La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille

sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat

Numéro spécial « Agrégation 2025 – Lettres modernes »

no 3, 2024.

<em>La Place Royale</em>, <em>Le Menteur</em>, <em>La Suite du Menteur</em> de Pierre Corneille

La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille

Introduction

Bénédicte Louvat et Yohann Deguin


Texte intégral

Préambule

1La coïncidence d’un programme d’agrégation de Lettres consacré aux trois dernières comédies de Corneille, La Place Royale (1634), Le Menteur (1642) et La Suite du Menteur (1644), avec la présence du Menteur au programme limitatif de l’épreuve anticipée du baccalauréat de français, invite à se pencher à nouveau frais sur ce corpus, certes étudié de longue date1, mais souvent minoré devant celui des tragédies, plus nombreuses, et plus régulièrement inscrites aux programmes des examens et concours nationaux2. C’est pourtant bien par la comédie que Pierre Corneille commence sa carrière de dramaturge, de Mélite à La Place Royale, et à laquelle il revient après les succès du Cid, d’Horace, de Cinna et de Polyeucte. Considérer la comédie avant Molière, qui emblématise à plusieurs titres la production comique du xviie siècle, permet de déplacer le regard vers un moment important de l’histoire littéraire, où se disposent les conditions de légitimation du théâtre par la régularisation des pratiques dramaturgiques et par une nouvelle hiérarchisation des genres dramatiques, sensibles en particulier dans le déclin progressif de la pastorale et de la tragi-comédie au profit de la comédie et de la tragédie, qui trouvent un nouvel essor dans les années 1630-16403.

2On a parfois séparé le premier massif des comédies cornéliennes du deuxième, en raison d’une part de l’empan chronologique d’une dizaine d’années qui les sépare, et d’autre part du fait que les deux dernières seraient « d’une toute autre nature [que les « comédies des années trente »], en raison de l’influence espagnole qui s’exerce sur notre dramaturgie à partir de 16384 ». Outre que ce jugement témoigne d’une forme de préférence nationale qui s’accorde mal avec la réalité de l’histoire du genre comique des années 1630-1640, massivement redevable aux dramaturgies italienne et espagnole comme le montre l’exemple de Rotrou, il convient de considérer la cohérence de cette association. La Place Royale, Le Menteur et La Suite du Menteur ont déjà en commun d’être des comédies. En outre, si la première a pu être qualifiée de « pastorale urbaine5 », parce qu’elle reproduit une chaîne amoureuse, qu’elle inscrit dans un décor urbain, Le Menteur et sa Suite n’en reprennent pas moins un cadre urbain et, sous couvert d’une tradition dramaturgique espagnole – la comedia –, n’en sont pas moins nourrie d’un imaginaire pastoral, lui-même présent chez Lope de Vega, qui donne son hypotexte à La Suite du Menteur avec Amar sin saber a quién, comme chez Alarcon, qui donne le sien (La Verdad suspechosa) au Menteur, tous deux étant lecteurs, comme Corneille, de Cervantès à tout le moins. Plus encore, Le Menteur et dans une moindre mesure La Suite du Menteur ressortissent à la « dramaturgie du mécompte6 » propre à la comédie cornélienne, dont la formule matricielle est donnée dans le premier Discours : aux deux « fourbes » d’Alidor répondent en effet non seulement les mensonges de Dorante mais le quiproquo central du Menteur, qui confond Clarice et Lucrèce ainsi que la rétention que fait Mélisse de son identité dans La Suite du Menteur.

3Les études consacrées aux comédies de Corneille ont régulièrement mis en évidence la composition de ses pièces, son rapport ambigu au rire, son travail du vers dans la mise en scène de « la conversation des honnêtes gens ». Plus récemment, il a été possible d’envisager pleinement la cohérence de ces trois pièces, dans des synthèses qu’appelait le programme d’agrégation7. Le numéro de la revue Corneille présent que nous donnons à lire ici comme actes de la journée d’études d’agrégation tenue à Sorbonne Université le 9 novembre 2024, présente des études complémentaires, qui développent non seulement les enjeux dramaturgiques de ces dernières comédies, mais qui en découvrent aussi les enjeux plus franchement éthiques, politiques, stylistiques et esthétiques. La journée avait été ponctuée par des lectures d’extraits des trois pièces par les comédiens Bertrand Pazos et Aurore Paris. Le choix de donner à entendre à la suite la mise en abyme de la scène 3 de l’acte I de La Suite du Menteur et l’enchaînement des scènes 5 et 6 de l’acte II du Menteur (« l’hymen de Poitiers » puis l’échange entre Dorante et Cliton) faisait entendre la dimension méta-théâtrale à l’œuvre dans les deux pièces, et les modalités de jeu, et notamment de vocalité – l’acteur changeant de voix entre les deux scènes –, sur lesquelles repose celle du Menteur. Les comédiens avaient choisi également de lire successivement, et sans faire place à aucun autre personnage, les quatre échanges entre Angélique et Alidor, dans une sorte d’abrégé de La Place Royale qui réduisait la pièce sinon à l’essentiel, du moins à la trajectoire et à la dissolution du couple des « premiers amants ».

Présentation du numéro

4Pièces particulièrement méta-réflexives, les comédies d’inspiration espagnole reposent largement sur « la pratique espagnole de la distanciation », comme le montre Liliane Picciola, dont les travaux majeurs sur cet aspect du théâtre de Corneille8 font aussi découvrir cet univers littéraire d’outre-Pyrénées, que connaissaient bien les dramaturges de la génération de Corneille.

5Marc Douguet, s’intéressant au personnage de Cléandre dans La Suite du Menteur, investit la notion de « personnage épisodique », et interrogeant sa fonction dramatique – ou son absence de fonction proprement dramatique –, montre que Cléandre est au cœur d’une dramaturgie du don et du contre-don, où les dynamiques commerciales tournent à plein.

6Comme l’a montré Georges Forestier9, le théâtre de Corneille est tout entier conditionné à un dénouement, qui implique de prendre à rebours la composition dramaturgique. Marc Escola, en interrogeant à nouveaux frais les dénouements de La Place Royale et du Menteur, fait apparaître le sixième acte en puissance dans les pièces : un acte des possibles, qu’il faut lire à l’aune de dénouements qui ne sont pas tout à fait des achèvements, et qui laissent en germe des continuations.

7C’est précisément à l’une de ces continuations, La Suite du Menteur, que s’intéresse Bénédicte Louvat, en se demandant si la pièce est bien une suite du Menteur, ou plus justement, en s’attachant à étudier les conditions de possibilité et à évaluer l’efficacité, sinon la réussite, de l’appariement décidé par Corneille. Car La Suite du Menteur est à la fois la suite du Menteur et l’adaptation d’Amar sin saber a quién de Lope de Vega, les deux hypotextes ayant chacun leur logique et n’étant pas a priori compatibles.

8Instruit au sein d’un collège Jésuite, à Rouen, Corneille avait une connaissance certaine des principes énoncés dans les traités de rhétorique. Lauriane Maisonneuve, afin d’étudier le « style naïf » qu’on prête régulièrement aux comédies cornéliennes – à commencer par le dramaturge lui-même – s’intéresse ainsi à la rhétorique des petits genres et des patrons rhétoriques employés au sein des nombreuses tirades présentes dans les pièces à l’étude.

9Florence Dumora, quant à elle, explore sous un œil neuf le mensonge non comme dissimulation faite à autrui, mais comme mensonge à soi, dans des pièces tout entières fondées sur les illusions relevant avec minutie les moments où le personnage se prend à sa propre illusion.

10Alors que le théâtre tend, dans les années 1630-1640, à l’harmonisation de ses formes, que les stances et les formes hétérométriques y déclinent, le théâtre de Corneille continue de favoriser les insertions poétiques. Sylvain Garnier en rend compte, en en observant le glissement progressif, dans les trois pièces, et montre dans quelle mesure les formes lyriques, dans les comédies cornéliennes, sont « toujours subordonnées à l’efficacité dramatique », résistant à un rôle qui ne serait qu’ornemental, et à toute autonomisation.

11Enfin, et alors qu’on a parfois constaté dans le corpus à l’étude une dynamique de dépolitisation du théâtre, Marine Roussillon démontre, en croisant les travaux menés sur la galanterie avec une considération des recherches récentes sur le plaisir comme levier politique, que c’est précisément dans l’appareil dépolitisant, tout entier tourné vers l’émerveillement du spectateur, que se joue la politique de Corneille, en régime comique, sur les fondements d’un espace non moins politisés que les discours galants des personnages.

Notes

1 Voir Roger Guichemerre, La Comédie avant Molière (1640-1660), Paris, Armand Colin, 1672 ; Robert Garapon, Le Premier Corneille. De Mélite à L’Illusion comique, Paris, SEDES, 1982 ; Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), Paris, SEDES, 1989 ; Georges Forestier, « La naissance de la comédie cornélienne et le débat théâtral des années 1628-1630 », xviie siècle, no 166, 1990, p. 106-109 ; Michel Gilot et Jean Serroy, La Comédie à l’âge classique, Paris, Belin Sup, 1997.

2 Tombé six fois à l’agrégation entre les sessions 1982 et 2015, Corneille n’avait, avant 2025, jamais été représenté par ses comédies, mais par Clitandre (1982), Le Cid, Othon et Suréna (1989), Cinna, Rodogune et Nicomède (1998), L’Illusion comique et Le Cid (2002), Cinna et Polyeucte (2015).

3 Voir Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001 ; Bénédicte Louvat, L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Honoré Champion, 2002 ; Georges Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010 ; Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999.

4 Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), op. cit., p. 10.

5 Voir Marc Fumaroli, Histoire littéraire de la France, Paris, Éditions sociales, 1975, t. III, p. 367-423, repris dans Héros et orateurs, Paris, Genève, Droz, 1990, p. 36 : « le principe d’un genre proprement cornélien et inédit, la pastorale urbaine, n’en est pas moins posé dans Mélite ».

6 Selon la formule de Marc Escola dans la présentation de son édition du Menteur (Paris, GF-Flammarion, 2024, p. 19 sq).

7 Voir Sandrine Berrégard, « Pierre Corneille », dans Jean-Michel Gouvard, Agrégation de Lettres 2025, Paris, Ellipse, 2024 ; Yohann Deguin, La Désillusion comique. Étude de La Place Royale, du Menteur et de La Suite du Menteur de Pierre Corneille, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2024 ; Liliane Picciola, Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon, Corneille. Le Menteur, La Suite du Menteur, La Place Royale, Paris, Atlande, 2024.

8 Voir notamment Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen, Günter Narr Verlag, 2002, p. 107

9 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, 2004. Voir aussi Georges Forestier, « Structure de la comédie française classique », Littératures classiques, no 27 : « L’esthétique de la comédie », 1996, p. 249.

Pour citer ce document

Bénédicte Louvat et Yohann Deguin, « Introduction » dans La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille,

sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 3, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1888.

Quelques mots à propos de :  Bénédicte Louvat

Bénédicte Louvat est professeure de littérature du xviie siècle à Sorbonne Université et présidente du Mouvement Corneille. Elle est l’autrice de L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille (2014) et a édité, avec Marc Escola, les Trois Discours sur le poème dramatique de Corneille (1999). Elle est en outre spécialiste d’histoire du théâtre, des rapports entre théâtre et musique ainsi que du théâtre français d’expression occitane.

Quelques mots à propos de :  Yohann Deguin

Yohann Deguin est maître de conférences en littérature du xviie siècle à l’université de Rouen Normandie. Il est l’auteur de La Désillusion comique. Étude de La Place Royale, du Menteur et de La Suite du Menteur de Pierre Corneille (2024), ainsi que de Corneille de circonstance. L’auteur, personnage de théâtre (éd. avec Florence Fix, 2022). Outre ses travaux sur Corneille, il est spécialiste des Mémoires d’Ancien Régime.