Sommaire
Appropriations de Corneille
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître
- Myriam Dufour-Maître Remerciements
- Collectif Le Festival Corneille de Barentin (1956-1975) et le Mouvement Corneille
- Myriam Dufour-Maître Introduction
- RÉCEPTIONS CRÉATRICES
- Sylvain Ledda Polyeucte, ou comment mettre en scène la violence ?
- Hélène Merlin-Kajman Comment déterminer ce qui est « religion » en littérature ? Réflexions à partir du cas de Polyeucte de Corneille
- Liliane Picciola De la « seconde Médée » à la « mamma souveraine […] suscitant l’horreur et le rire » : Rodogune au Petit Montparnasse en 1997
- Jacques Téphany Corneille, l’autre fondateur du TNP
- Roxane Martin Horace à l’épreuve des révolutions : les remaniements du texte et l’édification d’un Corneille patriote (1789-1799 vs 1848)
- Claire Carlin L’Illusion comique sur la scène du monde anglophone, entre traduction et « adaptation libre »
- Cécilia Laurin L’Illusion comique, « entre Platon et Hollywood » ? Du théâtre du monde au cinéma du monde : autour du film Illusion de M. A. Goorjian
- Julia Gros de Gasquet Filmer L’Illusion comique, réécrire Corneille ? À propos du film de Mathieu Amalric à la Comédie-Française (2010)
- Noëmie Charrié Le rêve d’une réappropriation : Othon sur les écrans
- Jean-François Lattarico De l’Horace (1641) à l’Orazio (1688). Prémisses de la réforme dans le premier dramma cornélien per musica
- Sarah Nancy Le Cid de Massenet, Gallet, d’Ennery et Blau : une appropriation amoureuse
- Mises en scènes et actualisation
- Réécritures, adaptations ou « inadaptations »
- LES DISCOURS D’APPROPRIATION
- Mariane Bury Le Corneille des historiens de la littérature au xixe siècle
- Michal Bajer Les contextes de la traduction. L’établissement de la tradition cornélienne en Pologne au tournant romantique : discours critique, pratiques éditoriales, péritextes
- Lise Forment Roland Barthes, Sans Corneille : les « résons » politiques d’un silence critique
- Bénédicte Louvat « L’invention » du dilemme cornélien
- Jean-Yves Vialleton Les exemples rhétoriques empruntés à Corneille et la construction de la mémoire collective
- Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Un Corneille à l’usage de la jeunesse au tournant des xviiie et xixe siècles : quelques jalons
- Beate Langenbruch Corneille, auteur de concours
- Hélène Bilis Corneille aux États-Unis, ou quel « auteur classique » pour les campus américains ?
- La critique et l’histoire littéraire
- L’enseignement
Entre la lettre et l’esprit
Gautier et la langue de Corneille : Le Capitaine Fracasse, un « ricochet qui fait bouquet »
Françoise Court-Perez
Le roman « rétrospectif » de Gautier, publié en 1863, entreprend de retrouver simultanément deux époques, le xviie siècle mais aussi la grande époque du romantisme, la flamboyance des années 1830. Il ne s’agit pourtant pas d’un roman historique, et ce n’est pas tant le siècle de Louis XIII qui est recherché et recréé que le siècle de Corneille : une période culturelle, une langue, un goût, une couleur et plus encore « la forme vigoureuse, solide, indestructible du style et des vers », animent ce pastiche aimant.
1« Quand on écrira désormais l’histoire littéraire de l’époque Louis XIII », écrit Sainte-Beuve dans le Constitutionnel du 30 novembre 1863, à propos du Capitaine Fracasse, « on ne pourra le faire sans y joindre cette œuvre posthume, ce ricochet qui fait bouquet1… » Si le ricochet, par un geste fluide, fait rebondir sur l’eau un caillou plat en une petite gerbe d’écume, le projette comme miraculeusement plus loin, le ricochet littéraire se construit et c’est son élaboration par Gautier, sa nature que je voudrais tenter d’examiner ici. Que ce geste « fasse bouquet », selon une seconde métaphore du critique, insiste sur la réussite du geste, – ici les retrouvailles avec un certain xviie siècle. L’expression suppose également le plaisir du lecteur qui reçoit un bouquet dont le temps n’a pu ternir l’éclat. Mais est-il possible que Le Capitaine Fracasse soit tout à fait cette gerbe fleurie venue par-delà deux siècles ? Et quel est le rapport exact à la rétrospection ? à la restitution ? au pastiche ? quels sont les « hypotextes » et suffisent-ils à caractériser le texte ? D’une certaine façon, cet ouvrage n’est-il pas une gageure ?
Un étrange xviie siècle
2Le Capitaine Fracasse est un roman « rétrospectif comme Théophile Gautier en a déjà fait plusieurs », déclare encore Sainte-Beuve voulant juger « en lui-même, dans son développement entier et continu » un auteur qui est certes connu pour ses feuilletons de La Presse ou du Moniteur universel, ses récits de voyage, mais, pour l’essentiel – œuvre de fiction, poésie – n’est « apprécié et goûté que des initiés ». L’éloge se comprend bien en cette année 1863, alors que Gautier vient de donner son récit majeur. Le critique ne s’y trompe pas2.
3L’intrigue des deux grands romans de Gautier, Mademoiselle de Maupin et le Capitaine Fracasse, élit comme cadre temporel le xviie siècle et il ne faut pas voir là un simple effet de mode. L’écart entre les dates de parution, 1836 pour le premier et 1863 pour le second, ne doit pas tromper : Le Capitaine Fracasse a été conçu et même promis à l’éditeur Renduel3 l’année où paraît son grand récit antérieur. Il a ensuite été différé ou porté pendant vingt-cinq ans, comme l’indique son « Avant-propos » : « voici un roman dont l’annonce figurait, il y a une trentaine d’années déjà, – le temps marche si vite ! – sur la couverture des livres de Renduel, l’éditeur à la mode alors4… » En effet, la conception et l’écriture du récit supposent une méditation, une reprise de certaines veines ou motifs déjà utilisés en 1836. C’est ainsi qu’il devient possible de comprendre de façon non univoque cette formule : « ce livre, malgré la date qu’il porte et son exécution récente, n’appartient pas à ce temps-ci5. » De quel temps, de quelles époques est-il ici question ? Le propos est bien, explicitement, de retrouver une époque, le xviie siècle, mais c’est aussi une autre période que retrouve Gautier en publiant ce roman qui ne correspond pas au panorama littéraire des années 1860 et qui rappelle à l’inverse la flamboyance des années 1830 c’est-à-dire de la grande époque du romantisme. Il faut d’ailleurs remarquer, à peu près à la même époque, 1862, la parution d’un long récit qui pourrait faire naître le même commentaire d’une singularité, celle des Misérables de Victor Hugo6, que Gautier, alors critique reconnu, ne commente d’ailleurs pas, tant l’esthétique lui en est étrangère. Le récit est donc doublement daté ; d’une part, il se projette rétrospectivement vers l’époque Louis XIII et d’autre part, sa date réelle de parution est éloignée de celle de sa conception, ce qui explique le décalage. Car c’est bien au début du siècle que le romantisme, redécouvrant les périodes méprisées par le classicisme et le néoclassicisme, témoigne de sa volonté d’expansion et de liberté en revisitant des pôles temporels, géographiques ou esthétiques négligés pendant les deux siècles précédents.
4À côté du Moyen Âge, mis à la mode par Walter Scott, à côté du xvie siècle, et en particulier de Rabelais que Gautier comme Balzac connaissent par cœur, renaît un certain xviie siècle mis à mal par le classicisme de Richelieu et de Louis XIV. Il inspire de nombreux jeunes auteurs qui se réclament de la nouvelle esthétique : Hugo écrit Marion Delorme (1829), Vigny La Maréchale d’Ancre (1831) ou Cinq-Mars (1826) ; puis vient la décennie des années 1840 qui voit Dumas donner Les Trois Mousquetaires (sa trilogie paraît de 1845 à 1848). Gautier est l’un de ces amoureux du panache Louis XIII. Dès ses premiers écrits, le provocateur au gilet rouge et aux cheveux « mérovingiens », le camarade de la troupe hugolienne ou des Jeunes France interroge minutieusement l’art des siècles passés et les fait revivre comme l’attestent les nombreux récits dans lesquels se conjuguent nostalgie et enthousiasme7 concernant par exemple l’antiquité païenne ou le xviiie siècle libertin ou rococo. Mais le premier xviie siècle est la grande source d’inspiration parce qu’en lui se conjuguent l’élégance et la fougue, la tournure, la couleur, le raffinement et l’éclat. Et si certaines études réunies dix ans plus tard dans Les Grotesques font resurgir les portraits hauts en couleurs de Théophile de Viau, de Cyrano de Bergerac ou de Saint Amant dès 18348, il reste à Gautier à accomplir un plus ambitieux projet : retrouver ces langues dont il fut ébloui et les harmoniser pour les faire siennes.
5Il n’en faut pas douter et certains passages ironiques le montrent d’emblée, le xviie siècle de Louis XIII est utilisé de façon assez polémique contre celui de Louis XIV, de sorte que les deux aires sont appréhendées avec une altération volontaire et même une certaine mauvaise foi joyeuse. François Brunet a montré récemment combien la conception de la période Louis XIV avait été influencée par les historiens de l’époque9. À l’inverse, il est évident que la période précédente est idéalisée puisqu’il s’agit de l’opposer au classicisme encore triomphant au moment où Gautier écrit, ce que fustige le recueil des Jeunes France en 1636. L’ouvrage le plus représentatif de cette opposition structurante est le recueil des Grotesques, composé pour l’essentiel en 1833 et complété en 1844 : il sous-tend le grand roman de 1863 au point que Martine Lavaud a pu voir en lui « le développement romanesque du discours des Grotesques10 ».
6Mais on peut s’interroger sur la façon dont le xviie siècle est interrogé, aimé, voire restitué. Est-ce bien une époque que Gautier désire reconstituer ? Car l’auteur ne fait aucune référence significative à l’histoire et l’intrigue privilégie un personnage fictif, Sigognac, point de rayonnement qui éclipse une figure essentielle sur le plan historique, le roi qui ne figure que dans la fugace apparition de son carrosse. La datation demeure relativement imprécise même si l’on peut situer l’intrigue aux environs de 1640. Ce serait une erreur de perspective que de considérer le roman comme un roman historique, genre qui a pourtant acquis ses lettres de noblesse. Parce qu’il ne cherche certainement pas à penser l’histoire, l’auteur ne fait pas de Sigognac un Quentin Durward – personnage éponyme du roman de Walter Scott qui a influencé Notre-Dame de Paris11 – soumis au doute et à la réflexion au milieu des grandes figures de l’histoire.
7Il serait donc vain de chercher une quelconque philosophie de l’histoire chez Gautier pour qui l’utilisation du passé, si prégnante, répond avant tout à une volonté de tourner le dos à son époque marquée par la suprématie de la bourgeoisie dont l’esthétique privilégiée est encore le néoclassicisme. Ce n’est pas un hasard si la génération de 1830 à laquelle appartient Gautier va forger l’image de l’artiste en anti-Monsieur Prudhomme. Malgré son amitié pour Balzac née avec la parution de Mademoiselle de Maupin12, malgré la compréhension de l’importance de la Comédie humaine et de la modernité de son créateur13, Gautier n’a jamais tenté de rendre compte des tensions sociales ou historiques, présentes ou passées.
8Se dessine alors une autre perspective puisque l’ambition et le bonheur de l’auteur ne sont pas ceux d’un historien : ce n’est pas tant le siècle de Louis XIII qui est recherché et recréé que le siècle de Corneille – si présent avec la reprise de la tirade du Matamore de L’Illusion comique jouée par Sigognac14 – et le préfacier s’en explique parfaitement. On ne trouve, dit-il dans son roman, « aucune thèse politique morale ou religieuse ». « Nul grand problème ne s’y débat. On n’y plaide pour personne15. » Le propos s’avère bien éloigné de celui de Walter Scott qui s’interroge avec finesse sur les actants en présence. L’intérêt de Gautier se porte sur une autre aire, l’histoire culturelle. Car Gautier est bien, selon la formule de Corinne Sabinadayer-Perrin, « le promoteur d’une histoire culturelle totale16 » et on le voit dans son œuvre polyvalente de critique. À l’époque où il écrit Le Capitaine Fracasse, Gautier a composé des Salons, évalué des peintres ou des sculpteurs, composé des critiques d’œuvres littéraires, ou, plus encore, de « feuilletons » dramatiques. Il est donc tout à fait susceptible de redonner vie à une période culturelle. Et de fait, les déambulations de la troupe des comédiens ambulants qui emporte Sigognac dans son tourbillon aventureux peuvent évoquer l’histoire des troupes au xviie siècle, à commencer par celle de Molière, auteur souvent convoqué par les romantiques17.
9Dans la mesure où il assume une visée rétrospective, le récit se charge d’éléments propres à une reconstitution car, comme le souligne Alain Montandon, « ressusciter le passé, c’est avant tout recréer une atmosphère, un cadre, dans une création imaginaire qui recherche la vraisemblance par une description minutieuse et érudite qui embrasse tous les aspects de la vie et des mœurs d’une époque18 ». Et Gautier s’attache en effet à la notation de détails descriptifs dont l’acmé se situe au chapitre initial du « Château de la misère » et se déploie aussi dans l’évocation de décors-topoï comme l’Auberge du Soleil, le Pont-Neuf ou les châteaux du duc de Bruyères ou du prince de Vallombreuse.
La littérature avant tout
10Au-delà de ces aspects, le roman se réfère à des œuvres littéraires qui sont des modèles et, avant tout, au Roman comique de Scarron dont Gautier a fait l’éloge en 1844 dans sa dernière étude des Grotesques. De Scarron, Gautier a lu encore les Boutades du capitan Matamore tirées du Miles gloriosus de Plaute jouée en 164619.
11On peut voir alors que le ricochet est encore prégnant : via le Matamore, il va de Plaute à Scarron, puis de Scarron à Gautier, comme il va de Guillén de Castro à Corneille et de Corneille à Gautier. Cette circulation des références à travers le temps témoigne de la dense intertextualité de tous les écrits de Gautier, – phénomène général chez l’auteur – et particulièrement ici, d’une instance mimétique. En ce sens, Le Capitaine Fracasse s’avère un pastiche d’autant que, toujours dans son avant-propos, l’auteur précise : « comme les architectes qui dans l’achèvement d’un plan ancien, se conforment au style indiqué, nous avons écrit Le Capitaine Fracasse dans le goût qui régnait au moment où il dut paraître. » Et, surtout, il énonce ce propos essentiel : « bien que l’action se passe sous Louis XIII, Le Capitaine Fracasse n’a d’historique que la couleur du style20. »
12Il résulte de cet éclairage, qu’au-delà de ces éléments de reconstitution, on peut considérer que la dimension essentielle du roman est d’être un pastiche, mais un pastiche à multiples directions, en grande partie sous-tendu par la figure de Corneille, revisitée et placée dans le Panthéon romantique. Gautier a maintes fois célébré l’auteur d’Hernani comme un autre Corneille pour l’éclat de son vers. Il faut souligner que l’instance mimétique est abondante et diverse chez Gautier. Les auteurs cités et admirés dans ses Grotesques le guident dans la direction du Fracasse, et l’auteur n’omet pas de souligner que Corneille et Scarron ne dédaignent de s’inspirer sans retenue de nouvelles ou de pièces récemment traduites de l’espagnol. Aussi Gautier a-t-il pu ironiser sur les attaques de Scudéry envers Le Cid au nom de la liberté d’imitation, ce qui n’entre pas pour lui en contradiction avec la nouvelle esthétique de l’originalité et de l’indépendance, et non seulement de la liberté morale :
[Scudéry] vous montre comme quoi le comte de Gormas n’est qu’un capitan de comédie, un avale-montagne ; Rodrigue un fat ; Chimène une coureuse et une aventurière […] ; le roi un franc imbécile. Cela prouvé, il ne reste plus qu’à porter la dernière botte, un coup fourré, et plus difficile à parer que tous les autres. Non seulement l’ouvrage est immoral, absurde, invraisemblable ; il est copié d’un bout à l’autre. Le Cid, tant vanté, vous le croyez de Corneille ? Pas du tout, il est de Guillén de Castro21.
13Cette ironie sur la perfidie de Scudéry doit se lire comme un éloge inversé, d’autant que Gautier ne croit pas à la nouveauté dans l’ordre des idées22. Le refus des grands débats de société ou des grandes théories qui traversent le siècle, laisse toute la place à l’intérêt pour le style, ce qui ne saurait étonner chez le fondateur de l’art pour l’art. Ainsi Corneille est-il loué de façon particulière :
[…] on ne peut s’empêcher, si grand que soit le respect que l’on ait pour la statue de bronze du vieux Corneille, de convenir que le haut mérite du Cid n’est pas dans l’invention ni du sujet ni des détails, mais dans la forme vigoureuse, solide, indestructible du style et des vers23.
14Au fond, ces éléments incitent probablement à utiliser le terme générique d’« imprégnation » pour Le Capitaine Fracasse plus que pour tout autre ouvrage. Cette notion est mise en jeu dès les premières productions. Ainsi, lorsque le jeune Gautier fait lire à Sainte-Beuve quelques poèmes, celui-ci discerne immédiatement l’influence des poètes comme Marot, Saint-Gelais et Ronsard. Le premier conte fantastique, La Cafetière, est imprégné d’Hoffmann ; le premier long poème narratif, Albertus, est d’obédience ouvertement frénétique, et le recueil des Jeunes France répertorie ironiquement les diverses modalités stylistiques du romantisme. Chez Gautier, la gamme de l’imprégnation va du pastiche admiratif à la parodie acide, voire à l’auto-parodie. Ainsi la verve de la Préface de Mademoiselle de Maupin se plaît à parodier les discours moralisateurs des critiques traditionnalistes et ce texte théorique. Plus globalement, par ailleurs, le pastiche des genres innerve toute l’œuvre dramatique de Gautier, soit une dizaine de pièces dont l’intrigue se déploie dans des siècles différents24. Tout ceci permet d’avancer que, chez Gautier, l’amour de la littérature passe par l’ingestion d’écritures diverses, reprises pour être moquées ou remises à l’honneur. Et c’est à cette dernière catégorie, qui comprend les langues admirées, qu’appartient Le Capitaine Fracasse. Chez Gautier le pastiche ne précède pas l’œuvre, il s’intègre à elle ; en ce sens, il ne peut être rapproché des pastiches de Proust qui devancent la rédaction de La Recherche du temps perdu et permettent le renouvellement des formes romanesques25. Il est plus proche du Quichotte, ce parangon des romans de chevalerie qui imite en les raillant ces derniers sans cesser pourtant d’être le chef d’œuvre du genre. Gautier admire le Quichotte pour sa dimension d’idéal, en laquelle il voit l’un des fondements du romantisme. Si l’auteur compose « à la manière de », c’est par une attention à la langue, une acuité exacerbée et une vision globale du style reliées à une époque historique dont il retient quelques traits, en l’occurrence ce en quoi le langage du siècle de Louis XIII est libre des contraintes bientôt posées par Boileau26.
15L’important est le style qui donne la couleur d’une époque, sa tonalité. Certes, il est difficile de préciser les traits stylistiques privilégiés par un auteur, poète, romancier, nouvelliste, auteur dramatique, critique d’art, grand lecteur et critique littéraire, mais l’on peut avancer avec certitude que, pour Gautier, le style, qui exige la précision du lexique, peut être mis en relation avec une connaissance experte de la couleur. L’auteur a étudié chez un peintre avant d’écrire et cette vocation ne lui est venue que de sa rencontre avec Hugo ; il est maître dans les nuances et les camaïeux. L’exemple le plus connu en est la définition minutieuse de la couleur de son gilet rouge qui fit sensation lors de la bataille d’Hernani – et lui coûtera l’Académie française –, en réalité « cerise ou vermillon de la Chine » qui faisait ressortir « les gammes les plus chaudes, les plus riches, les plus ardentes, les plus délicates du rouge27 ». Toute son œuvre témoigne de cette attention à la couleur et abonde en notations de coloris, souvent indices de temporalité28. Par exemple, les récits situés au xviiie siècle regorgent de précisions sur les demi-teintes29. Dans Le Capitaine Fracasse, la première apparition du duc de Vallombreuse qui veut séduire Isabelle, insiste sur la couleur des vêtements en accord avec la beauté du personnage – « Il avait le teint pâle, les yeux et les cheveux fort noirs », un « pourpoint de velours tanné », « un manteau court de la même couleur […], bordé d’un triple galon d’or », « des bottes molles de cuir blanc de Russie30 ». Ces couleurs inhérentes aux vêtements comme aux décors concourent à faire surgir une harmonie, parfois une dissonance, très étudiées.
16Par ailleurs, le terme « tonalité » est polysémique ; d’abord terme qui s’attache à la musique ou à la voix, c’est-à-dire une hauteur de sons, on peut l’entendre, en peinture, comme l’effet dominant qui résulte d’un assemblage de couleurs et l’on aboutit à cette notion d’effet ou d’impression d’ensemble. Avec finesse, Sainte-Beuve remarque dans l’œuvre « un langage et un style continu, une sorte de gamme et d’échelle harmonique où, la clé une fois donnée, rien de détonn[e]31 ».
17De la même façon, Scarron est loué comme un anti-Malherbe : « L’on en était venu à n’écrire qu’avec cinq ou six cents mots, et la langue littéraire était, au milieu de l’idiome général, comme un langage abstrait à l’usage des savants32. » Le propos vise ici la restriction du lexique de Racine, son purisme, quand la langue de Corneille est perçue comme un riche territoire qui annonce le romantisme et son recours à tous les lexiques, à l’extension des registres de niveaux de langue. L’essai sur Scarron définit d’ailleurs un modèle de langage idéal :
Du temps de Louis XIII, il régnait en littérature un goût aventureux, une audace, une verve bouffonne, une allure cavalière tout à fait en harmonie avec les mœurs des raffinés. [Il fallait que] la touche fût franche, la couleur hardie et le dessin caractéristique33.
18Le Roman comique appelle la référence à Corneille car l’éloge vise la liberté et la diversité, la souplesse du langage :
C’était une langue charmante, colorée, naïve, héroïque, fantasque, élégante, grotesque, se prêtant à tous les besoins, à tous les caprices de l’écrivain, aussi propre à rendre les allures hautaines et castillanes du Cid qu’à charbonner les murs des cabarets de chauds refrains de goinfrerie34.
19L’accumulation a valeur d’admiration. Dans les Grotesques, l’auteur cite une vingtaine de fois Corneille, de sorte qu’émerge de celui-ci une silhouette dotée de traits caractéristiques : Corneille est le grand poète dramatique plein de hauteur, qui combat l’impératif des règles35, et, plus encore, l’auteur du Cid, dont le vers est écrit avec une épée en acier trempé, une sorte de Cid Campeador lui-même.
20À l’inverse de Mademoiselle de Maupin36 qui mêle les styles et les époques et développe la notion d’un mal du siècle à versant esthétisant, le roman-somme de 1863 brille, par la tenue, presque l’homogénéité, de son style, même si le discours direct est par définition davantage relié au xviie siècle que la narration. Et, sans nul doute, la présence du xixe siècle semble s’effacer même si l’on peut en repérer quelques éléments ; au niveau générique, le roman est riche des sous-genres représentés au xixe siècle. Mais il met à l’honneur la reprise du Roman comique de Scarron par ses personnages de comédiens itinérants, nommés par leur type, comme le Pédant, le Léandre, le Tranche-Montagne, la duègne, la Serafina, la Soubrette, le Scapin, le Tyran. Isabelle même est d’abord qualifiée de « l’Isabelle37 », et l’onomastique s’enrichit d’un autre niveau dans la mesure où elle renvoie aux comédies de Corneille ou de Molière. Ainsi, L’Illusion comique, mise sur le même plan que les comédies de Shakespeare, sert de pôle de référence et fournit par exemple la fausse identité d’Isabelle et de Sigognac, ou le type du Matamore. Sur le versant de Scarron – enrichi par les souvenirs de Rabelais – apparaissent les portraits grotesques des comédiens et leur truculence ou le pittoresque des spadassins.
21Plus largement encore, c’est au niveau stylistique que s’épanouit le roman et c’est la langue qui lui donne cette unité solide et rayonnante. L’écriture renvoie à un pastiche du style Louis XIII – revu par le romantisme de Gautier, prisme obligé mais non réducteur – dont l’éloge de Scarron peut fournir une approche nuancée :
C’est […] une excellente prose, pleine de franchise et d’allure, d’une gaieté irrésistible, très souple et très commode aux familiarités du récit, et, quoique portée au comique, ne manquant cependant pas d’une certaine grâce tendre et d’une certaine poésie aux endroits amoureux et romanesques38.
22Il revient à Gautier d’avoir, dans son dernier grand roman, élaboré un pastiche aimant, même si l’instance parodique peut affleurer comme le déclare Peter Whyte39, tant il est vrai, et tous les critiques s’accordent sur ce point, qu’il est difficile de définir la frontière entre ces deux modalités d’écriture40. En dépit de ce flou théorique (Scarron – loué – n’est pas Scudéry – moqué – pour Gautier), on peut penser que les deux instances peuvent se différencier.
L’amour de la langue
23Alors que le roman de l’aventurière, en 1836, est structuré en deux parties différentes, Le Capitaine Fracasse présente une forte unité, d’abord discursive par cette intrigue qui montre un itinéraire et un aboutissement puisque le jeune baron mourant de faim, devenu comédien par amour, peut revenir avec la bénédiction du roi dans son château restauré, ensuite stylistique par son ancrage dans une langue aux fortes résonances « xviie siècle ». Le premier chapitre consacré à la description du château est parsemé de détails précis comme on peut le voir dans cette phrase qui se teinte également d’une touche de fantastique :
Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pu jadis être incarnadin, mais que les années et l’usage rendaient d’un roux pisseux, laissaient échapper leur bourre par les déchirures de l’étoffe et boitaient sur des pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards éclopés s’en retournant chez eux après la bataille41.
24La double comparaison finale qui met sur le même plan la métrique (les vers scazons42) et le militaire estropié (image ici grotesque) montre le haut degré de fantaisie mêlée à l’érudition qui constitue une des solidités du style de Gautier. De la même façon, le portrait de Sigognac, sous-tendu par la silhouette du Chevalier à la Triste Figure, mêle les époques :
… et c’était cependant un spectacle grotesquement mélancolique que de voir passer le jeune Baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné de son chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure d’Albert Dürer43.
25Mais la langue du xviie siècle est bien plus présente qu’à travers quelques notations ; elle se fait percevoir sous différentes modalités, comme la condensation, la saturation et la dissémination pour reprendre des notions indiquées par Delphine Denis44. Ainsi le portrait du premier comédien qui frappe à la porte du château et présente « une grotesque figure » avec « un nez cardinalisé de purée septembrale, tout fleuri de bubelettes » se clôt par une remarque synthétique puisqu’elle renvoie à « un ensemble de physionomie digne d’être sculptée en mascaron sous la corniche du Pont-Neuf ». Si la Sérafina apporte un trait légèrement daté avec sa « lèvre inférieure coupée par une petite raie comme celle d’Anne d’Autriche », sa parure lui donne « une mine de Penthésilée et de Marphise très propre aux aventures et aux comédies de cape et d’épée » et restitue l’environnement temporel de l’intrigue, par le biais des références antiques. La comédienne est à la fois inscrite dans son aire temporelle et détachée de celle-ci par une référence picturale de portée générale : « Deux longues mèches appelées moustaches et nouées chacune par trois rosettes de ruban noir, se détachaient capricieusement en crêpelures et en faisaient valoir la grâce vaporeuse comme des touches de vigueur que donne un peintre au tableau qu’il termine ».
26Continuellement et joyeusement, la narration use de moyens lexicaux ou syntaxiques, ou encore citationnels ou référentiels, pour retrouver l’écriture souple d’un xviie siècle idéalisé. Ainsi le comique de situation est-il accentué par une écriture qui joue du recours à l’Antiquité, dans une fine raillerie de la référence classique par le biais de la surabondance à versant grotesque, dans ce passage où un personnage subalterne, le valet de Vallombreuse, vient annoncer à son maître l’échec du piège prévu pour assassiner Sigognac. Le serviteur arrive « plus pâle qu’un voleur qu’on mène pendre » et
il lui eût été bon en ce moment d’angoisse d’avoir un caillou dans la bouche comme Démosthène, orateur athénien, haranguant la mer, pour se donner de la salive, faciliter la prononciation et délier la faconde, d’autant que la face du jeune seigneur était plus tempestueuse que celle d’aucune mer ou assemblée de peuple à l’Agora45.
27Mais ce sont les dialogues ou monologues intérieurs qui permettent la meilleure assimilation d’un langage recréé et qui ont valeur définitoire. Dès son apparition, le jeune duc énonce quelques phrases hautaines et d’un brio auto-satisfait qui le caractérisent parfaitement :
Dois-je la charité à toutes les pécores et donzelles qui ont la fantaisie de s’enamourer de moi ? Je suis trop bon. Je me laisse aller à ces yeux de carpe pâmée, à ces pleurnicheries, à ces soupirs, à ces jérémiades, et je finis par être embéguiné, tout en maugréant de ma débonnaireté et couardise. Désormais, je serai d’une férocité hyrcanienne, froid comme Hippolyte et fuyard des femmes ainsi que Joseph46.
28Quand il prétend séduire Isabelle par sa beauté, il déclare à son valet :
Çà, Picard, […], il te faut surpasser et me faire une toilette triomphante ; je veux être plus beau que Buckingham s’efforçant de plaire à la reine Anne d’Autriche. Si je reviens bredouille de ma chasse à la beauté, tu recevras les étrivières, car je n’ai aucun défaut ou vice à dissimuler postichement47.
29Et le valet de répondre « … Si monsieur le duc veut s’asseoir… je vais le testonner et l’adoniser de telle sorte qu’il ne rencontrera pas de cruelles » et il met sur les moustaches du duc « un parfum suave mieux fleurant que baume ». Les monologues intérieurs valent les discours ; ainsi Vallombreuse se dit : « Il faudrait que cette péronnelle fût diantrement superbe, revêche et dégoûtée, pour ne pas devenir subitement tout vive amoureuse folle de moi, malgré ses simagrées de vertu et ses langueurs platoniques avec le Sigognac48… »
30Les différents types de discours, ceux du Pédant49, du Léandre ou de Vallombreuse, accompagnent le plus haut en couleurs de ceux-ci, et qui ressortit au pastiche : les répliques du Matamore déclinées sur le mode du Fracasse, comme le titre du roman l’indique. Depuis longtemps, Gautier rêve de cette figure. Il fait même de Scudéry, dans une charge, un autre personnage de théâtre, « un type merveilleux, d’une espèce éteinte maintenant… – C’est le bravache, le fanfaron, le capitaine Fracasse […] un vrai mâchelaurier, qui taille sa plume avec sa rapière et semble à chaque phrase offrir un cartel à son lecteur50. » Le Matamore est un fil continu dans l’œuvre parce qu’il est ivresse de la parole, faconde généreuse, sublime dans son grotesque.
31Dans le chapitre V du roman, qui évoque une représentation chez le marquis de Bruyères, une dizaine de pages reproduisent ses tirades en une longue variation sur la scène ii de l’acte II de L’Illusion comique, avec référence au dieu Mars, à la planète anéantie : « Si j’entre, c’est par la brèche, si je sors, c’est par un arc de triomphe ; si j’avance, c’est pour me fendre… si je traverse une rivière, elle est de sang, et les arches du pont sont faites avec les côtes de mes adversaires51. »
32La tirade est déjà présente dans l’essai sur Cyrano de Bergerac52. Quand Gautier déclare : « Écoutez le matamore du théâtre », il cite une tirade proche de celle de L’Illusion comique : « … si j’entre, c’est par la brèche ; si je sors c’est du combat ; si je monte c’est dans un trône… » Puis il ajoute : « Écoutez maintenant le matamore de la ville. » Suit une page virtuose où Cyrano raille le comédien Montfleury de l’hôtel de Bourgogne qui y a créé d’ailleurs le rôle du Cid53. L’auteur commente : « L’homme qui parle ainsi n’est autre que notre héros Savinien Cyrano de Bergerac, qui a tout le style et toutes les manières du capitaine Fracasse54. »
33Au-delà de ces sources, et de la circulation des textes, Gautier retient le soubassement réel du type car le matamore renvoie à une réalité historique : « le matamore, type charmant effacé de nos comédies, […] n’était réellement qu’un portrait légèrement chargé. » Le type est à la fois littéraire et réel ; on sait en effet le nombre de soldats sans emploi et sans solde qui dissimulaient leur déchéance par des vantardises, d’où leur splendeur langagière que l’auteur va dédoubler dans son roman en l’attribuant, d’une part à Sigognac jouant son rôle, d’autre part à l’épéiste truand, Jacquemin Lampourde, chargé de se débarrasser du jeune baron par une botte secrète lors d’un duel provoqué :
Il ne manquait pas de ces fendeurs de naseaux, la moustache en croc, bien cambrés, bien guédés, le manteau sur le coin de l’épaule, le feutre sur les yeux fendus comme un compas, armés d’une rapière aussi longue qu’un jour sans pain, qui se battaient avec ceux qui marchaient dans leur ombre, renversaient les escadrons au vent de leur tueuse, et envoyaient défendre au genre humain d’être vivant dans trois jours, sous peine d’avoir affaire à eux55.
34Ce plaisir du pastiche court tout au long du roman et il en résulte une jubilation amusée. Gautier rejoint par là une notion avancée par Corneille, celle de l’enjouement, en laquelle, dans son examen de Mélite, Corneille voit la nouveauté de ses pièces comme de sa comédie56.
35Certes, la tonalité n’est pas toujours homogène et la marque du xixe siècle réapparaît parfois. Car l’ouverture du roman avec la description du sinistre château, puis le dénouement prévu par Gautier – la mort d’un Sigognac désespéré s’éteignant doucement dans son lieu d’origine –, fournissent des éléments d’une mélancolie noire, très propre au romantisme. Mais le roman des comédiens s’inscrit toujours dans une dynamique heureuse. Ainsi, de la fin du Tranche Montagne, mort d’inanition dans la neige, surgissent la vie et le « comique » avec la transformation de Sigognac en Fracasse. La joie emplit la vie des comédiens mais elle est aussi, parce qu’elle jaillit de l’écriture et laisse transparaître un narrateur dont l’écriture est respect du passé et délectation de ses modes d’expression, ce courant qui entraîne le lecteur. Le langage raffiné, précis et énergique de Gautier dans ce récit est ouvertement une tentative délibérée et érudite pour retrouver un Corneille dynamique et plein d’esprit.
36À cela s’ajoute la joie de l’esprit et Gautier a pu faire l’éloge de l’ingenio, de l’agudezza. Il a prouvé aussi qu’il aime l’humour et la vivacité de Corneille mis au service de la liberté de l’art. On ne peut mieux servir cette liberté qu’en raillant l’impératif des règles comme on peut le lire dans les Trois discours ou bien avant, dès l’avertissement Au Lecteur de La Veuve ou le traître trahi : « Ce n’est pas que je méprise l’antiquité, mais, comme on épouse malaisément des beautés si vieilles57… » ; or ce sont à peu près les même termes qu’emploie Gautier dans la Préface de Mademoiselle de Maupin, lorsqu’il définit la vertu : « Nous conviendrons que pour son âge elle n’est pas trop mal en point […] – C’est une grand-mère très agréable, mais c’est une grand-mère58… »
37Ce que l’auteur des Grotesques et du Capitaine Fracasse, l’ami de Hugo et le défenseur du drame romantique, retient chez Corneille, n’est pas seulement le vers éclatant qui sert de référence généalogique au vers hugolien, mais aussi cet esprit noté dans l’étude sur Scudéry. Corneille réplique à une critique non revendiquée de l’académicien qui faisait sa cour au « cardinal-duc », par « une lettre très piquante » et lui « décoch[e] un rondeau en style marotique, qui vaut bien le madrigal et qui en est la palinodie » :
Qu’il fasse mieux, ce jeune jouvencel
A qui Le Cid donne tant de martel,
Que d’entasser injure sur injure,
Rimer de rage une lourde imposture,
Et se cacher ainsi qu’un criminel59.
38En définitive, une nuance suffit pour accepter la déclaration enthousiaste de Sainte-Beuve :
[…] mais ce qu’il faut dire pour juger ce roman à son vrai point de vue, c’est que c’est le chef-d’œuvre de la littérature Louis XIII qui sort de terre, après plus de deux siècles, avec tout un vernis de nouveauté. C’est la plus grande impertinence qu’on se soit permise en faveur des genres foudroyés par Boileau60.
39Le Capitaine Fracasse ne saurait être le chef d’œuvre de la littérature Louis XIII, et il faut laisser à l’hyperbole sa valeur d’enthousiasme, mais il est peut-être sa plus haute reprise deux cents cinquante ans plus tard, pleine de respect joyeux, gorgée d’énergie et de rire, Gautier se transformant en héritier de Corneille. Pour peu que l’on y introduise quelques nuances dues à l’esthétique romantique, on peut adhérer à l’image beuvienne un peu précieuse du bouquet qui s’épanouit en fleurs de diverses couleurs après un ricochet pastichiel.
1 Sainte-Beuve : l’étude, d’abord publiée en trois feuilletons dans Le Constitutionnel est reprise dans le tome 6 des Nouveaux lundis, Paris, Calmann Lévy, 1883-1886, p. 339.
2 Baudelaire a déjà publié deux études sur Gautier dans L’Artiste du 13 mars 1859 et l’autre dans La Revue fantaisiste le 15 juillet 1861 ; voir Baudelaire, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 103-128 et p. 149-152.
3 Renduel est par excellence l’éditeur des romantiques et il prend des risques ; c’est aussi lui qui va publier Les Fleurs du mal en 1857.
4 Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse [Charpentier, 1863], dans Romans, contes et nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, t. 2, p. 637 (nous nous référons à cette édition).
5 Ibid.
6 Gautier, qui a toujours défendu Hugo l’exilé, ne commente pas cet ouvrage alors qu’il célèbre toutes les reprises du théâtre hugolien ; c’est que l’esthétique hugolienne, marquée par le progressisme et la sensibilité sociale, ne le convainc pas. En revanche, dans Les Progrès de la poésie française depuis 1830 (titre de 1874, ouvrage publié en 1868), il célèbre sans réserve Hugo poète.
7 On pourrait reprendre aussi le beau titre d’un récent ouvrage d’Alain Montandon, Théophile Gautier entre enthousiasme et mélancolie, Paris, Imago, 2012.
8 Gautier signe en décembre 1833 avec le directeur de La France littéraire un contrat pour douze études sur de « vieux poètes français tels Villon, Théophile, Saint-Amant ou autres analogues » sous le titre d’« exhumations littéraires ». Gautier abandonnera les essais sur d’Aubigné, Tabourot, Hardy, Du Bartas mais publiera dans la Revue des deux mondes en 1844 un essai sur Scarron. L’ensemble paraît cette même année sous le titre des Grotesques chez Desessart.
9 François Brunet, dans son article « Le siècle de Louis XIV selon Théophile Gautier », montre que Gautier n’est pas le seul à condamner Malherbe et Boileau, qu’il a été « influencé par les conceptions des historiens et esthéticiens de son époque » et ne verra que progressivement la composante baroque de l’art sous Louis XIV, art dont la magnificence « correspond le mieux à son tempérament artistique ». « En art, Gautier a un tempérament baroque, et l’obstination des historiens d’art qui ont voulu pendant des décennies faire de Versailles le parangon de l’art classique a freiné ce qui lui dictait son instinct du beau », Bulletin de la Société Théophile Gautier, (désormais indiqué BSTG), no 34, 2012, p. 127.
10 Martine Lavaud, Théophile Gautier, militant du romantisme, Paris, Champion, 2001, p. 429.
11 Gautier qui a soutenu Hugo pour la bataille d’Hernani et le reconnaît alors pour maître, admire beaucoup Notre-Dame de Paris publié en 1831. Il cite souvent l’œuvre, mais ne l’élit pas pour modèle en 1863. Walter Scott fait de son personnage principal un garde écossais de Louis XI.
12 La parution de Mademoiselle de Maupin (1835) incite Balzac qui cherche des collaborateurs pour sa revue, La Chronique de Paris, à connaître Gautier et à lui demander des récits à publier.
13 Gautier a consacré à Balzac une longue étude, huit ans après la mort de celui-ci (qui eut lieu en 1850), publiée en feuilletons dans L’Artiste, puis au Moniteur universel avant de paraître en volume, toujours la même année, en Belgique puis en France, chez Poulet-Malassis, en 1859. On peut la lire dans l’édition de J.-L. Steinmetz, Impri. Floch, Mayenne, Le Castor astral, 2011.
14 On peut même se demander si le jeune baron de Sigognac n’est pas au centre de l’œuvre essentiellement pour son rôle de scène.
15 Le Capitaine Fracasse, éd. citée, p. 638.
16 Corinne Samindayar-Perrin, « Théophile Gautier : un conquistador de l’histoire littéraire », BSTG, no 36, 2014, p. 8.
17 On peut rappeler aussi que Gautier a postulé pour intégrer le corps des inspecteurs des Monuments historiques et qu’il est sensible comme Hugo, comme Mérimée, à l’architecture, à l’archéologie, d’où les références érudites, précises, muséales, qui parsèment son œuvre.
18 Alain Montandon, Théophile Gautier entre enthousiasme et mélancolie, op. cit., p. 156. Je renvoie à son chapitre « Ironies du temps » et à son analyse de la description qui chez Gautier a « pour fonction, non seulement de préciser de manière hyperbolique le milieu, non seulement de lui donner densité et grandeur concrète, […] mais aussi d’attribuer aux objets référents un statut d’autorité […] », ibid.
19 « Ces Boutades, analyse Gautier, offrent cette particularité d’être en vers de huit pieds, tous sur la même rime ; l’assonance choisie est ment ; pour continuer la plaisanterie, il est juste de dire que rien n’est plus assommant. », « Scarron », Les Grotesques, éd. Cecilia Rizza, Paris, Schena-Nizet, 1985, p. 434.
20 Le Capitaine Fracasse, éd. citée, p. 638-639.
21 Les Grotesques, éd. citée, p. 304. Gautier s’amuse à pourfendre l’auteur qu’il présente ainsi : « Scudéry est assurément un très détestable poète et non moins détestable prosateur ; il mérite en tout point l’oubli où il est tombé, et il est difficile de rencontrer un fatras plus énorme et indigeste que la collection de ses œuvres – Ce qu’il faut de courage obstiné pour lire de pareilles inepties ne se peut concevoir que par ceux qui ont l’habitude de ce genre de recherches » ; la suite est à l’avenant (ibid. p. 295).
22 La Préface de Mademoiselle de Maupin insiste sur ce point en raillant les tenants du progrès : « Mon Dieu ! que c’est une sotte chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles ! […] Quand on sera parvenu à donner un estomac double à l’homme, de façon à ce qu’il puisse ruminer comme un bœuf, des yeux de l’autre côté de la tête, afin qu’il puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la langue par derrière… » Voir éd. d’Anne Geisler, Paris, Champion, « Classiques », p. 104 et tout le passage p. 110-113.
23 « Georges de Scudéry », Les Grotesques, éd. citée, p. 310.
24 Sur ce point, on peut se référer à l’édition du Théâtre de poche de Gautier, par Olivier Bara, Paris, Classiques Garnier, 2011. Gautier a écrit par exemple un mystère, des comédies, une arlequinade ou une bastonnade.
25 Sur ce point, voir Luc Fraisse, « La feuille qui chante : l’imaginaire de la langue classique selon Proust » : « Une syntaxe autre c’est une autre façon de voir le monde ; c’est aussi la preuve, possible à saisir que la syntaxe reflète, et donc propose une façon de voir le monde » (Littératures classiques, no 74, Réécritures, dir. Delphine Denis, Presses universitaires Du Midi, 2011, p. 223.
26 Boileau est particulièrement attaqué comme Malherbe dans Les Grotesques. Le ton est généralement celui d’une raillerie polémique ; pour Chapelain par exemple, Gautier écrit : « Il n’y a guère autre chose à lui reprocher que d’avoir fait des vers inexprimablement durs et mortellement ennuyeux. Boileau lui-même, son plus acharné ennemi, ne peut lui refuser toutes ces belles qualités […] », « Chapelain », dans Les Grotesques, éd. citée, 1985, p. 355.
27 D’ailleurs « pour éviter l’infâme rouge de 93 » il a « admis une légère proportion de pourpre dans ce ton », Gautier, Histoire du romantisme, « La légende du gilet rouge », Paris, Le Félin, p. 84. Gautier écrit ceci à la veille de sa mort.
28 Un des poèmes les plus connus de Gautier est la « Symphonie en blanc majeur » qui présente une brillante variation sur le blanc. Émaux et camées, dans Œuvres complètes poétiques, Paris, Bartillat, 2004, p. 461-463.
29 Les couleurs comme « le lilas tendre », le « gorge de pigeon », le « rose tendre glacé d’argent » émaillent les récits xviiie siècle comme Jean et Jeannette (Partie carrée, Jean et Jeannette, éd. F. Court-Perez, Paris, Champion, 2014).
30 Le Capitaine Fracasse, éd. citée, p. 812. Le portrait de Vallombreuse se poursuit un peu plus loin, très précis : « Le jeune duc s’était adonisé pour la circonstance [la représentation où joue Isabelle] et de fait il était admirablement beau. Il portait un magnifique costume de satin blanc, bouillonné et relevé d’agréments et de nœuds cerise, attachés par des ferrets de diamants », ibid., p. 832.
31 Le Constitutionnel, 30 novembre 1863, rubrique « Variétés. Littérature » ; réédité dans Les Lundis, Paris, Michel Lévy, tome VI, septembre 1860, p. 315-330.
32 « Scarron », op. cit., p. 404.
33 Ibid., p. 391-392.
34 Ibid.
35 Plus tard, Gautier reprend pour un Prologue pour l’anniversaire de Corneille une anecdote que lui souffle Hugo, la chute de l’auteur dans une semi misère (Théâtre de poche, éd. citée, p. 357-359).
36 L’héroïne a pour modèle Julie d’Aubigny, née en 1670, aventurière et grande épéiste aux amours indifférenciées, qui mit le feu à un couvent pour enlever sa jeune maîtresse, avant de finir cantatrice sur des scènes européennes.
37 Le Capitaine Fracasse, chapitre II, « Le Chariot de Thespis », éd. citée, p. 664.
38 « Scarron », op. cit., p. 438.
39 Peter White, « Pastiche et parodie dans Le Capitaine Fracasse, le jeu des perspectives narratives », BSTG, no 9, 1987, p. 161-170.
40 Voir Paul Aron, Histoire du pastiche, Paris, PUF, « Les littéraires », 2008. L’auteur indique que le lien est complexe entre ces notions et tient à la légitimité littéraire du genre, la parodie étant dévalorisée par sa dévalorisation du littéraire. Daniel Sangsue montre l’ambivalence de la parodie, hommage et moquerie, dans La Parodie, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1994.
41 Le Capitaine Fracasse, éd. citée, p. 647.
42 Dans le contexte, renvoie à un vers qui traîne la jambe comme un boiteux. Dans la versification romaine, il s’agit d’un vers constitué de iambes et de trochées dont la finale, au lieu de la forme régulière trochée et syllabe indifférente, ou longue d’iambe et iambe pur, présente une longue pénultième (d’après Mar. Lex. 1933). Le Littré de 1880 indique : « trimètre iambique dont le dernier pied est un trochée ou un spondée » (de σκα ́ζω « boiter; être inégal [métr.] »).
43 Le Capitaine Fracasse, éd. citée, p. 655.
44 Delphine Denis, « Fictions de style », Réécritures, Littératures classiques, no 74, op. cit., p. 5-10. L’auteur insiste sur la plasticité de la notion de pastiche, et la nécessité d’en passer par « le patron d’une langue » pour s’inventer sa propre voix.
45 Le Capitaine Fracasse, éd. citée, p. 357.
46 Ibid., chap. VIII, « Les choses se compliquent », p. 813.
47 Ibid., chap. XIII, « Double attaque », p. 949.
48 Ibid., p. 345.
49 Discours lui-même diversifié et plein de brio lorsque le Pédant, par exemple, parle de ses plats à l’aubergiste.
50 Les Grotesques, éd. citée, p. 295-296.
51 « Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, / Défait les escadrons, et gagne les batailles… » et « D’un seul commandement que je fais aux trois Parques, / Je dépeuple l’État de tous les hauts monarques », Pierre Corneille, L’Illusion comique [1636], dans Théâtre complet, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, t. I, p. 630.
52 « Cyrano de Bergerac », dans Les Grotesques, éd. citée, p. 242- 243.
53 Ibid., « Lettre X, Contre un gros homme », note 21 de C. Rizza, p. 259.
54 Ibid., p. 243.
55 Ibid., p. 242.
56 « La nouveauté de ce genre de comédie, et le style naïf qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute la cause de bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit […]. Celle-ci [la comédie] faisait son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les comédies de Plaute et de Térence… » (Corneille, Mélite, « Examen », dans Théâtre complet, éd. citée, p. 82).
57 « … si vieilles, j’ai cru lui rendre assez de respect de lui partager mes ouvrages [c’est à dire de respecter la règle pour trois sur six de ses œuvres] », Corneille, « Au lecteur », La Veuve ou le traître trahi, dans Théâtre complet, éd. citée, p. 242.
58 Mademoiselle de Maupin, Préface, éd. citée, p. 73-74.
59 L’étude est publiée dans La France littéraire de juillet 1835, Les Grotesques, éd. citée, p. 302.
60 Sainte-Beuve, art. cité.
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=832.
Quelques mots à propos de : Françoise Court-Perez
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229
Françoise Court-Perez est spécialiste du Romantisme, plus particulièrement de Théophile Gautier, Musset, Mérimée. Elle s’intéresse aux phénomènes d’ironie, à la littérature fin de siècle et à la décadence. Elle est Secrétaire générale de la Société Théophile Gautier, et a publié notamment À Rebours de Joris Karl Huysmans (PUF, « Études littéraires », 1987 réed. 1995) ; Gautier, un romantique ironique (Champion, 1998) ; Théophile Gautier, Écrits sur Hugo, édition critique (Champion, 2000). Elle codirige avec Paolo Tortonese la section V, « Critique littéraire » des Œuvres complètes de Gautier (Paris, Champion, dir. Alain Montandon), et participe à divers volumes (Partie carrée, Jean et Jeannette, Voyage en Angleterre, section IV, « Voyages » et le tome VI, Contes et nouvelles, 1, 2017).