Sommaire
Poésie moderne et méditations
Actes des journées d’étude organisées à l’Université de Rouen les 21 mars 2017 et 19 mars 2018, publiés par Christophe Lamiot (ÉRIAC) et Thierry Roger (CÉRÉdI)
- Introductions
- Christophe Lamiot Poésie moderne et méditations, journée d’étude
- Thierry Roger Poésies de la méditation : modes de discours, modes de vie
- Voix de poètes
- Claude Ber À la diable et à l’emporte-pièce. Du poème comme pratique méditative
- Lee Ann Brown Meditation and Poetry
- Laynie Browne Thoughts on Meditation and Writing
- Norman Fischer Meditation and Poetry
- Carla Harryman Mirror Play and Meditation
- Amy Hollowell Poetry and meditation
- Armelle Leclercq Bric-à-brac
- Christophe Lamiot Enos À mes amies les tortues
- Joe Ross Poetry and Meditation
- Communications universitaires
- Isabelle Alfandary Méditer avec Gertrude Stein
- Anne Gourio Yves Bonnefoy, le haïku et la méditation de la présence
- Jean-François Puff Jacques Roubaud et l’usage méditatif du poème
- Caroline Andriot-Saillant Méditations murmurées dans Son blanc du un de Dominique Fourcade
- Thierry Roger De l’usage du poème : lire, interpréter, méditer
Voix de poètes
Bric-à-brac
Armelle Leclercq
1Quoi de mieux que les objets anciens pour nous faire abyssalement méditer sur le temps ? Ils nous renvoient au passé, à l’héritage historique, à la vie quotidienne ou somptuaire des ancêtres, à la préservation, la conservation ou la restauration du patrimoine et puis tout doucement nous font glisser en nous-mêmes, entrer dans la profondeur des siècles et nous demander ce qu’il demeurera ensuite d’aujourd’hui. Ils sont des témoins et des indices. Pas toujours déchiffrables, ils nécessitent de multiples sciences pour être perçus, compris, définis. On les trouve parfois totalement au hasard. Ils semblent alors des signes, des symboles tombés sur notre chemin pour nous parler maintenant. Ils sont aussi immensément et tout simplement présence.
2Traduction des textes en anglais par Amy Hollowell.
In/animé
3Le vase asiatique en faïence olive,
Une carpe
Jaillissant de l’eau
– L’objet montre même,
Dégoulinant de la nageoire dorsale
Vers la queue courbe, les vaguelettes –
Essaye de gober une affiche
Et bondit sans fin sur la commode,
Gueule bée.
In/animate
4The Asian vase in olive-green earthenware,
A carp
Bursting out of the water
– The object even depicts
Little ripples from the dorsal fin,
Near the curved tail –
Tries to swallow a poster
And leaps endlessly on the dresser,
Mouth agape.
Intériorités
5Broki, brocante, dans la mémoire
Gît la vitrine du magasin
Sise dans cette bâtisse magnifique
À l’angle de la ruelle aux deux lauriers roses
Et dans l’antre
Où mène un escalier
Une présence reluisante, brune, sombre, mystérieuse :
Merisier, chêne,
Les chambranles chantournés,
Motifs en plis de serviette sur les portes,
Superbes serrures,
Tiroirs ayant renfermé tous les secrets d’antan,
Des armoires et des armoires rustiques,
Soupirantes,
Avec tout leur être-là,
Grincements, odeurs de cire,
À saluer à l’infini.
Interiorities
6Seco, secondhand store, a memory
Of the shop window
In the magnificent building
At the corner of the narrow street with two oleander trees
And in the back
Up the stairs
A dark and shiny, brown and mysterious presence:
Cherry, oak,
Fretted frames,
Linenfold patterns on the doors,
Superb locks,
Drawers that kept all the secrets of old,
Closet upon rustic closet,
Sighing
With all their being-here,
Creaks, smell of wax,
To infinitely praise.
Blasé
7Valétudinaire,
Le quidam trop naze, teint de régule,
Se contente de passer
Frôlant l’amoncellement – photos anciennes – sans poser, bien las, son regard.
Tout à part lui, ronchon, sans doute marmonne-t-il :
« Bon sang, que ne peut-on dégotter ici,
Nouvelle, une vie d’occase. »
Blasé
8Valetudinarian,
The frazzled fellow, metallic complexion,
Is just passing through
Grazing a stack – old photos – without, weary, so much as a glance.
To himself, grumpy, he no doubt mutters:
“Good grief, like to find something new here
Even a secondhand life.”
Bonimenteur
9Gouaille, le type à la réderie,
Ses compliments pleuvent tels des carreaux d’arbalète :
« Allez, M’sieurs-Dames, métal argenté par ici !
Théière superbe,
Le bec aussi long que votre nez.
Allez, allez, tout le lot on prend.
Mais oui, mon bon monsieur,
Ce portrait de barbu rougeaud vous ressemble.
Non, Madame, cette tasse n’a plus d’anse,
Si cela vous disconvient,
Prêtez-lui donc vos grandes oreilles.
Hop, ma belle, la soucoupe ? T’as raison !
Ce coffret ? Un pied il manque ?
Saperlipopette ! Si je commence à faire des discriminations !
Allez, allez, point de simagrées,
Un lot par ici,
Toutes les occasions dont vous rêvez
Chez Bibi !
Hé, quelle est votre marotte ?
Votre addiction ? Votre dada ?
Depuis trente ans je contente
Tous ceux qui passent par mon étal :
Les arctophiles, les fibulanomisyophiles,
Les placomusophiles, les buirophiles,
Les molabophiles, les cappaspingulophiles,
Les buxidanicophiles, les digiconsuériphiles,
Les molubdotemophiles, les chartasignipaginophiles.
Votre toquade du moment avouez-moi.
Un encrier ?
Alors vous voici atramantophile. Ouais, mon gars,
Des étiquettes, j’en ai aussi pour les bonshommes.
Tiens ! V’la les témoins de Jéhovah.
Qu’es aquò ?
Ah, mes braves, vous êtes gentils,
Mais sans façon, je suis athée comme le service.
Vous prendrez, oui, une tasse ?
Elle est un peu fêlée comme moi
Ou bien des timbres, je suis aussi timbré.
Hep, ne le redites pas :
Seuls ceux d’avant-guerre quelque chose valent.
Doigt sur la bouche, hein, juste entre nous, c’est un secret.
Seriez-vous numismates ?
Là, un beau faux de monnaie romaine,
Contrefaçon répertoriée,
Oh certes pas très fine je vous l’accorde,
On voit les stries.
Quoi, Monsieur ? Ce pot en fer ?
Gros comment ?
Gros comme votre bidon.
Prenez ce chapeau ! Là, vous voici toqué !
Mais non, ce couteau n’est pas bossu :
C’est une illusion d’optique !
Chouchou, tu es gentil de ne pas me casser le cristal !
D’emporter ce seau à glace, vous avez tout loisir
Si vous êtes givré, voui,
Messieurs, Mesdames,
C’est la braderie
Chez mézigue,
La foire-fouille, comme il vous plaît !
Regardez ce plat
Pour mettre des fruits dedans :
Et hop ! À l’envers,
Vous pouvez même sur la tête le mettre
Quand vous en avez franchement trop ras-le-bol de la vie ».
Barker
10Cheeky, this collector,
His compliments rain like crossbow bolts:
“C’mon, ladies and gents, silver-plated over here!
Superb teapot,
The spout’s as long as your nose.
C’mon, c’mon, the whole lot has to go.
Oh yes, my good sir,
This portrait of the ruddy-faced, bearded fellow resembles you.
No, ma’am, this cup no longer has a handle,
If that bothers you,
Lend it your big ears.
Hey, my beauty, the saucer? You’re right!
This cabinet? It’s missing a leg?
By gum! If I start picking and choosing!
C’mon, c’mon, no mumbo jumbo,
A lot here,
All the deals you can dream of
At Goofy’s!
Hey, what’s your hobby?
Your addiction? Your thing?
For thirty years I make everyone
Happy who passes by my stall:
Arctophiles, fibulaphiles,
Collectors of bottle caps, oilcans,
Coffee grinders, hatpins,
Snuffboxes, thimbles,
Pencil sharpeners, bookmarks.
Your latest fancy, reveal it to me.
An inkwell?
So you’re an atramantophile. Yes, my friend,
Labels, I also have them for gentlemen.
Look! Here’s the Jehovah’s Witnesses.
Qu’es acquò?
Ah, fellas, you’re nice,
But your stuff’s not for this atheist.
You’ll take a cup, yes?
It’s a bit cracked like me
Or maybe stamps, I’m also stamped ‘crazy’ sometimes.
Hey, don’t repeat it:
Only the pre-war ones are worth anything.
Finger to your lips, huh, just between us, it’s a secret.
Are you a numismatist?
Here, a good fake of Roman money,
Certified counterfeit,
Oh sure, not very refined I agree,
You can see the streaks.
What, sir? This iron pot?
Big as what?
Big as your gut.
Take this hat! There, you’ve been capped!
Oh no, this knife isn’t hunchbacked:
It’s an optical illusion!
Honey, you’ll be so kind as not to break the crystal!
Take this ice bucket, it’s all yours
If your brain is on ice, yeah,
Ladies and gentlemen,
It’s a closeout sale,
At my place,
Rummage at will!
Look at this plate
To put fruit in:
And then! Upside down,
You can even put it on your head
When you’re really fed up with life.”
Frou-frou
11Voix d’homme, voix de femme,
Deux antiquaires
– Ils ne se sont pas revus depuis le dernier salon –
Là, sur l’avenue, froissements et feuilles
(Automne)
Profitent,
Grande brocante un stand,
Confortablement assis dans le molleton
Tandis que tombe, fanfreluche, autour de leurs silhouettes
Un rideau rouge et or
Pour se draguer
De cette invention géniale :
Sinueux comme mordorées les virevoltes
De ce qui autour des platanes choit,
L’objet idoine,
Acajou, un fauteuil conversation.
Rustling
12Man’s voice, woman’s voice,
Two antiquarians
– They haven’t seen each other since the last fair –
There, on the avenue, rustlings and leaves
(Autumn)
Benefiting,
A big stand,
Comfortably sitting in fleece
While is draping, frilly, around them
A red and gold curtain
To draw attention
To this brilliant invention:
With a swirl like the bronze twirls
Of what is falling from the plane trees,
The perfectly suitable object,
Mahogany, a courting chair.
Vitrification
13Labyrinthiques,
Tous ces ennuis que l’on cause aux vivants :
Obligations,
Procédures et protocole,
– Se frotter les antennes avant de rentrer –
Principes,
Respect scrupuleux, apeuré, de l’étiquette
Pour se mouvoir dans la termitière
Et deux cents ans plus tard se retrouver
Sous vitre
Tiré à quatre épingles,
Bobine sur une photo
En brocante vendue,
Ancêtre au nom évanoui,
On l’aura emmerdé sur terre.
Vitrification
14Labyrinthine,
All these troubles that the living endure:
Obligations,
Procedures and protocol,
– Rub antennas before entering –
Principles,
Scrupulous, fearful respect of the etiquette
For moving in the termite mound
And two hundred years later end up
Under glass
Dressed to the nines,
Mug in a photograph
At a flea market sold,
Ancestor with a forgotten name,
They would have messed with him on earth.
Une dans tes bras
15Sur le boulevard devant l’école
Tu reviens :
Des gens vers la barrière s’arrêtent,
Te laissent passer, toi qui transportes
Celle dont quelqu’un clame qu’elle est vraiment belle,
Cette femme – tu la tiens serrée dans tes bras.
Attroupement pour cette,
Magnifique il est vrai,
Devant le petit bureau de poste,
Adorable personne avec son déhanché.
Je l’aperçois tout contre ton torse
Offrant ses seins d’un voile à peine recouverts
Aux passants.
Logique s’ils t’arrêtent encore
Pour jouir des minauderies de celle,
Front laiteux,
Mains de givre,
Que contre ta chemise tu serres :
Yeux flocons,
Teint de lys,
Cariatide en plâtre toute blême,
Parfait galbe,
Bras en stuc,
Qu’elle est belle,
Sa peau crème,
Celle qui avec toi se balade
– Mais moi je suis la femme vivante quand même.
One in Your Arms
16On the boulevard in front of the school
You return:
People near the guardrail stop,
Let you pass, you’re transporting
One who someone shouts is really beautiful,
A woman – you hold her tight in your arms.
A crowd for this,
Magnificent, it’s true,
In front of the post office,
Adorable curvy person.
I see her snug to your torso
Offering her breasts barely veiled
To the passers-by.
It’s logical that they stop you again
To enjoy the airs and graces of the one,
Milky forehead,
Frosted hands,
Who you hold against your shirt:
Glassy eyes,
Lily-white,
Pallid plaster caryatid,
Perfect curves,
Stucco arms,
How beautiful she is,
Her skin like cream,
The one who walks with you
– But I’m the living woman after all!
Reliure
17Le revendeur de livres improvisé,
Trottoir en coin, cartons et tréteaux,
Le reliquat de quelque naufrage ?
Son bouquin, Ovide,
Une édition xixe
Surnageant,
Tiens, dans la pogne m’arrive.
Ce vertige,
Là, sous la reliure jaunie, cassée, noircie,
Une houle,
Ton latin,
Lignes comme autant de vagues
Qui secouent
Tes mots non pontifiants des Pontiques,
Termes que tu as choisis toi-même, Publius,
Un jour d’aligner en prononciation qui nous demeure
Pour une part inconnue.
Ces lettres-ci avant celles-là,
Giclements d’écume,
Vingt siècles plus tard
Les voici, énième réédition.
Timide comme qui s’aventure sur la vase,
Osant un pas d’un côté, un pas de l’autre
(La langue étrangère),
Je les touche ce jour, avril 2009,
Par ton viatique en lien direct
Avec cet instant, octobre an 13
– Il faisait frisquet, il avait plu :
Tu couvais un rhume,
Ou bien il faisait chaud encore arrière-saison splendide :
Tu avais une aiguille de pin pris pour en sentir la résine,
Aiguillon à souvenirs –,
Ce jour, cet instant précis où tu as décidé :
Je balancerai ces mots-ci dans cet ordre-là dans la suite des siècles,
Ainsi ficelé j’enverrai ce paquet,
Volumen
Qu’ils dévideront,
Mots brindilles par lesquelles croyant en chair et en os t’atteindre,
En effleurant la surface
Sur la page de codex, comme tant d’autres
Je tends désespérément la main.
Binding
18The improvised bookseller,
Boxes and trestle, on a sidewalk corner,
The detritus of some shipwreck?
His book, Ovid,
A 19th-century edition,
Afloat,
Here, ends up in my paw.
Swirling,
There, under the yellowed, broken, smudged binding,
A swell,
Your Latin,
Lines like so many waves
That rock
Your non-pontificating words of Epistulae ex Ponto,
Terms that you chose yourself, Publius,
To one day align in a pronunciation that for us remains
To some extent unknown.
These letters before those,
Splashes of foam,
20 centuries later
Here they are, an umpteenth edition.
Timidly like one walking into a mudflat,
Venturing a step one way, then the other
(A foreign language),
I touch the letters on this day, April 2009,
With your guidance directly linked
To the moment, October 13 A.D.
– It was chilly, it had rained:
You were coming down with a cold,
Or perhaps it was still hot, splendid late autumn:
You had taken a pine needle so as to smell the tar,
To spark memories –,
The day, the precise moment when you decided:
I will cast these words in this order across the centuries,
Thus bundled I will send forth this package,
Volumen
That they will unwrap,
Word twigs through which hoping to find you in flesh and bones,
Brushing the surface
Of the codex pages, like so many others
I desperately extend my hand.
Ermite
19Le coffret chryséléphantin
Et son bas-relief
– Saint Jean-Baptiste en peau de bête,
Nourri de lait, de miel –
Sur quelles montures et dans quelles sacoches,
Parmi quels chargements, paille ou grain, a-t-il donc brinquebalé ?
Paradoxal, ce vieux rêve il alimente :
Fuir, fuir, solitaire, dans la forêt profonde, ermite,
Rejoindre, idéal, un temps achronique,
L’écoulement fini,
Avec pour seule ritournelle
Comme un cyclique saisonnier :
L’éternité du chant d’oiseau.
Hermit
20The chryselephantine box
And its bas-relief
– Saint John the Baptist in leather,
Fed with milk and honey –
On which mounts and in which bags,
Among which loads, straw or grain, was it thus jostled?
A paradox, the old dream it fuels:
Flee, flee, alone, deep in the forest, hermit,
Return to, ideal, a timeless time,
Flowing no more,
With a single refrain
Like a seasonal cycle:
The eternity of birdsong.
Immanence
21Ces objets ont l’immobilité paisible,
La tranquillité peinarde
Des choses anciennes
Certes patinées par l’âge
Mais toujours solides
Et bien là.
Peu leur chaut notre vie organique de feuille embarquée par les rapides :
Ils ont survécu à nos ancêtres,
Par-delà notre mort seront encore présents.
Immanence
22These objects possess peaceful stillness,
The easy tranquility
Of old things
Of course displaying the patina of age
But still solid
And still here.
Of little import to them our life carried away like a leaf in the rapids:
They outlived our ancestors,
Beyond our death they will be present still.
Bric-à-brac / Bric-a-brac : extraits
23
Actes des journées d’étude organisées à l’Université de Rouen les 21 mars 2017 et 19 mars 2018, publiés par Christophe Lamiot (ÉRIAC) et Thierry Roger (CÉRÉdI)
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 21, 2018
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=471.
Quelques mots à propos de : Armelle Leclercq
Université de Pau
Laboratoire ALTER
Née en 1973, Armelle Leclerc est spécialiste de littérature médiévale, Elle enseigne le français aux étudiants étrangers à l’Université de Pau. En 2004, elle participe à l’anthologie 49 poètes, un collectif (Flammarion). En 2005, elle publie aux éditions Comp’Act son premier livre de poèmes, Pataquès. D’autres recueils suivront, publiés par les éditions Lanskine en 2008 et 2012 : Vélo vole et Paysage à rebours ainsi qu’une pièce de théâtre en 2015, La Compagnie vous salue, et par les éditions du Corridor bleu en 2014 et 2016 : Les Equinoxiales, sur le Japon, et Les Arbres.