ces questions, je n’ai pas voulu me fonder sur les manuels de littérature française publiés aux États-Unis, car bien qu’il eût été intéressant de constater quelle place est attribuée à Corneille dans ces textes, l’on ne pourrait savoir avec certitude comment les professeurs incorporent ces passages, extraits, morceaux choisis, etc., dans leurs programmes. J’ai jugé qu’il était préférable d’aller directement à la source et de demander aux dix-septiémistes exerçant aux États-Unis s’ils enseignent Corneille et à quel rythme et surtout quelles œuvres ils choisissent. Il s’agit bien de déterminer quel Corneille ils élisent pour initier leurs étudiants à l’auteur. Trouve-t-on un consensus parmi les enseignants sur la place qu’il faut faire à Corneille sur les campus américains ?

8L’idée de consensus est particulièrement importante puisque comme l’a démontré Emmanuel Bury, dans la notion de « classique » il y a l’importance du « référent commun », l’idée de l’adhésion d’une communauté d’évaluateurs qui prônent ensemble un modèle, un cas d’école11. Dans ce contexte, il faut comprendre que, de manière générale, dans les universités américaines les effectifs des départements de français sont en baisse ; les étudiants américains semblent se détourner de la langue de Molière au profit des langues de pays aux économies « émergeantes », s’inscrivant pour des cours de mandarin ou de portugais-brésilien, ou alors pour des langues perçues comme politiquement pertinentes telles que le russe, l’espagnol ou l’arabe. En conséquence, la demande de professeurs de français diminue et, en premier, les postes des spécialistes de la littérature prémoderne sont touchés puisqu’ils attirent moins les étudiants que les cours de littérature contemporaine. Ce sont alors les postes de spécialistes de la période prérévolutionnaire qui sont le moins renouvelés après les départs en retraite et le plus souvent remplacés par des experts en cinéma et media français ou en francophonie, la littérature en langue française produite au-delà de l’hexagone. Ainsi, les professeurs formés comme dix-septiémistes aux États-Unis doivent faire des choix difficiles quant aux auteurs qui figureront sur les programmes de leurs cours car il s’agit de mobiliser tous les moyens pour retenir les étudiants, de les intéresser assez profondément pour qu’ils envisagent de suivre d’autres cours dans la discipline, voire même de se spécialiser en français et non pas s’en détourner. Souvent lorsque l’on enseigne un cours portant sur une époque antérieure à 1789, l’on sait que ce pourrait être la première et seule expérience des étudiants dans cette période et cela influence forcément le choix des textes au programme.

9De plus, d’autres considérations stratégiques orientent les choix des professeurs. Comme Faith Beasley l’a si clairement évoqué, de nos jours « enseigner l’importance des auteurs féminins aux xviie et xviiie siècles n’est plus un choix mais une nécessité12 ». Ou bien dans la lignée de l’anthologie French Global, on cherche des œuvres entrant dans des problématiques qui veulent transcender les spécificités nationales13. En résultat, la liste des auteurs majeurs à inclure sur les programmes de cours s’agrandit alors que le nombre de cours concentrés sur la période se réduit.

10Ce sont ces considérations qui ont fait que j’ai ciblé mon enquête au niveau du Bachelor of Arts, lorsque les étudiants – appelés undergraduates – se trouvent dans leurs quatre premières années universitaires avant de s’embarquer dans les études « graduées » menant à une spécialité professionnelle comme le droit ou la médecine, ou encore un Master en lettres ou un doctorat (Ph. D.). Au-delà du Bachelor of Arts, les professeurs ont devant eux des étudiants acquis aux lettres, voulant se consacrer entièrement à leur étude et disposant donc de plus de temps de cours et de plus vastes programmes. Dans ces quatre premières années universitaires, en revanche, il faut faire un tri important et, ainsi déterminer qui prendra allure de « classique ».

L’enquête

11L’enquête s’est effectuée sur le site Surveymonkey.com qui permet de créer un questionnaire adapté à son sujet et son public. J’ai établi douze questions visant à la fois à définir la démographie des professeurs qui répondaient aux questions et à déterminer comment ce public s’approprie Corneille. Une fois le questionnaire élaboré, j’ai lancé des appels sur les réseaux de dix-septiémistes, tels que le forum FR-17, Facebook, les sites de SE-17 et de la NASSFCL, sites internet sur lesquels convergent les experts de cette période. Au bout du compte, 64 enseignants dix-septiémistes ont participé, ce qui constitue un chiffre élevé et représentatif d’une grande variété d’établissements universitaires américains.

Participants

12Les professeurs ayant répondu à l’enquête proviennent d’universités de toutes les configurations possibles, avec des populations d’étudiants allant de moins de 2 500 (13 répondants) jusqu’à plus de 25 000 (26 répondants). Entre ces deux extrêmes l’enquête a pu recenser les réponses de professeurs travaillant dans des facultés de 2 500 à 5 000 étudiants, de 5 000 à 10 000 étudiants et de 10 000 à 25 000 étudiants (voir tableau 1 en fin d’article). Toutes les régions des États-Unis étaient représentées parmi les 64 répondants de l’enquête avec une majorité de répondants (22 des 64) située sur la côte Est où se trouve le plus grand nombre de facultés ; 14 professeurs du Midwest et 13 du Sud-Est, contre seulement 2 professeurs du Sud-Ouest (voir tableau 2).

13Ensuite, l’enquête s’est intéressée au profil de l’université pour juger des différences possibles dans la présentation de Corneille entre les facultés publiques et privées. Il s’est avéré, qu’à peu près le même nombre de professeurs des deux types de facultés a répondu à l’appel, avec 36 participants venant de facultés publiques et 28 de facultés privées (voir tableau 3). Aux États-Unis les universités publiques ou privées ne sont pas estimées meilleures les unes comparées aux autres, cela varie au cas par cas. UCLA, UC Berkeley, l’université de Virginie, l’université de la Caroline du Nord et l’université de Michigan attestent bien de la grande réputation des facultés publiques. Toutefois, en ces temps de crise financière, les facultés publiques ressentent plus sévèrement les réductions des budgets d’État. En conséquence, le nombre d’enseignants se réduit et des sections de cours sont éliminées, surtout dans le domaine des lettres. Il était ainsi important d’avoir des réponses provenant des deux types d’établissements.

14Enfin, il s’agissait de savoir s’il se trouvait une différence dans l’appropriation de Corneille chez les professeurs à diverses phases de leur carrière. La distribution des réponses s’est avérée variée avec un bon équilibre entre les « Assistant profesors » (16 personnes), c’est-à-dire les professeurs dans les six premières années de leur enseignement universitaire, ceux qui n’ont pas encore la « tenure » (la titularisation) qui leur promet un emploi à durée indéterminée ; les « Associate professors » qui ont obtenu la titularisation et qui possèdent donc des contrats à durée indéterminés, et les « Full professors » au plus haut de l’échelle hiérarchique de l’académie (voir tableau 4). Notons aussi que des professeurs retraités (émérites) ont répondu. Un faible nombre de « lecturers », c’est-à-dire les professeurs avec des contrats renouvelables à l’année ou sur deux ans ont participé, sans doute parce que même ceux qui sont auteurs de thèses de doctorat portant sur le xviie siècle sont rarement embauchés pour enseigner des cours de littérature dans leur spécialité et doivent le plus souvent assurer des cours de langue.

Résultats

15Lorsque l’on demande si, à leur connaissance, d’autres membres de leur département enseignent des œuvres de Corneille, les réponses se partagent assez également entre 49,2 % non et 47,5 % oui (voir tableau 5). Néanmoins, lorsque l’on regarde ces réponses de près, l’on voit qu’une large majorité des professeurs enseignant dans des facultés publiques ont répondu affirmativement à la question ; en creusant encore et en regardant le partage entre la taille des effectifs d’étudiants on s’aperçoit que celle-ci est déterminante. Les universitaires travaillant dans des facultés de plus de 5 000 étudiants ont une forte chance d’avoir des collègues qui enseignent aussi Corneille (tableau 6). Le même constat se fait lorsqu’on élargit la question et l’on demande s’il y a d’autres spécialistes de la période pré-moderne dans leur section. La taille des effectifs d’étudiants est décisive : plus le nombre d’étudiants est élevé, plus il y aura des professeurs susceptibles d’enseigner des cours sur la période pré-moderne et notamment Corneille (tableau 6). Même si les facultés en nombre réduit d’étudiants ont tendance à avoir bonne réputation pour l’encadrement et l’attention donnée à la pédagogie, on s’aperçoit que dans les facultés aux larges effectifs les étudiants auront accès à une plus grande variété de cours concentrés sur la période ou sur des sujets liés à Corneille.

Présence de Corneille

16En passant à la question de la fréquence à laquelle les dix-septiémistes enseignent Corneille, de manière plutôt surprenante, on apprend que seul 5,3 % des professeurs l’enseignent au moins deux fois par an (tableau 7). Il faut préciser que dans la plupart des facultés américaines les professeurs enseignent quatre à cinq cours par an (2 ou 3 cours par semestre) et parfois ce chiffre peut monter jusqu’à six cours. 5,3 % peut sembler bas mais si on ajoute ce chiffre au taux de professeurs qui affirment enseigner Corneille au moins une fois par an, le total monte à 49,2 % (tableau 7). Corneille se trouve donc sur les programmes de près de la moitié des enseignants au moins une fois par année scolaire. De plus, 79 % des professeurs enseignent Corneille une fois tous les deux ans. Notons tout de même que sur ces professeurs du xviie siècle, 15 % affirment n’enseigner Corneille que rarement ou jamais (tableau 7).

Quel Corneille ?

17La révélation du sondage est bien qu’il y a un consensus, ou plutôt une uniformité, dans l’appropriation américaine de Corneille. Lorsque l’on parle d’enseigner Corneille, on parle en fait, d’enseigner Le Cid. Cette œuvre se trouve incontestablement au sommet du palmarès cornélien sans qu’aucune autre pièce de théâtre ne s’en approche : plus de 83 % des professeurs la choisissent quand ils enseignent Corneille (voir tableau 8). Si l’on regarde de plus près l’on voit que les autres « classiques » du répertoire cornélien sont bien représentés, avec la présence des pièces romaines, Horace, Cinna, et Polyeucte. Une surprise, peut-être, la tragicomédie, L’Illusion comique, souvent associée dans la critique ces derniers temps au Cid, figure aussi souvent que Horace sur les listes de lectures. L’Illusion comique est ainsi la dauphine au palmarès des pièces de Corneille enseignées (tableau 8). Notons néanmoins, que chez les « Assistant Professors » elle est en perte de vitesse, avec seuls 18 % d’entre eux qui choisissent de l’enseigner alors qu’ils sont plus de 30 % à enseigner la trilogie romaine (tableau 8).

18Corneille, et ainsi il faut présumer qu’il s’agit surtout du Cid, est bien présent dans les cours de survol. 79,6 % des professeurs l’incluent dans leurs cours d’introduction, surtout ceux destinés à enseigner les œuvres canoniques ou emblématiques de la première modernité (voir tableau 9). Mais Corneille n’est pas seul à représenter le théâtre classique puisque le fameux parallèle entre Corneille et Racine perdure dans une majorité des cours : 56,9 % des professeurs enseignent toujours les deux auteurs ensemble (tableau 10). En regardant les données de plus près pour essayer de comprendre cette réponse par rapport à ce que je pouvais déterminer sur les sondés, je n’ai pas trouvé de différences entre les facteurs tels que le rang des professeurs, la taille ou la composition du département, ou le contraste entre les universités publiques / privées. La seule petite différence se trouvait entre les universités de la côte Est et celles de la côte Ouest. Sur la première les professeurs enseignent Racine aux côtés de Corneille deux fois plus souvent que sur l’autre côte. Serait-ce dû à un plus grand traditionalisme dans l’enseignement et les programmes des facultés de la côte Est ?

19Autre résultat sans ambiguïté : Corneille est très peu enseigné en traduction. Seuls 11,3 % des professeurs disent avoir déjà enseigné l’auteur en anglais contre 88,7 % qui n’ont jamais tenté l’expérience (tableau 11). Aucune traduction ne s’est avérée consensuelle parmi les réponses données. Ce terrain reste à explorer. Étant donné la baisse des effectifs dans les cours avancés de langue française, si nous voulons faire connaître Corneille à une nouvelle génération d’étudiants américains, il faudra envisager l’enseignement de ses pièces en traduction et mettre en balance un respect pour la poésie et le rythme de l’alexandrin de Corneille, et la nécessité de communiquer les événements de l’intrigue avec clarté.

20Ultime découverte du sondage et de l’appropriation américaine de Corneille, en ces temps d’accélération des « humanités numériques », les enseignants répondent à plus de 80 % qu’ils incorporent régulièrement des vidéos de Youtube.com dans leurs cours sur Corneille (tableau 12). Le recours à ce site dépasse de loin le recours à Gallica (un peu moins de 35 %) ou d’autres sites internet (un peu en-deçà de 45 %). Par contre, de manière surprenante et contrastant avec Shakespeare, par exemple, dont le site Twitter @ShakespearePost recense plus de 50 100 abonnés, Pierre Corneille n’occupe qu’une petite place sur les réseaux sociaux et il n’a pas de page sur Twitter14.

21Ainsi, à travers ce sondage l’on découvre la présence persistante de Corneille dans les cours de littérature française aux États-Unis, même si ces cours et le nombre de ses pièces offertes diminuent. Peut-être que la conclusion majeure à tirer de cette expérience est que l’exportation de l’auteur du Cid et son appropriation sur les campus américains au xxie siècle devra se faire en dépassant les cloisons des départements de français : Corneille devra parler à davantage de monde. Lorsque l’on considère que la revue académique PMLA, l’une des plus prestigieuses de ce côté de l’Atlantique, a récemment dédié un numéro spécial à la tragédie sans qu’un seul des douze articles porte sur la tragédie classique, on s’aperçoit qu’il faut que Corneille se fasse une nouvelle place dans des discours théoriques et des problématiques de recherche plus larges que par le passé15. Les appropriations cornéliennes à venir devront se faire par l’intégration de l’auteur dans des débats résolument multi-disciplinaires, y compris au sein d’études comparatives ou d’approches innovantes telles que les humanités numériques afin que Corneille attire à nouveau l’attention de spécialistes littéraires au-delà du cercle de plus en plus restreint de dix-septiémistes français. Alors, l’appropriation de Corneille rimera avec un renouveau dans sa transmission à des générations d’étudiants américains à venir.

Appendice de tableaux

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Notes

1 Italo Calvino, La Machine littérature, Paris, Seuil, 1984, p. 103-110.

2 Laurence Marie, attachée culturelle, responsable du Bureau du livre aux services culturels de l’ambassade de France à New York, dans une tribune publiée par BibliObs en janvier 2014, « Mais bien sûr que si les livres français se vendent à l’étranger » : https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20131231.OBS0992/mais-bien-sur-que-si-les-livres-francais-se-vendent-a-l-etranger.html, consulté le 4 avril 2020.

3 Ibid.

4 Sabine Loucif, « Les canons de la littérature française au sein de l’université américaine : état présent et perspectives », Littératures classiques no 19, Qu’est-ce qu’un classique ?, automne 1993, p. 303-311.

5 Alain Viala (dir.), « Qu’est-ce qu’un classique », Littératures classiques no 19, Qu’est-ce qu’un classique ?, automne 1993, p. 13-31.

6 Voir Mary Ann Frese Witt, Metatheater and Modernity : Baroque and Neobaroque, Maryland, Fairleigh Dickenson University Press, 2013, en particulier le chapitre 2, « Corneille et Kushner » et dans le présent recueil l’article de Claire Carlin, « L’Illusion comique sur la scène du monde anglophone, entre traduction et adaptation libre ».

7 Cette liste ne peut être exhaustive et je cite les professeurs dont les œuvres ont eu un retentissement en France. Pour une liste détaillée des programmes de recherche de professeurs américains dix-septiémistes et leurs travaux sur Corneille, voir Vincent Grégoire, « NASFFCL List of Achievements 2012-2014 », disponible sur le site http://se17.bowdoin.edu/, consulté le 4 avril 2020.

8 Nicholas Paige, « De quelques études récentes sur l’Angleterre, considérées dans leurs rapports avec le travail dix-septiémiste français », La Littérature, le xviie siècle et nous. Dialogue transatlantique, dir. Hélène Merlin-Kajman, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 63-73.

9 Je résume ici les termes avancés par A. Viala et al. dans Qu’est-ce qu’un classique, op. cit. Sur la réception des classiques au xixe siècle par les universitaires américains voir Claire Carlin, « Le classicisme est-il un nationalisme ? Corneille et Racine vus de l’Amérique au tournant du xixe siècle », Littératures Classiques, no 49, printemps 2003, p. 97-112.

10 Alain Viala note l’importance de l’adhésion à une logique classique dans la transmission d’une œuvre : « On reçoit [les classiques] pour être reçu en retour » (Qu’est-ce qu’un classique, op. cit., p. 28).

11 Emmanuel Bury, « Traduction et classicisme », Qu’est-ce qu’un classique, op. cit., p. 129-143.

12 Faith Beasley (éd.), Options for Teaching Seventeenth- and Eighteenth-Century French Women Writers. New York, The Modern Language Association of America, Options for Teaching 33, 2011.

13 Christie McDonald and Susan Suleiman (dir.), French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, 2014.

14 Le chiffre de 50 100 a été établi le 4 novembre 2014 ; il a augmenté depuis. Shakespeare est présent sur Twitter.com sous d’autres noms d’utilisateurs aussi, tels que @ShaxQuotes or @SaidShakespeare où l’on peut trouver de nouvelles citations de l’auteur chaque jour, ou encore @The_Globe où l’on reçoit des annonces au sujet d’événements mondiaux consacrés à Shakespeare.

15 PMLA, vol. 129, no 4, octobre 2014.

Pour citer ce document

Hélène Bilis, « Corneille aux États-Unis, ou quel « auteur classique » pour les campus américains ? » dans Appropriations de Corneille,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=847.

Quelques mots à propos de :  Hélène Bilis

Wellesley College
Hélène Bilis est professeur de langue et littérature française à l’université de Wellesley College (Massachusetts, États-Unis), spécialiste du théâtre de l’Ancien Régime, auteur de Passing Judgment : The Politics and Poetics of Staging Sovereignty from Hardy to Racine (Univ. Toronto Press, 2016) et co-directrice avec Jennifer Tamas de L’Éloquence du silence : dramaturgie du non-dit sur la scène théâtrale des xviie et xviiie siècles (Paris, Classiques Garnier, 2014). Elle prépare actuellement deux projets : Options for Teaching Neoclassical Tragedy, avec Ellen McClure (NY, MLA Press, 2019) et une traduction et édition numérique de La Princesse de Clèves (Lever Press, 2019).