Sommaire
Dramaturgie du conseil et de la délibération
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en mars 2015, publiés par Xavier Bonnier et Ariane Ferry.
Conseil scientifique :
Jean-Philippe Agresti (Université d’Aix-Marseille, Droit) ; Jean-Claude Arnould (Université de Rouen, Directeur du CÉRÉdI) ; Éric Avocat (Université de Kyoto, Japon) ; Antoine Compagnon (Collège de France / Columbia University) ; Pierre Czernichow (PU-PH Université de Rouen) ; Myriam Dufour-Maître (Université de Rouen, CÉRÉdI, Présidente du Mouvement Corneille) ; Annie Hourcade (Université de Rouen, ÉRIAC) ; Mireille Losco-Léna (ENSATT-EA 4160 Passages XX-XXI) ; John D. Lyons, (Université de Virginie, Charlottesville) ; Christophe Martin (Université Paris IV- Sorbonne) ; Witold Konstanty Pietrzak (Université de Lodz, Pologne).
- Xavier Bonnier et Ariane Ferry Avant-propos
- Conseil et délibération de la scène tragique grecque à la scène contemporaine
- Claude Gontran Dramaturgie du conseil et de la délibération dans le Philoctète de Sophocle
- Tiphaine Karsenti Entre topique et matériau théâtral : le conseil dans la tragédie française au tournant des xvie et xviie siècles
- Delphine Amstutz Favoris et conseillers sur la scène tragique du premier xviie siècle
- Katsuya Nagamori Confidents et conseillers du roi dans la tragédie du xviie siècle
- Tony Gheeraert Héros et / ou orateur ? Conseil et délibération dans le dernier acte d’Horace de Pierre Corneille
- Myriam Dufour-Maître Délibérer, dialoguer, décider dans les tragédies tardives de Corneille
- Tomoko Takase Le « théâtre de famille » de Madame de Staël après 1800 : une dramaturgie du for intérieur
- Filippo Bruschi Wagner et Mallarmé : deux hypothèses pour un théâtre de la cité
- Antoine Muikilu Ndaye Conseil dans Pas de feu pour les antilopes de Norbert Mikanza et concertation dans Ton combat, femme noire de Katende Katsh
- Célia Bussi Le théâtre de narration, un espace privilégié de la délibération
- Représentations des dramaturgies de l’intime et du communautaire
- Milagros Torres Doute, conseil et dramatisation dans El Conde Lucanor, de Don Juan Manuel : le « sucre » et l’ordre
- Gérard Milhe Poutingon Panurge le décalé. L’imaginaire concrétisant du conseil et de la délibération au xvie siècle
- Nadège Langbour Délibérer avec soi-même : la théâtralisation du jugement critique dans les Salons de Diderot
- Bérengère Voisin La délibération mise en scène : Prenez soin de vous (2007) de Sophie Calle ou les vertus du chœur
- Gaspard Delon et Sandra Provini Les représentations du conseil du roi à l’origine du massacre de la Saint-Barthélemy : des témoignages contemporains à La Reine Margot de Patrice Chéreau (1994)
- Benjamin Lenglet De l’engagement et de son insuffisance : les exemples de 12 Angry Men de Sidney Lumet et 12 de Nikita Mikhalkov
- Conseil et délibération sur les tréteaux de l’Histoire du monde
- André Bayrou Le conseil rejeté. Mises en scène de la transgression dans la vie et la carrière des humanistes français
- Sandrine Caroff-Urfer Scènes de conseil et de délibération dans les Mémoires du cardinal de Retz : une dramaturgie au service de l’héroïsation de soi
- Camille Kerbaol Les scènes de conseil et de délibération dans les Mémoires de Saint-Simon : une tragédie de la parole politique
- Éric Avocat Du théâtre à la théâtralité : la scène parlementaire et la pluralité des mondes dramaturgiques
- Yves-Marie Péréon Mettre en scène le cerveau du président : Roosevelt et le brain-trust, 1932-1945
- Luc Benoit à la Guillaume La mise en scène reaganienne des discours sur l’état de l’Union
- Klaas Tindemans La dramaturgie de la négociation politique. La frontière poreuse entre la politique réelle et la fiction politique
- Jean-Louis Jeannelle Le Temps d’apprendre à vivre de Régis Debray : un Breviarum politicorum à l’âge de la médiologie
- Éric Avocat et Marcel Lemonde Le pas boiteux de la justice
Représentations des dramaturgies de l’intime et du communautaire
La délibération mise en scène : Prenez soin de vous (2007) de Sophie Calle ou les vertus du chœur
Bérengère Voisin
1Prenez soin de vous de Sophie Calle est une œuvre protéiforme, qu’il s’agisse des éléments qui la composent ou de son mode de diffusion. Publiée sous forme de livre en 2007 chez Actes Sud, l’installation est également visible par le public sous forme d’expositions. Depuis sa première présentation au Pavillon français lors de la 52e Biennale d’arts visuels de Venise, du 10 juin au 19 novembre 2007, elle a été présentée dix-huit fois1, dont une en France à la Bibliothèque nationale de France, dans la salle Labrouste. L’œuvre est composée d’images fixes, d’images mobiles et de documents très variés : lettres, rapports, commentaires de texte, analyses littéraires et linguistiques, notes d’entretien, récits, poèmes, grille de mots croisés, ordonnance, dessins, affiche publicitaire, article de presse, scénario, conte pour enfant, copie d’enfant, partition musicale, fiche de lecture, lettre codée, graphique, traductions, compte rendu de tirage de cartes, de partie d’échecs, de bilan comptable, de composition florale ou encore paroles de chanson. La plupart des textes et des documents ne sont pas de la main de Sophie Calle.
2Cette relative disparition de l’artiste est justement à la base du projet artistique dont l’intention et la teneur sont clairement décrites :
J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous. J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre. J’ai demandé à 107 femmes – dont une à plumes et deux en bois –, choisies pour leur métier, leur talent, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel. L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter. La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi. Parlez à ma place. Une façon de prendre le temps de rompre. À mon rythme. Prendre soin de moi.
3Les verbes utilisés par Sophie Calle dans la mise en mots de son projet renvoient à deux dimensions qui nous intéressent ici tout particulièrement. D’une part les verbes « analyser, commenter, disséquer » qui induisent une réflexion ordonnée, un examen minutieux et, d’autre part, les verbes « jouer, danser, chanter », qui introduisent l’idée du spectacle, et du même coup d’une mise en scène ludique et grave. Le verbe « interpréter » quant à lui est à la croisée des deux, à la fois du côté de la production de sens, de la traduction et du côté du jeu scénique par lequel il se donne à voir.
4D’un événement intime, personnel, réel et douloureux, Sophie Calle fait une œuvre d’art plurielle fantaisiste. Proposée à un chœur de 107 femmes, la lettre est soumise au jugement, à l’interprétation, à l’analyse, à la créativité de chacune d’entre elles. L’artiste met en scène les différents éléments d’une composition artistique dont elle devient tout à la fois le sujet, l’un des personnages et l’auteur. Sophie Calle fait de sa lettre de rupture un objet de délibération. Les mises en scène (celles des scènes filmées, des photographies, de la situation) et la scénographie de l’exposition constituent les principaux ressorts d’une réelle dramaturgie.
Éléments de composition : le livre
5Le livre réunit, ordonne et présente les éléments visibles lors des expositions. Précisons qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un catalogue d’exposition, mais plutôt d’une des médiations possibles de l’œuvre d’art. À ce titre le support livre est une des variations possibles de l’œuvre : l’édition originale est constituée de dix mille exemplaires. Il a été tiré de cet ouvrage 107 exemplaires numérotés et signés par l’artiste, accompagnés d’une photographie originale. Sur la couverture une photographie de Jean-Baptiste Mondino qui représente une partie du buste et du visage de Sophie Calle, sur lesquels apparaissent en surimpression des mots extraits de la lettre reçue et l’initiale du signataire. Elle fait sienne la partie finale de la lettre, s’approprie les mots d’un autre, les colle à sa peau, comme un tatouage, et tout particulièrement les derniers mots, le titre, gravés sur la première de couverture et du même coup sur elle, presque comme un collier monté en bannière. Les contreplats et les gardes de couleur rose présentent successivement le mail en morse, en système hexadécimal, en braille pour les gardes supérieures et en sténographie, en système binaire, en codes-barres pour les gardes inférieures. Ici converti dans d’autres systèmes de communication, le mail devient un message codé, compréhensible par certains initiés et dont il ressort pour les autres surtout la valeur esthétique des signes. Viennent ensuite et dans l’ordre, les pages de faux titre et de titre, en police de couleur verte, et la dédicace qui occupe trois pages. Sur la première, on peut lire : « à Monique Sindler qui tient dans ce livre son rôle de mère, qu’elle a, depuis, abandonné malgré elle » ; sur la deuxième, la conjonction de coordination « et » isolée ; et sur la troisième page : « à vous ». Cet agencement a pour effet de retarder l’apparition du dernier terme et dans un même mouvement de l’éloigner du reste. Le livre est dédicacé à deux personnes réelles ainsi mises en exergue et pourtant pareillement mises à distance. La formule utilisée pour désigner sa mère, factuelle, efface tout à la fois le lien qui la relie à elle et l’émotion liée à sa disparition. Quant à l’usage de la deuxième personne du pluriel, « vous », seule adresse directe à celui qui a probablement écrit la lettre, elle est suffisamment tardive dans la phrase pour ne pas apparaître comme un hommage concédé, malgré tout. Sur la belle page suivante est présenté le récit qui fait office de prologue : « j’ai reçu un mail de rupture… » et qui sera repris en quatrième de couverture. Narratrice, l’artiste est aussi et surtout celle qui sollicite, donne la parole à d’autres. Ainsi sont logiquement mentionnées nommément les 107 femmes qui composent le chœur : « Les 107 interprètes, par ordre d’apparition ». Le substantif « interprète » fait écho au verbe « interpréter » présent dans le récit initial, mais si le verbe met l’accent sur l’action (elle-même polysémique comme nous l’avons vu dans l’introduction), le substantif « interprète », tout en corroborant l’idée selon laquelle ces femmes auront pour mission de chercher à comprendre et à rendre compréhensible, à donner du sens, à traduire, penche ici davantage encore vers l’idée du spectacle par la précision « par ordre d’apparition », comme si le livre devenait l’espace scénique qu’elles allaient occuper successivement. C’est aussi sur ce point que Sophie Calle insiste dans la liste des remerciements : « les 107 interprètes, pour avoir joué le jeu ». Plusieurs résurgences des fonctions et des caractéristiques du chœur antique nous apparaissent ici clairement : formuler un commentaire sur ce qui se passe, se faire la voix de l’opinion publique, à ce titre constituer un groupe relais du spectateur, divertir par la succession d’intermèdes musicaux, chantés, joués. Reste que « la caractéristique essentielle du chœur tragique était que tous ses membres […] portaient le même costume2 » ce qui n’est pas le cas ici, bien au contraire, c’est la diversité qui prévaut, 107 femmes, 107 spécialités différentes, 107 points de vue, 107 manières d’en rendre compte, 107 portraits photographiques aux mises en scène, cadrages et formats variés. L’originalité du groupe plongé dans une mission interprétative est son éclectisme, ce qu’on pourrait percevoir comme une forme moderne de choralité. Christophe Triau, dans un article intitulé « Choralités diffractées : la communauté en creux » le relève justement pour ce qui est du théâtre :
Être ensemble, dire la communauté, dire l’hétérogène tout autant que le groupe, et la dialectique permanente entre les deux, ouvrir la représentation vers le spectateur et en être le relais : autant de points de tension reconvoqués par le recours à une « choralité » qui ne cesse de mêler leur désir à la conscience de leur fragilité3.
6Le film Douze hommes en colère de Sidney Lumet (1957) présente la même diversité : un groupe éclectique constitué de douze jurés qui doivent se prononcer après délibération et dans le cadre d’un procès sur la culpabilité d’un jeune homme accusé d’avoir tué son père. Activités professionnelles, valeurs, histoires individuelles, aptitudes cognitives et rhétoriques, centres d’intérêt, âges, usages de la langue, profils psychologiques sont autant de point de différenciation entre les individus et de points d’achoppement à la recherche de la vérité. Mais ici il ne s’agit pas de décider collégialement d’une sanction, ni de rechercher la « vérité » ; il s’agit de donner une interprétation personnelle. Nous y reviendrons plus tard. Une liste de 107 femmes donc et qui s’étale sur trois pages où le domaine de spécialité précède le prénom puis le nom : « Chercheuse en lexicométrie, Micheline Renard », « Écrivain pour la jeunesse, Marie Desplechin », « Actrice, Jeanne Moreau ». Une fois les interprètes annoncées vient le mail, entièrement reproduit et précédé d’une note de l’artiste :
Le jour où j’ai reçu cette lettre de rupture par mail, son auteur a publié un livre. Le livre m’était dédié, il m’a quittée le jour de sa sortie. Dans son mail, l’auteur en mentionnait le titre et il signait de son prénom. Afin que son identité ne parasite pas les interprétations – seules sept femmes savaient qui il était –, j’ai remplacé le prénom par un X et le titre du livre par le mot « écriture ». Le projet achevé, il en a pris connaissance, et à sa demande, je lui ai restitué les initiales de son prénom et de son livre.
7Dans un premier temps totalement anonyme, celui qui rédige la lettre accepte de devenir un peu plus visible. Les deux protagonistes de l’histoire racontée, le couple défait, Sophie Calle et G. sont paradoxalement les grands absents de l’œuvre et au centre du propos. L’ancien amant n’existe que par le truchement de sa lettre : il est partout puisqu’on ne parle que d’elle, et nulle part puisqu’il n’est pas physiquement présent, qu’il n’a pas d’autre espace de parole que ce qui reste désormais figé dans l’écriture. La première contribution des 107 femmes sollicitées est présentée sous la forme d’une séance de médiation orchestrée par une médiatrice familiale, Maïté Lassime, et dont le lecteur prend connaissance en visionnant un DVD. La séance de médiation filmée dure une dizaine de minutes : Sophie Calle, assise dans un fauteuil, répond à des questions de la médiatrice qui reste elle hors champ. À côté de Sophie Calle, une chaise vide sur laquelle est posée la lettre. La parole de l’amant est cristallisée dans la lettre sur laquelle il ne peut revenir. D’emblée la médiation est faussée et assumée comme telle : il y a d’un côté une parole vivante, réactive, réflexive, et de l’autre un mausolée. Sophie Calle répond aux questions posées par la médiatrice et destinées à G. ainsi qu’à celles qui lui sont posées à elle directement. Après la rupture le dialogue n’est plus possible, la parole n’est plus que d’un seul côté et prend toute la place, la délibération se fera du point de vue féminin.
8Les cent six autres contributions se succèdent en variant les supports d’expression, et toutes sont accompagnées d’une photographie réalisée par Sophie Calle. Au total, quatre DVD et deux récits insérés. Les quarante-deux dernières interprétations sont réunies sur le quatrième DVD. La première moitié du livre fait davantage place aux contributions écrites, dont celle de sa mère, placée en cinquante-sixième position4, presque au centre, mais pas tout à fait, une femme comme une autre, mais pas tout à fait.
9La présence de l’artiste au sein du chœur est extrêmement réduite : elle veut en faire une œuvre collective dans laquelle elle est dépossédée de son histoire personnelle et témoin de son interprétation. Si, dans le premier DVD, elle est encore visible et bien présente dans les échanges, elle l’est beaucoup moins dans le deuxième qui restitue une conversation téléphonique avec Macha Béranger. L’image perçue pendant le déroulement de la bande sonore est un plan fixe sur des micros derrière lesquels personne n’est physiquement présent ; seule la lettre est posée au milieu d’eux. Sophie Calle n’intervient que très peu pour confirmer une information, poser une question et Macha Béranger de conclure : « c’est un homme qui a besoin de cinéma, de théâtre. Il faut lui faire toutes les scènes de la terre. Comme ça il sera peut-être conquis puisqu’il a besoin de personnages différents. Le fabuleux serait d’être tous les personnages qu’il cherche, mais c’est un gros travail d’actrice. » Dans le troisième DVD, Sophie Calle est cette fois à nouveau visible à l’écran, mais elle est actrice d’un film réalisé par Laetitia Masson et dans lequel elle joue son propre rôle. Il s’agit d’une courte scène d’une durée de cinq minutes environ, dans laquelle elle est dans une voiture avec une autre femme dans un parking souterrain.
10Hormis ces quelques apparitions visuelles et sonores où l’artiste est mise en scène, la parole de l’auteur dans le livre est surtout perceptible au sein des éléments péritextuels. Elle endosse dans cet espace les fonctions traditionnelles du narrateur, les fonctions narrative, testimoniale, de régie, et même évaluative lorsqu’elle reprend la parole lors des derniers mots de l’ouvrage, ceux placés après les remerciements : « Il s’agissait d’une lettre. Pas d’un homme ». Rappelons-nous les mots de Gérard Genette qui suggère que « Le paratexte n’est qu’un auxiliaire, qu’un accessoire du texte5 » donc un élément secondaire, même s’il insiste immédiatement après sur leur caractère indissociable : « si le texte sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme, le paratexte sans son texte, est un cornac sans éléphant, parade inepte6 », ici le paratexte est consubstantiel à l’œuvre d’autant plus que dans un processus inversé à l’usage fréquemment répandu, c’est le contenu de l’œuvre qui est pour une grande partie laissé à d’autres. Il ne s’agit pas de la première expérience du genre dans l’œuvre de Sophie Calle. On peut penser à son film No sex last night (1992) dans lequel la narration est à deux voix ou encore à Douleur exquise (2003), livre partiellement occupé par les récits d’anonymes auxquels Sophie Calle avait demandé de lui raconter leur plus grande souffrance pour l’aider à exorciser la sienne à l’époque, une déception amoureuse, encore une. Christine Macel, Conservatrice en chef du patrimoine au Musée national d’art moderne / Centre Pompidou et commissaire d’exposition de la rétrospective consacrée en 2003 à Pompidou à Sophie Calle, rappelle que :
[l]e travail entrepris par Sophie Calle depuis vingt-cinq ans ne cesse d’interroger et de redéfinir la notion d’auteur, laquelle s’est enrichie de processus de plus en plus complexes de co-signatures, de palimpsestes et d’hypertextualité. […] cependant, l’auteur, s’il n’est plus figé dans une posture d’unicité, de stricte délimitation, s’il s’est décentré, n’en demeure pas moins auteur, en prise avec des questions qui méritent justement d’être repensées aujourd’hui, parfois avec distance, ironie et sens du jeu. Ces questions sont celles du rapport originaire de l’écriture avec la notion d’agir ; du rapport de l’auteur avec les notions de signature, de style, de propriété littéraire ou d’appropriation7.
11Et, ajouterais-je pour ce qui nous occupe ici, de dramaturgie. Sophie Calle met en scène, met en formes, des histoires, elle photographie, filme, classe, agence, fait de la réalité, de ses histoires personnelles une expérience dramaturgique et artistique jouant avec les tensions et les limites des couples vérité-fiction, auteur-personnages, mimesis-diegesis.
Éléments de composition : les expositions
12Les deux premières expositions de Prenez soin de vous témoignent elles aussi d’un certain goût pour la mise en scène et le travail collaboratif. Sophie Calle fait appel à un commissaire d’exposition pour l’aider à penser la scénographie. Pour ce faire elle fait paraître une petite annonce dans la presse (Libération, Le Monde et Beaux-Arts Magazine) : « Sophie Calle, artiste sélectionnée pour représenter la France à la 52e Biennale de Venise, recherche toute personne enthousiaste pouvant remplir la fonction de commissaire d’exposition. Références exigées. Rémunération à négocier. Anglais courant souhaité. Envoyer CV et lettre de motivation à scbiennale@galerie-perrotin.com ». Dans un entretien publié à l’occasion d’une exposition ultérieure à la Whitechapel Gallery8, Sophie Calle rend compte de sa collaboration avec Daniel Buren, artiste et commissaire finalement choisi. Elle rappelle que la discussion dura plus de six mois pendant lesquels il l’amena à penser différemment son espace d’exposition, l’incitant à différencier davantage les murs d’exposition et les pages d’un livre, espaces d’expression qu’elle finissait selon lui toujours par exploiter comme tels, même lorsque son idée de départ était bien une paroi. Chaque mise en espace est une manière de reconsidérer le potentiel dramaturgique de l’œuvre ainsi que le rappelle Kinga Grzech, auteur d’un article intitulé « La scénographie d’exposition, une médiation par l’espace » :
Dès qu’il s’agit de mise en espace, on ne pense qu’à l’architecte. Pourtant, il semble évident que la scénographie d’exposition découle organiquement du théâtre. Elle lui est très certainement redevable, au point de vue des expérimentations techniques, notamment au niveau de la lumière. Mais surtout c’est l’analyse dramaturgique du texte, qui permet de déterminer les moments clefs et les articulations logiques qui rendront une mise en espace intelligible, universellement. C’est l’acte de re-présentation, au sens d’une présentation renouvelée d’une œuvre dramatique ou d’un corpus d’artefacts qui est développé dans un même souci de mise en scène9.
13À cet égard, lorsque Sophie Calle évoque les deux premiers lieux de monstration de Prenez soin de vous, la Biennale de Venise et la BNF, elle insiste sur le fait que ces deux espaces relevaient de problématiques tout à fait différentes : si l’un exigeait de trouver la manière dont elle pourrait montrer le mieux possible son travail dans un environnement très classique, le second, la salle Labrouste de la BNF, exigeait de se faire aussi discret que possible10. En d’autres termes, il fallait exploiter et respecter les contraintes d’une salle historique, dédiée à la lecture et fermée pendant des années pour être réhabilitée11.
14Ainsi considérée par le truchement de trois médiations différentes, le livre, le pavillon français à la Biennale de Venise et la salle Labrouste à la BNF, l’œuvre présente dans tous les cas 107 interprétations d’une seule et même lettre.
La mise en scène de la délibération
15La lettre de rupture reçue par mail et lue par l’artiste lors d’un voyage à Berlin sur son téléphone portable devient alors un objet scénique majeur. La matérialisation de l’objet, originellement dématérialisé, permet d’en faire un accessoire de jeu, un élément de mise en scène : une interprète la déchire, l’autre la jette, encore une la plie, d’aucunes la pressent contre elles, une autre encore l’enfouit sous les draps, certaines en font un accessoire d’une véritable chorégraphie, d’autres s’en servent comme un mouchoir ou comme une cible pendant une séance de tir.
16En outre, le lecteur-spectateur assiste à une série de variations sur les mises en scène possibles des situations de lecture. Les variations portent sur les lieux de lecture, les postures de lecture, les langues de lecture, sur les modalités de lecture (lecture seule ou lecture entrecoupée de commentaires), sur l’effet de lecture (émotionnellement, physiologiquement), sur la nature des productions écrites et enfin sur les canaux de la communication. Qu’il s’agisse du livre ou des expositions, ce qui est donné à lire et à voir au lecteur-spectateur induit une certaine successivité des points de vue, mais en aucune manière il n’est question d’échanges entre les différentes interprètes.
17On pourrait alors considérer qu’il n’y a pas délibération au sens où il n’est pas de stratégie rhétorique qui se développe, de progression ou de régression dans la réflexion, tout juste une compilation de points de vue, sauf si l’on considère que la confrontation des points de vue, constitutive de la délibération, ne fonctionne qu’à une certaine place, celle du récepteur. En ce sens le centre focal de la délibération est le récepteur. C’est lui qui opère la synthèse, qui tisse les réseaux de signifiance, saisit les limites d’une interprétation, s’accorde à telle autre, s’amuse d’un excès, se libère d’une angoisse. Ce qui est délibéré ici, n’est évidemment pas le sort du scripteur de la lettre, mais la lettre elle-même. Aussi nombre de remarques s’attardent sur la structure de la lettre, le style, le rythme, les registres de langue, les figures de style, les implicites, les faiblesses rhétoriques, la structure et la progression du message, ce qui n’empêche pas les interprètes de s’aventurer du côté des conjectures. La personnalité de l’auteur, son intentionnalité, sa valeur morale, la viabilité de l’histoire du couple qu’elles reconstruisent a posteriori sont disséquées elles aussi. Lorsqu’il y a délibération, c’est-à-dire confrontation de points de vue, certains outrepassent nécessairement le cadre du propos. C’est ce que le film de Sydney Lumet affirme également : certains des protagonistes « débordent » également, au sens où l’individu plongé dans un processus cognitif qui vise à comprendre peut avoir recours à l’extrapolation, aux préjugés et aux jugements de valeur. On attend de la délibération (parce qu’elle instaure un processus de communication interpersonnelle) qu’elle régule ces formes d’excursus de la pensée. Dans La Politique d’Aristote est exprimée une idée similaire, selon laquelle la collectivité une fois réunie en un corps permettait d’optimiser les vertus de chacun :
Dans une collectivité d’individus, en effet, chacun dispose d’une fraction de vertu et de sagesse pratique, et une fois réunis en corps, de même qu’ils deviennent en quelque manière un seul homme pourvu d’une grande quantité de pieds, de mains, et de sens, ils acquièrent aussi la même unité en ce qui regarde les facultés morales et intellectuelles12.
18Toutefois, ce que dit le film de Lumet est que la délibération qui instaure un dialogue est aussi et surtout le lieu d’expression d’une vision personnelle (fruit d’une histoire personnelle) qui limite et / ou conditionne l’écho de la parole ou du raisonnement de l’autre.
19La délibération menée par le lecteur-spectateur de Prenez soin de vous est en ce sens très similaire. La portée, l’attrait ou la répulsion des interprétations, l’empathie sont conditionnés par les parcours et aptitudes individuels du récepteur. Si certains apprécieront l’interprétation d’une stylisticienne qui s’attache à rendre compte de « l’effet d’expansion et d’effusion quand l’écriture mime sa propre course », d’autres y seront totalement hermétiques. De la même manière, l’interprétation d’une juge qui souligne « l’extrême contractualisation de la relation » apparaîtra décalée pour certains, pertinente pour d’autres. Beaucoup trouveront un écho personnel aux mots protecteurs adressés par la mère :
Belle, célèbre, intelligente comme tu l’es, tu trouveras très rapidement quelqu’un de mieux. […] on quitte, on est quitté, c’est le jeu, et pour toi cette rupture pourrait devenir le terreau d’une manifestation artistique, non ? Je t’embrasse et je t’aime. Ta mère,
20tandis que d’autres s’amuseront de la non prescription médicale : « Non, je ne vois pas de raison de vous prescrire des antidépresseurs. Vous êtes simplement triste », ou de la grille de mots croisés. L’appréciation de la lettre et dans un second temps de l’œuvre de Sophie Calle relève avant tout d’une idiosyncrasie spécifique. Ici encore il y a une tension permanente entre deux pôles, moi et les autres, sujet récepteur de l’œuvre et sujet délibérant silencieux de la lettre à mi-chemin entre le processus empathique qui me renvoie à moi-même et le processus appréciatif qui renvoie à une œuvre collective présentée publiquement. L’une des caractéristiques de cette œuvre est en effet la tension entre l’espace de l’intime et l’espace public. Sophie Calle insiste sur le fait que les 107 interprètes ont été choisies pour leur talent, leur métier et non pas en raison de leur sensibilité. La délibération n’a pas lieu à huis clos, contrairement à beaucoup d’autres : bien au contraire l’exposition publique participe d’une mise à distance, principe thérapeutique inhérent à la créativité de l’artiste.
1 52e Biennale d’arts visuels de Venise, du 10 juin au 19 novembre 2007. Bibliothèque nationale de France, salle Labrouste, site Richelieu, 26 mars au 6 juin 2008. DHC-ART Foundation (Montréal, Canada) 4 juillet-10 octobre 2008. Paula Cooper Gallery (New York, États-Unis) 9 avril-6 juin 2009. DHC-ART Foundation (MDHVideobrasil-SESC Pompéia, Sao Paulo, Brésil) 10 juillet-7 septembre 2009. Museum of Modern Art of Bahia (Salvador, Brésil) 22 septembre-22 novembre 2009. Whitechapel Gallery (Londres, Royaume-Uni) 16 octobre-3 janvier 2010. Museu de Arte Moderna (Rio de Janeiro, Brésil) 11 décembre 2009-21 février 2010. De Pont Museum of Contemporary Art (Tilburg, Pays-Bas) 23 janvier-16 mai 2010. Louisiana Museum of Modern Art (Humlebaek, Danemark) 23 juin-26 septembre 2010. Tallinna Kunstihoone (Tallinn, Estonie) 28 novembre 2011-8 janvier 2012. EMMA (Espoo, Finland) 2 mars-10 juin 2012. The Pulitzer Foundation for The Arts (St Louis, USA) 16 novembre 2012-20 avril 2013. Lillehammer Kunstmuseum (Lillehammer, Norvège) 12 septembre-25 novembre 2013. Museo Marco (Monterrey, Mexique) 30 octobre 2014-15 février 2015.
2 Harold Caparne Baldry, Le Théâtre tragique des Grecs, Paris, François Maspero, 1975, p. 109.
3 Christophe Triau, « Choralités diffractées : la communauté en creux », Choralités, Alternative Théatrales, nos 76-77, Bruxelles, 2003, p. 5.
4 Je recours ici à une numérotation pour les seuls besoins de l’analyse : elle n’existe pas dans le livre.
5 Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 376.
6 Ibid.
7 Christine Macel, « La question de l’auteur dans l’œuvre de Sophie Calle. Unfinished. », dans Sophie Calle m’as-tu vue ?, Paris, Éditions du Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2003, p. 22.
8 Magid Gill, Sophie Calle: the Reader, London, Whitechapel Gallery, 2009, « He really thought about the structure of the show, he drew it, he more than did his job. He saved me. We discussed the show for six months. And he made me a critic. He said that, for him, my problem was my work on the wall was like a page of a book. He wanted me to make more separation between books and wall, to think more of the wall. He saw that even if I was starting with a wall, I was doing on the wall the pages of a book », p. 145.
9 Kinga Grzech, « La scénographie d’exposition, une médiation par l’espace », La Lettre de l’OCIM, no 96, novembre-décembre 2004, p. 78.
10 Magid Gill, Sophie Calle: the Reader, op. cit., « I had no fear in Venice when it was a big challenge because I felt he was protecting me. The show went to Paris, in a very, very difficult place. The place was more beautiful than anything I have ever had. Venice and Paris had exactly the opposite problem. In Venice, it was how to put my work, in the best way, in a very classical environment. In Paris, it was how not to destroy the environment and show my work as discreetly as possible », p. 145.
11 Harry Bellet, « Solidarité féminine autour de Sophie Calle », Le Monde, 24 avril 2008 : « Grâce à Buren, elle a pris conscience de la nécessité de donner à ses histoires des incarnations plus plastiques. À Venise, le résultat était déjà fascinant : films, photos et textes avaient inspiré à la ministre de la culture, Christine Albanel, venue inaugurer le pavillon français, deux réflexions qui valent encore aujourd’hui : “Je voudrais pouvoir tout lire”, ce qui dans le contexte d’un vernissage de biennale était impossible, assorti d’un “c’est assez inépuisable”. Dans le cadre imposant de l’ancienne salle de lecture de la BnF, cela devient faisable. On y pénétrait jadis comme dans un sanctuaire : accéder à la salle Labrouste n’était possible qu’à partir d’un certain niveau d’études. Les grandes tables de lecture sont toujours là, avec leurs lampes aux abat-jour verts. Buren l’a bien compris qui, dans ce nouveau contexte, se veut simple metteur en scène : “Tout est déjà en place et je pense aussitôt que rien ne doit être caché ni changé, écrit-il. Faire comme si tout cet ensemble architectural avait été construit pour le travail en question et qu’il l’attendait depuis des lustres !” De fait, l’œuvre semble ici chez elle : de petits écrans sont installés sur les tables, rarement plus de deux par plan de travail, qui permettent de visionner les interviews des 107 complices de Sophie Calle, en prenant son temps et sans déranger ses voisins. Les anciens rayonnages sont semés d’agrandissements photographiques, des lutrins accueillent des textes. »
12 Aristote, La Politique, traduction Jules Tricot, Paris, Vrin, 1962, 1281b.
Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en mars 2015, publiés par Xavier Bonnier et Ariane Ferry.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 16, 2016
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=300.
Quelques mots à propos de : Bérengère Voisin
Université Paris 8 / Université de Rouen-Normandie
Littérature, Histoires, Esthétique / CÉRÉdI – EA 3229
Bérengère Voisin, Maître de conférences (Université Paris 8) s’est d’abord intéressée aux mécanismes de lecture mis en œuvre dans les œuvres fictionnelles et aux théories de l’esthétique de la réception.
Ses publications portent sur l’acte de lecture, les effets de traduction, les relations entre arts et littérature et plus généralement sur l’effet et la réception des œuvres via des approches sémiotiques, cognitives et pragmatiques de l’expérience esthétique. C’est ce champ de recherche qu’elle a développé dans un colloque interdisciplinaire « Du récepteur ou l’art de déballer son pique-nique », 26 et 27 mai 2011 à Rouen où il s’agissait d’étudier la nature des réactions et de l’investissement du récepteur.