Sommaire
La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille
sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat
Numéro spécial « Agrégation 2025 – Lettres modernes » no 3, 2024.
- Bénédicte Louvat et Yohann Deguin Introduction
- Liliane Picciola La distanciation à l’espagnole revisitée par Corneille
- Marc Douguet Le personnage de Cléandre dans La Suite du Menteur
- Marc Escola Finir la comédie. Les dénouements de La Place Royale et du Menteur
- Bénédicte Louvat La Suite du Menteur, vraie suite du Menteur ?
- Lauriane Maisonneuve L’éloquence du style naïf : quand la tirade comique se fait rhétorique
- Sylvain Garnier L’emploi des stances et autres vers lyriques dans La Place Royale, Le Menteur et La Suite du Menteur de Corneille
- Marine Roussillon Une lecture politique des comédies de Corneille est-elle possible ?
La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille
Le personnage de Cléandre dans La Suite du Menteur
Marc Douguet
1Voyant un jour deux hommes se battre en duel, Dorante s’arrête pour les séparer. Il n’arrive cependant pas assez tôt pour empêcher que l’un des deux tue l’autre et prenne la fuite. Quelques sergents, apercevant Dorante à côté du cadavre, le prennent pour le meurtrier et l’arrêtent. Sur le chemin de la prison, il est remarqué par une femme, Mélisse, qui, charmée par sa noble allure, devient désireuse de le connaître. L’amour naît rapidement entre ces deux personnes qui ne se connaissent pas : Mélisse lui fait parvenir un billet par l’intermédiaire de sa femme de chambre, fait en sorte qu’il voie son portrait, puis lui rend elle-même visite, se montre à lui et lui donne rendez-vous le soir, sous sa fenêtre. L’amour que Dorante éprouvait déjà pour l’inconnue est confirmé quand il la voit. Mais, dans le même temps, Dorante a demandé à son ami Philiste de l’aider à sortir de prison. Philiste y parvient bientôt, car quelques-uns de ses amis avaient justement vu de loin le combat que Dorante avait tenté d’arrêter, et sont en mesure d’innocenter celui-ci. Après avoir soupé avec Philiste pour fêter sa libération, Dorante s’achemine vers son rendez-vous. Il comprend alors que son ami est, lui aussi, amoureux de Mélisse et qu’il va, lui aussi, lui faire la cour sous sa fenêtre (sans, cependant, y avoir été invité). Dorante fait donc face à un dilemme et décide de renoncer à son amour en faveur de son ami et bienfaiteur. Il prend congé de Mélisse en lui expliquant sa décision, mais celle-ci refuse de se laisser abandonner de la sorte. Elle déclare à Philiste qu’elle n’aimera jamais que Dorante. Touché par cet amour aussi bien que par la générosité dont son ami voulait faire preuve, Philiste renonce à Mélisse en faveur de celui-ci.
2Voilà résumée, en quelques mots, l’intrigue de La Suite du Menteur. On voit que cet argument ne mentionne nullement le personnage de Cléandre. Il n’y apparaît que sous les traits d’un duelliste anonyme, prenant la fuite après la mort de son adversaire : il est réduit au statut d’un personnage non seulement épisodique, mais qui n’apparaît jamais sur le plateau, et qui ne joue dans l’action aucun rôle actif, si ce n’est celui d’occuper une position déterminée, qui n’évolue pas et ne le pousse pas à agir (il est l’homme pour qui l’on prend Dorante, comme Clarine est, dans La Place Royale, la prétendue maîtresse d’Alidor, ou Florange, dans La Veuve, l’amant de Doris). On a du mal à croire qu’il ait, dans la pièce de Corneille, une place aussi importante que celle de Philiste (il prononce même une quinzaine de vers de plus que ce dernier).
3À quoi sert donc ce personnage dont on peut se passer sans que l’unité d’action en pâtisse ? Qu’est-il besoin que le duelliste pour lequel on prend Dorante se trouve justement être le frère de Mélisse ? Le triangle amoureux auquel participent Dorante, Mélisse et Philiste suffirait pour construire une pièce constituée, en bonne logique aristotélicienne, « d’un début, d’un milieu et d’une fin », « formant un tout », capable de susciter à la fois l’intérêt du spectateur et sa satisfaction finale – une pièce, qui en outre, développerait exactement les deux mêmes questions galantes qui sont au centre de la pièce de Corneille : peut-on aimer quelqu’un sans le connaître ? l’amour doit-il céder face à l’amitié ?
Une double exposition
4Corneille (à la suite de Lope de Vega, dont il s’inspire1) fait jouer à Cléandre un rôle déterminant au début et à la fin de la pièce. C’est celui-ci, tout d’abord, qui a demandé à sa sœur de feindre de l’intérêt pour Dorante, afin, sous ce prétexte, de lui faire parvenir de l’argent en prison : si Mélisse tombe rapidement sous le charme du prisonnier, cette initiative de Cléandre est bien, chez Corneille et Lope de Vega, à l’origine de leur rencontre.
5Pourtant, cette initiative n’est nullement nécessaire pour que l’intrigue se noue. Le résumé que nous avons donné de la pièce correspond exactement à la version des faits tels que Mélisse les expose dans le billet qu’elle adresse à Dorante : « Au bruit du monde qui vous conduisait prisonnier, j’ai mis les yeux à la fenêtre, et vous ai trouvé de si bonne mine, que mon cœur est allé dans la même prison que vous, et n’en veut point sortir tant que vous y serez. » (I, 2, v. 176-1772.) Le spectateur n’a aucune raison de remettre en question la spontanéité de Mélisse jusqu’à la scène 1 de l’acte II, où Lyse rappelle à sa maîtresse qu’elle suit « d’un frère un absolu pouvoir » (II, 1, v. 410). Même alors, la réaction de Mélisse est éloquente : quand Lyse reprend les termes du billet (II, 1, v. 406-408 : « Mélisse – Et que croit-il de moi ? / Lyse – Ce que vous lui mandez : / Que vous l’avez tantôt vu par votre fenêtre ; / Que vous l’aimez déjà. »), la réponse de Mélisse (II, 1, v. 408 : « Cela pourrait bien être. ») peut s’appliquer aussi bien à la dernière proposition qu’à l’ensemble de la feinte.
6La feinte de Mélisse n’a en effet, selon les lois du genre, rien d’invraisemblable. Les romanciers, nouvellistes et dramaturges espagnols nous ont habitués à la figure de la dama, qui « belle, jeune et noble, est audacieuse et rusée, et se consacre tout entière à l’amour, parfois au détriment des obligations que lui impose (en principe) le sens de l’honneur3 ». Ces femmes entreprenantes font très souvent les premiers pas, tout en masquant leur identité. Ainsi racontée, l’histoire de Mélisse est notamment la même que celle de « l’amante invisible4 » : une femme tombe amoureuse d’un homme, lui donne des rendez-vous sans se faire voir, le séduit par son esprit et met à l’épreuve sa fidélité avant de lui révéler son identité5.
7L’attitude supposée de Mélisse n’est donc pas plus surprenante que celle de Clarice dans Le Menteur, qui donne rendez-vous à Dorante sous un nom qui est censé être inconnu à celui-ci. Isabelle et Clarice ne doutent pourtant pas que Dorante puisse se persuader qu’une femme inconnue, l’ayant vu, est tombée amoureuse de lui (II, 2, v. 455 : « Comme il est jeune encore, on l’y verra voler »). Le billet signé par Lucrèce n’est pas cité, mais son contenu pourrait être le même que celui de Mélisse, abstraction faite de la prison.
8La version de Mélisse est donc tout aussi plausible et dramatiquement efficace que celle de Cléandre. Jusqu’à l’acte V, Dorante ne connaît d’ailleurs qu’elle. La vérité lui est révélée, mais hors scène, sans que l’on assiste à sa réaction. Il n’y fait qu’une allusion discrète, pour justifier son départ : non seulement il doit se retirer du jeu en faveur de son ami, mais il ne pourrait courtiser ouvertement Mélisse sans exposer Cléandre.
Et quel compte [Philinte] eût-il fait d’un amour d’un moment,
Allumé d’un coup d’œil ? Car lui dire autre chose,
Lui conter de vos feux la véritable cause,
Que je vous sauve un frère et qu’il me doit le jour,
Que la reconnaissance a produit votre amour,
C’était mettre en sa main le destin de Cléandre. (V, 3, v. 1743-1749. C’est moi qui souligne.)
9Dorante ne précise pas quelles « causes » mensongères il faudrait inventer pour expliquer l’origine de l’amour entre Mélisse et lui sans pour autant impliquer Cléandre : s’agirait-il de revenir à la version alléguée par Mélisse dans son premier billet ? ou bien s’agirait-il de raconter que Dorante n’a rencontré Mélisse qu’après sa sortie de prison, quand Cléandre l’a hébergé ? Quoi qu’il en soit, l’argument (qui est une invention de Corneille) n’est pas accepté par Mélisse, qui n’y voit qu’un prétexte destiné à masquer l’inconstance de Dorante. Il n’est effectivement pas entièrement convaincant. D’une part l’amour de Mélisse est loin d’être entièrement dû à la reconnaissance (ses sentiments naissent dès la scène 1 de l’acte II, alors qu’elle ignore encore que Dorante a refusé de dénoncer son frère6) ; d’autre part, la thèse contraire est également défendue au sein de la pièce. Quand Mélisse se justifie d’être tombée si vite amoureuse de Dorante, elle invoque justement la force irrésistible de l’amour qui, pour naître rapidement, n’en est pas moins fort :
Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lyse, c’est un accord bientôt fait que le nôtre :
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l’intelligence avant que de se voir ;
Il prépare si bien l’amant et la maîtresse,
Que leur âme au seul nom s’émeut et s’intéresse.
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment (IV, 1, v. 1221-1227. C’est moi qui souligne.)
10On voit que Corneille a cherché, par l’argumentation de Dorante, à renforcer l’intégration de Cléandre à l’intrigue principale. Cette couleur d’unité n’opère cependant que de façon ponctuelle, et n’empêche pas que l’on puisse apercevoir, derrière la « véritable cause » de l’amour entre Mélisse et Dorante, une autre cause tout aussi probable, où Cléandre n’intervient pas.
11Cette position de Cléandre, personnage essentiel dans l’enchaînement des faits tels que la surface du texte nous les fait voir, et pourtant superflu dès que l’on fait émerger le schéma topique sur lequel repose la pièce, explique l’étrange impression que l’on peut avoir au début de l’acte II. Tout se passe comme si l’action recommençait à nouveaux frais. La même séquence (une rencontre entre Dorante et Cléandre, suivie d’une rencontre entre Cléandre et Mélisse où celui-ci demande à sa sœur d’aider Dorante) se répète, avec des enjeux identiques :
12– avant le début de la pièce, Cléandre a vu Dorante se faire arrêter à sa place. Il « fait ce qu’il doit faire » (II, 1, v. 415), décide de venir au secours de Dorante et demande à sa sœur de lui écrire. Cette séquence n’est pas représentée chez Corneille, et se déduit des répliques de Lyse (II, 1, v. 413 : « Mais vous suivez d’un frère un absolu pouvoir, / Qui vous ayant conté par quel bonheur étrange / Il s’est mis à couvert de la mort de Florange, / Se sert de cette feinte ») et de Cléandre (II, 2, v. 483 : « Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte ? ») ;
13– à la scène 4 de l’acte I, la dette de Cléandre envers Dorante croît encore : non seulement celui-ci a été arrêté à sa place, mais il refuse de le dénoncer. D’innocent condamné à tort, Dorante devient un modèle de « générosité ». À la scène 2 de l’acte II, Cléandre raconte à Mélisse la scène qui vient de se produire et la presse de renouveler son aide (II, 2, v. 536 : « Mais ce n’est plus pitié, c’est obligation »).
14Chez Lope de Vega, toutes ces scènes sont représentées : Amar sin saber a quién s’ouvre sur le duel entre Cléandre et Florange, la mort de ce dernier, la fuite de Cléandre et l’arrestation de Dorante. La suite de la première journée se déroule chez Cléandre et Mélisse : Cléandre, dans une longue tirade, raconte à Mélisse les origines de sa querelle avec Florange (qu’il a soupçonné d’être également amoureux de Climène) et demande à sa sœur de porter secours au cavalier qui a été arrêté à sa place. Tout en accordant (nous y reviendrons) une importance beaucoup plus grande à l’intrigue secondaire que constitue la relation entre Cléandre et Climène, qui fait l’objet d’une exposition en bonne et due forme, Lope de Vega place donc le spectateur, dès le début, dans une position d’omniscience, et le fait assister aux préparatifs de la première visite de Lyse en prison. Représenté aux yeux des spectateurs, le lien de cause à effet entre le duel et la visite de Lyse peut moins facilement que chez Corneille être oublié : il s’impose à la vue comme à l’esprit.
15La disposition retenue par Corneille, au contraire, minimise le rôle de Cléandre en présentant l’action, pendant tout le premier acte, du point de vue de Dorante. Elle contribue par ailleurs à perturber notre perception du temps fictionnel. La répétition des visites de Lyse crée déjà un effet d’immobilité : mis à part quelques discrètes mentions, rien n’oblige à imaginer que les trois premiers actes se déroulent le même jour. Le temps est comme suspendu : Lyse ne répète-t-elle pas « il s’en va nuit » à deux actes d’intervalle (II, 6, v. 726 et III, 3, v. 976) ? Entre les trois visites de Lyse (et de Mélisse), la situation ne change pas radicalement : elle ne fait qu’évoluer progressivement, mais toujours dans le même sens. Les visites de Lyse et de Mélisse tendent vers l’union de Mélisse et de Dorante ; celles de Philiste, vers la libération de celui-ci. Rien de comparable, donc, à ce qu’on observe dans les autres comédies de Corneille, qui confirment le plus souvent le postulat suivant : deux personnages ne se rencontrent une nouvelle fois que si la situation s’est retournée de manière significative (que l’on songe par exemple, dans La Place Royale, aux rencontres successives entre Angélique et Phylis, entre Alidor et Cléandre ou entre Angélique et Alidor). La temporalité des premiers actes de La Suite du Menteur s’apparente plus à une temporalité romanesque, où l’auteur, affranchi de toute contrainte temporelle et spatiale, peut peindre la lente évolution d’une relation entre deux personnages en racontant toutes leurs rencontres, même si celles-ci ne sont pas fonctionnelles sur le plan de l’intrigue. Cette immobilité est moins perceptible chez Lope de Vega, où les scènes qui se déroulent en prison occupent une place proportionnellement moindre. Surtout, elle est renforcée, chez Corneille, par la non linéarité des événements, qui confond dans une même scène le souvenir de la demande faite par Cléandre à sa sœur, et la répétition de cette demande.
Un double dénouement
16Le rôle que joue Cléandre dans le dénouement pose les mêmes questions. Le fait que Cléandre héberge Dorante est présenté comme la cause du dilemme final. C’est parce que Dorante loge chez le frère de Mélisse que Philiste lui demande d’intervenir en sa faveur. Pourtant, ce dilemme peut naître dès le moment où Dorante apprend que Philiste aime Mélisse (à l’acte IV). L’attitude de Dorante fluctue à partir de la révélation qui lui est faite, et tout se passe comme si l’acte V rejouait l’acte IV avec un Dorante qui éprouverait désormais des scrupules à prendre la place de son ami comme il l’a fait la nuit sous la fenêtre de Mélisse.
17Cette évolution du personnage est motivée par un argument que Dorante avance pour se justifier. Il suffirait que Philiste ne sache pas que Dorante sait qu’il aime Mélisse pour que Dorante puisse lui-même faire la cour à Mélisse sans paraître ingrat :
Tout est perdu pour moi, s’il me va tout conter. […]
Je rougis en secret de servir sa maîtresse,
Et crois devoir du moins ignorer son amour
Jusqu’à ce que le mien ait pu paraître au jour.
Déclaré le premier, je l’oblige à se taire ; (IV, 8, v. 1560-1569)
18Dès lors que Philiste lui demande de parler à Mélisse, Dorante ne peut plus feindre l’ignorance, et c’est à ce moment seulement qu’il fait le choix « généreux » de sacrifier son amour.
19L’enchaînement des actes IV et V présente cependant un certain nombre de problèmes, qui, comme les actes I et II, semblent naître de la difficulté éprouvée par Corneille à intégrer Cléandre à l’action principale. Il y a tout d’abord, dans l’excuse que se donne Dorante pour continuer d’aimer Mélisse, une forme de sophisme et de mauvaise foi qui ne sont pas sans rappeler la manière dont il prétendra quitter Mélisse pour ne pas exposer Cléandre : les deux raisonnements aboutissent à des résultats opposés (continuer d’aimer Mélisse ; la quitter), mais reposent tous deux sur des mensonges par omission, dont Philiste est la cible, et dont la moralité est plus douteuse que ceux que Cliton relève dans le cours de la pièce. Philiste doit ignorer que Dorante sait qu’il aime Mélisse (pour que Dorante puisse continuer à servir celle-ci) ; Philiste doit ignorer que Mélisse a rencontré Dorante à la demande de Cléandre (pour ne pas compromettre celui-ci).
20On peut se demander, pourtant, comment Dorante pourra prétendre ignorer l’amour de Philiste pour Mélisse dès lors qu’il l’a accompagné jusque sous sa fenêtre. On comprend mal, surtout, pourquoi Dorante va rendre visite à Philiste (V, 2, v. 1635-1636 : « Il est avec Philiste allé remercier / Ceux que pour son affaire il a voulu prier ») alors qu’il affirmait quelques vers plus tôt devoir « l’éviter » afin qu’il n’ait l’occasion de lui « tout conter » (IV, 8, v. 1559-1560).
21Tout comme la pièce possède deux débuts (l’un où Mélisse a l’initiative de la rencontre avec Dorante, l’autre où c’est Cléandre qui en est la cause), elle semble posséder deux fins : tout pourrait se dénouer entre Mélisse, Dorante et Philiste dès la fin de l’acte IV si Dorante, au lieu de jouer un tour à Philiste avec la complicité de Cliton, tirait, comme il le fera à l’acte V, toutes les conséquences de la situation où il se trouve. L’acte V ne fait que relancer l’action en y intégrant Cléandre à la fois en position d’adjuvant (en logeant Dorante, il favorise son union avec Mélisse) et d’opposant involontaire (en logeant Dorante, il le met en mesure de devoir aider son rival).
22Chez Lope de Vega, les difficultés posées par la présence de Cléandre sont moins visibles : là encore, le dramaturge espagnol choisit de tout montrer. La troisième journée s’ouvre sur une scène entre Dorante et Cléandre : Dorante allait partir de Tolède, est passé par hasard devant la demeure de Cléandre, qui l’invite à loger chez lui. La rencontre est présentée comme le fruit du hasard (« Don Fernand [Cléandre] – Est-ce donc ainsi qu’un ami aussi cher doit passer dans ma rue ? / Don Juan [Dorante] – J’allais partir ; et comme, en ma qualité d’étranger, je ne connaissais pas votre maison7… ») et rien ne dit que Dorante comptait revoir Mélisse. Le moment où Dorante aperçoit Mélisse et comprend qu’elle est la sœur de Cléandre est également montré, alors que Corneille se contente d’en faire un récit fort bref, placé dans la bouche de Lyse, une cinquantaine de vers après le début de l’acte, comme si cette nouvelle situation était anecdotique (V, 1, v. 1637-1638 : « Je crois qu’il est ravi de voir que sa maîtresse / Est la sœur de Cléandre et devient son hôtesse. »). Corneille et Lope de Vega suivent chacun le même principe qu’au début de la pièce : Lope de Vega expose les faits dans leur linéarité, si bien que la présence de Cléandre, sans être fonctionnelle au niveau de l’intrigue, semble aller de soi, tandis que Corneille, tout en minimisant son rôle, cherche à mettre en évidence sa fonction dramatique.
23Les deux dramaturges n’ont en effet pas les mêmes exigences en termes d’unité d’action. Dans la comedia, l’absence d’unité n’est pas seulement acceptée, elle est même attendue : l’existence d’une action secondaire, entretenant des liens plus ou moins distants avec l’action principale, est une des caractéristiques du genre. Par ailleurs, Lope de Vega a d’autres moyens que l’organicité aristotélicienne pour créer une impression d’unité. Sans être nécessaire à la construction de l’intrigue principale, l’action secondaire de la comedia joue souvent un rôle de contrepoint thématique8. La relation entre Cléandre et Climène est ainsi beaucoup plus développée dans la pièce espagnole, si bien que Cléandre ne se définit pas uniquement par rapport à Dorante, mais possède une existence propre. Il n’est pas seulement, comme chez Corneille, l’homme pour qui l’on prend Dorante et l’homme qui héberge Dorante. Il est aussi, et même avant tout, amoureux de Climène. Cette relation, nous l’avons vu, est exposée en détail dès le début de la pièce. De plus, l’entretien central entre Cléandre et Climène, que Corneille résume en un seul vers et qu’il présente comme une simple visite galante que Cléandre, après avoir échappé à la mort et à la prison, rendrait à sa maîtresse (IV, 2, v. 1346 : « Adieu : je vais une heure entretenir Climène. »), est, chez Lope de Vega, représentée aux yeux des spectateurs (c’est la scène 2 de la deuxième journée) : on y apprend que l’amour de Cléandre est loin d’être réciproque, puisque Climène lui reproche d’avoir tué Florange, qu’elle aimait. De son côté, Dorante cherchait justement à obtenir raison de Florange, qui avait séduit sa sœur à Séville avant de l’abandonner et de partir pour Tolède, où il s’est épris de Climène. Cette intrigue, supprimée par Corneille, établit un premier lien entre action principale et action secondaire : Dorante et Cléandre poursuivaient le même homme, et si Cléandre ne l’avait pas tué d’abord, c’est Dorante qui aurait fini par se battre avec lui. Qu’il soit emprisonné à sa place peut donc être vu comme une ironie du sort. Par ailleurs, Climène tombe amoureuse de Dorante, ce qui permet de construire un nouveau parallélisme : Climène demande à Mélisse d’intervenir en sa faveur, tout comme Philiste demande à Dorante de le servir auprès de Mélisse (III, 3, p. 337 : « Don Juan [Dorante] – Je viens vous parler pour un homme / Léonarda [Mélisse] : Et moi pour une femme. / Don Juan – Don Louis [Philiste] m’a chargé de vous dire qu’il souffre pour vous. / Léonarda – Lisène [Climène] m’a chargée de vous dire qu’elle vous adore. »).
24Lope de Vega et Corneille traitent donc le personnage de manière différente car ils s’inscrivent dans des dramaturgies différentes. Dans les deux versions, et par des moyens différents, Cléandre paraît, à première vue, parfaitement intégré à l’action. Ce n’est qu’en appliquant une grille de lecture aristotélicienne (pertinente dans le cas de Corneille, mais inadéquate dans le cas de Lope de Vega) que l’on peut faire apparaître certains problèmes entourant sa présence. Il faut également, pour cela, faire abstraction de la version du texte qui nous est donnée à voir (et où Corneille a tout fait pour rendre Cléandre nécessaire), et le réduire aux motifs topiques qui le sous-tendent (l’ami rival, la belle invisible). Nous sommes donc loin du problème posé par l’infante dans Le Cid, dont les scènes peuvent être retranchées sans affecter le reste de la pièce : Corneille a parfaitement appris, depuis 1637, à donner une couleur d’unité à ses pièces. Confronter cette version avec le résumé que nous en avons donné n’a donc pas pour but de remettre en cause l’unité d’action de la pièce. Il s’agit plutôt de s’appuyer sur cet écart entre la pièce et l’un de ses résumés possibles pour mettre en valeur et mieux comprendre la place originale qu’occupe ce personnage dans la structure profonde de l’œuvre.
Le complexe de Cléandre
25Cette place apparaît mieux si l’on examine les actions entreprises par Cléandre entre le nœud et le dénouement, et si l’on compare les scènes entre Cléandre et Dorante qui ont lieu dans la prison (I, 4-5 et III, 1) et celles entre Philiste et Dorante (II, 4 et III, 4). Comme Philiste (qui le fait par amitié), Cléandre cherche (par reconnaissance) à aider Dorante pendant ou après son emprisonnement. Les deux hommes ont, à des niveaux différents, le pouvoir de le faire. Ils occupent donc la même place, remplissent les mêmes fonctions.
26Cléandre promet d’aider Dorante à sortir de prison (I, 5, v. 350 : « Je périrai pour vous tirer d’ici ») grâce notamment à ses amis (II, 2, v. 543-544 : « et pour sa délivrance / Je vais de mes amis faire agir la puissance »). En attendant, il aide financièrement Dorante par l’intermédiaire de Mélisse, et utilise ses relations pour garantir l’intimité du prisonnier (III, 1, v. 792 : « J’ai des gens là dehors qui gardent qu’on écoute »).
27Philiste en fait exactement de même : il fera intervenir ses amis pour libérer Dorante (II, 4, v. 639-640 : « Ceux dont elle [votre affaire] dépend sont de ma connaissance, / Et même à la plupart je touche de naissance »). En attendant, il a le pouvoir d’améliorer le confort de Dorante (II, 4, v. 646 : « On aura soin de vous, comme en votre maison, / Le concierge en a l’ordre, il tient de moi sa place »).
28Le spectateur peu attentif pourra facilement confondre ces deux personnages, et cette redondance dans les promesses participe à l’impression d’immobilité temporelle que nous évoquions précédemment et qui caractérise les trois premiers actes.
29À la fin, c’est Philiste qui l’emporte, et ce sont ses amis, et non ceux de Cléandre, qui parviennent à libérer Dorante. Chez Lope, c’est Philiste lui-même qui annonce la nouvelle, selon la suite de scènes suivante :
30– journée I, scène 5 : Cléandre vient rendre visite à Dorante, qui lui montre le portrait de Mélisse. Cléandre sort précipitamment et promet à Dorante de lui préparer un appartement chez lui. (p. 304 : « Je vous quitte pour vous faire préparer un appartement ») ;
31– journée II, scène 1 : Philiste promet à Dorante de le faire libérer (p. 306 : « Attendez que vous sortiez de prison… et je ferai mes efforts pour que ce soit le plus tôt possible ») et l’invite à se joindre à lui quand il ira faire sa cour à Mélisse, le soir ;
32– journée II, scène 1 : Mélisse et Lyse rendent visite à Dorante. C’est la première rencontre entre Dorante et Mélisse (qui ne se dévoile pas encore). Dorante demande la permission de venir entretenir Mélisse sous sa fenêtre le soir ;
33– la scène de la fenêtre occupe la scène 3 de la deuxième journée ;
34– journée II, scène 4 : Mélisse et Lyse rendent visite à Dorante (qui est de retour en prison). Mélisse enlève son voile ;
35– journée II, scène 4 : Philiste vient à son tour rendre visite à Dorante et croise les deux femmes, qui partent sans lui révéler leur identité. Il annonce à Dorante sa libération et l’invite à dîner (p. 328 : « Nous dînerons ensemble, puisqu’enfin vous voilà libre »).
36Corneille a, d’une part, fusionné une partie de la scène II, 4 avec la scène II, 1 : tout se déroule avant la scène de la fenêtre : dans la même scène (III, 3), Mélisse rencontre pour la première fois Dorante, se montre à lui et lui donne rendez-vous pour le soir ; dans la même scène (III, 4), Philiste, dont l’arrivée fait fuir les deux femmes, annonce à Dorante sa libération et le convie à souper. D’autre part, il a interverti les deux parties de la scène II, 1 : c’est d’abord Mélisse qui vient voir Dorante, puis Philiste (comme dans la deuxième journée de la pièce espagnole).
37Mais ces variantes de disposition ne sont pas ce qu’il y a de plus remarquable. Chez Corneille, c’est Cléandre, qui, le premier, annonce à Dorante sa libération prochaine :
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain ;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main :
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie. (III, 1, v. 837-839)
38Cette solution permet de mieux motiver la visite de Cléandre, qui n’est, chez Lope de Vega, qu’une simple visite de courtoisie (I, 5, p. 304 : « Je passais aux environs, Seigneur Don Juan [Dorante], et j’ai voulu vous voir »). Elle permet également de mieux motiver l’offre que celui-ci fait à Dorante de le loger (III, 1, v. 849-850 : « Comme il m’ôte aujourd’hui l’espoir de vous servir, / Vous loger est un bien que je lui veux ravir. »). Son utilité dramatique paraît cependant limitée. Quand Mélisse vient, deux scènes plus tard, lui rendre également visite, Dorante ne fait pas allusion à l’annonce de sa libération prochaine. Il en va de même quand Philiste entre. Dorante semble ignorer que les amis de celui-ci ont permis sa prochaine libération, et reproche au contraire à son ami de ne pas vouloir (comme un bref malentendu l’en persuade) lui venir en aide (III, 4, 1107-1110 : « Dorante – Non. Cette nuit j’ai promis de la voir, / Sûr que vous obtiendrez mon congé pour ce soir. / Le concierge est à vous. / Philiste – C’est une affaire faite. / Dorante – Quoi ! Vous me refusez un mot que je souhaite ? »). Une fois Cléandre sorti, l’action semble donc recommencer à nouveaux frais : l’effet est comparable à ce que l’on observait au début de l’acte II (les causes de la rencontre entre Mélisse et Dorante sont soudainement réinterprétées de manière à ce que Cléandre y joue un rôle) et au début de l’acte V (le dénouement qui s’esquissait à la fin de l’acte IV s’infléchit pour que l’hospitalité de Cléandre joue un rôle déterminant), mais inversé : ici, Cléandre tombe soudainement dans l’oubli.
39S’appuyant sur la théorie du « dysfonctionnement » et du « texte fantôme » élaborée par Michel Charles9, Marc Escola et Bénédicte Louvat ont utilisé la notion de « complexe » pour définir la position d’un personnage épisodique qui peine à trouver sa place dans l’intrigue principale, ou plutôt qui semble jouer dans une autre pièce, concurrente de celle où interviennent les personnages principaux10. Cléandre est dans une situation comparable. Contrairement à Antiochus, Ériphile ou Dircé, il n’évolue pas dans une intrigue où il pourrait espérer jouer le rôle principal. Ses ambitions sont plus modestes : il s’agit simplement pour lui de montrer qu’il a le pouvoir de peser sur l’intrigue principale. Et tandis qu’Antiochus et Ériphile sont des « seconds amants » qui sont animés par la jalousie qu’ils éprouvent à l’égard du couple principal, Cléandre ne veut qu’aider Dorante. Son « complexe » consiste à ne pas trouver de moyen évident et efficace de le faire et à se voir sans cesse devancer ou dépasser par Mélisse et Philiste.
40Cette impuissance de Cléandre et le dépit qu’il en éprouve s’expriment notamment dans sa réaction à la nouvelle de la libération de Dorante :
Et je ne saurais voir sans être un peu jaloux
Qu’il m’ôte les moyens de m’employer pour vous.
Je cède avec regret à cet ami fidèle :
S’il a plus de pouvoir, il n’a pas plus de zèle ;
Et vous m’obligerez, au sortir de prison,
De me faire l’honneur de prendre ma maison. (III, 1, v. 841-846)
41Liliane Picciola définit justement Cléandre comme un personnage « obsédé par le devoir de remboursement que lui crée sa dette11 ». L’hospitalité offerte apparaît comme un moyen alternatif de prouver sa reconnaissance et de se présenter à tout prix comme un « rival » crédible de Philiste dans l’amitié qu’il porte à Dorante. De la même manière, dérober à Philiste le privilège d’apporter à Dorante la première nouvelle de sa libération semble être pour Cléandre un moyen peu coûteux de participer au service que celui-ci lui rend.
42Chez Lope de Vega, cette rivalité et la difficulté éprouvée par Cléandre à s’intégrer à l’action principale sont moins perceptibles : d’une part Cléandre, en tant qu’amoureux de Climène, dispose déjà d’un espace où il peut occuper le devant de la scène, et qui justifie parfaitement sa présence dans la pièce ; d’autre part, les conditions de la libération de Dorante sont beaucoup moins développées, ce qui minimise l’importance dramatique de cet événement, et donc le rôle joué par Philiste. Un simple « enfin vous voilà libre » (II, 4, p. 328) suffit à l’annoncer, sans qu’on sache comment Philiste est parvenu à ce résultat (le rôle joué par les témoins qui ont assisté au duel est une invention de Corneille).
43Corneille semble donc avoir senti la difficulté qu’il y a à intégrer Cléandre de manière pleinement satisfaisante à l’action principale. Sans cesse en marge de l’intrigue qui réunit Dorante, Mélisse et Philiste, ce personnage essaie d’entrer dans une pièce qui pourrait se passer de ses services. Si, en apparence, il y parvient, ses interventions constituent néanmoins des moments où la structure de l’action se dédouble et présente un jeu entre deux versions alternatives.
44Mais, par sa volonté répétée de payer la dette qu’il a contractée auprès de Dorante, et par les difficultés mêmes qu’il éprouve à le faire, Cléandre introduit dans La Suite du Menteur une réflexion sur les notions d’obligation, de gratitude et de reconnaissance qui n’est pas moins centrale que celles sur les rapports entre amour et identité (portée par Mélisse et Dorante) et sur les rapports en amour et amitié (portée par Philiste et Dorante). La présence de Cléandre permet en effet de former un autre triangle que le triangle amoureux classique. À côté de la chaîne amoureuse (Philiste aime Mélisse, qui aime et est aimée de Dorante), une chaîne fondée exclusivement sur des rapports d’amitié et d’obligation relie Cléandre, Dorante et Philiste. Cléandre est redevable à Dorante, qui est redevable à Philiste. On sait l’importance que joue dans le théâtre de Corneille la question de l’échange et du don12. La valorisation du don gratuit, déjà développée dans Le Menteur lors du premier dialogue entre Dorante et Clarice (I, 2, v. 120-125 : « J’estime plus un don qu’une reconnaissance / […] La faveur qu’on mérite est toujours achetée ») trouve ici son prolongement, puisque la volonté de prouver sa reconnaissance est parfois jugée inopportune dans La Suite du Menteur13. Elle est également dramaturgiquement moins efficace que la générosité spontanée : ce qui fait progresser l’action, ce n’est ni la dette que Cléandre a contractée envers Dorante (puisque les actions qu’il entreprend pour aider celui-ci ne jouent qu’un rôle superficiel dans la pièce), ni celle que Dorante a contractée envers Philiste (puisque celui-ci, en renonçant à Mélisse, annule le dessein que Dorante avait de quitter celle-ci en faveur de son ami). Au contraire, le moteur de l’action réside dans les faveurs accordées spontanément, dont on trouve trois exemples : le refus initial de Dorante de dénoncer Cléandre, l’amour que Mélisse éprouve pour Dorante sans que celui-ci ait eu à lui faire la cour, et le renoncement final de Philiste. Les derniers mots de Cléandre (V, 5, v. 1895 : « Comme à lui je vous dois et la vie et l’honneur ») sont emblématiques de la position originale de ce personnage. Placé au bout de la chaîne des obligations, il est le seul qui soit réduit à n’être qu’un débiteur et qui ne soit pas en mesure de pratiquer le don gratuit. Mais s’il est en marge de l’action, il n’en joue pas moins un rôle essentiel dans la pièce en tant que bénéficiaire de la générosité des personnages principaux.
1 Par souci de lisibilité, nous utiliserons systématiquement les noms français des personnages, même quand nous évoquons la pièce espagnole, où Dorante s’appelle Don Juan ; Cliton, Citron ; Philiste, Don Louis ; Mélisse, Léonarda ; Lyse, Inès ; Cléandre, Don Fernand ; Climène, Lisène ; Florange, Don Pèdre. Pour une analyse approfondie des rapports entre La Suite du Menteur et sa source, nous renvoyons aux travaux de Liliane Picciola : Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002, p. 105-144 ; « Corneille interprète de Lope de Vega dans La Suite du Menteur », Littératures classiques, no 13, 1990, p. 209-221 ; Corneille, La Suite du Menteur, éd. Liliane Picciola, dans Théâtre, Paris, Classiques Garnier, 2023, t. III, « Introduction », p. 831-876, qui propose un précieux tableau comparatif des deux pièces.
2 Nous faisons référence au Menteur et à La Suite du Menteur dans l’édition au programme de l’agrégation de lettres 2024, qui suit le texte de l’édition de 1682 (Le Théâtre de P. Corneille, Paris, Guillaume de Luyne, 1682) : Corneille, Le Menteur. La Suite du Menteur, éd. Guillaume Peureux, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2010.
3 Christophe Couderc, Le Théâtre espagnol du Siècle d’Or (1580-1680), Paris, PUF, 2007, p. 275.
4 Il s’agit, à l’origine, d’une nouvelle de Solórzano, contemporaine des Menteurs, « Los efectos que hace amor », publiée dans Los alivios de Cassandra (Barcelone, Jaime Romeu, 1640). Cette nouvelle sera adaptée et insérée par Scarron dans Le Roman comique (Paris, Toussaint Quinet, 1651, I, 9, éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 61-77), et adaptée à la scène par Boisrobert, La Belle invisible ou la Constance éprouvée, comédie, Paris, Guillaume de Luynes, 1656 puis par Nanteuil, L’Amante invisible, Hannovre, Wolfgang Schwendiman, 1673.
5 Pour éprouver la fermeté des sentiments de son amant, la dame invisible va jusqu’à prendre un autre déguisement et, sous cette identité, lui donner des soupçons sur sa propre beauté : « Puisque votre maîtresse se cache, […] il faut qu’elle ait honte de vous aimer, ou peur de n’être pas assez aimable » (Scarron, Le Roman comique, éd. citée, p. 67). C’est la même hypothèse que formule Cliton (II, 5, v. 664 : « Je jurerais, Monsieur, qu’elle est ou vieille ou laide »).
6 Mélisse affirme très tôt son indépendance à l’égard de son frère, et distingue son amour d’un simple sentiment de reconnaissance : « Aussi, comme son but est différent du mien, / Je dois prendre un chemin fort éloigné du sien. / Il est reconnaissant, et je suis amoureuse » (II, 3, v. 561-563). Le récit que Mélisse fait de l’origine de son amour est donc diamétralement opposé à celui qu’en fait Dorante (« la reconnaissance a produit votre amour »).
7 Lope de Vega, Amar sin saber quién, dans Parte veinte y dos de las comedias del Fenix de España, Zaragoza, Pedro Verges, 1630, III, 1, trad. Damas-Hinard sous le titre Aimer sans savoir qui, dans Théâtre de Lope de Vega, Paris, Charpentier, 1869, t. II, p. 329.
8 Sur cette question, voir Christophe Couderc, Le Théâtre espagnol du Siècle d’Or, op. cit., p. 253-260.
9 Michel Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995. Voir notamment l’analyse de Bérénice, p. 283-292.
10 Voir « Le complexe d’Antiochus » dans Racine, Bérénice, éd. Marc Escola, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1997, p. 27-29 ; « Le complexe d’Ériphile », dans Racine, Iphigénie, éd. Marc Escola, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1998, p. 44-55 ; Marc Escola et Bénédicte Louvat, « Le statut de l’épisode dans la tragédie classique : Œdipe de Corneille ou le complexe de Dircé », xviie siècle, no 200, 1998, p. 453-470.
11 Liliane Picciola, « Corneille interprète de Lope de Vega dans La Suite du Menteur », art. cité, p. 214.
12 Voir notamment Jacques Ehrmann, « Les structures de l’échange dans Cinna », Les Temps modernes, vol. XXII, no 247, 1966, p. 929-960 ; Han Verhoeff, « Le don chez Corneille », dans Corneille comique. Nine Studies of Pierre Corneille’s Comedy, dir. Mirolad R. Margitic, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, coll. « Biblio-17 », 1982, p. 15-34 ; Emmanuel Minel, « Du Menteur à sa Suite : de la valeur comme vaine sociabilité à la valeur en liberté surveillée, ou d’une théâtralité problématique à une théâtralité autonome », PFSCL, vol. XXV, no 48, 1998, p. 213-224.
13 Liliane Picciola fait remarquer à juste titre que Mélisse juge que son frère est « maladroit dans sa reconnaissance » (« Corneille interprète de Lope de Vega dans La Suite du Menteur », art. cité, p. 215) : « À force de présents il se croit acquitter ; / Mais le redoublement ne fait que rebuter. » (II, 3, v. 565-566.)
sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 3, 2024
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Quelques mots à propos de : Marc Douguet
Université Grenoble Alpes