La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille

sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat

Numéro spécial « Agrégation 2025 – Lettres modernes »

no 3, 2024.

<em>La Place Royale</em>, <em>Le Menteur</em>, <em>La Suite du Menteur</em> de Pierre Corneille

La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille

Une lecture politique des comédies de Corneille est-elle possible ?

Marine Roussillon


Texte intégral

Nous assistons à un mouvement critique de réaction contre un Corneille qui a été successivement annexé à différentes idéologies qui l’ont tiré vers des enjeux qui ne semblent plus actuels. […] Que reste-t-il alors, dans le corpus cornélien, qui soit en prise avec le théâtre contemporain ? […] Surtout, et c’est en cela que Corneille apparaît encore sur les scènes, il reste la métathéâtralité de ses comédies, teintée d’une ironie, d’un jeu et d’un aspect ludique tout en distance1.

1L’intérêt croissant pour les comédies de Corneille, depuis les mises en scènes des années 1990 jusqu’à leur mise au programme de l’agrégation cette année, participe, si l’on suit Christian Biet, d’un mouvement de dépolitisation des lectures du dramaturge : une prise de distance avec les lectures politiques au profit d’une réflexion sur ce que la littérature, le théâtre ou la fiction nous disent d’eux-mêmes. Est-il alors possible et pertinent de proposer une lecture politique de La Place Royale, du Menteur et de La Suite du Menteur, à l’articulation de la tradition critique qui a placé les tragédies au cœur de la lecture politique de Corneille (quitte à occulter le corpus comique) et de celle, plus récente, qui a privilégié les comédies pour construire une interprétation esthétique et dépolitisée du théâtre cornélien ?

2Un long débat sur les enjeux politiques du théâtre de Corneille court des années 1950 et des lectures brechtiennes de Bernard Dort2 jusqu’à l’ouvrage de Michel Prigent paru en 1986, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille3. Mais la fin des années 1990 marque un tournant, qui voit à la fois le retour à la scène des comédies de Corneille – la mise en scène de La Place Royale par Brigitte Jacques Wajeman est créée en 1992 et le film qu’en tire Benoit Jacquot date de 1995 – et une progressive relégation des interprétations politiques des tragédies. En 1998, trois tragédies de Corneille sont au programme de l’agrégation : Cinna, Rodogune et Nicomède. La revue Littératures classiques leur consacre un numéro, qui est aussi le théâtre d’un vif débat sur la lecture politique de ces pièces4. Georges Forestier y reprend les thèses de son Essai de génétique théâtrale consacré à Corneille dans un article intitulé : « Politique et tragédie chez Corneille, ou de la broderie5 ». La formule est provocatrice, mais efficace. À partir de cette qualification de la politique comme « broderie », qu’il emprunte à une lettre de Corneille6, Georges Forestier rappelle qu’une pièce de théâtre n’est pas un traité politique, qu’elle vise d’abord le plaisir du public, et que c’est tout particulièrement le cas chez Corneille qui revendique cet objectif. Par ce geste critique, il périme une tradition interprétative, tout en ouvrant la voie à une lecture esthétique du théâtre cornélien attentive à ce qui fait sa modernité : la promotion d’un plaisir théâtral et littéraire dépourvu d’utilité sociale ou morale, promotion qu’Alain Viala rattachera ensuite à la modernité galante7.

3Dans le prolongement de ce tournant critique, les années 2000 ont vu un renouveau des lectures politiques du théâtre du xviie siècle, fondé sur un déplacement de l’intérêt de la fable dramatique vers l’inscription de la pratique théâtrale dans le monde social et les rapports de pouvoir qui le régissent. Il ne s’agit plus de repérer et d’analyser un discours politique des tragédies (dont on pourrait trouver des traces ou des signes avant-coureurs dans les comédies), mais de mettre en lumière les enjeux politiques de l’activité théâtrale – y compris dans ses dimensions poétiques et esthétiques. D’une part, les travaux de Christian Biet sur la séance et la manière dont elle constitue un public en instance de jugement ont rendu possible une interprétation politique de la réflexion cornélienne sur l’illusion : mettre en scène les pouvoirs du théâtre pour les interroger, au moment même où le pouvoir, sous la houlette du cardinal de Richelieu, développe et promeut l’usage politique du théâtre, produit des dispositifs critiques susceptibles d’éduquer le public aux dangers de l’admiration8. D’autre part, les travaux de Christian Jouhaud puis de Deborah Blocker sur le « moment Richelieu » des rapports entre le pouvoir, la littérature et le théâtre ont proposé de lire les écrits de Corneille – pièces, mais aussi dédicaces ou écrits poétiques – comme autant d’actions prises dans des relations de pouvoir9. La revendication même d’une esthétique fondée sur le plaisir peut alors être interprétée comme un geste politique et polémique, inscrit dans un dialogue avec les discours savants suscités par Richelieu10. Ces déplacements, en s’émancipant du contenu de la fable dramatique, ouvrent la voie à une interprétation politique nouvelle des comédies, indépendante de la lecture des tragédies.

4C’est dans cette perspective que je voudrais à présent interroger l’idée d’une dépolitisation des comédies, et notamment du Menteur et de sa Suite, par la promotion du plaisir du public. La proximité à la fois chronologique et dramaturgique entre les comédies au programme et une comédie ouvertement politique – La Comédie des Tuileries, commandée par le cardinal de Richelieu à un groupe de cinq auteurs dont Corneille a fait partie, créée à la cour en 1635, peu après la création de La Place Royale au Marais, et imprimée en 163811 – rend possible une lecture politique des conflits comiques. Elle conduit, dans un second temps, à interroger la dimension politique des lieux des comédies (les Tuileries, la place Royale et la prison de Lyon), pour étudier l’articulation entre un ancrage parisien, une esthétique galante et un pouvoir absolutiste. Cela nous amènera dans un dernier temps à étudier la mise en scène de la relation entre Paris et la province dans Le Menteur et sa Suite comme l’un des lieux de la politique du théâtre déployée par Corneille.

La promotion du plaisir : dépolitisation ou politique galante ?

5L’action de La Comédie des Tuileries repose sur un quiproquo. Lorsque la pièce commence, le héros, Aglante, vient de rentrer à Paris, où il est rappelé par son père pour se marier. En se promenant dans les Tuileries, il rencontre un ami et lui confie qu’il a fait le matin même la connaissance d’une jeune femme dont il est tombé éperdument amoureux. Aglante et Cléonice s’avouent leur amour réciproque sous des noms empruntés. Désespérés de devoir l’un et l’autre se marier pour obéir à leurs parents, ils tentent de se suicider. Le conflit est résolu au début de l’acte V quand on s’aperçoit que les amants sont en fait promis l’un à l’autre et que le choix des pères concorde avec le choix amoureux. La suite de l’acte est cependant consacrée à l’expression du désespoir de Cléonice : elle ne se pardonne pas d’avoir aimé trop tôt, sans obéir au choix de ses parents, et se lamente de s’être ainsi montrée impudique. Le dénouement donne à voir la rédemption de Cléonice, dans une scène violente où la jeune fille meurt quasiment de honte, son évanouissement entraînant le désespoir de son amant, avant de revenir à la vie et de se réconcilier avec la perspective du mariage annoncé.

6La commande de Richelieu et la création de la pièce à la cour autorisent une lecture politique de sa fable. Le conflit comique peut alors être interprété comme une figure du conflit entre liberté individuelle et soumission à l’autorité – conflit central dans les débats politiques du temps, mais aussi dans la querelle du Cid, qui se développe après la création de La Comédie des Tuileries et juste avant sa publication. Chimène, comme Cléonice, aime « trop tôt » et cherche à s’en punir, jusqu’à risquer de provoquer la mort de son amant. Les filles impudiques que sont Cléonice et Chimène apparaissent ainsi comme des figures privilégiées de la réflexion sur la liberté et la soumission en régime absolutiste. La proximité chronologique invite à inscrire La Place Royale dans ce débat. La violence qu’y subissent les personnages féminins rapproche en outre La Place Royale de La Comédie des Tuileries et invite elle aussi à lire la pièce à la lumière des réflexions politiques sur la liberté et la soumission. Dans La Place Royale, le couple formé par Phylis et Angélique dramatise l’opposition entre d’une part une liberté réglée, inscrite dans le cadre de la soumission à l’autorité parentale (celle de Phylis) et d’autre part une liberté sans frein, impudique, réinterprétée comme une forme d’aliénation aux passions entraînant le désordre et la violence (celle d’Angélique). Dans la première scène, la tirade de Phylis (v. 46-85, p. 86-87) revendique une forme de liberté caractérisée à la fois par le refus de la « tyrannie » amoureuse (« Au lieu d’un serviteur, c’est accepter un maître » v. 51 ; « Pas un d’eux ne me traite avec tyrannie », v. 70) et par la soumission à l’autorité légitime des parents (v. 80-85). Par contraste, l’amour d’Angélique apparaît bien comme une liberté excessive, qui défie le choix des parents pour se soumettre à un pouvoir faux (« vaine et fausse allégeance », v. 434), à la fois illégitime et trompeur, celui de la passion amoureuse et d’Alidor. La conséquence de cette soumission mal placée, c’est la violence de l’enlèvement et le déshonneur qui en résulte. À la scène 6 de l’acte III, lorsqu’Angélique se résout à l’enlèvement, elle décrit sa résolution en termes politiques : « Dessus mes volontés ta puissance absolue / Peut disposer de moi, peut tout me commander » (v. 866-867, p. 134). Le dénouement de la pièce oppose encore la soumission de Phylis à la « faute » d’Angélique (v. 1511). C’est bien Phylis qui est désignée comme exemplaire, et cela au moment même où elle obéit à son époux (v. 1542-1543). De La Comédie des Tuileries à La Place Royale en passant par la querelle du Cid, les comédies des années 1630 inscrivent ainsi les personnages féminins dans un débat politique sur l’articulation de la soumission et de la liberté, les formes de l’autorité et de la tyrannie.

7Dans les années 1640, lorsque Corneille revient à la comédie, ce débat ne semble plus d’actualité. Cependant, Le Menteur semble reprendre de nombreux éléments de La Comédie des Tuileries. Les deux pièces s’ouvrent dans un même décor et avec des personnages très similaires. Elles reposent toutes deux sur une erreur de noms, qui fait croire aux amants que leurs parents s’opposent à leur amour alors qu’il n’en est rien. Mais dans la comédie de Corneille, le conflit entre liberté et soumission est effacé : Géronte n’est pas un père autoritaire et ni Dorante ni les femmes qu’il courtise ne semblent préoccupés par la volonté de leurs parents. Clarice manipule son père à sa guise comme un argument dans l’échange amoureux : « Mon père va descendre », déclare-t-elle à Alcippe qui s’emporte (II, 3, v. 474) avant d’affirmer « Non, il ne descend point et ne peut nous entendre » (v. 526) lorsqu’elle veut obliger son amant à l’écouter, puis à nouveau « Je n’ai pas le loisir, mon père va descendre » lorsque ses demandes se font trop pressantes (v. 534) ; les réactions d’Alcippe soulignent le rôle dévolu à la figure paternelle : « Quand je veux te parler, ton père va descendre, / Il t’en souvient alors, le tour est excellent. » (v. 486-487). Quant à Géronte, il s’accuse d’avoir la « vieillesse facile » (V, 2, v. 1089, p. 136). Le dénouement, comme dans La Comédie des Tuileries, fait coïncider l’autorité paternelle et le choix amoureux : Dorante, amoureux de Clarice depuis le premier acte, se découvre amoureux de Lucrèce au moment même où leurs pères s’entendent sur leur mariage. Mais cette coïncidence semble justement une coïncidence, un fait du hasard ou de l’artifice, plus que le résultat d’une nécessité politique. Corneille revient sur ce dénouement dans l’Examen de la pièce, en expliquant pourquoi il s’est écarté de sa source :

L’auteur espagnol lui donne ainsi le change pour punition de ses menteries et le réduit à épouser par force cette Lucrèce qu’il n’aime point. […] Le père de Lucrèce le menace de le tuer s’il n’épouse sa fille après l’avoir demandée et obtenue et le sien propre lui fait la même menace. Pour moi j’ai trouvé cette manière de finir un peu dure et cru qu’un mariage moins violenté serait plus au goût de notre auditoire. (p. 290)

8La réécriture du dénouement de la comedia en efface la violence et du même coup le conflit politique entre liberté et soumission au nom du plaisir du public. Cette prise de distance avec la mise en scène d’un conflit violent est sensible aussi dans le traitement du personnage du père, Géronte, censé incarner l’autorité. La dimension parodique du personnage, particulièrement sensible dans le monologue de la scène 3 de l’acte V12, rappelle la violence tragique du conflit entre liberté et autorité pour mieux l’écarter. Le Menteur se donne ainsi à voir et à lire comme une comédie dépolitisée et divertissante, dépolitisée pour être plus divertissante.

9Cet effacement du conflit n’est pas un simple accident, lié à la source espagnole et à son caractère trop violent. Il est au principe même de l’écriture de La Suite du Menteur, dans laquelle le personnage de Mélisse incarne la conciliation heureuse de la liberté amoureuse et de la soumission à l’autorité, ici détenue par son frère13. Dès la première apparition de Mélisse (II, 1), ses initiatives en direction de Dorante, qui pourraient sembler impudiques, sont réinscrites dans le cadre d’une soumission légitime : « Mais vous suivez d’un frère un absolu pouvoir » (v. 410). L’accord entre sa volonté personnelle et l’ordre politique qui la soumet au pouvoir de son frère est manifeste dans la transition entre les scènes 2 et 3 du deuxième acte. Mélisse y clôt le dialogue avec son frère par une revendication d’obéissance, « Je vous obéirai très ponctuellement », que Lyse réinterprète immédiatement en termes de liberté : « Vous pouviez dire encor très volontairement ».

10Dans cette dernière comédie, la possibilité d’un conflit violent entre liberté et soumission est mise en jeu et repoussée au sein même de la pièce, dans la première et la dernière scène. D’abord, le récit de Cliton réécrit le dénouement du Menteur en y réinsérant la violence qui en avait été effacée : Dorante ne veut finalement pas épouser Lucrèce et s’enfuit pour préserver sa liberté, la jeune femme est alors contrainte d’épouser Géronte, mariage qui se termine par la mort du vieillard et le « pillage » de sa maison comparée à une « ville prise d’assaut » (v. 72). À l’autre bout de la pièce, le discours de Philiste fait peser sur les amants la menace de la séparation, de la prison et du désespoir, avant la pointe qui les réunit. L’ensemble de l’action est ainsi encadré par l’évocation de conflits violents, rejetés dans le passé ou dans l’irréel. En écartant cette violence, la pièce se désigne comme la mise en scène d’un consensus, d’une conciliation exemplaire et agréable de la liberté amoureuse et de l’autorité. Le personnage de Philiste est révélateur de la dimension politique de l’harmonie ainsi mise en scène : rival de Dorante, il devient dans le dénouement une figure de l’autorité qui pourrait s’opposer à la réunion des amants. Cette autorité, il la doit à la fois à des liens privés (ami de Dorante, amant de Mélisse) et à sa position politique de garant de l’ordre : le jeu sur le mot prison, qui renvoie à la fois à l’intrigue amoureuse et à l’intrigue politique de la pièce souligne cette double postulation.

11Ainsi, dans Le Menteur et sa Suite, la revendication du plaisir esthétique n’est pas antinomique avec l’interprétation politique : elle s’inscrit dans un mouvement d’occultation des conflits et de promotion du consensus caractéristique à la fois de la galanterie et de l’absolutisme. Comédies galantes, Le Menteur et La Suite du Menteur adoptent une esthétique du divertissement et dans un même mouvement mettent en scène l’accord des volontés individuelles et du pouvoir. Dès les années 1640, l’invention d’une visée esthétique de la littérature, en dehors de toute utilité morale et politique, est étroitement liée à la promotion d’un pouvoir absolu qui se donne comme consensuel.

Des Tuileries aux prisons de Lyon : lieux du pouvoir et lieux galants

12Dans ces comédies galantes, le seul discours politique explicite prend la forme de l’éloge d’un pouvoir agréable et porte sur les lieux de l’action14. Le Menteur s’ouvre sur l’éloge des Tuileries comme « le pays du beau monde et des galanteries » (I, 1, v. 6). Par ce vers, la pièce semble s’approprier tout en l’atténuant l’éloge des Tuileries qui ouvrait La Comédie des Tuileries quelques années plus tôt (v. 1-8) :

Sacré père du jour, beau Soleil, sors de l’onde,
Et viens voir avec moi le plus beau lieu du monde ;
C’est du plus grand des Rois le superbe séjour,
Et le vrai paradis des délices d’amour.
C’est ici que la gloire établit son Empire,
Que tout y meurt d’amour, ou que tout en soupire ;
Et quiconque a pu voir un séjour si charmant,
Ne veut plus avoir d’yeux que pour lui seulement.

13Situer le premier acte du Menteur dans les Tuileries est une manière de prolonger l’éloge galant d’un pouvoir agréable, tout en associant cet éloge à la revendication d’une esthétique propre à la comédie cornélienne. La qualification des Tuileries comme « pays du beau monde et des galanteries » revendique en effet le renouvellement du personnel comique (le beau monde) et le choix d’une esthétique visant le plaisir (la galanterie) dont Corneille a fait sa marque de fabrique. Le lieu des Tuileries est donc présenté comme emblématique à la fois d’un pouvoir politique agréable et d’une esthétique de la comédie cornélienne.

14Cet éloge est développé plus loin dans la pièce, dans un dialogue entre Géronte et son fils (II, 5, v. 551 sqq) :

Géronte
Que l’ordre est rare et beau de ces grands bâtiments !

Dorante
Paris semble à mes yeux un pays de romans.
J’y croyais ce matin voir une île enchantée :
Je la laissai déserte, et la trouve habitée ;
Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons,
En superbes palais a changé ses buissons.

Géronte
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses :
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses ;
Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal
Aux superbes dehors du palais Cardinal.
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,
Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.

15Le contexte immédiat souligne le caractère digressif de l’échange. Il ne s’agit pas seulement ici d’inscrire l’action dans un lieu familier des lecteurs et des spectateurs, mais bien de prendre prétexte de l’action pour faire l’éloge de la transformation de la ville menée par le pouvoir. Si on ne voit pas bien à quoi renvoie « l’île enchantée » mentionnée par Dorante (on y reviendra), la réplique de Géronte désigne des référents précis : le lotissement du « Grand Pré aux clercs », terrain qui appartenait à l’université de Paris, a commencé en 1639 et le Palais Cardinal, dont les travaux se sont échelonnés de 1629 à 1639, a été mis à l’honneur en 1641 par l’inauguration de son théâtre, avec la création de Mirame. Les lieux du Menteur sont ainsi présentés dans un même mouvement comme des lieux de plaisir galant (« le pays du beau monde et de la galanterie », « pays de roman » ou « île enchantée »), des lieux de pouvoir (des Tuileries au Palais Cardinal) et des lieux de comédie (renvoyant à l’esthétique comique propre à Corneille). La scène se déroule en outre dans un décor représentant la place Royale, qui accueillait en son centre depuis 1639 une statue équestre du roi Louis XIII. On peut supposer que les quatre derniers actes du Menteur se déroulaient ainsi autour d’un portrait du roi, bien visible pour les spectateurs. En revenant à la comédie au début des années 1640, Corneille présente donc sa pratique du genre – caractérisée par un personnel élevé, un ancrage parisien et une esthétique du divertissement – comme particulièrement accueillante à l’éloge galant du pouvoir.

16Cependant, la représentation théâtrale des lieux du pouvoir produit une forme de contamination : pris dans la critique de l’illusion organisée par les pièces, le Paris monarchique est certes un objet d’admiration, mais aussi un objet de soupçon. L’expression « île enchantée » placée dans la bouche de Dorante évoque un imaginaire romanesque, fait écho au récit du festin sur l’eau, et apparente ainsi la description du Paris monarchique à une affabulation. La rime qui rapproche « Tuileries » et « galanteries » est réversible : plus loin, « Tuileries » rime avec « menteries » (IV, 7, v. 1333-34, p. 123, dans la bouche de Sabine) et « railleries » (V, 6, v. 1698-99, p. 151, dans la bouche de Dorante15). De ce point de vue, Le Menteur et La Suite du Menteur offrent un diptyque frappant. La Suite du Menteur s’éloigne de Paris et des lieux de la cour pour se situer à Lyon. Cependant la prison dans laquelle commence la pièce est désignée par Cliton comme « la maison du roi » (v. 2). Les vers suivants la décrivent en reprenant les sonorités de la rime « Tuileries » / « galanteries » du Menteur : « Quel charme, quel désordre, ou quelle raillerie, / Des prisons de Lyon fait votre hôtellerie ? » Le jeu des rimes souligne ainsi la réversibilité des lieux et des apparences. La raillerie peut être charme ou désordre16 et la galanterie se révéler menterie. Des jardins de la cour à la prison, le pouvoir galant révèle sa violence – que la pointe finale sur le mot de prison renverse cependant à nouveau, du côté de l’amour et du plaisir. Situer la comédie dans les lieux du pouvoir permet certes de revendiquer un usage politique du théâtre – mais dans le même temps, cela met en lumière la nécessaire équivocité du discours théâtral : contradictoire et conflictuel, il ne peut se résoudre au consensus.

Paris et la province : production du territoire monarchique et centralité du théâtre

17Si la mise en scène de l’espace dans les comédies a à voir avec la représentation du pouvoir, c’est aussi dans la mesure où les deux dernières comédies de Corneille mettent en jeu la relation entre Paris et la province, au moment même où s’impose une vision centralisée du territoire monarchique, faisant de la capitale le seul lieu légitime d’exercice de la souveraineté17. La Suite du Menteur quitte l’espace parisien et le centre du pouvoir monarchique, pour mettre en scène la ville de Lyon18. Le diptyque qu’elle forme avec Le Menteur produit ainsi la relation entre Paris et la province comme un moteur de l’intrigue dramatique. C’est évident dans Le Menteur, qui se présente dès la première scène comme une comédie du provincial à Paris. Mais en se situant à Lyon, la Suite n’efface pas pour autant cette opposition. La centralité de Paris et la distance qui sépare Lyon de la capitale jouent dès l’exposition un rôle central dans l’action. À la scène 3 de l’acte I, la question de la diffusion de la réputation de Dorante de Paris vers la province est présentée comme la motivation principale de l’intrigue amoureuse qu’il noue avec Mélisse. Alors que Cliton vient de rendre compte à Dorante de la création à Paris d’une comédie retraçant son histoire, intitulée Le Menteur, il déclare (I, 3, v. 309-314) :

Cliton
Je n’y trouve que rire, et cela vous décrie,
Mais si bien, qu’à présent, voulant vous marier,
Vous ne trouveriez pas la fille d’un huissier,
Pas celle d’un recors, pas d’un cabaret même.

Dorante
Il faut donc avancer près de celle qui m’aime.
Comme Paris est loin, si je ne suis déçu,
Nous pourrons réussir avant qu’elle ait rien su.

18La réplique de Dorante place la question de la distance entre Paris et la province au cœur de l’action de la comédie : « Paris est loin », c’est ce qui permet à Dorante de changer et c’est aussi ce qui lui permet de prétendre à une nouvelle conquête amoureuse. Le dernier vers ajoute une forme de tension : la conquête amoureuse doit être réalisée « avant qu’elle ait rien su », avant que l’information ait pu circuler de Paris jusqu’à Lyon.

19Cette mise en scène de la relation entre Paris et la province est d’autant plus significative qu’elle peut être mise en série avec d’autres actions par lesquelles Corneille joue de la relation entre Paris et province pour construire sa propre centralité en tant qu’auteur. À partir de 1643 et de Cinna, on sait qu’il utilise son ancrage rouennais pour prendre le contrôle des éditions imprimées de ces pièces19. Et déjà dans la dédicace d’Horace, publiée en 1641, il se définit à la fois comme une « muse de province » et comme un client de Richelieu inscrit dans l’espace de la cour20. La représentation de la relation entre Paris et la province est mise au service d’une négociation de la position de Corneille par rapport à son protecteur : il s’agit à la fois de dire la soumission au pouvoir central et de maintenir la revendication excentrique d’une esthétique fondée sur le plaisir du public, en contradiction avec les discours savants promus par le cardinal.

20Le dénouement de la première version de La Suite du Menteur donne à voir une opération similaire : la représentation de la distance entre Paris et la province y sert une revendication de centralité de la littérature en général et de Corneille en particulier. Juste après la réunion des amants, Philiste montre à Dorante l’édition imprimée du Menteur (p. 298) :

Philiste
Cher ami, cependant connaissez-vous ceci ?
Il lui montre Le Menteur imprimé.

21Le livre imprimé a franchi la distance entre Paris et Lyon, trop tard pour empêcher la conquête amoureuse. Aussitôt, Dorante ordonne à Cliton la production d’un autre écrit, « un ample mémoire », destiné à être porté de Lyon à Paris, pour fournir à l’auteur du Menteur la matière d’une nouvelle pièce. C’est autour des livres – la pièce imprimée et l’autre pièce, à laquelle le spectateur assiste et dont on nous annonce l’impression – que s’opère la réconciliation finale et que se manifeste la joie partagée caractéristique d’un dénouement comique. Le livre apparaît ainsi comme ce qui circule sans perte entre Paris et la province, et se présente comme un instrument de concorde, d’apaisement des conflits sur l’ensemble du territoire. La place faite au livre et à sa circulation dans l’exposition puis dans le dénouement met en lumière le rôle politique de la librairie dans la production du territoire monarchique, présentant les professionnels de la littérature et Corneille au premier rang d’entre eux, dans une position centrale de contrôle de la circulation des discours et des représentations.

22Le Menteur et sa Suite s’inscrivent ainsi dans ce que l’on pourrait appeler une politique du livre imprimé : à la fois dans une série d’actions menées par Corneille, notamment dans des écrits, pour négocier sa relation avec le pouvoir ; et dans la proposition adressée au pouvoir monarchique d’un usage politique du livre. Dans cette perspective, nos comédies peuvent aussi être rapprochées des tentatives contemporaines de Corneille pour entrer à l’Académie française et du débat qu’elles provoquent sur la possibilité pour un auteur vivant en province de participer aux travaux de l’institution21. La dimension politique des comédies ne réside pas alors d’abord dans la fable qu’elles développent, mais dans les actions qu’elles rendent possibles en raison de leur esthétique propre – notamment ici des liens qu’elles entretiennent avec la représentation de la ville d’une part et de la concorde d’autre part.

23Au terme de ce parcours et en guise de conclusion, soulignons l’apport de l’étude de nos trois comédies à l’histoire littéraire et politique de la galanterie. L’esthétique galante développée par Corneille n’a pas grand-chose à voir avec le discours d’émancipation féminine auquel la galanterie est parfois assimilée, ni même avec l’invention d’un mode de vie civil et pacifié. Il ne s’agit pas tant de dépasser les conflits et leur violence que de les occulter dans le fantasme d’un pouvoir absolu et consensuel. Dans les années 1640, la galanterie apparaît comme une offre de services adressée au pouvoir absolutiste, le plus souvent par des hommes de lettres. Mais elle peut aussi faire figure de ressource pour des gens de lettres – hommes ou femmes – qui cherchent à négocier leur position par rapport au pouvoir et qui par le jeu même de ces négociations contribuent à définir, voire à produire, la galanterie comme phénomène littéraire et social. Réduire la galanterie en principe, la reformuler en modèle ou en contre-modèle, revient à occulter cet espace de jeu et les rapports de force qui s’y déploient – à nier sa dimension proprement politique, au sens où elle ouvre des possibilités d’actions sans orienter a priori ces actions.

Notes

1 Christian Biet, « Corneille, ou la résistance ». Pratiques de Corneille, dir. Myriam Dufour-Maître, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2012, p. 94-112, https://doi.org/10.4000/books.purh.10383.

2 Bernard Dort, Pierre Corneille dramaturge, Paris, L’Arche, 1957. Sur l’histoire longue des lectures politiques de Corneille, voir Christian Biet, « L’éblouissant soleil ou le mythe du national-classicisme français. Lectures et représentations du “Grand Siècle” : Corneille et le national-classicisme », L’Annuaire théâtral, (39), p. 27-46, https://doi.org/10.7202/041632ar et Bénédicte Louvat-Molozay, « Corneille : 1606-2006 », Études, 2006/9, tome 405, p. 220-230, https://doi.org/10.3917/etu.053.0220.

3 Outre l’ouvrage de Bernard Dort déjà cité, il faut mentionner Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Seuil, 1946 ; Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963 et Michel Prigent, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, Paris, PUF, [1986] 2008.

4 Littératures classiques, no 32, janvier 1998 : Corneille : Cinna, Rodogune, Nicomède.

5 Georges Forestier, « Politique et tragédie chez Corneille, ou de la “broderie” », Littératures classiques, no 32 : « Corneille, Cinna, Rodogune, Nicomède », janvier 1998 p. 63-74 ; et Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre. Paris, Klincksieck, 1996.

6 « Je crois qu’après cela il n’y a plus guère de question d’importance à remuer, et que ce qui reste n’est que la broderie qu’y peuvent ajouter la rhétorique, la morale et la politique ». Lettre adressée à l’abbé de Pure, août 1660, (Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, 1987, t. III, p. 7), citée par G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 22.

7 Voir par exemple Alain Viala, « Corneille, premier auteur moderne ? », Pratiques de Corneille, op. cit., p. 29-40. Sur les liens entre Corneille et la galanterie, voir aussi Myriam Dufour-Maître, « Corneille poéticien (anti)galant : l’édition de 1660 et la formation du public mondain », Littéraire - Tome 1, édité par Marine Roussillon et al., Artois Presses Université, 2018, p. 379-387, https://doi.org/10.4000/books.apu.18232 et Matthieu Dupas, La Galanterie comme mode de vie. Amour, civilité et mariage dans Mélite ou les fausses lettres de Pierre Corneille, Paris, Classiques Garnier, 2023.

8 Voir Christian Biet et Christophe Triau, « La comparution théâtrale. Pour une définition politique et esthétique de la séance », Tangence, numéro préparé par Gilbert David et Hélène Jacques, no 88 : « Devenir de l’esthétique théâtrale », automne 2008, p. 29-43 ; et Christian Biet, « L’avenir des illusions, ou le théâtre et l’illusion perdue », Littératures classiques, no 44 : « L’illusion au xviie siècle », hiver 2002, p. 175-214, https://doi.org/10.3406/licla.2002.1844.

9 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000 ; Deborah Blocker, Instituer un art. Politiques du théâtre dans la France du premier xviie siècle, Paris, Champion, 2009.

10 Déborah Blocker, « Corneille et l’“art poétique” : appropriations, déplacements, reconfigurations ». Pratiques de Corneille, op. cit., p. 387-400.

11 La Comédie des Tuilleries par les cinq Autheurs, Paris, Augustin Courbé, 1638 ; La Comédie des Tuileries et L’Aveugle de Smyrne, éd. François Lasserre, Paris, Champion, 2008.

12 Monologue qui fait écho, on le sait, au monologue de Don Diègue dans Le Cid. Rappelons que Géronte est joué sous le masque (cf. La Suite du Menteur, I, 3, v. 291, p. 180) ce qui accentue le décalage burlesque propre à la parodie.

13 Et c’est à mon avis une fonction essentielle du personnage de Cléandre, dont la nécessité dramatique est par ailleurs problématique (voir l’article de Marc Douguet dans ce même volume).

14 Sur les enjeux de la représentation de la place Royale et des Tuileries, voir Yohann Deguin, La Désillusion comique, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2024, p. 37-43 et p. 56-60.

15 Déjà dans La Place Royale, la seule mention du lieu de l’action faisait rimer « Place royale » et « déloyale » (v. 186-187).

16 Sur l’équivocité de la raillerie et ses liens avec la galanterie, voir Françoise Poulet, Myriam Tsimbidy et Arnaud Welfringer (dir.), La Raillerie au xviie siècle, Littératures classiques, 2023/1, no 110.

17 Voir Deborah Blocker, « Une “muse de province” négocie sa centralité : Corneille et ses lieux », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2-1 | 2008, https://doi.org/10.4000/dossiersgrihl.2133. Les propositions qui suivent doivent beaucoup aux analyses développées dans cet article.

18 C’est un choix singulier : Goulven Oiry remarque qu’entre 1600 et 1650, seulement trois comédies se déroulent dans une ville française de province. Il s’agit des Tromperies de Pierre de Larrivey qui se déroulent à Troyes et sont publiées dans cette ville (1611), de la comédie enchâssée dans L’Illusion comique qui se situe à Bordeaux (1639) et de La Suite du Menteur (Goulven Oiry, La Comédie française et la Ville [1550-1650], Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 69.)

19 C’est ce que montre Alain Riffaud, « Corneille et l’impression de ses livres : de l’indifférence à l’innovation ». Pratiques de Corneille, op. cit., p. 55-73.

20 Voir l’analyse de cette dédicace développée par Christian Jouhaud, op. cit., p. 292-307.

21 La Relation contenant l’histoire de l’Académie française de Paul Pellisson, parue en 1653, rend compte des débats entourant les candidatures de Corneille à l’Académie en évoquant à plusieurs reprises l’obstacle que constitue le fait qu’il réside en province. Il affirme que l’Académie avait pris la résolution « de préférer toujours entre deux personnes, dont l’une et l’autre auraient les qualités nécessaires, celle qui ferait sa résidence à Paris » puis que Corneille n’a finalement été élu que « parce qu’il fit dire à la Compagnie qu’il avait disposé ses affaires de telle sorte qu’il pourroit passer une partie de l’année à Paris » (P. Pellisson-Fontanier, Relation contenant l’histoire de l’Academie françoise, Paris, Augustin Courbé, 1653, p. 361-363). Voir D. Blocker, art. cité, et la notice de George Couton accompagnant le discours de réception de Corneille à l’Académie, dans Corneille, Œuvres, éd. citée, t. II, p. 1379-1380.

Pour citer ce document

Marine Roussillon, « Une lecture politique des comédies de Corneille est-elle possible ? » dans La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille,

sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 3, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1886.

Quelques mots à propos de :  Marine Roussillon

Marine Roussillon est professeure de littérature française du xviie siècle à l’université Sorbonne Nouvelle. Ses recherches portent sur les usages politiques des plaisirs au xviie siècle.
Elle a publié un ouvrage sur la manière dont le xviie siècle imaginait son passé médiéval, aux frontières entre histoire et fiction (Don Quichotte à Versailles. L’Imaginaire médiéval du Grand siècle, Champ-Vallon, 2022). Elle a consacré de nombreux articles aux fêtes de cour et dirige la publication de la bibliothèque numérique Merveilles de la cour : https://merveilles17.huma-num.fr/. Elle travaille actuellement sur l’écriture des spectacles mêlés (théâtre à machines, comédies-ballets, entrées, fêtes), sur l’écriture de l’actualité et sur la production du partage entre archives et littérature.