La Revanche de Galatée

« Le temps de ma sueur ne vaut pas un sou ! » – Les Mains de Camille ou Le Temps de l’oubli : hommage de papier à Camille Claudel, par la compagnie Les Anges au Plafond

Nina Roussel


Texte intégral

1Sculpter la matière, déchiffrer le corps humain, étudier le mouvement : ces gestes sont emblématiques de l’art de la sculpture dans lequel s’est illustrée Camille Claudel (1864-1943). Ils sont aussi au fondement de la démarche artistique de la compagnie Les Anges au Plafond qui, depuis sa création en 2000, confectionne et anime d’étranges créatures de papier. Derrière cette opération magique : les mains et le regard experts des deux comédiens-marionnettistes co-fondateurs de la compagnie : Brice Berthoud et Camille Trouvé. Dans Les Mains de Camille ou Le Temps de l’oubli, un spectacle créé en 2012 et régulièrement repris depuis – on pouvait notamment le voir à la Maison de l’Université de Mont-Saint-Aignan les 2 et 3 avril 2024 – Camille (Trouvé) raconte Camille (Claudel) à l’aide de marionnettes et prête sa voix à tous les personnages du drame que fut sa vie. Sur scène, elle est accompagnée de trois autres femmes : la comédienne Marie Girardin, qui manipule les éléments scénographiques de ce spectacle au décor évolutif, la violoncelliste Martina Rodriguez, et la chanteuse Awena Burguess. Depuis l’ancrage pluridisciplinaire qui fait l’identité de la compagnie – dont les créations s’inscrivent à l’intersection du théâtre d’ombres, de la marionnette, de la danse, de la musique ou encore de la magie nouvelle – le quatuor féminin retrace la vie de la sculptrice, de son enfance à son internement forcé à l’asile de Montdevergues.

2Pour reconstituer cet itinéraire brisé, la compagnie est repartie de la Correspondance1 de Camille Claudel établie par Anne Rivière et Bruno Gaudichon, plus amplement donnée à entendre dans un second spectacle que Les Anges au Plafond consacrent à la figure de Camille Claudel en 2014 : Du rêve que fut ma vie. L’année suivante, la compagnie continue de puiser dans un matériau biographique avec R.A.G.E. (2015), qui revient sur le parcours personnel et artistique de Romain Gary. Conçu comme le deuxième volet d’un diptyque sur la censure commencé avec Les Mains de Camille, R.A.G.E. poursuit la méditation autour du geste créateur tissée par la compagnie spectacle après spectacle. Un geste créateur déployé contre vents et marées dans le cas de Camille Claudel, qui offre à la compagnie matière à réflexion sur la place de la femme artiste dans la société française au tournant du xxe siècle : sculptrice de talent à une époque où les femmes ne sont pas censées l’être, Camille Claudel n’a cessé de lutter pour son indépendance – notamment vis-à-vis de son Pygmalion, son maître et amant Rodin – et pour une liberté qui lui est finalement arrachée dans les trente dernières années de sa vie, passées entre les murs d’un hôpital psychiatrique. La marionnette – objet qu’on manipule et ventriloque – est convoquée pour conter ce combat et la souffrance de celle qui déplore, dans une lettre donnée à entendre dans le spectacle, à quel point « tout le monde dispose d’[elle] ». Elle permet aussi, à la faveur d’instants de confusion où l’on ne sait plus qui est de chair, de pierre ou de papier, qui manipule et qui est manipulé, de rendre hommage à une figure de créatrice émancipée.

Dans les coulisses d’une grande œuvre : un parcours semé d’embuches

3« Il se dit… qu’elle vit parmi ses pierres », « elle dort avec des chats », « et elle pue ! » : le spectacle s’ouvre sur des murmures. Ceux – d’abord inaudibles – des quatre artistes, qui parlent et rient dans un coin du plateau, pendant que nous spectateurs et spectatrices prenons place dans les gradins. Au seuil du spectacle, le cercle qu’elles forment et la posture de leurs corps tendus pour recevoir la confidence convoquent le souvenir des célèbres Causeuses de Camille Claudel. À mesure que la lumière baisse et que le silence gagne le public, l’image se dissipe et un chant gagne en intensité. Puis arrivent les premiers mots du spectacle, tandis que Camille (Trouvé) a pris place au centre de la scène et tourne autour d’une sculpture de papier évoquant la Clotho (1893) de Claudel : telle une derviche, la comédienne fait tournoyer une grande jupe noire qui vient régulièrement frapper contre la sculpture et en détacher des morceaux. Une de ses compagnes de scène se fait alors l’écho du qu’en-dira-t-on, et égrène les chefs d’accusation à l’encontre de Camille Claudel : « s’adonne à la sculpture », « on chuchote que certaines nuits, elle fabrique des monstres »… Se profile la figure inquiétante de la sorcière, que convoque également cette ultime rumeur, qui revient et rythme tel un refrain cette litanie de faits accablants : « a voulu vivre seule ! » Ce portrait liminaire aux allures de procès permet d’apprécier à quel point le mode de vie de Camille Claudel s’inscrit en rupture avec les normes de son époque, et répond par avance à la question qui clôt cette séquence, tandis qu’une toile suspendue tombe sur Camille soudainement prise au piège : « pourquoi ? » C’est à ce cri d’incompréhension face à l’impensable – l’internement forcé de Camille Claudel le 10 mars 1913, décrit dans ses lettres comme un véritable enlèvement – que Les Mains de Camille s’efforce de répondre.

4En retraçant cet itinéraire hors normes, le spectacle met en lumière tous les obstacles qu’a dû affronter Camille Claudel pour exercer sa vocation, à commencer par la misogynie et l’hostilité générale d’une société vis-à-vis des femmes artistes. La rumeur malveillante de la foule anonyme donnée à entendre dès le commencement du spectacle est relayée, plus tard, par la parole de passants – trois marionnettes qui surgissent en haut des gradins pour proférer leurs commérages sur le compte de l’artiste –, par la voix de critiques d’art ou encore par celle de la mère de Camille qui, en parfaite incarnation de la morale bourgeoise, n’a eu de cesse de déprécier l’œuvre et le mode de vie de sa fille.

5S’adonner à la sculpture pour une femme au tournant du xxe siècle, c’est aussi se confronter à quantité d’obstacles matériels. Incarnée par différentes marionnettes à mesure qu’elle grandit, Camille le découvre à ses dépens. Le spectacle revient notamment sur l’enfance de l’artiste et sa vocation précoce. À travers une première marionnette haute comme trois pommes, on découvre une jeune Camille farouche, qui court la campagne, ne craint pas de se salir et aime manipuler la glaise. Elle s’y exerce dans le secret d’un lieu reculé, avec la complicité de son frère Paul (le futur poète) et à l’insu de sa mère. La relative clandestinité à laquelle la jeune fille est contrainte d’emblée soulève le problème de l’accès pour les femmes à un espace de création à soi : l’atelier ; espace menacé, plus tard, par les difficultés financières de Camille, montrée aux prises avec les huissiers, et plus tard encore, par son internement forcé à l’hôpital psychiatrique. C’est en cachette, toujours, que Camille devenue jeune femme sculpte l’une de ses amies ayant accepté de poser dévêtue. Dans cette séquence qui rappelle le difficile accès aux modèles nus pour les femmes artistes, Camille demande à son amie – interprétée par Marie Girardin – d’incarner « l’image de l’abandon ». Tandis que cette dernière s’exécute, sa silhouette qui se dessine derrière un paravent de papier rendu transparent par la lumière évoque celle de l’un des personnages de L’Abandon, comme si nous assistions à un travail préparatoire de la célèbre sculpture. Lorsque plus tard encore, dans une nouvelle séquence d’ombres chinoises, Camille fait son entrée à l’atelier de Rodin, celle-ci est alpaguée par les ouvriers comme un morceau de viande fraîche.

6En dépit de ces obstacles donc, Camille sculpte, et paie son audace au prix fort : l’internement forcé de l’artiste en 1913 met brutalement fin à sa carrière. Le spectacle insiste sur la trahison familiale, en mettant en scène les manœuvres de sa mère et de son frère pour la faire interner à l’asile et l’empêcher d’en sortir, quand Camille dénonce un enlèvement orchestré par la « bande à Monsieur Rodin » pour la mettre à l’écart. En définitive, si Les Mains de Camille souligne le caractère exceptionnel du parcours de la sculptrice, qui parvient à s’illustrer dans un art que son époque réservait aux hommes, la méditation tissée par le spectacle autour de son issue tragique, aux allures de réassignation, rappelle à quel point son destin est aussi et surtout emblématique d’une condition féminine opprimée.

« Dans l’atelier je suis ton égale, à la lumière crue je ne suis plus rien » : Camille Claudel dans l’ombre du maître

7Avec la mise au ban de Camille Claudel en 1913 et son décès trente ans plus tard, l’œuvre de l’artiste tombe progressivement dans l’oubli, avant de faire l’objet d’une redécouverte dans les années 1980. C’est ce « temps de l’oubli » – désigné par son titre –que le spectacle des Anges au Plafond tente de contrer en donnant à entendre, durant une heure trente, la voix et les cris étouffés de Camille Claudel, et en rendant hommage à son œuvre. Cette volonté de redonner une voix à l’artiste se traduit notamment en scène par la lecture et projection sur une grande toile de quelques-unes des lettres rédigées par Camille depuis l’asile ; autant d’appels au secours restés lettre morte, qui n’ont souvent pas même été expédiés à leurs destinataires. L’œuvre de Camille Claudel est quant à elle rendue présente tout au long du spectacle, convoquée çà et là par la posture de tel ou tel être de chair ou de papier. Outre les discrètes citations déjà évoquées, c’est le souvenir de La Valse qui surgit lorsque les marionnettes de Rodin et Camille dansent enlacées, tout à leur passion, dans une séquence qui joue des points de contact entre la vie et l’œuvre de l’artiste – cette œuvre à propos de laquelle Paul Claudel écrivait : « ce qui lui donne son intérêt unique, c’est que tout entière, elle est l’histoire de sa vie2. »

8Après la fusion amoureuse et artistique, le spectacle met aussi en scène l’amertume et la prise de distance de Camille Claudel avec Rodin. Lors d’une dispute avec ce dernier, la jeune femme se voit prêter ces mots qui disent la sensation d’avoir été flouée, aussi bien en amour (Rodin ne quittera jamais sa compagne Rose Beuret) que sur un plan artistique : « Dans l’atelier je suis ton égale, à la lumière crue je ne suis plus rien. » L’artiste peine à exister aux côtés de son mentor qu’on l’accuse d’imiter, et à faire reconnaître l’originalité propre de son œuvre ; peine à vivre de son art aussi, ce qui l’amène à dresser ce constat amer : « le temps de ma sueur ne vaut pas un sou. »

Sculpter « l’envers du tableau » : de la sculpture à la marionnette

9« Pas un sou » comme le papier, matériau de prédilection des Anges au Plafond, qui compose les marionnettes et le décor du spectacle ; matériau fragile, impermanent s’il en est – à rebours de la pierre –, qui offre en quelque sorte une transposition plastique de la précarité à laquelle est confrontée Camille Claudel, a fortiori dans les années qui précèdent son internement. Le papier annonce donc déjà, à lui seul, l’ambition d’un spectacle qui s’attache à exhiber « l’envers du décor », comme en écho avec les mots prêtés à Rodin, lors de cette séquence au cours de laquelle les marionnettes des deux artistes et amants travaillent ensemble à sculpter le dos de la comédienne Marie Girardin : Rodin incite Camille à « tourner autour de son modèle » pour mieux le voir, car, dit-il, « la sculpture raconte aussi l’envers du tableau ».

10Pour conter cet « envers », Les Anges au Plafond nous installent au cœur de l’atelier de l’artiste, lieu de la création et de l’expérimentation, comme en hommage à ce « temps de la sueur » qui ne paie pas. Pour rejoindre les gradins, installés sur la scène du théâtre, les spectateurs et spectatrices traversent cet espace scénique qui figure l’atelier. La jauge réduite (une centaine de personnes) crée un rapport de proximité immédiate et d’intimité avec les marionnettes. Camille Claudel est mise en scène tâtant la matière et le corps humain, étudiant ses reliefs, dimensions et mouvements. Cette recherche – commune à l’art de la sculpture et de la marionnette – a constitué l’axe directeur de la compagnie : « [le] geste de travail [de Camille Claudel] est au cœur de notre démarche. Sa façon de se battre avec la matière, de trouver la forme inscrite dans le bloc, de déchiffrer le corps humain3. » L’emploi du terme de « geste » est ici loin d’être anodin, car ce qui unit l’art de Camille Claudel au théâtre d’objets des Anges au Plafond, c’est bien en première instance la centralité du toucher et de la main, main qui donne forme à la matière brute, en sculptant ou assemblant les matériaux, et qui lui donne vie ou plutôt l’illusion de la vie. « Il faut voir avec les mains, avec les yeux on ne voit rien » déclare Rodin à Camille au cours de cette session de travail déjà évoquée. Tel un motif obsédant, la main est au cœur du spectacle et s’impose jusque dans son titre, qui renvoie simultanément aux mains de la sculptrice et de la marionnettiste. Et si Camille Trouvé prête ses mains et sa voix pour (re)donner vie à Camille Claudel, la marionnette de cette dernière est souvent amenée à sculpter des parties du corps de sa manipulatrice – comme s’il se fût agi d’un bloc de terre ou de pierre. Ces séquences qui viennent brouiller les frontières entre le vivant et l’inerte participent d’une remise en cause de la hiérarchie traditionnelle entre créateur et « créature », au profit de l’établissement d’un continuum entre objet – corps marionnettique – et corps vivant.

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Les Mains de Camille
Photographie : Vincent Muteau

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Les Mains de Camille
Photographie : Vincent Muteau

11À rebours de l’image de la muse figée et impuissante, la Camille Claudel sculptée par Les Anges au Plafond se meut, recouvre une voix, et modèle à son tour des bouts de papier et de chair. Cette mise à plat temporaire – dans le temps du spectacle – des rapports de pouvoir entre les corps en présence est comme prolongée par une distribution exclusivement féminine. Après s’être ouvert sur l’image des quatre artistes dans la posture des Causeuses, le spectacle se clôt sur l’image de ces femmes alignées dos au public, face à un rideau de tulle, comme prêtes à saluer des spectateurs… absents. Car alors le tulle devient transparent et l’on découvre en arrière-plan les gradins déserts du théâtre, avec la marionnette de Camille juchée là, seule. « Le temps remettra les choses à leur place » : c’est sur cette phrase que se conclut Du rêve que fut ma vie et, avec lui, le diptyque que Les Anges au Plafond consacrent à la sculptrice. À cette revanche de Camille Claudel conquise à travers le temps contribue Les Mains de Camille, hommage sororal de quatre femmes artistes à l’une des leurs.

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Les Mains de Camille
Photographie : Vincent Muteau

Notes

1 Camille Claudel, Correspondance, édition d’Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Paris, Gallimard, 2003.

2 Paul Claudel, « Ma sœur Camille » (catalogue de l’exposition Camille Claudel organisée au musée Rodin en 1951), cité dans Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel, Paris, Librairie Archimbaud, Séguier, 1987, p. 438 (p. 431-439).

3 Brice Berthoud et Camille Trouvé, « Note d’intention » du spectacle Les Mains de Camille, 2012.

Pour citer ce document

Nina Roussel, « « Le temps de ma sueur ne vaut pas un sou ! » – Les Mains de Camille ou Le Temps de l’oubli : hommage de papier à Camille Claudel, par la compagnie Les Anges au Plafond » dans La Revanche de Galatée,

Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1860.

Quelques mots à propos de :  Nina Roussel

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229