Sommaire
Appropriations de Corneille
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître
- Myriam Dufour-Maître Remerciements
- Collectif Le Festival Corneille de Barentin (1956-1975) et le Mouvement Corneille
- Myriam Dufour-Maître Introduction
- RÉCEPTIONS CRÉATRICES
- Sylvain Ledda Polyeucte, ou comment mettre en scène la violence ?
- Hélène Merlin-Kajman Comment déterminer ce qui est « religion » en littérature ? Réflexions à partir du cas de Polyeucte de Corneille
- Liliane Picciola De la « seconde Médée » à la « mamma souveraine […] suscitant l’horreur et le rire » : Rodogune au Petit Montparnasse en 1997
- Jacques Téphany Corneille, l’autre fondateur du TNP
- Roxane Martin Horace à l’épreuve des révolutions : les remaniements du texte et l’édification d’un Corneille patriote (1789-1799 vs 1848)
- Claire Carlin L’Illusion comique sur la scène du monde anglophone, entre traduction et « adaptation libre »
- Cécilia Laurin L’Illusion comique, « entre Platon et Hollywood » ? Du théâtre du monde au cinéma du monde : autour du film Illusion de M. A. Goorjian
- Julia Gros de Gasquet Filmer L’Illusion comique, réécrire Corneille ? À propos du film de Mathieu Amalric à la Comédie-Française (2010)
- Noëmie Charrié Le rêve d’une réappropriation : Othon sur les écrans
- Jean-François Lattarico De l’Horace (1641) à l’Orazio (1688). Prémisses de la réforme dans le premier dramma cornélien per musica
- Sarah Nancy Le Cid de Massenet, Gallet, d’Ennery et Blau : une appropriation amoureuse
- Mises en scènes et actualisation
- Réécritures, adaptations ou « inadaptations »
- LES DISCOURS D’APPROPRIATION
- Mariane Bury Le Corneille des historiens de la littérature au xixe siècle
- Michal Bajer Les contextes de la traduction. L’établissement de la tradition cornélienne en Pologne au tournant romantique : discours critique, pratiques éditoriales, péritextes
- Lise Forment Roland Barthes, Sans Corneille : les « résons » politiques d’un silence critique
- Bénédicte Louvat « L’invention » du dilemme cornélien
- Jean-Yves Vialleton Les exemples rhétoriques empruntés à Corneille et la construction de la mémoire collective
- Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Un Corneille à l’usage de la jeunesse au tournant des xviiie et xixe siècles : quelques jalons
- Beate Langenbruch Corneille, auteur de concours
- Hélène Bilis Corneille aux États-Unis, ou quel « auteur classique » pour les campus américains ?
- La critique et l’histoire littéraire
- L’enseignement
Mises en scènes et actualisation
Polyeucte, ou comment mettre en scène la violence ?
Sylvain Ledda
Comment et pourquoi mettre en scène aujourd’hui la violence omniprésente, à tous niveaux, dans cette tragédie ? L’article revisite les mises en scène (Lavelli, Jeener, Schiaretti, Jaques-Wajeman) et adaptations (Donizetti, Gounod, Krauze) pour montrer les enjeux politiques dans l’interprétation de la figure du héros, martyr ou fanatique.
1L’art de la mise en scène peut révéler ce qu’un texte dramatique ne livre pas d’emblée. L’une de ses ambitions consiste même à dévoiler le précipité des non-dits, à exhiber ce que cèlent les dialogues, à donner une épaisseur au hors-scène, une orientation au dialogue, une puissance à une situation, une vie à un personnage. Dans le dernier essai qu’elle consacre à Corneille, La Clémence et la grâce. Étude de Cinna et de Polyeucte, Myriam Dufour-Maître constate ainsi que « le théâtre de Corneille interroge ce que le théâtre ne saurait montrer, indépendamment même des bienséances1 ». C’est à travers le jeu prismatique de la mise en scène que l’on mesure en effet le positionnement souvent ambivalent de Corneille à l’égard des convenances. Celles-ci englobent tout ce que la scène classique ne peut représenter pour des raisons morales et esthétiques, et notamment la violence. Mais les limitations fixées par les bienséances n’excluent pas une écriture de la violence, dont les virtualités scéniques se dessinent dans les linéaments du dialogue ou dans le contexte historique de l’intrigue.
2La récente mise en scène de Polyeucte par Brigitte Jaques-Wajeman a montré le potentiel de violence que comporte la tragédie du martyr chrétien, dévoilant aussi la plasticité d’une pièce dont les résonances avec notre monde sont sensibles. Le débat religieux qui alluvionne la tragédie peut en effet séduire le metteur en scène d’aujourd’hui, selon qu’il envisage le héros de la pièce comme un fanatique ou un martyr. Dans les deux cas, la violence est au cœur du processus dramatique. Dans le cadre d’une réflexion sur les appropriations de Corneille, Polyeucte nous invite donc à analyser les éléments qui à nos yeux l’actualisent.
Formes de la violence
3Dans Polyeucte, la violence vient de loin et procède par cercles concentriques qui enserrent l’action tragique. La menace sourd d’abord du hors-scène et découle du contexte géopolitique. L’action de Polyeucte se situe en 250 à Mélitène, capitale de l’Arménie récemment passée sous domination romaine. En décembre 249, l’empereur ordonne ainsi à tous les sujets de l’empire d’offrir un sacrifice solennel aux dieux et l’Arménie est alors soumise à l’édit de Dèce, qui oblige chaque citoyen à exercer le culte officiel, afin d’obtenir un « certificat de non-christianité ». L’ordre impérial est bref mais brutal. Il sert de substrat juridique à l’action dramatique de Polyeucte. Corneille choisit à dessein cette aire et ce moment, qui succède à un épisode marqué par l’oppression, par les combats liés à la conquête arménienne. La paix est de fraîche date et les brèches du dialogue font affleurer de nombreuses traces de violences, propices à faire incidemment émerger un nouveau conflit entre Dèce et Dieu, entre l’empereur romain (fragile) et le roi du Ciel (dont la puissance croît dans la conscience des personnages). L’épaisseur temporelle de Polyeucte prépare les violences successives qui se déploient à partir de la mort de Néarque. Avant même le martyr de Polyeucte et des chrétiens, l’Arménie est une terre de sang ; la toile de fond géographique et historique crée donc un terreau favorable au « retour du refoulé », c’est-à-dire à la rémanence d’un cycle de destructions. Dans la conscience comme dans l’inconscient collectifs, la violence romaine reste très prégnante et Polyeucte en est le « verbalisateur ».
4Les conditions géopolitiques favorisent donc la pulsion de violence qui anime Polyeucte, sommité arménienne dont le mariage avec Pauline semble une union forte sur le plan amoureux mais peut-être plus fragile sur le plan diplomatique. Ce mariage est rendu plus délicat encore par le ressort dramatique bien connu du « retour du mort, » en l’occurrence Sévère. Bien que l’Arménie soit en paix avec Rome dans l’intrigue de Corneille, Polyeucte choisit la révolte des persécutés. Sa conversion religieuse l’exclut du système politique qu’il avait intégré. Issu d’un peuple soumis par la force de l’envahisseur, Polyeucte adopte, en revendiquant ostensiblement sa foi nouvelle, l’éthos d’une minorité menacée. Une première trace de violence intérieure se dessine ici : sa conversion au christianisme n’est-elle pas une manière de redynamiser intérieurement sa révolte contre l’oppresseur romain ?
5On voit ce que cette donne a de particulièrement attractif pour un metteur en scène qui souhaiterait « actualiser » Polyeucte : le religieux est intrinsèquement lié au géopolitique. Le territoire de la foi le dispute aux conflits politiques et métaphysiques. Dans cet orbe, Néarque rappelle à Polyeucte le clivage entre la foi (le christianisme et la question des idoles) et le rôle politique (l’Arménie dans l’Empire) :
Polyeucte, aujourd’hui qu’on nous hait en tous lieux
Qu’on croit servir l’État quand on nous persécute,
Qu’aux plus âpres tourments un chrétien est en butte,
Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs,
Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs2 ?
6Autres signes liés à la question géopolitique, les éléments sociaux qui définissent Polyeucte avant que ne débute l’intrigue. Au troisième vers de la pièce, Néarque rappelle à Polyeucte quelle fut sa fonction, celle d’un général aguerri aux combats ; cette antériorité de l’action légitime le type de courage que Corneille confère à son personnage, qui s’est illustré par le passé dans des actions militaires :
Quoi ? vous vous arrêtez aux songes d’une femme !
De si faibles sujets troublent cette grande âme !
Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvée
S’alarme d’un péril qu’une femme a rêvé3 !
7L’origine géographique et la fonction sociale de Polyeucte l’ont familiarisé avec le sang et la mort, avant même l’expérience climatérique de la révélation-conversion. Le motif guerrier suggéré dès l’exposition est ensuite repris de manière concrète : la présence récurrente de gardes et de soldats en scène, qui escortent Polyeucte, le retour de Sévère dont les exploits martiaux le définissent et participent de la menace ambiante. C’est d’ailleurs la dimension « militaire » du personnage de Sévère que Lavelli avait investie dans sa mise en scène de 1987. En ce sens, Polyeucte offre un schéma agonistique original, puisque Sévère est un soldat à part entière, tandis que Polyeucte est un ancien militaire reconverti en une sorte de diplomate. Bien que la province de Félix soit en paix, le bellicisme affleure ainsi de manière sensible, notamment dans la caractérisation des personnages. Cet élément conditionne en partie l’action centrale de la pièce et la légitime.
8La violence découle aussi de pulsions liées aux origines des uns et des autres. La réaction d’abord brutale de Félix s’apparente ainsi à un reste de haine « raciale » contre l’Arménien, dictée par sa fonction de gouverneur romain de la province. Polyeucte introduit dès lors un autre questionnement autour de la violence, d’ordre anthropologique cette fois. Comment un peuple malmené par l’histoire peut-il exprimer par la voix d’un seul le ressenti face à l’oppression romaine ? Marc Fumaroli, dans Héros et orateurs, questionne ainsi la possibilité d’un lien entre la violence du chrétien qui choisit le martyr et la violence subie par une terre dont l’histoire est jalonnée d’exactions :
[…] le bonheur de deux élus, Polyeucte et Pauline, semble sans nuage au sein de la Pax romana, qu’incarne en Arménie le gouverneur de la province, Félix, père de Pauline. Et si pleine que soit la félicité des époux, celle de Pauline est dans une large mesure un exil, loin de Rome et du paradis pastoral qu’elle avait cru y connaître. Celle de Polyeucte, général plein d’avenir, gendre du gouverneur romain, mais aussi descendant des anciens rois d’Arménie, n’est pas moins un exil de roi dépossédé et asservi par Rome4.
9Marc Fumaroli évoque même un bonheur « secrètement fêlé ». Ne pourrait-on lire dans cette fêlure une faille anthropologique que la conversion de Polyeucte avec ses inévitables conséquences dramatiques vient agrandir ? C’est bien là l’expression d’une rébellion puissamment inscrite dans son ethos de prince arménien. L’environnement de Polyeucte est saturé de signes concrets et abstraits qui appellent la violence, ce que George Lavelli5 avait figuré grâce à un cylindre métallique et rouillé, qui empiégeait les personnages mais les protégeait aussi de l’extérieur. Dans sa mise en scène, George Lavelli représentait ainsi le poids de cette histoire endémique en faisant peser visuellement sur l’action de larges pans métalliques, comme une sorte de goulot d’étranglement, dont la seule issue se trouvait dans un puits de lumière, situé dans les cintres – manière d’apothéose (au sens pictural du terme) inaccessible.
10Toute la tension initiale de la pièce (« sortira, sortira pas ») retient Polyeucte au palais à cause du rêve de Pauline. Cette inquiétude révélée par le songe transforme d’emblée la coulisse, le hors-scène, en espace potentiellement mortifère ; l’inquiétude est suffisamment contagieuse pour que Néarque raisonne son ami, suffisamment récurrente aussi pour que Félix ne prenne pas les songes de sa fille à la légère. La menace qui sourd du hors-scène est conditionnée par la croyance des uns et des autres. Les païens accordent un crédit aux songes, puisque c’est l’un des moyens par lequel les morts communiquent avec les hommes – qu’on pense au songe d’Énée qui voit Hector en rêve lui montrer la ville de Troie en feu.
11L’espace du dehors le plus proche de l’action, c’est-à-dire la ville de Mélitène, est également menaçant, porteur d’une violence sur le point d’éclater, ce qui accompagne et renforce la catastrophe tragique instillée par le songe. Tous les personnages témoignent de cette menace urbaine et imminente, selon des modalités différentes, ce qui condamne littéralement les protagonistes à se confronter à un moment ou à un autre à la matérialisation de cette violence. La ville semble instable, se transforme en « spectacle sanglant » (Félix, III, 3) et met en émoi ses habitants. À la fin de l’acte III, Albin met en garde Félix contre le caractère contagieux des exactions commises au Temple :
Je dois vous avertir en serviteur fidèle
Qu’en sa faveur déjà la ville se rebelle,
Et ne peut voir passer par la rigueur des lois
Sa dernière espérance, et le sang de ses rois.
Je tiens sa prison même assez mal assurée,
J’ai laissé tout autour une troupe éplorée,
Je crains qu’on ne la force.
[…]
Tirez-l’en donc vous même, et d’un espoir de grâce
Apaisez la fureur de cette populace6.
12Une fois franchis les cercles de l’espace mortifère des lieux situés hors-scène et potentiellement dangereux (l’Arménie et la ville), comment la violence se manifeste-t-elle matériellement sur scène ? Par quels biais un metteur en scène peut-il s’approprier cette violence et la figurer ?
Le martyr, ou la violence essentielle
13Le titre, Polyeucte martyr, suppose d’interroger la violence potentielle à la lumière du débat religieux que soulève la tragédie. L’étymologie du mot martyr renvoie au « témoin » qui, après une série de choix procédant de la Grâce, décide de ne pas abjurer sa foi et d’accepter la souffrance jusqu’à la mort. D’un point de vue théologique, le martyre désigne un supplice, moment durant lequel un être subit des violences. Le martyre est donc une expérience physique et métaphysique qui s’inscrit dans une durée. Le terme martyr qui qualifie Polyeucte dans le titre suggère ainsi l’inscription de l’action dans un temps au cours duquel le personnage vit une épreuve majeure. Or dans l’imaginaire collectif le martyr n’est pas un personnage qui engendre la violence mais plutôt qui la subit. Figure de l’acceptation, de la résignation, le martyr reçoit la violence mais a priori ne l’engendre pas7.
14Le système agonique qu’imagine Corneille repose sur le rapport paradoxal que Polyeucte entretient avec la réalité de ses actes et sa conversion. Loin de se limiter au refus passif et obstiné de sacrifier aux idoles païennes, Polyeucte se mobilise, agresse concrètement l’ennemi, agit physiquement en commettant un acte jugé sacrilège. Dans le récit de Stratonice (III, 2), Corneille théâtralise les déportements de Polyeucte en un récit ostentatoire, spectaculaire, rendu d’autant plus vivant que les paroles de provocation sont répétées une seconde fois sur scène par un tiers ; après une série de verbes d’action, des mouvements frénétiques sont évoqués par le témoin :
Se jetant à ces mots sur le vin et l’encens,
Après en avoir mis les saints vases par terre,
Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
D’une fureur pareille ils courent à l’autel.
Cieux, a-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?
Du plus puissant des dieux nous voyons la statue
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le temple profané,
La fuite et les clameurs d’un peuple mutiné,
Qui craint d’être accablé sous le courroux céleste,
Félix…mais le voici qui vous dira le reste8.
15Certes, Polyeucte réitère ici le geste du Christ au Temple, mais son attitude rappelle aussi celle de Saint-Georges, tribun militaire qui dévasta les statues païennes sous les persécutions de Dioclétien, avant d’avoir la tête tranchée. Selon le psychanalyste Tobie Nathan, briser les idoles, signifie « se préparer à la réalité incroyable d’une idole non encore construite ». « Briser les idoles » désigne aussi « l’acte courageux de celui qui décide de rompre – avec l’erreur du plus grand nombre qu’il partagea naguère9 ». Polyeucte fait table rase au sens concret comme au sens ontologique. Une telle action est condamnable aux yeux de l’Église, notamment depuis le concile d’Elvire (le même concile qui excommunie les acteurs), dont le canon 60 stipule que le martyrologe n’est pas valide si le martyr use de violence et d’orgueil. Or dans Polyeucte, si Corneille montre les actions qui conduisent au martyr, il représente aussi l’hybris d’un héros tragique. Une telle démesure ne jette-t-elle pas une ombre sur le martyr de Polyeucte ? Ici les nécessités dramaturgiques brouillent la loi théologique.
16La posture du martyr est indissociable d’un absolu qui ne peut se résoudre que dans la mort – le terme « mort » envahit d’ailleurs littéralement la pièce : cinquante-sept occurrences du mot, qu’il désigne la menace qui pèse sur Polyeucte ou qu’il soit associé au retour de Sévère. Telle radicalité construit l’image d’un héroïsme chrétien ambigu par rapport au régime de représentation tragique imposée par les bienséances. La cérémonie d’application de l’édit impérial qui court durant toute la première partie de la pièce est l’occasion d’un renversement du rituel au sens propre comme au sens figuré. En brisant les statues, Polyeucte bouleverse l’ordre d’un monde ancien, et, comme tout « blasphème en acte », il introduit dans le réel un profond hiatus. Le discours de Stratonice puis celui de Félix décrivent successivement les actions d’un fanatique (« il est aveuglé », dira Pauline pour sa défense, III, 3), emporté par une irrépressible colère, signe manifeste de son hybris ; la force performative des images, dont la fonction est de rendre palpable la gravité d’une action irreprésentable sur la scène classique, redessine brutalement le visage du héros.
17Telle violence ne relève-t-elle pas du martyr « téméraire », selon la classification opérée par Bernard Chouvier10 ? Celui qui va au-devant du martyr en employant la force ne saurait accéder à la sainteté, a fortiori quand il fait peser une menace sur la vie d’autrui. C’est donc une violence inhérente au tempérament de Polyeucte qui complexifie le personnage et même l’opacifie. Son hybris (enflammé par Néarque) apparaît comme la limite même du caractère « chrétien » de la tragédie. Une telle brèche dans le personnage offre au metteur en scène contemporain un éventail de possibles en termes de représentation de la violence : accès de colère dans le jeu, mouvements brutaux, agissement emportés. La violence dévoile donc toute l’ambiguïté d’une tragédie « chrétienne » qui peint certes les effets de la Grâce, mais aussi une série d’exactions liées à la démesure du héros tragique. Selon George Lavelli, Polyeucte « le persécuté était aussi un fanatique qui pensait détenir la vérité dans la foi chrétienne. Et notre dénouement est très différent, c’est un événement collectif qui n’impose pas de solution mais formule seulement l’espoir de dépasser les clivages11 ». Une telle lecture suppose de faire du martyre moins une expérience individuelle et mystique qu’une action aux conséquences sur toute une société. On comprend dès lors pourquoi Lavelli avait mis en relief une certaine sauvagerie, couvrant ses personnages de peaux de bêtes, vêtures suggérant la barbarie. Quant à Pauline et Stratonice, de longs costumes les dissimulaient presque intégralement de la tête aux pieds – ici le référent religieux dans notre paysage contemporain était immédiatement identifiable, pouvant être perçu comme un signe plus violent que spirituel.
18Dans Polyeucte, une scène se distingue par le régime moral trouble qu’elle instaure. La destruction du temple introduit en effet un doute profond, non seulement pour l’autorité romaine qu’incarne Félix, mais aussi pour le peuple ; le sacrilège est le déclencheur d’une révolte. La conséquence immédiate d’un tel acte, rappelée à au moins deux reprises, c’est la menace grandissante d’une révolte populaire. La violence de Polyeucte, fût-elle mue par la grâce divine, est donc communicative et pourrait être destructrice à plus grande ampleur. L’irruption scénique de cette violence s’apparente même à un baptême de sang que reçoit Pauline, motif qui gagnerait à figurer dans une mise en scène qui actualiserait le propos de la pièce :
Père barbare, achève, achève ton ouvrage :
Cette seconde hostie est digne de ta rage,
Joins ta fille à ton gendre, ose. Que tardes-tu ?
Tu vois le même crime, ou la même vertu,
Ta barbarie en elle a les mêmes matières :
Mon époux en mourant m’a laissé ses lumières ;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux, et me les vient d’ouvrir12.
19L’image du sang répandu rappelle un élément central : Polyeucte est un martyr mais n’est pas encore un saint. C’est ce qui permet à Corneille de construire autour de lui un réseau de violences, les saints étant, selon Saint-Évremond, trop passifs pour devenir de belles figures tragiques (car la tragédie exige des héros doués de volition, quitte ensuite à se soumettre au destin). Grâce divine donc dans le mouvement qui conduit Polyeucte au temple, mais intelligence et volonté du personnage qui agit sciemment. Toute la violence de la pièce réside peut-être dans cette tension entre la volonté et la révélation divine qui pousse Polyeucte à agir.
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes. […]
Allons en éclairer l’aveuglement fatal13 ;
20Il n’a pas échappé aux contemporains de Corneille que le sujet de Polyeucte était brutal, et que son pivot dramatique, le sacrilège au temple, un peu trop violent pour flatter l’honnête homme et entrer dans le cadre strict des bienséances. Dès la création de la pièce, ses détracteurs ont perçu le caractère excessif du héros, dangerosité immédiatement mise en lien avec les codes tragiques. Ainsi, La Ménardière condamne la tragédie au nom des bienséances, stigmatisant, à travers une généralité le personnage de Polyeucte – selon La Ménardière, les martyres des saints sont malpropres au théâtre. Malpropre, c’est-à-dire non conforme aux bienséances, dérangeant par la nature même du martyre.
21Le frontispice de l’édition choisie dès 1643 renvoie le lecteur au spectacle sidérant de Polyeucte le sacrilège, comme si l’aimantation de l’action violente était l’élément supérieur de la tragédie. Polyeucte est présenté brandissant un marteau et brisant les idoles dans un geste on ne peut plus expressif. Où est la Grâce dans une telle représentation de Polyeucte martyr ? Seule la dimension surnaturelle de la Grâce rend admissible la violence de Polyeucte.
Renverser les idoles
22Une telle tension entre violence et sacré ne peut qu’inspirer la scène contemporaine, ce que confirment les choix scénographiques de Lavelli, dans sa mise en scène de l’opéra Polyeukt de Krauze14. L’actualisation de la tragédie, l’appropriation de son essence même passe par la médiation visuelle de la profanation et de la représentation de la mort. L’idée n’est pas neuve. Dans ses Impressions de théâtre, Jules Lemaître assimilait déjà Polyeucte à un nihiliste, à un « terroriste » en qui il voit force similitudes avec les extrémistes politiques du passé et du temps présent :
Polyeucte nous inspire la même curiosité que quelque brave nihiliste rencontré à Paris dans quelque brasserie, blond, pâle, des yeux brillants, le front serré aux tempes, et dont on nous dit à l’oreille qu’il a tué, à Saint-Pétersbourg, un général ou un préfet de police, et qu’il était du dernier complot contre le czar. Polyeucte nous rappelle à la fois Saint Paul, Jean Huss, Calvin et le prince Kropotkine. Et c’est pourquoi ce mystique insurgé nous ravit15.
23L’acte de profanation est un moment une crise majeure. Il peut être ici intéressant de rapprocher la profanation du temple de la destruction des statues de l’arc de Constantin par Lorenzaccio. L’évocation de ce forfait à l’acte I du drame de Musset permet de décrire ses déportements et la violence qui l’anime dans la cité ; l’acte légitime à rebours sa révolte. L’ivresse de la destruction des idoles ou des empereurs fait écho au geste sacrilège que décrit Corneille.
24Les adaptations opératiques de Corneille représentent le temple, les idoles ou bien les rituels païens rejetés par Polyeucte. Cet espace figuré en scène, outre sa signification religieuse, dramatise le spectacle en exhibant des tabous d’ordre anthropologique. On comprend pourquoi l’opéra du xixe siècle, celui du grand spectacle de la mort, choisit de représenter ce que Corneille avait réservé à la coulisse. Dans le Polyeucte de Gounod, le temple devient le décor central du livret. Dans Les Martyrs de Donizetti (adaptation de Scribe à partir du Poliuto interdit par la censure), le librettiste ouvre l’opéra sur des catacombes et le referme sur le rugissement d’un lion sur le point de dévorer Polyeucte et Pauline. Ce sont ces éléments spectaculaires brodés à partir de la version de Corneille qui fixent dans l’imaginaire collective la violence du martyre. À propos de la version de concert de Poliuto de Donizetti, l’éditorialiste Jacques Frescher souligne la vacuité d’une telle entreprise, regrettant que la réduction empêche de voir la violence mélodramatique de l’opéra :
Mais que dire de la version de concert proposée, si ce n’est qu’elle est « économique » ? Si dans certains cas la mise en scène d’une tragédie lyrique ne s’avère pas fondamentale, quand le livret est indigeste, l’action non capitale, le style proche de l’oratorio… dans celui de Poliuto, la frustration est grande ! L’histoire de l’aristocrate romaine Pauline, épouse du chrétien converti Polyeucte, torturée par le souvenir de son ancien amour pour le proconsul Sévère qu’elle avait cru mort au combat, et qui pourchasse justement les Chrétiens, aurait mérité qu’on la visualise. On aurait aimé que soient mis en scène les élans de la jalousie du héros ou la demande de grâce agenouillée de l’épouse, les doutes amoureux, l’accomplissement de la vengeance comme le martyr assumé. Mais il aurait fallu de nombreux changements, coûteux, de tableaux, de la caverne ténébreuse des baptisés au temple de Jupiter… jusqu’au cirque final et sa fosse aux lions16 !
25Voir la violence de Polyeucte fait partie des attendus du spectateur, qu’il s’agisse de la version originale ou de ses adaptations lyriques. La scène de profanation, narrée ou montrée, est indispensable. Dans la mise en scène de l’opéra de Krauze par Lavelli, elle devient même l’épicentre du drame. Saisissante, et n’est pas sans rappeler le tellurisme du Sacre du printemps, figuré par une idole effrayante qui rappelle les statues de l’Île de Pâques.
26En 2005, Jean-Luc Jeener proposait une lecture tout uniment chrétienne de la pièce de Corneille17. Pendant les répétitions, il exigeait qu’affleure la violence, imposant aux acteurs, notamment à Pauline (Caroline Victoria), d’exprimer les brûlantes tensions dès l’exposition. Le trouble physique de l’héroïne, verbalisé par son songe funeste et ses visions sanglantes, se répandait et se communiquait sur la scène grâce à des cris, des gestes de rupture. Dans la mise en scène de Jean-Luc Jeener, le corps et la voix médiatisaient ainsi la montée du péril – le plateau était nu, tout reposait sur le jeu de l’acteur. Avec du recul, ce parti-pris permettait d’introduire non pas la « clémence et la grâce », mais la violence et la grâce. Face à Pauline, Polyeucte (Emmanuel Dechartre) était déjà habité par la conversion au début de la pièce. Le metteur en scène cherchait à rendre tangibles les conséquences sidérantes d’une action qui s’est déroulée hors scène : la destruction des idoles. Il rendait ainsi palpable la crise que constitue le retour de Sévère. Ainsi, la fébrilité des témoins, la menace implacable de mort qui devient inéluctable se manifestaient dans la recherche d’une tension physique, suggérant une catastrophe imminente.
27Affirmer que Polyeucte est une pièce violente et que son héros éponyme incarne cette violence n’est guère original. Aujourd’hui, il est difficile pour un metteur en scène et pour le spectateur de lire dans l’acte majeur de la pièce – le renversement des idoles – la seule expression de la grâce de Dieu ayant touché Polyeucte. C’était déjà une lecture plus politique que Lavelli proposait dans sa mise en scène de 1987 ; l’approche politique était également au cœur de la mise en scène de Christian Schiaretti en 1998. La violence de Polyeucte réside dans la manière dont se redéfinit le rapport entre la cité et les croyances de ses habitants. Dans leur adaptation, le compositeur polonais Krauze et Lavelli dépassaient cependant cette fêlure, laissant entrevoir une lueur d’espoir : après le martyr chrétien de Polyeucte, un chœur appelle à la liberté, à la tolérance, à l’acceptation de toutes les croyances. On aurait envie de croire que ce Polyeucte-là, qui est en germe dans la tragédie de Corneille, grâce à l’intelligence éclairée de Sévère, est possible. En ce sens, l’affirmation de Jules Lemaître à propos de Polyeucte semble toujours très pertinente et définit à elle seule les processus diachroniques d’appropriation : « Les tragédies classiques nous sont si connues que nous n’y pouvons plus trouver d’intérêt qu’en y découvrant des choses qui n’y sont peut-être pas18. »
1 Myriam Dufour-Maître, La Clémence et la grâce. Étude de Cinna et de Polyeucte, Rouen, PURH, 2016, p. 13.
2 Polyeucte, I, 1, éd. Patrick Dandrey, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 49. Toutes les citations renvoient désormais à cette édition.
3 Ibid.
4 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, Genève, Droz, 1996, p. 49.
5 Nous faisons ici référence à la mise en scène de la Comédie-Française en mars 1987.
6 III, 5.
7 Élisabeth Pinto-Mathieu nous signale toutefois qu’au Moyen Âge, certains martyrs sont animés par la violence et commettent des exactions. Nous la remercions pour cette précision.
8 III, 2, p. 93.
9 Tobie Nathan, « Briser les idoles : une demande authentique d’initiation », [en ligne], http://www.ethnopsychiatrie.net/abraham.htm, page consultée le 19 novembre 2019.
10 Bernard Chouvier, Les Fanatiques : la folie de croire, Paris, Odile Jacob, 2016, passim.
11 Noël Tinazzi, « Un chant pour la liberté et la tolérance », http://ruedutheatre.eu/article/1548/polieukt/, page consultée le 19 novembre 2019.
12 V, 4.
13 II, 6.
14 Opéra de Zygmunt Krauze d’après Corneille, composé pour l’Opéra de Chambre de Varsovie (octobre 2010) en création mondiale.
15 Jules Lemaître, Impressions de théâtre, Paris, Lecène et Odin, 1890, p. 29.
16 « Cornélien Poliuto ! », https://www.journalzibeline.fr/critique/cornelien-poliuto/, page consultée le 19 novembre 2019.
17 Mise en scène de Polyeucte dans le cadre du « Festival Corneille » au Théâtre du Nord-Ouest.
18 Jules Lemaître, Impressions de théâtre, Paris, Lecène et Odin, 1888, p. 33.
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=810.
Quelques mots à propos de : Sylvain Ledda
Université de Rouen-Normandie
CÉRÉdI – EA 3229
Sylvain Ledda est professeur de littérature française à Rouen, spécialiste du romantisme français. Il a publié de très nombreux ouvrages, dont « Des feux dans l’ombre ». La représentation de la mort sur la scène romantique (Paris, Champion, 2009, Prix Alfred de Vigny 2009) ; L’Éventail et le dandy. Essai sur Musset et la fantaisie (Genève, Droz, 2012) ; Musset, ou le Ravissement du proverbe (Paris, PUF, 2012) ; Paris romantique. Tableaux d’une ville disparue (Paris, CNRS, 2013) ; Alexandre Dumas (Paris, Gallimard, « Folio Biographies », 2014) ; Maurice Ravel (Paris, Gallimard, « Folio Biographies », 2016) ; Multiplier l’infini : Les Contemplations de Victor Hugo (Rouen, PURH, 2016). Il dirige actuellement les Théâtre complet de Musset, Dumas et Nerval.