Sommaire
Journée des doctorants 2017
organisée par Sophia Mehrbrey et Angélique Salaün à l’Université de Rouen le 10 mai 2017
- Aurélien d’Avout La part politique du roman à suspense : D’entre les morts de Boileau-Narcejac
- Alex Pepino Renaissance de Lucrèce : enjeux de réception
- Angélique Salaun La femme guerrière : typologie d’un personnage à la marge
- Thibault Vermot La ville fantastique dans trois récits : L’Homme des foules (Poe), La Nuit (Maupassant), À s’y méprendre (Villiers de L’Isle-Adam)
Journée des doctorants 2017
La part politique du roman à suspense : D’entre les morts de Boileau-Narcejac
Aurélien d’Avout
1D’entre les morts, publié en 1954, est surtout connu pour avoir donné lieu à l’adaptation cinématographique d’Hitchcock, Vertigo (distribué en France avec pour titre Sueurs froides). Le texte original s’est trouvé comme éclipsé par la fortune du film et a surtout été analysé par les historiens du cinéma dans le but d’éclairer la genèse du scénario de Vertigo. Dans le champ des études littéraires, ce roman à suspense, peu légitime par rapport aux canons esthétiques classiques, n’a fait l’objet de presque aucune étude1. Il se révèle pourtant d’une étonnante richesse, surtout si l’on prend la peine de le réinscrire dans son contexte de publication. Nous montrerons ici combien ce roman peut s’appréhender, au-delà de la simple intrigue policière, comme une fable politique mais également comme un texte critique sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit donc de décrypter le discours sous-jacent qui traverse l’ouvrage et rend le propos plus polémique qu’il n’y paraît.
Le rôle du contexte historique dans le roman et sa genèse
2À première vue, la teneur politique de l’ouvrage ne semble guère importante tant prévaut la logique de l’intrigue policière.
3Le roman narre l’histoire de Roger Flavières, un détective parisien qui se trouve sollicité par un ancien ami à lui, Robert Gévigne. Ce dernier lui demande de surveiller sa femme, Madeleine, sujette à un état de crise psychique. Flavières accepte cette mission et, au cours de son enquête, en tombe rapidement amoureux. S’il la sauve de la mort une première fois, il ne peut empêcher son suicide lorsqu’elle se jette dans le vide du haut du clocher d’une église de banlieue. Cette scène, à laquelle il assiste, impuissant, lui cause un profond traumatisme et le plonge dans un désarroi de plus en plus vif. Quatre ans plus tard, alors qu’il est toujours en proie à ses démons, il découvre le sosie de Madeleine et se persuade qu’elle n’est pas morte. Jusqu’à la toute fin du roman, le lecteur est donc placé au pied de l’énigme : Flavières est-il atteint d’un délire obsessionnel ou Madeleine, contre toute attente, existe-elle encore ? L’auteur décrit-il un cas clinique, conformément à l’esthétique du roman de la victime, ou prend-il plaisir à nous piéger ?
4Cette intrigue est reprise dans le film d’Hitchcock qui transpose toutefois le cadre de l’action de Paris à San Francisco et la temporalité du roman des années 1940 aux années 1950. Ce transfert semble confirmer la possibilité d’extraire l’intrigue de son contexte. Pour autant, la conjoncture historique et politique est rappelée dans l’œuvre de Boileau-Narcejac à intervalles réguliers et joue un rôle important dans la mesure où elle donne un rythme au roman, dramatise son action et structure son intrigue. Elle n’est pas posée une fois pour toutes au début de l’ouvrage mais évolue au fil des pages. La diégèse du texte commence en mai 1940, soit à l’extrême fin de la drôle de guerre, au moment où les Allemands s’apprêtent à lancer leur offensive contre la France. La progression de l’invasion allemande sur le territoire français est évoquée à travers les journaux que lit Flavières ou les extraits des discours diffusés à la radio. Le rappel par intermittence de la débâcle française souligne et rend davantage tragique la dégradation de l’état de Madeleine. À la suite de son suicide, Flavières suit les routes de l’exode, empruntées par des millions d’individus fuyant l’ennemi allemand, jusqu’à quitter la France pour s’installer dans les colonies. Dans la seconde partie du roman, après une ellipse narrative de quatre ans, l’évocation des décombres dus aux bombardements, ponctue les trajectoires de Flavières. Elle souligne par un effet d’écho et d’amplification la ruine morale du personnage.
5Nous pouvons pourtant renverser les termes de ce premier constat, dans la mesure où l’on envisage le contexte historique non plus comme un élément narratif auxiliaire mais comme l’origine même de l’intrigue. Narcejac affirme en effet que l’idée du roman lui est venue à partir d’une anecdote : lors d’une sortie au cinéma, il a cru reconnaître une de ses connaissances à l’écran. Selon ses dires, le noyau du roman provient directement de cette expérience, certes individuelle mais à valeur éminemment collective en ce qu’elle apparaît symptomatique des réalités de l’après-guerre :
Après la guerre, il y avait beaucoup de personnes et de familles déplacées, c’était chose ordinaire que d’avoir perdu un ami. J’ai commencé à réfléchir aux possibilités qu’offraient de telles situations de reconnaissance. Éventuellement à quelqu’un tenu pour mort… et c’est à ce moment que D’entre les morts a commencé à prendre forme2.
6La genèse du roman est donc étroitement liée au contexte de sortie de guerre, dont l’auteur exploite le potentiel narratif. Qui plus est, lors d’un entretien avec Robert Deleuse, Narcejac revient sur le changement de contexte historique imposé par Hitchcock pour l’adaptation du film et qui l’a dans une certaine mesure contrarié. Il insiste à ce sujet sur le caractère indissociable selon lui de l’histoire narrée et de son contexte :
L’important, dans notre roman, c’est la guerre, la Résistance. Pendant quatre années, notre Flavières va être roulé dans la tempête, arraché à lui-même par le drame collectif. Et, au cours de ce drame, on ne sait plus qui est qui. Quand s’ouvre la deuxième partie du récit, il est encore en période de mue, donc de fragilité psychologique3.
7Autrement dit, l’intrigue policière n’apparaît pas première dans la construction du roman. Elle semble bien plutôt découler de la conjoncture historique et de l’expérience de guerre vécue par les auteurs. L’histoire, centrée sur des problèmes d’identification des personnages (qui est qui ?) et de troubles de la personnalité (qui suis-je ?) renverrait donc à la crise d’identité nationale provoquée en grande partie par la défaite de la France en mai-juin 1940.
La construction d’une allégorie de la France en guerre
8Cette crise d’identité nationale est essentiellement traduite par le vacillement subjectif du personnage de Flavières qui, dans son trouble, en vient à assimiler le personnage de Madeleine à une allégorie morbide de la France.
9Les origines géographiques et la date de naissance de Madeleine sont toutes deux significatives. Elles renvoient directement à l’histoire politique de la nation et à la Première Guerre mondiale : le personnage est né en 1914 dans les Ardennes. Sa famille, qui s’est enrichie grâce à l’industrie du papier, est située plus précisément à Mézières, ville frontalière et donc symbolique d’un territoire à défendre. D’autre part, Madeleine est au centre d’une constellation de toponymes par lesquels elle en vient à représenter l’ensemble de la France. De nombreux lieux lui sont associés, qu’ils soient diégétiques ou non, reliés à l’action principale ou simplement mentionnés. Paris, au cœur de l’intrigue, correspond à son espace de vie. Si elle est originaire de la France de l’Est, son nom de jeune fille, « Givors », peut évoquer la région lyonnaise tandis que les activités industrielles de son mari sont implantées au Havre. Dans la première partie, elle entrevoit en hallucination la ville de Saintes et dans la seconde, Flavières retrouve le sosie de Madeleine à Marseille. Par le biais du personnage, la métropole française se trouve géographiquement quadrillée.
10Au-delà de cette représentativité topographique, l’allégorisation de la principale figure féminine est surtout opérée par le personnage de Flavières. Dès le début du livre, lors de la scène de première vue, Madeleine apparaît « dressée en lui, comme une icône4 ». De l’image fixe qu’il se forme à l’idée fixe qu’elle deviendra pour lui, il n’est qu’un pas. Le passage illustrant de manière essentielle cette assimilation se situe peu de temps après la mort de Madeleine :
[Flavières] assista, dans la cathédrale, à des messes en l’honneur de Jeanne d’Arc. Il pria pour la France, pour Madeleine. Il ne faisait plus de différence entre la catastrophe nationale et la sienne. La France, c’était Madeleine écrasée et saignante au pied d’un mur5.
11Ici, le rapport d’équivalence entre la figure de Madeleine telle qu’idéalisée par Flavières et la nation déchue est avancé de manière explicite. D’ailleurs, tout dans la séquence du suicide appuie cette idée. Le lieu de la chute est un clocher, métonymie d’une France rurale bientôt instrumentalisée par la propagande pétainiste ; le mouvement vertical de la chute semble mimer l’effondrement militaire brutal de la France ; la conséquence de la chute enfin est symbolique en ce que Madeleine fait corps avec le sol de la patrie.
12Témoin de cette scène, Flavières apparaît comme le véritable pilier du discours historique du roman, comme le suggérait les paroles de Narcejac. Sa subjectivité problématique en fait le représentant d’un « drame collectif », d’un peuple en désarroi.
Flavières : un patriote pathologique ?
13À partir du dispositif allégorique du texte, on peut interpréter la folie du personnage à plus haut sens. Il semble en effet gagner, sur un plan symbolique, une véritable stature de patriote engagé. Cette dynamique est à première vue paradoxale dans la mesure où c’est à travers le personnage psychologiquement le plus instable du roman qu’est exprimé un retour à l’ordre politique.
14À un premier niveau de lecture, Flavières se présente comme un personnage foncièrement passif, à la fois au niveau personnel et collectif. Il n’apparaît nullement engagé dans le processus de guerre et de sauvegarde de la nation : réformé pour cause de pleurésie, il ne participe pas aux combats contre les Allemands, ni plus tard à la Résistance ou à la libération du pays. Il semble irrémédiablement condamné à une posture d’observateur, en proie à la culpabilité de l’embusqué : « Quand il mangeait des babas ou des éclairs, il se sentait coupable jusqu’à l’âme, à cause de la guerre, à cause des vendeuses dont les maris ou les amants se trouvaient sans doute quelque part, entre la mer du Nord et les Vosges6. » Dans ces conditions, la mission qu’accepte Flavières de la part de Gévigne confère au détective un rôle actif et transforme son statut. Dans la mesure où l’on considère Madeleine comme une allégorie de la nation, Flavières, en tâchant d’empêcher la chute morale et physique du personnage, participe à une protection symbolique de la France.
15Cette double lecture peut être reconduite encore plus nettement dans la seconde partie. Nous assistons, certes, au récit d’un cas clinique à travers l’obsession de Flavières d’assimiler constamment Renée à Madeleine. En cela, le roman se centre essentiellement sur la description d’un impossible travail de deuil. Mais la persistance de Flavières à ressusciter la défunte semble valoir également à un second niveau pour fidélité à la patrie. Le détective pourrait dès lors s’apparenter à la figure d’Ulysse en voyage qui n’oublie pas l’île d’Ithaque, demeure fidèle à son épouse, sa terre natale, son identité.
16Cette fidélité est incarnée par un objet-clé dans le roman, celui du briquet doré, que Flavières offre à Madeleine avant sa mort puis qu’il récupère plus tard sur son cadavre et conserve avec lui tout le temps de son exil à Dakar. Ne peut-on pas attribuer en effet à cet objet apparemment anodin une valeur politique ? Il ne constituerait pas seulement une preuve récupérée par l’enquêteur pour faire la lumière sur les événements ou une réactualisation de la torche d’Orphée aux enfers en écho à la croyance du personnage en la résurrection. Il pourrait également être envisagé comme une transposition romanesque de la flamme du soldat inconnu. En ce sens, Flavières, dans le plus fort de son désespoir, loin de la métropole occupée, aurait tout de même su garder la foi dans l’intégrité de sa patrie.
17Selon cette même logique de correspondance allégorique, l’entreprise de résurrection de Madeleine dans la seconde partie s’apparenterait à une tentative de restauration de la patrie défaite. En l’occurrence, la volonté du personnage est loin d’être défaillante puisqu’il contraint tyranniquement « Renée » – le nom est significatif – à ressembler à Madeleine en lui offrant les mêmes vêtements et bijoux qu’elle portait à l’époque. Au travestissement machiavélique de Renée en fausse Madeleine au début du roman s’oppose ici un travail de refiguration vestimentaire. L’enquête de Flavières s’est muée en féroce inquisition : il cherche par tous les moyens à faire avouer à Renée qu’elle est bien Madeleine. Comme l’exprime Martine Bouché-Pétreault, « c’est en quelque sorte la morte qu’il s’agit de faire parler par la bouche de la vivante7 », et nous pourrions ajouter : « par son corps ». Là encore, toute l’originalité de l’œuvre serait de placer la noblesse d’un projet restaurateur dans le personnage le plus pathologique de tous : rhabiller une femme à la manière exacte d’une défunte ne tient-il pas surtout de la nécrophilie8 ? Toute la stratégie du roman repose sur cette caractérisation psychologique excessive qui semble en permanence contredire une lecture positive et valorisante de l’enquête acharnée de Flavières.
D’entre les morts, une fable républicaine
18Derrière le genre du roman à suspense affleure donc un sous-texte politique qu’il convient de préciser. Les auteurs semblent défendre une vision républicaine des événements, conformément au contexte de rédaction du roman où l’État français est publiquement conspué.
19Cette ligne républicaine se manifeste tout d’abord dans l’interprétation qu’on peut faire de l’intrigue. Madeleine ne s’est pas suicidée mais a été en réalité assassinée par son mari et la maîtresse de celui-ci, Renée Sourange. Gévigne a donc manipulé Flavières depuis le début, car il savait en effet que le détective, en proie au vertige, ne pourrait monter l’escalier du clocher. La clé du crime est la suivante : Renée Sourange, déguisée en Madeleine, grimpe rapidement l’escalier et rejoint son amant qui a assommé au préalable sa femme. Elle simule un cri tandis que Gévigne jette le corps de sa femme dans le vide. Flavières, en assistant à la scène, devenait ainsi le parfait témoin susceptible de valider à la police la fausse piste d’un suicide.
20Or, de la même manière que Renée Sourange s’est faite passer pour Madeleine, l’État français de Vichy ne s’est-il pas lui aussi présenté sous les traits d’une France éternelle, alors qu’il pactisait et collaborait avec l’Allemagne ? Selon cette hypothèse de lecture, la France à l’instar de Madeleine ne se serait pas suicidée mais aurait été assassinée – un crime peut-être imputable à la frange de la classe dominante ayant versé dans la collaboration. Gévigne est en effet un grand industriel dont les affaires reposent sur la poursuite de la guerre. Le texte ne manque pas de préciser plus loin que sa rencontre avec Renée Sourange s’est déroulée à l’Hôtel Continental, devenu pendant la guerre le siège du commissariat à l’Information et un instrument au service de la propagande allemande. Dans la seconde partie, Renée, double négatif de Madeleine, réapparaît dans les bras d’un riche étranger, Almaryan, qui se livre selon toute vraisemblance au marché noir. Cette activité de prostitution sous-entendue peut se lire là aussi comme une métaphore cryptée de la collaboration. Or, en installant Renée à Marseille dans l’« Hôtel de France », qu’on peut interpréter comme l’antinomie de l’« Hôtel Continental », puis en l’assassinant, Flavières apparaît comme le fossoyeur d’une France veule voire collaborationniste. Son acte, comme dans une tragédie classique, serait celui d’une purge, d’une catharsis, où la communauté mise en danger retrouverait sa solidité première en liquidant son passé sombre.
21Cette analyse, associant Flavières à une restauration républicaine de la patrie, trouve son point de départ dans la séquence fondamentale de la séance de cinéma qui clôt la seconde partie, où Flavières reconnaît Madeleine à l’écran :
Restaient quatre heures à tuer. Il entra dans un cinéma. Peu lui importait le programme. […] L’écran s’illumina et une tonitruante musique annonça les actualités. La visite du général de Gaulle à Marseille. Des uniformes, des drapeaux, des baïonnettes, la foule contenue difficilement sur les trottoirs. […] Une femme qui se retournait lentement vers la caméra […]. Un remous la dérobait soudain, mais Flavières avait eu le temps de la reconnaître. À demi dressé, il avançait vers l’écran une face terrifiée9.
22C’est donc sous l’égide, symbolique, du général de Gaulle – lequel visite Marseille le 15 septembre 1944, quelques jours après la Libération de Paris – que Flavières décide de rechercher Madeleine et de la ramener à la vie. De même, le choix des romanciers de choisir Dakar pour lieu d’exil à leur personnage est lui aussi significatif, puisque la ville est liée à la geste gaullienne. Même si la bataille de Dakar a marqué un coup d’arrêt au déploiement politique de la France Libre, elle n’en constitue pas moins la première tentative militaire d’envergure du général pour contrer le basculement de la France dans l’armistice et pour continuer la lutte face à l’Allemagne fasciste. Le récit apparente également le détective à une figure républicaine par le choix de l’onomastique. Les initiales de Roger Flavières font l’objet d’un traitement particulier dès les premières pages du roman lorsque le détective aperçoit pour la première fois celle qu’il croit être Madeleine au théâtre Marigny, aux côtés de Gévigne : « La loge dessinait autour d’elle un cadre d’or pâle. Il ne manquait plus qu’une signature au coin du tableau, et Flavières, une seconde, crut la voir, en petites lettres rouges : R. F.10…» Ces deux initiales, réactivant le syntagme « République française », posent à l’orée du texte le motif de la patrie en danger.
Un discours critique sur la mémoire de Vichy
23Nous pouvons aller encore plus loin dans l’analyse : si le roman constitue bien une fable républicaine, il est également porteur d’un discours plus critique sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. En cela, il prend ses distances avec le triomphe dans l’après-guerre de la mémoire gaulliste alors même qu’il est publié, coïncidence surprenante, la même année que Les Mémoires d’espoir de De Gaulle, en 1954. Loin de communier dans un mythe résistancialiste, D’entre les morts représenterait plutôt le refoulement dont un régime politique et un passé trouble peuvent faire l’objet.
24Ce discours est à nouveau porté par le comportement du personnage de Flavières. Lorsque le détective découvre la sordide vérité, il étrangle Renée Sourange dans l’obscurité de sa chambre d’hôtel. Nous avons plus haut associé ce geste à une liquidation active de la France vichyste. C’était toutefois sans prendre en compte le détail de cette scène et l’état dans lequel Flavières se trouve lorsqu’il accomplit son acte. Ce dernier n’est pas prémédité mais commis dans la folie, due notamment à l’alcoolisme et à la culpabilité destructrice du personnage. L’aveu de Renée précisant qu’il n’est pour rien dans la mort de Madeleine réduit à néant le « roman » qu’il s’est forgé pendant de longues années. La décharge psychique est alors si grande pour Flavières qu’elle ne trouve de résolution que dans le meurtre. Si le détective recherche la vérité tout au long du roman, il n’est ici plus en état de l’accepter et se protège voire se sauve par un processus de refoulement. Celui-ci est annoncé peu avant la scène finale du meurtre. Le lecteur accède en effet au for intérieur du personnage qui déclare : « Un amour qui a ressemblé à une tapisserie merveilleuse : à l’endroit, il racontait une légende extraordinaire ; à l’envers… je ne sais pas… je ne veux pas savoir11… » Ce motif de la tapisserie, fondé sur l’existence d’un sens explicite et d’un sens caché, légitime la double lecture qu’on peut appliquer au texte dans son ensemble. Si le personnage affirme ne pas vouloir savoir, l’ultime baiser qu’il adresse à Renée une fois morte est accompagné de cette phrase – la dernière du roman –, courte mais significative : « Je t’attendrai, murmura-t-il12 ». Celle-ci prouve combien le détective confond encore les deux figures féminines et met à distance la fable inventée par Gévigne pour le manipuler. Loin d’être guéri de son mal par la révélation du crime, loin de reconnaître et d’assumer la vérité, il persiste dans son égarement et continue d’adhérer à la théorie plus ou moins ésotériste de la résurrection des corps. En cela, l’œuvre de Boileau-Narcejac se démarque nettement d’un roman, comme tant d’autres à son époque, à la gloire de la Résistance. Les derniers mots du livre rangent définitivement Flavières du côté des anti-héros. La chute est pessimiste et le baiser trompeur. Il ne signifie nullement le point de départ d’une réconciliation possible entre deux Frances que tout a séparées – celle de la collaboration et celle de la résistance – mais dévoile au contraire la force de refoulement dont un traumatisme, individuel aussi bien que collectif, peut être affecté.
25La précision du destin post-mortem de Madeleine, placée par anticipation au milieu du roman, complète et valide cette interprétation. Lorsque Flavières, de retour à Paris après son séjour dans les colonies, s’informe de l’endroit où Madeleine a été enterrée, la concierge de l’immeuble de Gévigne lui répond : « Au cimetière de Saint-Ouen. Mais la fatalité l’a poursuivie jusque-là. Quand les Américains ont bombardé La Chapelle, toute une partie du cimetière qui borde la voie a été retournée. On a retrouvé des pierres et des ossements un peu partout13. » Quel symbole plus significatif du processus de refoulement que cette absence de lieu de mémoire ?
26D’entre les morts se révèle donc une œuvre riche d’interprétations possibles si tant est qu’on parvient à se détacher du fil de l’intrigue pour rendre toute son importance au contexte historique dans lequel elle s’inscrit. L’expérience de la guerre affleure certes dans de nombreuses autres œuvres de Boileau-Narcejac comme Le Soleil dans la main, Le Goût des larmes ou encore Nuit et brouillard. Ainsi que l’affirme Narcejac dans La Fin d’un bluff, « la guerre totale nous a marqué pour toujours14. » Néanmoins, celle-ci n’est nulle part aussi présente et significative que dans D’entre les morts. Loin de la faire apparaître comme une simple toile de fond, ce roman apparaît porteur d’un discours critique fondé notamment sur la prise de distance ironique avec la lecture de l’histoire gaulliste imprégnant l’imaginaire social de la France d’après-guerre. Le roman, derrière sa nature apparente de fable républicaine, peut être compris comme un dispositif visant à faire ressurgir toute la part de refoulement dont la France de Vichy fait l’objet, à un moment où le mythe résistancialiste est fortement actif.
1 Une unique thèse de doctorat, n’ayant pas donné lieu à publication, intègre cet ouvrage de Boileau-Narcejac au cœur de ses analyses. Voir Martine Bouché-Pétreault, La Stratégie du dérèglement dans quatre romans de Boileau-Narcejac, thèse dirigée par Régis Miannay et soutenue en 1985 à l’Université de Nantes.
2 Cité dans Dan Auiler, Vertigo. The Making of a Hitchcock Classic, New-York, Saint Martin’s Press, 1998, p. 63.
3 Robert Deleuse, « Le Roman policier en question, entretien avec Thomas Narcejac », Roman, no 24, 1988, p. 37.
4 Boileau-Narcejac, D’entre les morts [1954], Paris, Gallimard, coll. « Folio policier », 1999, p. 147.
5 Ibid., p. 100.
6 Ibid., p. 61.
7 Ibid., p. 227.
8 Hitchcock insiste d’ailleurs particulièrement sur la dimension nécrophilique de la pathologie de Flavières. Voir Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993, p. 208 : « C’est la situation fondamentale du film. Tous les efforts de James Stewart pour recréer la femme, cinématographiquement, sont montrés comme s’il cherchait à la déshabiller au lieu de la vêtir. »
9 Boileau-Narcejac, D’entre les morts [1954], Paris, Gallimard, coll. « Folio policier », 1999, p. 88.
10 Ibid., p. 29.
11 Ibid., p. 185.
12 Ibid., p. 186.
13 Ibid., p. 111.
14 Thomas Narcejac, La Fin d’un bluff. Essai sur le roman policier noir américain, Paris, Le Portulan, 1949, p. 61.
organisée par Sophia Mehrbrey et Angélique Salaün à l’Université de Rouen le 10 mai 2017
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 13, 2018
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Quelques mots à propos de : Aurélien d’Avout
Université de Rouen-Normandie
CÉRÉdI – EA 3229