Appropriations de Corneille

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

Appropriations de Corneille

La critique et l’histoire littéraire

« L’invention » du dilemme cornélien

Bénédicte Louvat


Résumés

Appelé automatiquement dès lors qu’il est question de Corneille, le terme de dilemme semble à ce point consubstantiel à l’œuvre et au discours critique qu’on ne s’est pas avisé du fait qu’il n’en avait pas toujours été ainsi. Non que les contemporains aient ignoré le mot et la chose qu’il signifie pour nous ; simplement, ils nommaient autrement (« délibérations », « oppositions », « débats ») ce que nous nommons dilemme, et réservaient ce terme au champ de la logique. À l’échelle de l’histoire du discours critique, l’invention du dilemme cornélien est donc toute récente, et coïncide avec celle du tragique, dont elle est l’une des transpositions.

Texte intégral

1Le 27 février 2011, dans l’émission de télévision « Karambolage », brève émission hebdomadaire dédiée aux particularités des cultures allemande et française, était abordé l’exemple suivant :

Stéphane doit prendre une décision douloureuse : il est tombé amoureux de la femme de son meilleur ami et celle-ci est prête à quitter son mari. Que faire ? Doit-il écouter son cœur ou au contraire renoncer à l’amour pour épargner son ami ? Dans un cas de conscience comme celui-ci, les Français parlent d’un choix cornélien.
Mais d’où vient cette expression ? Bien sûr, du grand poète dramatique français du xviie siècle : Pierre Corneille, et plus précisément de sa tragédie la plus célèbre, Le Cid, qu’il a écrite en 16361.

2La même expression est employée dans un contexte plus grave, la campagne pour un revenu minimum adéquat lancée en mai 2009 par le Réseau européen de lutte contre la pauvreté. On lisait ainsi, sur son site internet : « Chaque jour, 79 millions de personnes en situation de pauvreté au sein de l’Union européenne font face à des choix cornéliens : manger ou se chauffer, payer leur loyer ou consacrer cet argent à des biens de première nécessité. » En juin 2015, elle figure également dans le titre d’un article du Monde : « Le choix cornélien d’Alexis Tsipras ».

3Qu’en est-il dans le contexte scolaire ? À titre d’exemple, nous avons choisi le discours d’accompagnement offert aux élèves de 4e qui étudient Le Cid dans le récent manuel Fleurs d’encre. En face du texte des stances de Rodrigue, on trouve ce titre : « Comprendre un dilemme tragique ». Dans le développement, le terme dilemme est remplacé par le syntagme « conflit intérieur » et les questions sont destinées à faire comprendre aux élèves le conflit de valeurs et l’outillage stylistique qui permet de l’exprimer. Un petit encart intitulé « Dégager l’essentiel » nous ramène à notre point de départ : les élèves sont invités à se demander, d’après cette scène, « ce que l’on nomme un “dilemme tragique” » et à répondre à cette question : « Que signifie, dans le langage courant, “avoir à faire un choix cornélien2” ? »

4Ce petit florilège soulève plusieurs questions, qui renvoient les unes aux autres, tant le problème est circulaire :

5– quand et pourquoi le dilemme s’est-il imposé dans le discours scolaire et critique comme marqueur ou constituant essentiel, sinon exclusif, de la dramaturgie ou peut-être plus généralement de l’écriture cornélienne3 ?

6– que nomme précisément le terme, et à quelle(s) autre(s) désignation(s) vient-il se substituer, puisqu’il apparaît, comme nous allons le montrer plus précisément, que l’on n’a pas toujours, loin s’en faut, nommé « dilemme » ce que nous nommons aujourd’hui ainsi ?

7– quelles sont les implications, en termes de réception et d’appropriation, de cette association quasi-systématique du dilemme ou du choix impossible à Corneille et de Corneille au dilemme ? bref pourquoi Corneille a-t-il été ramené au dilemme et le dilemme à Corneille ? Et quel Corneille construit-on ou impose-t-on en brandissant le dilemme ?

8Pour tenter de répondre à ces différentes questions, nous examinerons ce que l’on peut appeler le dilemme avant le dilemme – la chose avant qu’on ne lui applique le mot – puis l’invention du dilemme et ses effets sur le discours critique.

Le dilemme avant le dilemme

9Comme le rappelle Alain Rey dans le Dictionnaire historique de la langue française, « ce terme de logique s’est répandu à propos d’une alternative à des termes également insatisfaisants » (1662, Pascal). Il est devenu courant pour « choix difficile entre deux possibilités (vers 1940) », sens qu’enregistre le Trésor de la langue française qui le définit comme la « nécessité dans laquelle se trouve une personne de devoir choisir entre les deux termes contradictoires et également insatisfaisants d’une alternative4 ».

10Corneille et ses contemporains connaissaient donc le dilemme, mais donnaient un autre sens à ce terme ; par ailleurs et concurremment, ils ont bien rendu compte de ce que nous appelons « dilemme » mais le nomment autrement – et l’on peut dès lors faire l’hypothèse qu’autrement désigné, il ne s’agit pas tout à fait du même objet.

11Dans son Dictionnaire universel, Furetière définit ainsi le dilemme : « Terme dogmatique, qui se dit d’un argument fourchu5, qui après avoir divisé une proposition en affirmative et en négative, fait voir de l’absurdité des deux côtés. » Nicole l’étudie dans la troisième partie de la Logique de Port-Royal, dédiée aux « raisonnements » et essentiellement consacrée aux syllogismes, dont le dilemme est une sous-catégorie.

On peut le définir comme un raisonnement composé où, après avoir divisé un tout en ses parties, on conclut affirmativement ou négativement du tout ce qu’on a conclu de chaque partie. […]
Par exemple ayant à prouver qu’on ne saurait être heureux en ce monde, on peut le faire par ce dilemme :
On ne peut vivre en ce monde qu’en s’abandonnant à ses passions ou en les combattant :
Si on s’y abandonne, c’est un état malheureux, parce qu’il est honteux, et qu’on n’y saurait être content :
Si on les combat, c’est aussi un état malheureux, parce qu’il n’y a rien de plus pénible que cette guerre intérieure qu’on est continuellement obligé de
se faire à soi-même ;
Il ne peut donc y avoir en cette vie de véritable bonheur
6.

12Ainsi défini et circonscrit dans ses emplois, le terme convient malaisément à Corneille et à ses contemporains pour désigner ce que nous nommons « dilemme » dans son théâtre. Il est toutefois remarquable que le dramaturge et ses premiers commentateurs aient régulièrement souligné cet aspect de son théâtre, mais en recourant à un autre lexique.

13C’est ce dont témoignent tout d’abord les paratextes cornéliens, parmi lesquels l’avis « Au lecteur » d’Héraclius, dans lequel Corneille formule pour la première fois ce qui deviendra l’un des principes majeurs de sa dramaturgie : « le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable », s’appuyant sur l’autorité d’Aristote qui « envoie » les poètes choisir leurs sujets « dans les événements extraordinaires qui se passent entre personnes proches, comme d’un père qui tue son fils, une femme son mari, un frère sa sœur ». C’est dans ce cadre précis que prend place l’évocation des « belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion », qui ont partie liée avec ce type de sujets :

C’est la raison qu’[Aristote] donne de ce que les Anciens traitaient presque mêmes sujets, d’autant qu’ils rencontraient peu de familles où fussent arrivés de pareils désordres, qui font les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion7.

14La formule revient à plusieurs reprises dans les Discours. Elle figure quasiment à l’ouverture du premier : « les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l’impétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable8. » Elle revient dans le Discours de la tragédie, lorsque Corneille évoque, une nouvelle fois, la supériorité des sujets entre proches :

Les oppositions des sentiments de la Nature aux emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir, forment de puissantes agitations, qui sont reçues de l’Auditeur avec plaisir, et il se porte aisément à plaindre un malheureux opprimé, ou poursuivi par une personne qui devrait s’intéresser à sa conservation, et qui quelquefois ne poursuit sa perte qu’avec déplaisir, ou du moins avec répugnance. Horace et Curiace ne seraient point à plaindre, s’ils n’étaient point amis et beaux-frères, ni Rodrigue s’il n’était poursuivi par un autre que par sa Maîtresse9.

15Elle est encore mobilisée, quelques pages plus loin, lorsque Corneille manifeste son goût très modéré pour la reconnaissance et sa préférence marquée pour les actions « à visage découvert » :

Mais lorsqu’on agit à visage découvert, et qu’on sait à qui on en veut, le combat des passions contre la Nature, ou du devoir contre l’amour, occupe la meilleure partie du Poème, et de là naissent les grandes et fortes émotions, qui renouvellent à tous moments, et redoublent la commisération10.

16C’est donc à des éléments fondamentaux de sa dramaturgie – sujet entre proches, action à visage découvert, sujet extraordinaire – que Corneille rattache ces « oppositions » ou « combats » mettant aux prises deux entités, avec essentiellement deux combinaisons possibles : « devoir » vs « amour », ou ce que Corneille appelle ailleurs « passion », au singulier ou au pluriel ; « passion » vs « nature », ou ce qu’il nomme aussi « amour » vs « sang ». Par ailleurs, on remarquera que, aux yeux du dramaturge, de tels combats ne sont pas localisés et circonscrits à une scène – c’est ce caractère non seulement tardif mais également circonscrit qui constitue, à l’inverse, la faiblesse du procédé de la reconnaissance – mais nourrissent « la meilleure partie du poème » et produisent, si l’on peut dire, du pathétique à jet continu.

17C’est précisément cette qualité que loue l’abbé d’Aubignac chez Corneille – dans des passages qu’il a ensuite biffés. L’objet qui nous occupe est évoqué dans deux lieux textuels distincts : le chapitre « Des Discours pathétiques » et celui « Des Délibérations ». Dans le premier, d’Aubignac développe l’idée que l’expression des passions ne doit pas être « consumée » trop rapidement

car la même passion continuée, soutenue de divers Incidents, et changeant toujours de face, sera sans doute plus agréable, que si l’on en voyait toujours de nouvelles dans chaque Scène ; [et c’est en quoi le Cid s’est rendu si merveilleux : car l’Auteur, ayant à traiter l’état de l’esprit humain combattu par le généreux sentiment de l’honneur et les tendresses d’un violent amour, en donne plusieurs apparences, et réserve toujours pour les dernières Scènes de nouvelles pensées, qu’il pouvait employer d’abord, s’il n’eût été judicieux : Il en a fait de même dans l’Horace, et presque dans toutes ses autres Pièces11.]

18Dans le chapitre « Des Délibérations », d’Aubignac s’attache à distinguer différentes catégories, pour mieux mettre en évidence celle à laquelle il consacrera l’essentiel du chapitre, et dont l’un des prototypes est la scène (II, 1) de Cinna qui réunit Auguste, Cinna et Maxime :

Depuis l’Antiquité, le théâtre est plein de délibérations. [Il n’en faut point d’autre preuve que Monsieur Corneille, qui n’a presque rien de plus éclatant dans ses Pièces qu’on a tant admirées : Les Stances de Rodrigue, où son esprit délibère entre son amour et son devoir, ont ravi toute la cour et tout Paris. Émilie délibère agréablement entre le péril, où elle expose Cinna, et la vengeance qu’elle désire […].
Or ce n’est pas de celles-là dont j’entends ici parler, car bien qu’en effet elles soient des Délibérations, et qu’elles fassent paraître un esprit douteux de ce qu’il doit faire par des considérations opposées, elles doivent être mises au rang des Discours pathétiques qui font les plus excellentes actions du Théâtre […] ; et c’est plutôt l’image d’une âme au milieu de ses Bourreaux, qu’un homme qui délibère au milieu de ses amis12.

19Scudéry est, pour sa part, beaucoup plus sévère avec le procédé, ou plus précisément avec les plaintes de Chimène (Le Cid, III, 3). Dans les Observations sur Le Cid, il condamne le fait que la solitude du personnage soit « employée » « à faire des pointes exécrables, des antithèses parricides […] et par un galimatias qui ne conclut rien, dire qu’elle veut perdre Rodrigue, et qu’elle souhaite ne le pouvoir pas13 ».

20On voit ainsi apparaître une des premières spécificités de l’objet que nous cherchons à circonscrire, et qui est, pour Corneille et ses contemporains, à la fois un discours, pathétique ou délibératif, prenant de manière privilégiée la forme d’un monologue (ce sont en tout cas les exemples mentionnés par d’Aubignac) et donnant lieu à des figures et à des procédés spécifiques – au premier rang desquelles l’antithèse, mais aussi la « pointe » –, et un schéma dramatique ou, pour le dire en termes plus généraux, un vecteur ou un support d’action, dont l’amplitude est, dès lors, beaucoup plus étendue, le monologue étant simplement l’un des lieux d’actualisation du schéma. Apparaît également un clivage très net entre deux modes de réception (l’admiration sans failles d’un constituant puissamment pathétique chez les uns, la critique d’un artifice chez les autres) de ce qui paraît être une singularité cornélienne. Mais est-ce bien, à la vérité, une spécificité du théâtre de Corneille ?

21Comme l’a montré Alan Howe dans un article sur le « dilemma monologue » avant Corneille14, ce type de discours est antérieur au théâtre des années 1630. Déjà présent chez Sénèque, on en trouve de nombreux exemples dans les tragédies de Garnier – par exemple dans La Troade, qui suit de près Sénèque – et dans celles des premières décennies du siècle – ainsi dans la Rosemonde (1603) de Chrétien des Croix. Mais il se développe dans les années 1630-1640, où il gagne la tragi-comédie autant que la tragédie et devient un passage obligé, une scène à faire. Il semble donc que Corneille participe à une mode, qu’il contribue en retour à implanter solidement, en fournissant à ses contemporains des schémas, des formules, et d’abord une forme particulièrement efficace, celle des stances. Dans les années qui suivent la représentation du Cid, on trouve en effet un nombre considérable de monologues délibératifs en forme de stances, comme dans le Coriolan de Chevreau, créé à la saison théâtrale 1637-1638. Au centre de la pièce, le protagoniste délibère entre son désir de vengeance et l’amour qu’il porte à sa mère et s’adresse ainsi aux « bourreaux » qui torturent son âme :

Traîtres Tyrans de ma pensée
Qui rendez mon âme insensée
Quand vous venez m’entretenir ;
Dans cette funeste aventure
Si je tâche à vous retenir
Je fais horreur à la Nature ;
Pays, honneur, ressouvenir
Qui me mettez à la torture
Sentirai-je toujours mille nouveaux trépas
En suivant vos avis, ou ne les suivant pas15 ?

22Notons toutefois que si l’on peut, pour ce cas comme pour les autres, parler de « dilemma monologue » ou de monologue en forme de dilemme, ce n’est que par un geste de désignation a posteriori de ce que les contemporains nommaient « délibération », « opposition entre la nature et le devoir » ou « pointes » mais jamais « dilemme ».

L’invention du dilemme

23Quand donc le terme a-t-il commencé à être utilisé à propos du théâtre cornélien, et au sens que nous lui donnons ordinairement aujourd’hui ?

24Il n’est pas employé par Voltaire, qui parle comme Corneille et l’abbé d’Aubignac de « combat » de l’amour et du devoir, ainsi à propos de Pauline dans Polyeucte. S’arrêtant sur les premiers vers de la scène 4 de l’acte II (« C’est trop verser de pleurs, il est temps qu’ils tarissent… »), il note : « Si Pauline verse des pleurs, c’est son amour pour Sévère et le combat de cet amour et de son devoir qui la fait pleurer16 ». Les rares occurrences repérées dans les commentaires des xviiie et xixe siècles portent toujours sur un segment de texte très réduit et renvoient surtout à l’acception ancienne, désignant donc une forme particulière de syllogisme. C’est dans ce sens que le terme figure sous la plume du comte de Lauraguais dans sa Dissertation sur les Œdipes de Sophocle, de Corneille, de Voltaire, de la Motte, et sur Jocaste (tragédie de l’auteur). Il cite ces vers de l’Œdipe de Corneille – qui prennent place lorsque Jocaste a découvert qu’Œdipe était l’assassin de Laïos :

Rien ne m’affranchira de voir sans cesse en vous,
Sans cesse en un mari l’assassin d’un époux.
Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,
Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ;
Puis-je de ce vivant plaindre l’aveugle sort,
Sans détester ma vie, et sans trahir le mort ?

25Ce que le comte de Lauraguais commente ainsi : « Il semble que Jocaste cherche à se mettre en équilibre entre les deux antithèses qui forment ce dilemme17 » (p. 102)

26Il en va de même dans les occurrences repérées pour le xixe siècle. Ainsi, dans une édition du Théâtre choisi de Corneille par M. Geruzez, professeur suppléant d’éloquence française à la Faculté des lettres de Paris, parue en 1848, une note indique à propos d’une réplique de Laodice dans la scène I, 2 de Nicomède18 : « Attale est également frappé par les deux cornes d’un dilemme invincible : “Si vous êtes citoyen romain, ne descendez pas à l’hymen d’une reine ; si vous êtes prince, cédez le pas à votre frère aîné19”. » « Deux antithèses », « cornes » : on retrouve là le lexique scolastique et logique attaché au dilemme dans les définitions et développements anciens et il n’est pas impossible de penser que, au moins dans le premier exemple, le terme soit chargé de connotations négatives.

27Au hasard des recherches, nous avons néanmoins mis la main sur un cas d’emploi singulier : l’utilisation du syntagme « dilemme dramatique », en 1844, dans un long article d’Eugène Maron consacré au « théâtre du cardinal de Richelieu ». Il y compare le personnage éponyme de la Mirame de Desmarets de Saint-Sorlin, à Chimène, pour la raison suivante : « Comme Chimène, Mirame est placée entre son devoir et sa passion, entre son père et son amant ; comme Chimène elle est enfermée dans un dilemme dramatique, dont elle ne pourra sortir que par une catastrophe ou un miracle20. » Quoi qu’elle ne soit pas définie, la formule semble plus proche de la structure agonistique opposant deux entités à laquelle renvoient Corneille et d’Aubignac que du simple raisonnement logique.

28Qu’en est-il par la suite ? Brunetière ne semble pas employer le terme dans son Histoire de la littérature française classique, pas plus que, à la même période, c’est-à-dire au tout début du xxe siècle, l’éditeur d’un Théâtre choisi de Corneille assurément destiné à un public scolaire et chez qui on pourrait s’attendre à trouver une forme de vulgarisation du discours critique. Fait intéressant : l’un et l’autre parlent de « cas de conscience », témoignant d’une mutation dans l’appareillage critique et du primat de plus en plus net accordé à la perspective morale, voire chrétienne. On lit ainsi, dans l’introduction de ce Théâtre choisi édité par Margival :

Tandis que ses prédécesseurs immédiats visaient à satisfaire la curiosité par la multiplication des aventures, la surprise des travestissements, l’imprévu des péripéties, Corneille fait consister l’intérêt tragique dans le simple conflit des sentiments et des idées morales, dans la solution de quelque cas de conscience émouvant21.

29Quant à Brunetière, il considère que « peu de drames sont plus intéressants que ceux qui roulent, comme Le Cid précisément ou comme Polyeucte, sur quelque cas de conscience, sur quelqu’une de ces questions qui intéressent l’humanité tout entière ». En effet, « ce seul conflit – intérêt contre passion, passion contre devoir, devoir contre devoir – fait tout le drame. » Plus encore, « Corneille n’est nulle part plus éloquent, plus dramatique que dans les stances du Cid, et dans le monologue d’Auguste22. »

30Au début du xxe siècle donc, et sous la plume à la fois d’historiens de la littérature et de commentateurs et éditeurs qui synthétisent et recyclent les lieux communs de la critique cornélienne à destination d’un public plus large et notamment d’un public scolaire, il n’est en tout cas pas trace du dilemme et les termes issus de la rhétorique ou de la morale semblent suffire à nommer ces passages bien connus du théâtre de Corneille.

31Que s’est-il donc passé entre cette période de l’histoire de la critique cornélienne et la période contemporaine ? Sans être parvenue, à ce jour en tout cas, à déterminer avec précision le nom du critique qui a introduit la notion dans son sens actuel et l’a attachée de manière aussi puissante à la dramaturgie cornélienne, nous pouvons affirmer que La Dramaturgie classique en France a, à tout le moins, joué un rôle considérable dans cette naturalisation, sinon dans l’importation et l’annexion de ce terme de logique au champ de la dramaturgie et plus encore de l’herméneutique cornéliennes. Dans un chapitre intitulé « Le nœud : les obstacles », Jacques Scherer distingue obstacles extérieurs et obstacles intérieurs et affirme : « Le véritable obstacle n’est pas seulement intérieur. Il est double. […] Mais pour que le conflit soit dramatique, il faut que le héros ait à faire face à deux exigences inconciliables23. » Après avoir donné l’exemple du Cid (« le sujet du Cid n’est tragique que parce que les héros veulent satisfaire à la fois leur “gloire” et leur amour »), il élargit son propos :

Aussi les auteurs dramatiques, qui ont le souci de proposer à leurs héros de vrais obstacles sont-ils amenés à imaginer des intrigues impliquant un choix entre deux attitudes également légitimes, mais inconciliables […]. Prenant conscience de cette situation, le héros l’exprimera en un raisonnement qui pèse tour à tour chacune des deux possibilités, montre que la réalisation de chacune d’elles conduit à l’inacceptable sacrifice de l’autre et qu’il est par suite incapable de réaliser aucune des deux. Un tel raisonnement est connu sous le nom de dilemme. L’approfondissement de l’idée d’obstacle mène donc à celle de dilemme. Que le théâtre classique soit plein de dilemmes, c’est ce qu’il est aisé de prouver par de nombreux textes24.

32Si la suite du chapitre tend à montrer qu’en effet, le théâtre français est plein de dilemmes, et qu’on en trouve autant chez Racine (« dilemme d’Andromaque, où la veuve d’Hector cherche à la fois à sauver la vie de son fils et à éviter un mariage qui lui fait horreur25 ») et chez les contemporains de Corneille (Pichou dans Les Folies de Cardénio, Mairet dans Chryséide et Arimand ou Les Galanteries du duc d’Ossonne, Scudéry dans Le Prince déguisé…) que chez celui qu’on considère généralement comme le spécialiste de la chose, on est quand même frappé par le caractère assez retors de la démonstration et l’on ne peut s’empêcher de penser que Jacques Scherer déduit en réalité des lois générales du seul exemple du Cid.

33Car, en définitive, c’est aussi de cela qu’il s’agit : de l’étendue du corpus dramatique en général, et du corpus cornélien en particulier, auquel la notion de dilemme est appliquée. Dans l’article précédemment mentionné, et lorsqu’il en vient au cas de Corneille, Alan Howe n’évoque ainsi que les quatre pièces les mieux connues et les plus souvent commentées (Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte), qu’il qualifie de « Cornelian tetralogy of dilemma plays26 ». Les autres intéressent peu la critique, sous cet angle ou sous un autre, et c’est ainsi, fondamentalement, de l’exemple du Cid, dont on déduit des caractéristiques formelles générales que peuvent confirmer les trois autres pièces de la tétralogie, que l’on tire ensuite des constituants généraux valant pour l’ensemble du théâtre de Corneille.

34Quelle peut être l’utilité de ce terme ? Et pourquoi la notion de « dilemme », absente jusqu’au milieu du xxe siècle des commentaires sur Corneille s’est-elle répandue comme une traînée de poudre, jusqu’à faire désormais corps, dans le vocabulaire commun comme dans le lexique spécialisé, avec le théâtre de Corneille dans son ensemble ? Il faudrait, pour répondre honnêtement et sérieusement à la question, mener une vaste enquête sur l’ensemble des manuels scolaires, éditions de Corneille destinées à un public plus ou moins large et littérature critique dédiée à Corneille depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à aujourd’hui. On peut néanmoins formuler deux hypothèses, qui sont intimement liées : la première est que « l’invention du dilemme », si l’on accepte de la situer autour des années 1940-1950, est rigoureusement contemporaine de celle du « tragique » dans le champ intellectuel français27. La concordance chronologique est frappante : en même temps que des lectures françaises de Hegel qui font du tragique une notion clef de la dialectique hégélienne28, ces années voient paraître, entre autres, Le Théâtre et l’Existence d’Henri Gouhier29 ainsi que des articles décisifs de Paul Ricœur sur le tragique30. La seconde est que dans ce contexte, le « dilemme » constitue le pendant cornélien du tragique racinien ou de la « vision tragique » racinienne, précisément mise au jour et outillée, à la fin des années 1950, par Lucien Goldmann. Le développement de Jacques Scherer que nous avons cité fait explicitement le lien entre dilemme et tragique, et le dilemme paraît bien, dans le discours scolaire comme dans le discours spécialisé, avoir partie liée avec le tragique cornélien ou l’actualisation du tragique propre à la dramaturgie cornélienne. Ces hypothèses mériteraient, encore une fois, d’être solidement étayées, mais il semble en tout cas qu’il y ait là un faisceau d’éléments concordants.

35S’il est donc difficile de déterminer avec précision qui a le premier employé le terme de « dilemme » pour rendre compte non pas seulement de ce type de syllogisme disjonctif d’amplitude assez réduite (d’un alexandrin à un quatrain, parfois un peu plus) mais de ce que Corneille, ses contemporains et encore Voltaire nomment le « combat » de deux entités, il semble que l’annexion de ce terme à la critique cornélienne soit contemporaine des premières réflexions françaises sur la notion de tragique et date donc des années 1940-1950.

36Dès lors, et comme on pouvait s’en douter, la diffusion et l’emploi quasiment systématique du terme ne sont pas neutres, et ont des conséquences importantes quant à la manière dont on comprend, dont on lit, voire dont on peut jouer Corneille, soit qu’on le tire du côté du tragique, soit qu’on garde inconsciemment trace des premiers contextes d’emploi de ce terme de logique. Car malgré qu’ils en aient, les utilisateurs du « dilemme » contribuent aussi à la constitution d’un Corneille faiseur de pointes, d’antithèses, froid, artificiel… Ils limitent par ailleurs généralement ce qui, chez Corneille, est un constituant profondément organique, qui nourrit l’ensemble de l’action, la relance, et produit du pathétique continu, au seul monologue délibératif, et même au plus célèbre des monologues délibératifs cornéliens. Il n’est pas interdit de préférer à l’économie et à la pseudo-efficacité du terme de « dilemme » la plasticité lexicale et conceptuelle de ceux de « délibérations », « oppositions » ou « discours pathétiques »…

Notes

1 On la trouve en ligne à cette adresse : https://vimeo.com/20518821, consulté le 26 mars 2020.

2 Françoise Carrier et Chantal Bertagna, Fleurs d’encre. Français 4e, Paris, Hachette, 2011, p. 182-183.

3 Ainsi l’appareil critique des éditions de Cinna (éd. Christian Biet, Paris, Le Livre de poche, 2003) et de Polyeucte (éd. Patrick Dandrey, Paris, Gallimard, « Folio théâtre », 1996) qui sont au programme des agrégations de lettres en 2015 compte de très nombreuses occurrences du terme.

4 Trésor de la langue française informatisé, qui précise pour ce sens, qui n’est pas donné comme le premier : « P. ext. usuel ».

5 L’adjectif est ainsi défini par Furetière : « qui se divise en deux ou plusieurs branches ».

6 Logique de Port-Royal, éd. Charles Jourdain, Paris, Librairie Hachette, 1874, III, 16 « Des dilemmes », p. 351.

7 « Au lecteur » d’Héraclius (1647), dans Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1984, p. 357.

8 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 64.

9 Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire, dans Trois Discours sur le poème dramatique, éd. citée, p. 106.

10 Ibid., p. 110.

11 D’Aubignac, La Pratique du théâtre (1657), livre IV, chap. 7, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 469. Les passages entre crochets correspondent aux développements biffés par d’Aubignac sur l’unique exemplaire conservé à la BnF [Rés. Y. 33], probablement entre la parution des Discours et l’année 1666 (voir l’Introduction d’H. Baby, éd. citée, p. 25).

12 Ibid., livre IV, chap. 4, p. 430-431.

13 Scudéry, Observations sur Le Cid (1637), dans Corneille, éd. citée, t. I, p. 790.

14 Alan Howe, « The Dilemma Monologue in Pre-Cornelian French Tragedy (1550-1610) », dans En marge du classicisme. Essays on the French Theatre from the Renaissance to the Enlightenment, dir. A. Howe et R. Waller, Liverpool University Press, 1987, p. 27-63.

15 Chevreau, Coriolan, Paris, A. Courbé, 1638, III, 3, p. 49.

16 Le Théâtre de Pierre Corneille avec des commentaires et autres morceaux intéressants, Genève, 1774, t. II, p. 184.

17 Dissertation sur les Œdipes de Sophocle, de Corneille, de Voltaire, de la Motte, et sur Jocaste, en tête de Jocaste, Paris, G. Debure, 1781, p. 101-102.

18 « Puisqu’il vous a déplu vous traitant de Romain, / Je veux bien vous traiter de fils de Souverain. / En cette qualité vous devez reconnaître, / Qu’un Prince votre aîné doit être votre Maître. » (Nicomède, I, 2, v. 205-208 ; dans Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, t. II, p. 652).

19 Théâtre choisi de Corneille, Paris, Hachette, 1848, p. 455.

20 Eugène Maron, « Le théâtre du cardinal de Richelieu », Revue de Paris, t. XI, novembre 1844, p. 21.

21 Corneille, Théâtre choisi, Paris, Poussielgue / J. de Gigord, 1911 [5e édition], p. XIV.

22 Histoire de la littérature française classique (1515-1830), t. II. Le Dix-septième Siècle, Paris, Delagrave, 1912, p. 197.

23 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. d. [1950], p. 66.

24 Ibid., p. 66-67.

25 Ibid., p. 67.

26 A. Howe, art. cité, p. 31.

27 Je remercie chaleureusement Jean-Yves Vialleton de m’avoir suggéré ce rapprochement particulièrement fécond pendant les discussions qui ont eu lieu après ma communication lors du colloque.

28 Par exemples l’article de Pierre Bertrand, « Le sens du tragique dans la philosophie de Hegel » (Revue de métaphysique et de morale, août 1940) ou l’Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel de Jean Hippolyte (Paris, Marcel Rivière, 1948).

29 Paris, Vrin, 1952.

30 « Aux frontières de la philosophie. Sur le tragique », Esprit, 1953, p. 449-467 et « Culpabilité tragique et culpabilité biblique », Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 4, 1953, p. 285-307. On trouvera une bibliographie plus complète et une analyse de ces différents textes dans Marc Escola, Le Tragique, Paris, GF-Flammarion, Corpus, 2002.

Pour citer ce document

Bénédicte Louvat, « « L’invention » du dilemme cornélien » dans Appropriations de Corneille,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=840.

Quelques mots à propos de :  Bénédicte Louvat

Université Toulouse-Jean Jaurès
Bénédicte Louvat est professeure à l’université Toulouse-Jean Jaurès. Spécialiste du théâtre français du xviie siècle, elle a édité les Discours de Corneille avec Marc Escola (Paris, GF-Flammarion, 1999), a participé à l’édition des Œuvres complètes de Molière parue dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 2010 et est l’auteure de L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille (Paris, PUPS, 2014). Elle dirige actuellement l’édition du Théâtre de Béziers (Paris, Classiques Garnier ; le premier des 3 volumes est paru en octobre 2019).