Sommaire
Journée des doctorants 2017
organisée par Sophia Mehrbrey et Angélique Salaün à l’Université de Rouen le 10 mai 2017
- Aurélien d’Avout La part politique du roman à suspense : D’entre les morts de Boileau-Narcejac
- Alex Pepino Renaissance de Lucrèce : enjeux de réception
- Angélique Salaun La femme guerrière : typologie d’un personnage à la marge
- Thibault Vermot La ville fantastique dans trois récits : L’Homme des foules (Poe), La Nuit (Maupassant), À s’y méprendre (Villiers de L’Isle-Adam)
Journée des doctorants 2017
Renaissance de Lucrèce : enjeux de réception1
Alex Pepino
1En relisant cette affirmation d’Ovide dans Les Amours, nous pouvons constater que deux mille ans après sa rédaction le De rerum natura fait encore partie des grands classiques de la littérature latine. L’étude de sa réception connaît même depuis un certain temps une véritable renaissance3. Le hasard, l’intervention humaine ou la Providence, selon ce que l’on croit, ont permis au poème latin de survivre à une tradition manuscrite parfois difficile au fil des siècles. Pourtant, la prophétie d’Ovide s’est avérée jusqu’ici exacte : ce n’est pas un hasard si on retrouve tant de fois cette citation notée par les humanistes en marge des nombreuses éditions de Lucrèce du xve et du xvie siècle. Lucrèce durera désormais tant que durera le monde, sine die : telle devait être l’impression des humanistes qui lisaient un texte fraîchement redécouvert après de nombreux siècles de silence. Cette citation d’Ovide est par ailleurs très intéressante puisqu’elle formule un jugement de valeur à l’égard du poème sur la nature, tout en imitant avec finesse un passage lucrétien sur la fin du monde, à l’allure apocalyptique4 : « una dies dabit exitio, multosque per annos / sustentata ruet moles et machina mundi5. » S’il est normal pour nous, lecteurs du xxie siècle, d’avoir une copie du De rerum natura dans le rayon classique de notre bibliothèque, si la pérennité du texte de Lucrèce nous semble donc évidente, il ne faut pas oublier que ce poème a été, pendant de nombreux siècles, en danger : la force propre de l’œuvre n’a pas suffi ou même a pu porter préjudice à sa survie. Le nom de celui qui a donné à la latinité une synthèse poétique de l’épicurisme ne serait aujourd’hui qu’un nom, si un humaniste italien, Poggio Bracciolini, n’avait retrouvé, en 1417, un manuscrit complet du De rerum natura, œuvre dont les érudits du Moyen Âge ne pouvaient goûter que des miettes, transmises par d’autres auteurs latins6.
2Le propos de cette contribution est de montrer combien cette date a été importante pour la Renaissance et comment le De rerum natura s’est imposé dans un milieu essentiellement hostile à ses idées. Nous essaierons de mettre en lumière les principaux enjeux de cette réception, qui n’est nullement comparable à celle d’autres auteurs latins, comme Cicéron et Virgile. En effet, de l’origine jusqu’à la Renaissance, le De rerum natura a joui d’un statut particulier, voire unique, par rapport aux autres chefs-d’œuvre de la littérature classique.
3Composé au cours du ier siècle av. J.-C., le poème de Lucrèce a été conçu comme un résumé de la philosophie d’Épicure (ive-iiie siècles av. J.-C.), résumé tout à fait original, puisqu’il était composé en vers et non pas en prose comme les ouvrages du philosophe grec. Nous savons que le De rerum natura, loué par Cicéron et ses contemporains7, était lu et étudié au cours des premiers siècles de notre ère. Le iie siècle, en particulier, voit la rédaction des premiers commentaires, comme par exemple celui de Valerius Probus, dont on n’a plus de trace8. Les Pères de l’Église, qui s’étaient formés à l’école de l’Empire, de même que les premiers apologistes chrétiens, comme Arnobe et Lactance, avaient lu et étudié Lucrèce. S’il est vrai que ces auteurs chrétiens pouvaient retrouver dans le poème épicurien des idées allant à l’opposé de la nouvelle religion chrétienne, ils pouvaient également y déceler une féroce critique du paganisme, qu’ils ont su astucieusement reprendre pour combattre les derniers païens au moyen d’un auteur tout aussi païen qu’eux9. Pourtant, la crise de l’Empire romain et, par conséquent, du système d’enseignement latin, qui a survécu en bon état jusqu’au vie siècle, ne favorise pas le succès du De rerum natura, dont la langue extrêmement difficile et archaïque était plus un inconvénient qu’un atout. À partir du vie siècle, il est quasiment impossible d’accéder au texte de Lucrèce ; le mécanisme est évident : si un texte n’intéresse plus les lecteurs, on n’a plus besoin de le recopier. Voilà pourquoi les manuscrits qui circulaient à ce moment-là – et qui devaient dater au plus tard du ive siècle – devenaient très rares10. C’est le Moyen Âge de Lucrèce, cette période, souvent qualifiée d’obscure, pendant laquelle le De rerum natura a presque failli disparaître. Avant le xve siècle, cependant, deux brèves renaissances de Lucrèce ont lieu : la première au ixe et l’autre au xiie siècle.
4L’époque carolingienne est en effet caractérisée par un regain d’intérêt pour le poème didactique latin, dans l’élan de ce que les critiques appellent la Renaissance carolingienne et qui coïncide avec l’empire de Charlemagne. Cette renaissance entraîne une importante réforme du système d’enseignement, qui était considéré par Charlemagne comme fondamental pour instaurer un empire politiquement et culturellement fort. À l’école palatine, sous la direction de l’Anglais Alcuin d’York et de l’Italien Paul Diacre, on lit Lucrèce et même on le recopie : c’est à cette époque en effet que sont réalisés les plus anciens manuscrits encore existants11.
5Le xiie siècle voit également une petite renaissance de Lucrèce, dont on sait qu’il était alors conservé dans les bibliothèques de monastères qui étaient de véritables foyers de culture, comme par exemple Corbie en Picardie et Bobbio dans le Nord de l’Italie. Il reste cependant difficile d’établir avec précision un état de la présence de Lucrèce dans les bibliothèques médiévales puisque son nom pouvait être omis, par précaution, des catalogues12. C’est pourquoi les érudits de ces périodes n’étaient pas informés du trésor que recelaient ces deux bibliothèques. Comme l’a affirmé le grand philologue anglais Michael Reeve, les manuscrits de Lucrèce « dormaient » dans les bibliothèques des monastères13.
6Ce sommeil n’a été interrompu qu’en 1417 quand Poggio Bracciolini découvrit un manuscrit complet du De rerum natura. Le Pogge, comme on l’appelle en français, était à ce moment secrétaire de l’antipape Jean XXIII et se trouvait à Constance, où un concile de l’Église devait résoudre une situation assez complexe, qui voyait trois papes se disputer le siège de saint Pierre. Voilà qu’un événement si ennuyeux pour ce savant humaniste lui offre la possibilité, pendant les longues pauses entre une session et l’autre, d’aller fouiller dans les bibliothèques des monastères de cette grande région située entre la Suisse, l’Alsace et la Bavière14. Dans un de ces monastères15, Poggio découvre un manuscrit complet de Lucrèce et réalise le rêve qui était depuis Pétrarque celui de beaucoup d’humanistes, qui ne connaissaient de Lucrèce que le nom et les points essentiels de sa philosophie, transmis par ce qu’on appelle la « tradition indirecte », c’est-à-dire les témoignages sur l’épicurisme et sur Lucrèce qu’on pouvait trouver dans les ouvrages d’autres auteurs, comme Cicéron, Sénèque et Quintilien, mais également dans les florilèges médiévaux16.
7Conscient de l’importance de sa découverte, Poggio demande immédiatement à un copiste local de rédiger une copie du manuscrit original, jalousement gardé par le moine bibliothécaire. Il envoie ensuite cette copie à Florence, où ses amis humanistes, parmi lesquels Niccolò Niccoli, n’avaient qu’un désir : savourer les vers du poème sur la nature. Niccoli gardera d’ailleurs ce manuscrit jusqu’en 1429 : dans leurs échanges épistolaires, Poggio en demande souvent la restitution17. Entre 1417 et 1429, le De rerum natura se diffuse exclusivement dans ce petit cercle de savants florentins ; ensuite, en vingt ans, au moins cinquante manuscrits sont réalisés (nous disposons aujourd’hui d’à peu près 80 manuscrits de Lucrèce, si on considère les trois manuscrits du ixe siècle, les témoins humanistes et ceux qui ne transmettent qu’une partie du texte18).
8Ces supports matériels permettent à Lucrèce de regagner tous les principaux centres culturels italiens : Florence, Rome (autour de l’humaniste Pomponio Leto) et Naples (autour de Giovanni Pontano et de son académie)19. C’est l’époque foisonnante de l’humanisme pendant laquelle d’excellents philologues, sur le modèle d’Ange Politien et de Lorenzo Valla, s’appliquent à corriger le De rerum natura, qui leur était parvenu en mauvais état. Ils contribuent à l’établissement d’une bonne version du poème, qui sera ensuite reprise par les premières éditions imprimées, notamment celle de 1495, éditée à Venise par Girolamo Avanzio et celle de 1500, la première aldine, publiée toujours à Venise par les soins du grand imprimeur Aldo Manuzio20.
9Au début du xvie siècle, cette effervescence passe les Alpes et arrive, par le biais des éditions imprimées, en France : la première est publiée à Paris en 1514, avec une préface de l’humaniste orléanais Nicolas Bérauld21, ami entre autres d’Érasme et de Guillaume Budé22. Une différence de réception entre l’Italie et la France doit être soulignée : Lucrèce arrive à Paris un siècle après la redécouverte de Poggio et exclusivement grâce aux éditions imprimées. En effet, aucun manuscrit humaniste n’est d’origine française et Quadratus, le seul témoin manuscrit du ixe siècle d’origine française (Nord-Est), « dormait » dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Bertin, dans le Nord de la France.
10Néanmoins, les éditions imprimées en France sont très nombreuses par rapport à l’Italie : seize éditions sont publiées entre Paris et Lyon au cours du xvie siècle. Si on pense qu’en Italie, après la deuxième édition aldine de 1515, il faudra attendre 1647, on voit que Lucrèce a eu beaucoup plus de succès en France qu’en Italie, du moins pour ce qui concerne la demande de livres, symptôme d’une translatio studii des cités italiennes vers les grandes villes du Nord de l’Europe. Ces éditions françaises gardent tout de même un lien étroit avec le milieu italien, puisque la première édition de 1514 n’est que la réimpression d’une édition italienne publiée à Bologne en 1511, avec le commentaire de l’érudit Giovanni Battista Pio23, et que les nombreuses éditions suivantes s’appuient sur le texte définitivement établi dans l’édition publiée à Venise en 1515 par Aldo Manuzio, reprise à Bâle en 1531 par Heinrich Petri et ensuite à Lyon, à partir de 1534, par l’éditeur Sébastien Gryphe.
11Or, le succès imprimé de Lucrèce pourrait nous étonner si on considère que ce retour advient dans un milieu culturel essentiellement réfractaire aux préceptes épicuriens. Considérons, tout d’abord, le milieu philosophique : Lucrèce arrive à Florence dans la première moitié du xve siècle24. L’humanisme comme mouvement philologique, philosophique et littéraire est alors en plein essor : Poggio Bracciolini redécouvre Lucrèce et d’autres auteurs latins ; Giovanni Aurispa, commerçant de livres plus qu’humaniste, rapporte de Constantinople les manuscrits grecs, juste avant la chute de l’Empire romain d’Orient en 1453, événement qui entraînera une nouvelle vague migratoire de manuscrits et d’érudits vers l’Occident. Parmi ces textes grecs, Aurispa rapporte, vers 1414, un autre ouvrage fondamental pour l’étude de l’épicurisme : les Vitæ philosophorum de Diogène Laërce (iie-iiie siècles), dont le livre X est entièrement dédié à Épicure et qui contient ses trois lettres (à Ménécée, à Pytoclès et à Hérodote) de même que les Maximes fondamentales. Ces ouvrages, d’abord en grec et ensuite en latin, grâce à la traduction faite par le moine Ambrogio Traversari, donnent accès à une partie, certes moindre mais tout de même importante, des textes d’Épicure25.
12En outre, cette arrivée massive de textes grecs en Occident entraîne la redécouverte, dans un milieu encore aristotélicien, de la philosophie de Platon, qui avait presque disparu du monde occidental (le Moyen Âge ne connaissait qu’une traduction partielle du Timée faite par Chalcidius au ive siècle ap. J.-C.). Depuis le Moyen Âge, en effet, Aristote était la véritable référence philosophique, revue et adaptée au christianisme par l’apport de saint Thomas d’Aquin et de la scolastique, mais enrichie également par l’apport de l’averroïsme. Deux voies différentes qui, selon les points de vue adoptés, avaient fait d’Aristote en même temps le prêcheur de l’immortalité mais aussi de la mortalité de l’âme.
13L’aristotélisme, même à la Renaissance, reste un modèle important, mais à côté d’autres systèmes philosophiques, notamment le platonisme, relu selon les apports du néo-platonisme de Plotin (iiie siècle) : l’humaniste et philosophe florentin Marsile Ficin est le principal représentant de cette relecture. Si on ajoute à ces philosophies le stoïcisme et le cynisme, on comprend que le retour de l’épicurisme se fait dans un milieu qui est fortement éclectique, presque syncrétiste, comme le sera toute la Renaissance, ouverte à plusieurs influences, mais essentiellement hostile au modèle proposé par le système atomiste.
14C’est Marsile Ficin qui prône le retour à Platon, revu par Plotin, et influence le débat philosophique et littéraire de l’époque, en Italie aussi bien qu’en France. Pourtant, dans sa jeunesse, il s’était lui aussi intéressé un temps à Lucrèce et il aurait même composé des commentariola, c’est-à-dire un commentaire ou du moins des essais sur Lucrèce, qu’il aurait ensuite brûlés parce qu’ils étaient incompatibles avec sa nouvelle foi philosophique26. Son rôle dans la diffusion de l’épicurisme est néanmoins très important : c’est lui qui contribue à en diffuser une vision mitigée par le néoplatonisme, cette même vision qui permettra à Ronsard de mêler dans ses sonnets éléments platoniciens et épicuriens. Le jugement de Ficin à l’égard de Lucrèce, après sa conversion, est très dur :
Taceat igitur Lucretius Epicureus, qui casu fieri ac ferri vult mundum, et constantem formosissimi ordinis habitum ex instabili deformique privatione ordinis proficisci existimat, perinde ac si quis ex insipientia sapientiam et ex tenebris nasci lucem arbitraretur27.
15Cela nous prouve une fois de plus que l’épicurisme en tant que système philosophique n’intéressait pas ces premiers humanistes, pas plus que les lecteurs de l’époque romaine d’ailleurs, puisque cette philosophie était déjà considérée comme étrange et incohérente par Cicéron dans le livre I du De finibus. L’atomisme en tant que système scientifique valable ne sera étudié qu’à partir de la toute fin du xvie siècle, par Giordano Bruno par exemple, mais surtout par le Français Pierre Gassendi au cours du xviie siècle.
16De même que la philosophie, la religion influence également la réception de Lucrèce à la Renaissance. L’épicurisme, du point de vue religieux, posait beaucoup de problèmes aux humanistes, qui étaient pour la plupart sincèrement chrétiens et qui avaient souvent reçu les ordres mineurs pour jouir d’une certaine indépendance économique.
17À Padoue, en particulier, grâce aux enseignements du philosophe Pietro Pomponazzi, s’étaient développées les premières réflexions sur l’immortalité de l’âme, un thème qui dominera les débats humanistes pendant une grande partie du xvie siècle28. Pietro Pomponazzi, en reprenant l’aristotélisme revu par Averroès, a publié en 1516 un traité De immortalitate animi, dans lequel il affirme l’impossibilité de prouver l’immortalité du point de vue philosophique. Pour lui, elle n’est admissible que du point de vue théologique, ce qui équivaut à affirmer que le Pomponazzi philosophe ne croit pas en l’immortalité de l’âme, tandis que le Pomponazzi chrétien y croit : comme l’a suggéré Susanna Gambino Longo, « considérer la philosophie ancienne comme autonome ne met donc pas en doute la sincérité de la foi des humanistes. Ils sont et restent chrétiens ; simplement, leur approche aux études est désormais critique et ils mettent à l’écart toute forme de dogmatisme philosophique et religieux29. » Comme il s’agissait d’une querelle philosophique, cette négation formulée par certains humanistes ne mettait pas en doute, à leurs yeux, la validité des vérités de la foi. À partir de Padoue les débats se développent partout en Italie : la preuve en est le fait que, pour la première fois, l’Église ressent le besoin de proclamer le dogme de l’immortalité de l’âme, en 151330.
18Lucrèce, néanmoins, continue de séduire les lecteurs humanistes, même en France : Nicolas Bérauld, dans sa préface, fait l’impasse sur ces questions difficiles et ne fait aucune référence à la question de l’immortalité de l’âme. Qu’il s’agisse de « rhétorique commerciale31 », comme l’a suggéré Marie-Françoise André, pour éviter de souligner, dans le cadre d’une préface, des questions gênantes, ou qu’il s’agisse effectivement du point de vue de Bérauld, cette préface constitue un témoignage important de la première réception française de Lucrèce et doit être comparée avec celle de l’autre grande édition française, publiée par les soins de Denis Lambin en 1563. Entre Nicolas Bérauld et Denis Lambin, cinquante ans s’écoulent et le climat en France change totalement : les guerres de religion éclatent et la réception de Lucrèce en est inévitablement influencée. C’est pour cette raison qu’en 1563 Lambin se voit obligé de faire sa profession de foi catholique dans la préface dédiée au roi Charles IX, tandis qu’en 1514 Bérauld, certainement moins engagé publiquement que ses contemporains Érasme ou Budé, était plus libre à l’égard du poète latin et pouvait affirmer que : « Lucretium porro ipsum quamquam de Atomis, inani, nihiloque quaedam cum Epicuro suo somniaverit, […] diligentissime legendum puto32. » La diffusion du protestantisme et la réforme catholique qui suit le concile de Trente (1545-1563) nous obligent à considérer les deux réceptions de Lucrèce au xvie siècle, selon le point de vue catholique ou protestant33.
19Pour ce qui concerne l’Église catholique, deux protagonistes de ces années, Marcello Cervini, cardinal bibliothécaire de la Vaticane, futur pape Marcel II, et Michele Ghislieri, cardinal inquisiteur et futur pape Pie V, défendent le poème de Lucrèce. Un témoignage de l’époque nous dit que, dans ces mêmes années qui ont vu l’institution de l’Index des livres interdits, le cardinal Cervini s’était opposé à la condamnation du De rerum natura. Cet homme d’Église humble et véritablement humaniste, membre du cercle savant du cardinal Farnèse et d’Angelo Colocci, devait sûrement avoir été touché par le latin élégant et pur de Lucrèce, dont on dit qu’il possédait une copie. Peu de temps après, Michele Ghislieri répondit à l’inquisiteur de Gênes, qui lui demandait comment faire face à la diffusion de Lucrèce et d’autres ouvrages hérétiques, en disant que le poème lucrétien ne devait pas être interdit parce que sinon il aurait fallu interdire tous les ouvrages littéraires, qui doivent être lus comme des ouvrages de fiction, comme des fabulæ, comme on lit, par exemple, Lucien, autre écrivain taxé d’« épicurisme34 ».
20N’oublions pas que le jugement de saint Jérôme (ive-ve siècles), qui avait parlé de Lucrèce dans sa continuation de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, faisait encore référence : Lucrèce aurait composé son poème après avoir bu un philtre d’amour et dans les rares moments de lucidité avant de se tuer35. Donc la philosophie de Lucrèce n’était pas crédible, mais son style poétique était néanmoins digne d’être savouré.
21Jamais le De rerum natura, dans sa version originale en latin, ne sera mis à l’index, puisque les lecteurs potentiels, forcément cultivés, étaient présumés capables d’apprécier son style raffiné sans tomber dans le piège de ses idées. Par contre, la première traduction italienne, réalisée par Alessandro Marchetti, membre éminent des milieux libertins toscans, posera beaucoup plus de problèmes et sera mise à l’index une fois publiée post mortem en 1717. Destin à l’opposé de celui de la première traduction française, réalisée par l’abbé Michel de Marolles en 1650, qui devait paraître moins dangereuse pour le pouvoir religieux et royal.
22Du côté protestant, le poème de Lucrèce pose plus de problèmes, surtout pour le réformateur Jean Calvin. Dans son Institution de la religion chrétienne, publiée en latin en 1536, traduite en français par lui-même en 1541 et remaniée plusieurs fois jusqu’à la version définitive de 1560, il exprime deux jugements très négatifs. Le premier est développé dans le chapitre sur « l’ingratitude des négateurs de Dieu », où Calvin accuse ceux qui, au lieu de louer Dieu pour tout ce qu’il a fait pour eux, le nient :
Je vous prie combien est detestable ceste forcenerie, que l’homme remonstrant en son corps et en son ame Dieu cent fois, sous couverture de l’excellence qui luy est donnée prenne occasion de nier Dieu ? Telles gens ne diront pas que ce soit de cas fortuit qu’ils soyent distinguez des bestes brutes : mais en pretendant un voile de nature, laquelle ils font ouvriere et maistresse de toutes choses, ils mettent Dieu à l’escart.
23Calvin en vient donc à convoquer directement les épicuriens, leur demandant de prouver avec des arguments la théorie du clinamen :
Que les Epicuriens me respondent, veu qu’ils imaginent que tout se fait selon que les petites fanfreluches, qui volent en l’air semblables à menue poussiere, se rencontrent à l’aventure, s’il y a une telle rencontre pour cuyre en l’estomac la viande et le breuvage, et les digerer partie en sang, partie en superfluitez : et mesme qui donne telle industrie à chacun membre pour faire son office, comme s’il y avoit trois ou quatre cens ames pour gouverner un seul corps. Mais je laisse pour ceste heure ces pourceaux en leurs estableries36…
24Ensuite, après avoir établi la différence entre le corps et l’âme, dans le chapitre « contre l’idée philosophique d’un esprit universel qui soutiendrait le monde », Calvin critique ceux qui nient l’existence du vrai Dieu en soutenant une vague idée païenne d’esprit universel qui met tout en mouvement :
Quant à ce qu’aucuns babillent, qu’il y a une inspiration secrete tenant le monde en sa vigueur, et ne passent point plus outre pour magnifier Dieu, ce n’est pas seulement une fantaisie froide et sans goust, mais du tout profane. Le dire d’un Poete payen leur plaist, assavoir qu’il y a un esprit qui nourrit et fomente le ciel et la terre, les champs, le globe de la lune et toutes les estoilles.
25C’est plus précisément le cas du Virgile de l’Énéide et des Géorgiques, mais aussi de Lucrèce :
Ce qui appert encore mieux par un autre vilain Poete nommé Lucrece, lequel abboye comme un chien pour aneantir toute religion : deduysant comme par raisons philosophiques ses blasphemes de ce principe.
26Pourtant, même du côté protestant, une distinction doit s’opérer entre les idées et le style de Lucrèce : c’est pourquoi, dans la deuxième moitié du xvie siècle, Guillaume Du Bartas37, poète huguenot, défendra Lucrèce, qui loin d’être philosophe, n’a fait que mettre en vers, dans un ouvrage visionnaire, la doctrine épicurienne. À peu près dans les mêmes années, Simon Goulart, humaniste et théologien protestant (1543-1628), présente ainsi Lucrèce dans son commentaire sur l’œuvre de Du Bartas :
C’est un ancien poete Latin, qui a escrit en beaux et doctes vers six livres de natura rerum, qui se lisent encore aujourd’huy, et où il a expliqué beaucoup de beaux secrets fort dextrement38.
27Après le jugement sévère de Calvin, la position protestante s’atténue et on regarde avec plus de bienveillance Lucrèce, dont le but était de mettre en vers une veram rationem, une vraie théorie et non une simple fable.
28Après avoir considéré les enjeux philosophiques et religieux qui ont influencé la réception de Lucrèce, nous allons nous attarder sur le dernier grand enjeu, plus littéraire, qui concerne la langue et le genre du poème latin. En effet, le domaine linguistique n’était pas moins animé que les deux autres. Puisque le latin raffiné du De rerum natura avait contribué à protéger ses idées dangereuses, les humanistes, tous latinistes par la force des choses, font de sa langue un objet d’étude. Elle était en effet un modèle de latin classique du ier siècle av. J.-C., avec de nombreux archaïsmes, des termes littéraires et philosophiques, créés spécialement pour traduire des concepts grecs. C’est ce qui avait attiré un humaniste comme Giovanni Battista Pio, premier commentateur de Lucrèce, mais également d’autres lexicographes, passionnés de mots rares et archaïsants.
29Au xvie siècle une véritable querelle se forme entre les partisans de trois modèles différents : Cicéron, Quintilien et Apulée39. Les humanistes cicéroniens et quintilianistes constituent les deux pôles de cette querelle : les uns soutiennent un latin classique, parfait et stable ; les autres, en s’appuyant sur l’Institutio oratoria, prônent un latin bien sûr classique, mais plus souple et ouvert à des changements. Entre ces deux courants, un groupe plus restreint d’apuléianistes recherche un latin exclusivement archaïque et savant. Nicolas Bérauld, que nous pouvons considérer comme le modèle de l’humaniste de la première moitié du xvie siècle, se situe entre ces différents courants. Plutôt partisan de Quintilien, il admire tout de même la langue archaïque de Lucrèce et n’oublie pas la distinction fondamentale entre une langue courante pour l’usage quotidien des humanistes, donc un latin souple et libéré du modèle cicéronien, et la langue poétique qui, elle, devait être stable et élégante, comme celle employée par Lucrèce dans son poème, ramenée à son ancienne splendeur par un siècle de travail philologique sur le texte.
30Cette distinction linguistique ouvre également le débat sur la définition du genre du De rerum natura : si on apprécie le style élégant du texte, cela veut dire qu’on considère Lucrèce d’abord comme un poète. Pourtant, le contenu philosophique était un problème. Lucrèce est-il poète ou philosophe ? Telle était la question que les humanistes se posaient. Ovide, dans la citation en exergue, a en effet parlé de « carmina », de poèmes et, comme nous l’avons rappelé, les contemporains de Lucrèce avaient plutôt retenu la dimension poétique du De rerum natura. Plus tard, l’apologiste Lactance avait défini Lucrèce comme « philosophus ac poeta » (Inst. II, 3) sans trancher. Or, pour les humanistes Lucrèce est tout d’abord un poète, mais un poète qui a chanté les faits de la nature. La Renaissance est caractérisée par un regain d’intérêt pour la question du « poème scientifique » : loin d’être une antithèse, cette possibilité était la substance même du projet de Lucrèce, qui, contrairement à Épicure, avait voulu parer des charmes de la poésie un exposé philosophique par sa nature même sec et difficile40. Une image très poétique appuie ce propos lucrétien :
deinde quod obscura de re tam lucida pango
carmina, musaeo contingens cuncta lepore.
Id quoque enim non ab nulla ratione uidetur.
Nam ueluti pueris apsinthia taetra medentes
cum dare conantur, prius oras pocula circum
contingunt mellis dulci flauoque liquore,
ut puerorum aetas improuida ludificetur
labrorum tenus, interea perpotet amarum
apsinthi laticem, deceptaque non capiatur,
sed potius tali pacto recreata ualescat41.
31Il s’agit de rendre agréable un poème dont le sujet risquerait d’être ardu, sans compter que, dans la perspective didactique de Lucrèce, qui dédie ce poème à son ami Memmius pour l’attirer vers la nouvelle philosophie, le vers aidait à mémoriser bien plus facilement ces sujets obscurs.
32Pour Nicolas Bérauld, le statut poétique de Lucrèce ne pose aucun problème ; ce qui nous intéresse encore plus, et qui nous montre combien Bérauld était libre vis-à-vis des contraintes religieuses, c’est qu’il considérait Lucrèce également comme un philosophe, comme quelqu’un qui a su proposer un chemin réalisable vers la vertu et le bonheur. Après s’être débarrassé en quelques mots des questions qui posaient problème, Bérauld affirme, dans sa préface, que Lucrèce permet au lecteur de s’améliorer ; il faut donc le lire :
non modo propter doctae vetustatis quae in eo visuntur vestigia […] sed propter iucundissimam rerum cognitionem dignam homine libero, atque adeo meliorem hominis partem perficientem et ad activas, moralesque virtutes sensim perducentem42.
33Bérauld suit ici Quintilien, qui considère Lucrèce comme un poète, au style « difficile », mais également comme un philosophe, puisqu’il a « exposé en vers les préceptes de la sagesse », comme l’avaient fait Varron pour les Latins et Empédocle pour les Grecs43.
34Quelques années auparavant, Giovanni Pontano, le grand représentant de l’humanisme napolitain qui a rayonné partout en Europe, dans son traité poétique Actius, dont la première édition imprimée date de 1507, parlait de Lucrèce en ces termes :
Aperuit rerum naturam generi hominum carmine suo Empedocles, sideralis disciplinae Dorotheus Sidonius, quos Latine imitati Lucretius et Manilius, Christe optime, quis copiae, quid ornatus, quantus e clarissimis luminibus eius emicat in altero splendor ! Rapit quo vult lectorem, probat ad quod intendit, summa cum subtilitate et artificio, hortatur, deterret, incitat, retrahit, demum omnia cum magnitudine, ubi opus est atque decoro, et hac de qua disputatum est admiratione, ut expurgatis rudioribus illis vetustatis numeris, quibus postea Virgilius Romanam illustravit poeticam, nihil omnino defuisse videatur44.
35Lucrèce n’aurait pu demander une meilleure présentation de sa sublime poésie !
36Autour de 1550, Peletier du Mans, dans son Art poétique, se concentre encore sur le double statut de Lucrèce :
Les faits de la Nature se peuvent aussi traiter en poésie : combien encore que l’âpreté des termes et la contrainte de la matière, qui est sans ornements et figures, fasse que l’entreprise est rare pour le Poète. Si est-ce pourtant que Lucrèce y a assez heureusement traité ses conceptions Epicuriennes, selon la pauvreté de la langue de son temps dont il se plaint45.
37Nous voyons clairement que les deux autorités qui ont influencé la conception de la poésie en France au cours du xvie siècle, Horace avec l’Épître aux Pisons et Quintilien avec l’Institution oratoire, ont été fondamentaux pour ces humanistes. Pourtant, un autre grand art poétique revient dans les débats des humanistes : il s’agit de la Poétique d’Aristote. En parlant d’Empédocle, modèle grec de poésie scientifique, Aristote avait affirmé que celui-ci ne devait pas être considéré comme un poète, mais plutôt comme un scientifique :
καὶ γὰρ ἂν ἰατρικὸν ἢ φυσικόν τι διὰ τῶν μέτρων ἐκφέρωσιν, οὕτω καλεῖν εἰώθασιν· οὐδὲν δὲ κοινόν ἐστιν Ὁμήρῳ καὶ Ἐμπεδοκλεῖ πλὴν τὸ μέτρον46.
38L’influence d’Aristote en France, tardive mais importante, aura ses effets sur le jugement que Ronsard porte à l’égard de Lucrèce. Dans la préface posthume de la Franciade, le prince des poètes de la Pléiade ne considère pas Lucrèce comme un poète :
Parce qu’il a escrit ses frenesies, lesquelles il pensoit estre vrayes selon sa secte, et qu’il n’a pas basti son œuvre sur la vray-semblance et sur le possible, je luy oste du tout le nom de Poete, encore que quelques vers soient non seulement excellens, mais divins47.
39Le critère de vraisemblance sera à ce moment-là déterminant.
40Du côté protestant, Aristote et Quintilien s’unissent, comme nous le prouve le théologien protestant Simon Goulart qui affirme :
Vray est qu’il suit les opinions de Democrite, d’Epicure et de leurs semblables, en divers endroits ; au moyen de quoy et à bon droit il est détesté des Chrestiens, comme soustenant beaucoup de choses qui contredisent directement à quelques principaux points de la pure doctrine. Mais au reste ç’a esté un grand esprit, et de qui les hommes de jugement peuvent apprendre et pour la langue latine, et pour la Philosophie naturelle48.
41Lucrèce est enfin poète et philosophe, même en France !
42En conclusion, la redécouverte de Lucrèce, il y a exactement 600 ans, peut véritablement être considérée comme l’un des moments les plus passionnants de la Renaissance. Elle mobilise tous les savoirs humanistes – philologie, philosophie et poésie – et nous donne l’image la plus belle et la plus parlante de ce qu’était pour un humaniste la réappropriation profonde, radicale, d’un auteur ancien, et d’un auteur tout aussi particulier que Lucrèce. À travers ces trois enjeux principaux, philosophique, religieux et littéraire, nous avons essayé de mettre en lumière les apports nombreux du De rerum natura aux débats humanistes au cours du xvie siècle. Chaque siècle privilégiera certains aspects de Lucrèce, le xviie, en particulier, étudiera pour la première fois l’aspect plus spécifiquement scientifique, atomiste même, qui deviendra alors prioritaire. Mais il s’agit d’une autre histoire.
1 Je dédie cet article à mon père Franco, qui a quitté ce monde pendant la période de relecture du texte. Sans son aide et son support tout au long de ces années, je serais bien loin de publier mon premier article.
3 L’année 2017, qui a marqué les 500 ans de la redécouverte du De rerum natura, vient de couronner cet intérêt pour la réception de Lucrèce : un grand colloque a eu lieu à Alghero, en Sardaigne, organisé par Valentina Prosperi et Diego Zucca de l’université de Sassari, qui ont réuni les plus importants spécialistes de la réception de Lucrèce. Les actes sont à paraître. D’autres références très récentes : Pierre Vesperini, Lucrèce. Archéologie d’un classique européen, Paris, Fayard, 2017 ; Philippe Chométy et Michèle Rosellini (dir.), Traduire Lucrèce : pour une histoire de la réception française du De rerum natura (xvie-xviiie siècle), Paris, Honoré Champion, 2017 ; Ada Palmer, Reading Lucretius in the Renaissance, Cambridge (Massachusetts) / London (England), Harvard University Press, 2014 ; Frank Lestringant (dir.), La Renaissance de Lucrèce, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010 ; Susanna Gambino Longo, Savoir de la nature et poésie des choses, Paris, Honoré Champion, 2004. Je ne cite ici que ces derniers ouvrages, dont la bibliographie reprend bien évidemment tout ce qui a été fait précédemment sur le fortleben de Lucrèce. L’ouvrage de Greenblatt, certes idéologique dans sa tentative de faire de la redécouverte de Lucrèce le tournant entre un Moyen Âge obscur et l’époque brillante de la Renaissance, a le mérite d’être une passionnante œuvre de vulgarisation. Voir Stephen Greenblatt, The Swerve: How the World Became Modern, New York / London, W.W. Norton, 2011.
4 Le parallèle a été mis en évidence par Luigi Alfonsi, qui souligne l’influence lucrétienne au-delà du simple lieu commun de l’éternité de la poésie. Voir L. Alfonsi, op. cit., p. 279-280.
5 Lucrèce, De rerum natura, V, 95-96. Trad. : « […] un seul jour suffira pour les détruire ; après s’être soutenue pendant tant d’années, s’écroulera la masse énorme de la machine qui forme notre monde » (Lucrèce, De la nature, t. II, texte établi et traduit par Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1960 [1920], p. 54).
6 La redécouverte de Lucrèce, loin de constituer, comme certains spécialistes l’ont cru, le début de l’humanisme italien, doit néanmoins être considérée comme une étape majeure de la foisonnante période de redécouverte de textes anciens, dont l’ouvrage de Remigio Sabbadini, certes daté, mais encore parlant, montre tout l’éclat. Voir Remigio Sabbadini, Le Scoperte dei codici latini e greci ne’ secoli XIV e XV, Firenze, G. C. Sansoni, 1967 [1905-1914].
7 Cicéron dit dans une lettre à son frère Quintus : « Lucreti poemata ita sunt : multis luminibus ingenii, multae tamen artis » (Ad Quintum fratrem, II 9, 3). Trad. : « Les poèmes de Lucrèce sont bien comme tu le dis : le génie y brille et, par ailleurs, l’art y est grand » (Cicéron, Correspondance, t. III, texte établi et traduit par Léopold-Albert Constans, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1936], p. 53).
8 Je n’aborderai pas ici la question des capitula, c’est-à-dire la liste de titres de chaque paragraphe, qui pourraient effectivement remonter à cette première époque d’étude critique et philologique du texte. Pour un aperçu clair de cette première réception lucrétienne, je renvoie à Fleischmann, op. cit., p. 349-365 ; Leighton Durham Reynolds, Texts and Transmission: a Survey of the Latin Classics, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 218-222. L’ouvrage le plus récent qui fait référence est David Butterfield, The Early Textual History of Lucretius’ De rerum natura, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
9 Concernant les apologistes chrétiens, je renvoie aux trois articles sur Jérôme et Lactance dans Rémy Poignault (dir.), Présence de Lucrèce, Tours, Centre de recherches A. Piganiol, 1999. Des références plus datées, mais qui ont essayé d’établir des rapprochements textuels précis sont Harald Hagendahl, Latin Fathers and the Classics – A Study on the Apologists, Jerome and Other Christian Writers, Acta Universitatis Gothoburgensis, 1958 ; Jacques Fontaine et Michel Perrin (dir.), Lactance et son temps. Recherches actuelles, Paris, Éditions Beauchesne, 1978.
10 Voir Reynolds, op. cit., p. 218-222.
11 Il s’agit des manuscrits suivants : Oblongus (Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Voss. Lat. F 30) ; Quadratus (Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Voss. Lat. Q 94) ; les Schedæ Vindobonenses (Wien, Österreichische Nationalbibliothek, Ms. Lat. 107) et le Fragmentum Gottorpiense (København, Kongelige Bibliotek, Gl. kgl. S. 211 2°) qui ne devaient former qu’un seul manuscrit.
12 Comme l’a suggéré Susanna Gambino, op. cit., p. 24. La liste des lieux où l’on pouvait lire Lucrèce est donc concise : Murbach, en Alsace ; Corbie, en Picardie ; Lobbes, dans les Flandres ; Saint-Bertin, près de Saint Omer, dans le Nord de la France, conservait Quadratus ; Bobbio, dans le Nord de l’Italie, où devait sûrement se trouver le manuscrit composé des Schedæ de Vienne et du Fragmentum de Copenhague ; Fulda, en Allemagne, devait également conserver un de ces rares manuscrits.
13 Voir Michael David Reeve, « Lucretius in the Middle Ages and Early Renaissance: Transmission and Scholarship », dans The Cambridge Companion to Lucretius, dir. Stuart Gillespie et Philip Hardie, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 205-213.
14 Je renvoie à l’ouvrage de Greenblatt qui décrit le contexte de la découverte de Poggio d’une manière fascinante.
15 Deux sont les lieux où aurait pu avoir lieu la découverte de Poggio : Murbach en Alsace (selon Enrico Flores et l’école napolitaine) et Fulda en Allemagne (selon l’école anglo-saxonne). Poggio lui-même n’a jamais indiqué le lieu précis.
16 Nombreuses sont les reprises de vers lucrétiens dans des textes littéraires, apologétiques, didactiques (Macrobe, Priscien, Nonius Marcellus) ou dans les florilèges médiévaux, dont le plus important est celui de Saint-Gall, réalisé vers 800. Voir M. D. Reeve, op. cit., p. 210. Ce vaste patrimoine de références lucrétiennes a entretenu pendant tout le Moyen Âge le souvenir du nom du poète Lucrèce, certaines images poétiques du De rerum natura, comme celle du Suave mari magno, de même que les principes essentiels de l’épicurisme, qui se retrouvaient par exemple déjà dans le De finibus de Cicéron ou dans les Lettres à Lucilius et dans les traités de Sénèque.
17 Voir Gambino Longo, op. cit., p. 20.
18 Le véritable défi est celui de comprendre la valeur effective de ces témoins humanistes dans l’établissement du texte : à ce sujet les philologues Michael Reeve et Enrico Flores ont deux points de vue complètement différents. Si Michael Reeve et l’école anglo-saxonne en général tendent à ne considérer que certains de ces manuscrits, en plus des témoins du ixe siècle, Enrico Flores et l’école napolitaine ont inclus tous les témoins humanistes dans l’apparat critique du texte. Voir M. D. Reeve, « The Italian Tradition of Lucretius », dans Italia Medioevale e Umanistica, no 23, 1980, p. 27-48 ; M. D. Reeve, « The Italian Tradition of Lucretius Revisited », dans Aevum, n° 79, 2005, p. 115-164 ; « Lucretius from the 1460s to the 17th Century: Seven Questions of Attribution », dans Aevum, no 80, 2006, p. 165-184 ; Enrico Flores, Le Scoperte di Poggio e il testo di Lucrezio, Napoli, Liguori, 1980.
19 Voir Alison Brown, The Return of Lucretius to Renaissance Florence, Cambridge / Mass., Harvard University Press, 2010. La spécialiste analyse l’influence de Lucrèce sur le milieu cultivé de la chancellerie florentine, y compris Machiavel.
20 L’ouvrage de Gordon est un outil fondamental pour l’étude de la diffusion imprimée de Lucrèce jusqu’au xxe siècle. Voir Cosmo Alexander Gordon, A bibliography of Lucretius, London, Rupert Hart-Davis, 1962. L’editio princeps de 1473, imprimée à Brescia par Tommaso Ferrando, est aujourd’hui très rare : quatre exemplaires seulement sont attestés. Elle a récemment fait l’objet d’une réimpression anastatique avec une importante introduction par Marco Beretta. Voir Marco Beretta (éd.), De rerum natura. Editio princeps (1472-1473), Bologna, Bononia University Press, 2016.
21 Voir Marie-Françoise André, Nicolas Bérauld, laissé pour compte des « Bonnes Lettres », thèse sous la direction de Perrine Galand à l’Université Paris-Sorbonne, soutenue en 2011. Encore malheureusement inédite, cette thèse a été fondamentale pour une partie de mes recherches sur Lucrèce. À cause d’une erreur dans le fichier en format PDF consultable à la bibliothèque de Paris-Sorbonne, les pages des citations tirées du tome II de la thèse ont une double numérotation, selon le chiffre erroné indiqué en bas de page et celui de la table des matières.
22 Concernant la présence lucrétienne en France au xvie siècle voir Frank Lestringant (dir.), op. cit. ; Philip Ford, « Lucretius in Early Modern France », dans The Cambridge Companion to Lucretius, dir. Stuart Gillespie et Philip Hardie, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 227-241 ; une référence plus ancienne mais qui reste très importante est Simone Fraisse, L’Influence de Lucrèce en France au seizième siècle : une conquête du rationalisme, Paris, A. G. Nizet, 1962 ; Casimir Alexander Fusil, « La renaissance de Lucrèce au xvie siècle en France », Revue du xvie siècle, no XV, 1928, p. 134-150.
23 Voir Guido Milanese, « Italian Commentaries on Lucretius », dans Classical Commentaries: Explorations in a Scholarly Genre, dir. Christina Kraus et Christopher Stray, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 195-215 ; Ada Palmer, op. cit., p. 235-245. Une thèse de doctorat sur les commentaires renaissants de Lucrèce vient d’être soutenue à l’Université de Nimègue par Elena Nicoli (titre : The Earliest Renaissance Commentaries on Lucretius and the Issue of Atomism).
24 Voir James Hankins et Ada Palmer, The Recovery of Ancient Philosophy in the Renaissance: A Brief Guide, Firenze, Leo S. Olschki, 2008.
25 Je renvoie à l’ouvrage fondamental sur la question de la tradition manuscrite de Diogène Laërce : Tiziano Dorandi, Laertiana: studi sulla tradizione manoscritta e sulla storia del testo delle Vite dei filosofi di Diogene Laerzio, Berlin / New York, W. De Gruyter, 2009. Le Moyen Âge ne connaissait de cet ouvrage que la traduction d’Henri Aristippe, aujourd’hui perdue, et de nombreuses versions abrégées en latin.
26 Voir G. Milanese, op. cit., p. 196 ; M. Reeve, « Lucretius from the 1460s to the 17th Century », art. cité, p. 170 ; Gerard Passannante, The Lucretian Renaissance: Philology and the Afterlife of Tradition, Chicago / London, University of Chicago Press, 2011, p. 69.
27 Marsile Ficin, Platonica theologia de immortalitate animorum, II, XIII. Trad. : « Donc, l’épicurien Lucrèce n’a qu’à se taire, lui qui prétend que le monde est le produit et le jouet du hasard, lui qui estime que l’ordre, si beau en son équilibre constant, provient d’une privation d’ordre à la fois instable et laide, comme si quelqu’un pensait que la sagesse est fille de la sottise et que la lumière naît des ténèbres. » (Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, texte établi et traduit par Raymond Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1964, t. 1, p. 122).
28 Voir S. G. Longo, op. cit., p. 103-109 ; Id., « La question de la mortalité de l’âme dans les commentaires humanistes de Lucrèce de G. B. Pio et D. Lambin », dans Commenter et philosopher à la Renaissance : tradition universitaire, tradition humaniste, éd. Laurence Boulègue, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 45-77 ; Henri Busson, Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1533-1601), Paris, J. Vrin, 1957, p. 44-69.
29 S. G. Longo, op. cit., p. 54.
30 Bulle papale de Léon X Apostolici Regiminis directement issue des débats du Ve concile du Latran qui a commencé en 1512.
31 Marie-Françoise André, op. cit., t. II, p. 611 [868].
32 Trad. : « Quant à Lucrèce lui-même, quoiqu’il ait déliré quelque peu sur les atomes, le vide et le rien avec son cher Épicure, je pense qu’il faut le lire avec grand empressement » (Marie-Françoise André, op. cit., t. II, p. 246-7 [503-4]).
33 Voir Mariantonietta Paladini, Lucrezio e l’Epicureismo tra Riforma e Controriforma, Napoli, Liguori, 2011.
34 Voir Valentina Prosperi, Di soavi licor gli orli del vaso: la fortuna di Lucrezio dall’Umanesimo alla Controriforma, Torino, N. Aragno, 2004, p. 100-103.
35 Voici le texte latin : « Titus Lucretius poeta nascitur. Postea amatorio poculo in furorem uersus, cum aliquot libros per interualla insaniae conscripsisset, quos postea Cicero emendauit, propria se manu interfecit, anno aetatis XLIV » (Chron. a. Abr. 1923 = 94 av. J.-C.).
36 Jean Calvin, Institution de la religion Chrestienne. Nouvellement mise en quatre Livres, et distinguée par Chapitres, en ordre et methode bien propre. Augmentée aussi de tel accroissement, qu’on la peut presque estimer un livre nouveau, à Genève, chez Jean Crespin, 1560, p. 9.
37 Auteur qui sera important, par exemple, pour la réception de Lucrèce en Angleterre, où ses textes étaient beaucoup lus.
38 Guillaume Du Bartas, La Sepmaine ou Creation du monde. Tome II. L’Indice de Simon Goulart, sous la direction d’Yvonne Bellenger, Paris, Garnier, 2011, p. 251-252.
39 Au sujet des débats sur la langue latine à la Renaissance, dans lesquels Nicolas Bérauld a joué un rôle important, voir Marie-Françoise André, op. cit., t. I, p. 29-34.
40 Pour tout ce qui concerne la « poésie scientifique » ou mieux la « poésie philosophique de la nature », voir Isabelle Pantin, « Un procès dans la poésie. La poésie philosophique au cœur du débat poétique de la Renaissance », dans Revue des Sciences Humaines, 2004, p. 45-62 ; Isabelle Pantin, La Poésie du ciel en France dans la seconde moitié du xvie siècle, Genève, Droz, 1995 ; Perrine Galand-Hallyn et Fernand Hallyn (dir.), Poétiques de la Renaissance : le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au xvie siècle, Genève, Droz, 2001, p. 168-218 ; Teresa Chevrolet, L’Idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, 2007 ; Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au xvie siècle, Paris, Albin Michel, 1938.
41 Lucrèce, De rerum natura, IV, 8-17. Trad. : « C’est aussi que sur un sujet obscur je compose des vers lumineux, le parant tout entier des grâces de la Muse. Cette méthode même n’apparaît point comme absurde. Quand les médecins veulent donner aux enfants la répugnante absinthe, ils parent auparavant les bords de la coupe d’une couche de miel blond et sucré ; de la sorte, cet âge imprévoyant, les lèvres séduites par la douceur, avale en même temps l’amère infusion et, dupe mais non victime, en retrouve au contraire force et santé. » (Lucrèce, De la nature, t. II, op. cit., p. 6).
42 Trad. : « non seulement pour les vestiges de doctrine ancienne que l’on y observe, mais à cause de sa connaissance très plaisante du monde, digne d’un homme libre, qui perfectionne vraiment la meilleure part de l’homme et conduit progressivement aux vertus actives et morales » (M.-F. André, op. cit., t. II, p. 247 [504]).
43 Quintilien dit que le poète ne doit pas ignorer la philosophie : « nec ignara philosophiae, cum propter plurimos in omnibus fere carminibus locos ex intima naturalium quaestionum subtilitate repetitos, tum uel propter Empedoclea in Graecis, Varronem ac Lucretium in Latinis, qui praecepta sapientiae uersibus tradiderunt » (De institutione oratoria, I IV, 4). Trad. : « il ne doit pas ignorer la philosophie, à cause des très nombreux passages qui, dans presque tous les poèmes, sont tirés des questions absconses et subtiles de la philosophie naturelle, et surtout à cause d’Empédocle chez les Grecs, de Varron et de Lucrèce chez les Latins, qui ont exposé en vers les préceptes de la sagesse. » (Quintilien, Institution Oratoire, texte établie et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975, t. 1, p. 79).
44 Trad. : « Empédocle a ouvert dans son poème, à la race humaine, la nature des choses, Dorothée de Sidon a fait de même pour l’astronomie, et les deux poètes ont été imités en latin par Lucrèce et Manilius. Christ excellent ! Quelle abondance, quel ornement, quel grand éclat issu des plus brillantes étincelles chez le premier [c’est-à-dire Lucrèce] ! Il entraîne son lecteur où il veut, il fait approuver son intention, avec une subtilité et un art extrêmes il exhorte, effraie, incite, ramène en arrière, tout cela, enfin, avec grandeur quand il en est besoin, et avec grâce, et en suscitant cette admiration dont il a été question plus haut, si bien qu’une fois raffinés ces rythmes un peu trop rudes d’une époque ancienne, dont Virgile ensuite usa pour illustrer l’art poétique romain, il semble que rien du tout ne fasse ici défaut » (trad. par F. Hallyn dans Poétiques de la Renaissance, op. cit., p. 212).
45 Jacques Peletier du Mans, Art poétique, I, I, 3. Pour lire la citation avec la particulière orthographe établie par Peletier du Mans, voir l’édition de référence Œuvres complètes, éd. Isabelle Pantin, Paris, Champion, 2011, t. I, p. 276.
46 Aristote, Poet. 1447b, 16-19. Trad. : « En effet, ceux qui exposent au moyen de mètres, même un sujet de médecine ou de physique, on a coutume de les appeler ainsi : cependant il n’y a rien de commun entre Homère et Empédocle que le mètre. » (Aristote, Poétique, texte établi et traduit par Joseph Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1995 [1932], p. 30).
47 Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, XVI, La Franciade (1572), éd. Paul Laumonier, Paris, Nizet, 1983, p. 338.
48 Guillaume Du Bartas, op. cit., p. 251-252.
organisée par Sophia Mehrbrey et Angélique Salaün à l’Université de Rouen le 10 mai 2017
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 13, 2018
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Quelques mots à propos de : Alex Pepino
Université de Rouen-Normandie, Università Cattolica di Milano
CÉRÉdI – EA 3229