Sommaire
La Revanche de Galatée
Sculptrices : portraits, représentations et personnages au XIXe siècle
Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève
- Florence Fix et Corinne François-Denève Avant-propos
- Nathalie Kremer Libération de Galathée
- Cassandre Martigny et Vicky Gauthier La renaissance féministe de Galatée dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes
- Lucie Nizard « Comme un rêve de pierre » : de Galatée à Pygmalionne dans les récits du second xixe siècle
- Céline Brossillon Pygmalion impuissant et Galatée vengée chez Rachilde et Isabelle Eberhardt
- Margot Irvine Auguste Rodin, « Pygmalion et Galatée » et Judith Cladel (1873-1958)
- Lara Guirao Entretien avec Lara Guirao
Comédienne et chanteuse, interprète du spectacle Requiem pour Camille Claudel (Théâtre de la Contrescarpe, Paris, 2018), d’après Une Femme d’Anne Delbée, biographie de Camille Claudel publiée en 1982 - Julie Rossello Rochet Galatée, ou le rêve brisé des Pygmalion dans les théâtres de Juliette Adam (1836-1936) et Marie Lenéru (1875-1918)
- Nikol Dziub Être sa propre Galatée ? Le cas Marie Bashkirtseff
- Corinne François-Denève Une ensorcelée et une lioncelle : les Galatées du Nord
- Nina Roussel « Le temps de ma sueur ne vaut pas un sou ! » – Les Mains de Camille ou Le Temps de l’oubli : hommage de papier à Camille Claudel, par la compagnie Les Anges au Plafond
La Revanche de Galatée
Être sa propre Galatée ? Le cas Marie Bashkirtseff
Nikol Dziub
Introduction
1On connaît Marie Bashkirtseff d’abord et avant tout comme diariste, son Journal constituant une véritable borne milliaire dans l’histoire du genre :
Et puis c’est, en 1887, le coup de tonnerre, avec la publication de deux journaux scandaleux, qui cassent les vitres, ceux de Marie Bashkirtseff et des frères Goncourt. Tous deux sont accompagnés de préfaces provocantes, qui sont de vrais manifestes en faveur du journal. La presse prend parti pour ou contre : a-t-on le droit de mettre sa vie privée, et celle des autres, sur la place publique ? La littérature ne court-elle pas à sa perte ? La morale et l’art semblent également bafoués. Le très classique Ferdinand Brunetière lance un pamphlet incendiaire contre « la littérature personnelle », Anatole France prend la défense des mutins, Maurice Barrès est feu et flamme pour Marie Bashkirtseff, qu’il propose de béatifier, etc. Des lycéens, comme André Gide et Pierre Louÿs, entament des cahiers, de jeunes écrivains comme Henri de Régnier ou Jules Renard s’y mettent aussi1.
2On sait aussi que Marie fut peintre – on sait moins qu’elle pratiqua la sculpture, même si sa Douleur de Nausicaa est aujourd’hui conservée (mais non exposée actuellement) au musée d’Orsay2.
3C’est pourtant cet aspect-là de son œuvre et surtout de sa figure d’artiste que l’on voudrait mettre à l’honneur dans cet article. En effet, parmi les arts plastiques, Marie donne sa préférence à la sculpture. C’est même plus qu’une préférence d’ailleurs : c’est une affinité viscérale qui la pousse vers la sculpture – au point qu’elle en arrive parfois à déprécier par contraste la peinture, dans un paragone virulemment axiologique : « J’adore bien aussi la couleur, mais maintenant […] la peinture me paraît misérable à côté de la sculpture. Du reste, je devrais la haïr, comme je hais toutes les imitations, les impostures3. »
4On voudrait montrer ici que Marie Bashkirtseff veut être, en tant à la fois que sculptrice et que diariste évoquant ses ambitions de sculptrice, sa propre Galatée : elle veut être l’effet aussi bien que la cause de son propre devenir, et fait par conséquent du portrait et de l’autoportrait un art, non plus de la représentation, mais de la performance de soi.
5On s’intéressera donc d’abord aux raisons (passionnelles) de l’amour de Marie Bashkirtseff pour la sculpture. On verra ensuite pourquoi le projet de faire sculpter sa propre figure lui tient tant à cœur – et comment ce projet peut être lié à la pratique de l’autodescription diaristique. Enfin, on se penchera sur l’évocation, dans son Journal, de quelques-uns de ses projets de sculptrice – sa Nausicaa, surtout –, dans le but d’analyser ce qu’ils nous révèlent de la conception qu’elle se fait de sa propre figure de femme-artiste.
Bashkirtseff et la sculpture : les raisons d’une passion
6« Je vais sculpter le soir… pour ne pas penser que je suis jeune et que le temps passe, que je m’ennuie, que je me révolte, que c’est affreux4 ! », écrit Marie dans son Journal en date du 17 mai 1878. Il ne faudrait pas croire pour autant que la sculpture n’est pour elle qu’un remède en forme de divertissement contre la mélancolie. Certes, Marie se sait de santé précaire, et le 25 juin 1884, soit quatre mois avant sa mort, elle écrira encore ces lignes qui présentent l’art en général, et la sculpture en particulier, comme une sorte d’illusion vitale : « Il y a des moments où on se croit naïvement apte à tout : “Si j’avais le temps je sculpterais, j’écrirais, je serais musicienne !” / C’est un feu qui vous dévore. Et la mort est au bout, inévitable, – que je me consume en vains désirs ou non5. » Mais la sculpture est, pour elle, bien autre chose qu’un cataplasme spirituel appliqué sur son âme en proie au spleen, ou qu’un vain rêve d’artiste qui sent ses forces vitales s’épuiser. On en veut pour preuve que, en 1875, alors qu’elle se croit encore à l’orée d’une longue vie, elle note, en date du 13 septembre (elle est à Florence) :
J’adore la peinture, la sculpture, l’art enfin, partout où il se trouve. Je pourrais passer des journées entières dans ces galeries, mais ma tante est souffrante, fatiguée, à peine elle peut me suivre et je me sacrifie. D’ailleurs, la vie est devant moi, j’aurai le temps de revoir6.
7Pourquoi, donc, « adore »-t-elle les arts, et pourquoi, surtout, son adoration se précise-t-elle au fil des années pour se focaliser sur la sculpture ? D’abord, comme le suggère déjà la citation que l’on vient de donner, parce qu’elle trouve dans la contemplation des œuvres des arts plastiques, et notamment de la sculpture, un réservoir de force, voire d’énergie. La suite de cette même note du 13 septembre 1875 le confirme :
J’ai passé deux heures dans le palais [Pitti], je ne me suis pas assise un instant et je ne suis pas fatiguée !… C’est que les choses que j’aime ne me fatiguent pas. Tant qu’il y a tableaux et surtout statues à voir, je suis de fer. Ah ! si on me faisait marcher dans les magasins du Louvre ou du Bon Marché, même chez Worth, alors je pleurerais au bout de trois quarts d’heure7.
8Inépuisable quand elle contemple les tableaux et les sculptures des musées, Marie semble l’être aussi quand il s’agit de créer – d’écrire, de peindre, de sculpter. « Je peindrai tant qu’il fera jour et je sculpterai le soir8 », note-t-elle dans son Journal le 9 août 1879. « Eh oui ! aussi vais-je faire de la sculpture au gaz au lieu de dessiner. Vous comprenez, je ne quitte pas la couleur, puisque j’en fais tant qu’il fait jour et aussitôt le jour parti je sculpte9 », précise-t-elle le 17 septembre de la même année. « Matin, sculpture. Après-midi, je peins le corsage et le bouquet de la tête qui rit10 », consigne-t-elle encore le 10 décembre 1883. Ces notes répétées témoignent d’un véritable acharnement au travail, qui s’exprime peut-être encore plus clairement dans ces lignes qu’elle écrit le 25 mai 1878 :
J’ai déjeuné à l’atelier ; on m’a apporté des choses de la maison, car j’ai calculé qu’en allant déjeuner chez nous, je perdais tous les jours une heure ; ce qui fait six heures ou un jour par semaine, = quatre jours par mois, = quarante-huit jours par an.
Quant aux soirées… je veux faire de la sculpture11 […].
9Cela étant, Marie est-elle inépuisable au travail en raison de la passion qui l’anime ? Ou est-ce au contraire parce qu’elle a le sentiment que l’art lui prête force et santé qu’elle en fait sa vie tout entière ? C’est ce qu’on ne tentera pas de déterminer. En revanche, elle explique clairement pourquoi elle donne sa préférence à la sculpture plutôt qu’à la peinture. « [E]n sculpture », écrit-elle à l’été 1881, « on modèle comme ce que l’on voit, il n’y a pas de tricherie, pas de couleur, pas d’optique12… » Faut-il dire qu’elle force le trait, et que, s’il ne réduit pas les objets aux deux dimensions de la toile, le sculpteur comme le peintre transforme ce qu’il voit quand il le représente, en fonction des contraintes propres à son art ? Mais peu importe la pertinence de la remarque, ce qui compte, c’est ce qu’elle révèle de l’éthique que Marie veut imposer à son art – et de ce qu’elle attend de la sculpture : elle rêve à un art honnête, qui ne soit pas tout entier trompe-l’œil, et elle demande aux œuvres de la sculpture d’être aussi (voire plus) vraies que nature.
10Plus vraies que nature – ou plus vivantes que nature. Dans une note du 15 juillet 1884 (où en l’occurrence elle n’établit pas de hiérarchie entre peinture et sculpture), elle affirme la supériorité des « sujets au repos » sur les sujets en mouvement. Elle fait ainsi l’éloge, entre autres, des « toiles de Millet » et des tableaux de Jules Bastien-Lepage, mais aussi et surtout des sculptures de Michel-Ange – toutes ces œuvres ayant en commun, selon elle, de représenter, ou plutôt de créer des figures vivantes : « Voyez le Moïse de Michel-Ange. Il est immobile, mais il est vivant. Son Penseur ne remue pas, ne parle pas mais c’est parce qu’il ne le veut pas ; c’est un homme vivant qui est absorbé par ses pensées13. » L’auteur comme le récepteur de la peinture ou de la sculpture doit donc comprendre que les figures qui constituent ou peuplent les chefs-d’œuvre sont des êtres vivants : « Un sujet au repos peut seul donner des jouissances complètes, il laisse le temps de s’absorber en lui, de le pénétrer, de le voir vivre14. » On aura reconnu, bien entendu, l’un des mythèmes constitutifs de l’histoire de Pygmalion et Galatée – mais sans qu’ici Marie assume le rôle ni du sculpteur ni de sa sculpture.
11Si, dans ce passage, Marie n’accorde aucune supériorité à la sculpture, il n’en demeure pas moins qu’elle considère que c’est l’art par excellence capable d’animer des figures vivantes. De là le désir qu’elle éprouve de faire elle-même de la sculpture : elle ne veut pas tant représenter parfaitement des corps, que réaliser des visions, et son ambition est performative plus que mimétique. À cet égard, l’une des notes les plus significatives de son Journal est celle qu’elle prend le 27 février 1883, à propos de sa Nausicaa (on reviendra plus loin sur cette sculpture) :
Non, mais j’ai fait l’esquisse de ma statue.
Vous lisez bien. Je veux sitôt dès le 15 mars faire une statue. J’ai dans ma vie ébauché deux ensembles et deux ou trois bustes, tout cela abandonné à mi-chemin puisque travaillant seule et sans direction je ne pouvais m’attacher qu’à une chose qui m’intéresse peu, je mets de ma vie, de mon âme, enfin quelque chose, pas une simple étude d’atelier15 !
12« Ma statue », écrit-elle, et non « une statue ». Non que cette œuvre soit un autoportrait à proprement parler. Mais parce qu’elle compte animer, faire vivre sa statue, lui prêter « [s]a vie », « [s]on âme ». Il ne s’agit donc pas, comme le préconisera bien plus tard Sartre dans son essai sur les romans de Mauriac16, de créer des figures libres – mais simplement des figures vivantes : Marie veut projeter sur ou en sa créature sa propre vie, sa propre âme (mais non, comme Pygmalion, ses fantasmes).
13On peut dire en quelque sorte que Marie condense le mythe de Pygmalion : elle ne crée pas d’abord la statue, avant de désirer l’animer. Le désir de créer un être vivant est pour ainsi dire contemporain de la conception de la sculpture : « Enfin concevoir une figure et avoir le désir immense de l’exécuter17. » Cette remarque, d’ailleurs, signale une variation importante sur (ou par rapport au) mythe de Pygmalion : il ne s’agit pas, tout compte fait, pour Marie, d’animer le corps d’une statue ; mais de prêter un corps de statue à une âme, à un être spirituel qui lui préexiste. Marie, cela dit, sait qu’elle ne maîtrise pas pleinement l’art de la sculpture : « [C]e sera mauvais. Qu’est-ce que ça fait18. » Mais – on y reviendra plus loin – elle semble convaincue d’avoir le génie de la sculpture – et elle semble compter sur les pouvoirs de l’esprit ou du désir créateur, elle semble certaine que ce que son esprit et son âme conçoivent avec passion, sa main saura le réaliser : « Je suis née sculpteur, j’aime la forme à l’adoration19 », note-t-elle toujours le 27 février 1883.
14Marie, en tout cas, paraît authentiquement (et presque érotiquement) éprise de sa créature. Le 27 février encore, elle écrit ainsi :
Je voulais m’agenouiller devant. Je disais mille folies. L’esquisse [mots noircis : ce sera] haut de trente centimètres mais ce sera grandeur nature. Ce sera un défi au bon sens… Tiens, pourquoi ? Enfin j’ai déchiré une belle chemise de batiste pour envelopper cette petite statuette frêle. J’aime mieux cette terre que ma peau20.
15Cet amour charnel de sa création (qui ne se réduit pas, nous semble-t-il, à la projection pygmalionienne d’un fantasme) va jusqu’à la dépossession (« J’aime mieux cette terre que ma peau ») – ce qui est évidemment révélateur, Michel Foucault attribuant à Ovide21 l’invention de l’amour comme dépossession. Marie paraît en proie à un véritable ravissement, comme le montre un autre passage de cette même note du 27 février (où, soit dit en passant, elle reprend l’un des arguments classiques en faveur de la supériorité de la sculpture sur la peinture) : « jamais la couleur ne peut donner autant de jouissances que la forme quoique je sois aussi folle de la couleur. Mais la forme ! Un beau mouvement, une belle attitude, vous en faites le tour, la silhouette change en regardant, la même signification. / Merveille ! Bonheur ! Volupté22 ! » Au-delà de la dimension érotique de l’exclamation finale, on appréciera la cinétique de la réception qu’esquisse Marie : « la silhouette change en regardant, la même signification ». En outre, cette remarque confirme qu’elle compte créer un être vivant, mais pas nécessairement libre, puisque sa statue, selon une logique qu’on qualifierait aujourd’hui d’essentialiste, devra rester confinée dans l’espace d’une « signification » unique.
16Toujours est-il que, si Marie aime tant la sculpture, au point de dévaluer la peinture par comparaison, c’est parce qu’elle rêve de donner un corps tangible, et non uniquement visible, à ces êtres animés qu’elle conçoit par l’esprit. En somme, on pourrait dire qu’elle rêve de créer des autoportraits sculpturaux qui lui ressembleront par l’âme, sinon par le corps. Mais elle voudrait aussi qu’une statue la représente – et on va à présent voir pourquoi.
Du précaire à l’éternel, de l’intime au public : se (faire) sculpter
17« Je ne suis pas laide, même jolie, oh ! oui plutôt jolie, on me trouve très jolie et je plais. / Je suis extrêmement bien faite, comme une statue23 », écrit Marie dans son Journal en janvier 1873. Elle use donc de la comparaison avec la sculpture dans une intention méliorative, et le mythe est pris là encore à contrepied, mais dans un autre sens : ce n’est plus la statue qui devient femme tant elle a l’air vivante, mais la femme qui devient statue tant elle a l’air parfaite. Ailleurs cependant, la comparaison avec les statues vient plutôt à l’appui d’une intention légèrement dépréciative. Le 12 août 1876, ainsi, Marie écrit : « je suis mince, entièrement formée d’ailleurs, remarquablement cambrée, peut-être trop, je me compare à toutes les statues et je ne trouve rien d’aussi cambré et d’aussi large des hanches que moi. Est-ce un défaut ? Mais les épaules demandent une ligne de plus en rondeur24. » Tant que Marie se contente de se contempler elle-même, elle fait l’éloge de sa silhouette, mais pour peu qu’elle détourne son regard vers les statues, elle note dans son corps un défaut né de l’excès même d’une qualité. On en déduit que pour elle, la sculpture n’est pas un art pleinement mimétique : les statues n’imitent pas les femmes réelles, mais en fournissent le modèle idéal. À plusieurs reprises, encore, elle se compare implicitement à une statue. Dans une note de mai 1878, par exemple, comme si elle voulait être à la fois Pygmalion, Galatée et Vénus, elle se compare à ces « déesse[s] antique[s] » qu’elle ne peut connaître que par les tableaux et les statues. Et là aussi, elle souligne que la cambrure de ses hanches est un peu excessive à son goût formé par la contemplation des statues : elle évoque « [s]on corps de déesse antique, [s]es hanches trop espagnoles, [s]on sein petit et parfait de forme, [s]es pieds, [s]es mains et [s]a tête d’enfant25 » (note de mai 1878). Une autre note intéressante est celle qu’elle rédige en date du 31 juillet 1878 :
Ce soir je me suis posée devant la glace comme Ariane de Dannecker26 à Francfort… et tenez, cela m’évite de vous raconter bien des choses. Si vous voulez savoir comment je suis faite allez à Francfort et regardez l’Ariane [mots noircis : qui est faite comme moi]. Même les doigts de pieds qui ne sont pas classiques (en ce que le second ne dépasse pas le gros orteil), sont comme les miens et je vous assure que cela me fait plaisir. Ce second doigt des statues antiques ne laissait que de me dépiter un peu. Mes hanches sont plus développées et mon col moins gros, moins rond, moins classique. La finesse des attaches me console de ce défaut27.
18Outre l’idée de faire l’économie d’une autodescription diaristique par la référence à une statue (idée ludique voire prétéritive, car l’allusion à la statue déclenche la description bien plus qu’elle ne la rend inutile), on retiendra le retour, une fois de plus, de ce postulat selon lequel les « statues antiques » fourniraient un modèle de beauté parfaite, qu’elle, Marie, n’est pas loin d’atteindre, mais qu’elle ne saurait, en tant qu’être de chair et d’os, égaler tout à fait – d’où son soulagement de découvrir une statue qui soit « humaine » comme elle. On remarquera de plus que cette statue est une « Ariane », c’est-à-dire une femme souffrante, malheureuse en amour, comme Nausicaa – on verra plus loin dans quelle mesure il y a lieu de tenter une identification avec Marie.
19Si Marie fait ainsi à plusieurs reprises son autoportrait28 diaristique en statue, c’est parce qu’elle est en proie à l’angoisse de la précarité : elle se trouve trop belle pour accepter de disparaître physiquement, et elle trouve qu’il serait égoïste de priver la postérité de son image. Elle songe par suite à se faire la Galatée d’un sculpteur, ou plutôt, à suivre la trajectoire inverse de celle de Galatée, pour, d’être animé, devenir une sculpture (et une sculpture comparable à celle des déesses, qui plus est) :
Les choses vraiment belles ne doivent pas demeurer cachées mais doivent être admirées de tous. Si je ne change pas je ferai faire ma statue avec le temps. Je la voudrais en ivoire et or comme celle de Minerve dans le Parthénon, de cette façon on la conserverait comme un objet d’art et mon nom y sera attaché29
20note-t-elle le 22 novembre 1874. Puis, le 19 août 1875 : « En retournant je parle de me faire sculpter à Florence, toute nue. Vraiment c’est impossible de ne pas me faire pour la postérité, je n’ai pas le droit de laisser périr de telles beautés30. » Et, le 30 juin 1877 :
[j]e sais qu’il n’y a rien de plus beau au monde que mon corps et que c’est un vrai péché, une infamie, de ne pas me faire sculpter ou peindre. De pareilles beautés ne peuvent appartenir à personne en particulier, c’est comme un musée qui est ouvert à tout le monde31.
21En se faisant sculpter – et sculpter nue32 de surcroît –, Marie compte donc opérer un double glissement : du précaire au durable, de l’intime au public. Double glissement qui n’est pas sans rappeler celui qui caractérise, du point de vue du rapport de la matière (intime et journalière) à la réception (publique et tournée vers la postérité), le genre diaristique.
22Reste à trouver le sculpteur qui fera sa statue. En 1876, à Rome, elle visite les ateliers de Giulio Monteverde et, surtout, de Prosper d’Épinay, par qui elle voudrait se faire sculpter. Puis, en 1880, elle prend dans son Journal, en date du 5 septembre, cette note qui évoque les contraintes économiques et sociales dont dépend une femme :
[j]e me déshabille nue et reste frappée de la beauté de mon corps comme si je ne l’avais jamais vu. Il faut faire faire ma statue, mais comment ? Sans me marier c’est presque impossible. Et il le faut absolument, je n’aurais qu’à enlaidir, me gâter… Il faut prendre un mari rien que pour faire faire ma statue, mais non, le mari ne viendra peut-être que dans quelques années, il faut me faire faire à présent. Cela coûte très cher, au moins 10 000 francs rien que le plâtre, car vous pensez bien qui le fera Saint-Marceaux [sic : Marie veut dire par là que c’est à Saint-Marceaux seul qu’elle veut confier cette tâche]. Le principal c’est l’argent, où prendre 10 000 francs ? Tandis qu’étant mariée je trouverai la somme33.
23Marie a pour René de Saint-Marceaux une admiration sans bornes, et ce parce qu’à ses yeux il est capable de créer des statues vivantes, animées – d’où son désir d’être sculptée par lui. Témoin cette note du 31 décembre 1882 :
Mlle de Villevieille qui est venue me voir hier a raison, on n’a jamais fait de la sculpture comme Saint-Marceaux. Les mots si souvent employés et devenus banaux : c’est vivant sont là d’une vérité absolue. Et en outre de cette qualité maîtresse, et qui suffit pour rendre heureux un artiste, il y a là une profondeur de pensée, une intensité de sentiment, un je ne sais quoi de mystérieux qui ne fait pas de Saint-Marceaux un homme d’un immense talent, mais qui en font un artiste de génie. […] C’est une idée fixe à présent, il me faut […] une statue de [lui]34.
24Son vœu sera exaucé – mais partiellement seulement, puisque Saint-Marceaux donnera un buste de Marie, qui, dans sa version en terre cuite, sera placé dans le mausolée de la diariste au cimetière de Passy, et, dans sa version en marbre, est aujourd’hui conservé au musée national de l’Art occidental de Tokyo35.
25Être de chair et d’âme, être vivant dont le corps égale presque celui des statues, Marie veut en devenir une – mais elle veut, grâce au génie de Saint-Marceaux, devenir une statue vivante36, elle veut, pour ainsi dire, devenir son propre simulacre37, afin de gagner ce qui lui manque en tant qu’elle-même : sinon la perfection, du moins la publicité et, surtout, la pérennité.
Nausicaa, c’est moi ?
26Pour assouvir son « dur désir de durer », selon la formule d’Éluard, Marie compte donc à la fois sur sa beauté de modèle et sur son talent de sculptrice. A-t-elle jamais songé à combiner les deux, et à faire son autoportrait sculpté ? C’est l’hypothèse qu’avance, mais sur le fondement d’une simple intuition, José Horacio Mito38, pour qui la Femme appuyée, sculpture perdue de Marie, dont on a gardé la trace par le Catalogue de l’exposition posthume de ses œuvres39 (1885), pourrait la représenter – et en effet, il y a une ressemblance avec les photographies que l’on a d’elle.
27Au-delà de cette question à laquelle on ne saurait apporter de réponse, on peut se demander aussi, puisque Marie prétend, en sculptant, donner un corps à des visions, dans quelle mesure elle représente ses propres tourments intérieurs de femme dans ses (projets de) sculptures représentant des figures féminines, et en particulier des figures tourmentées – comme Nausicaa, par exemple, héroïne de la seule sculpture sauvegardée de Marie ; mais aussi Ariane, figure qui la touche particulièrement.
28Dans une note diaristique du jeudi 22 mars 1883, Marie raconte :
Hier, j’ai appelé deux praticiens qui m’ont construit la carcasse de la statue en grand, d’après la petite que j’ai faite en terre. Et aujourd’hui je l’ai dessinée et lui ai donné le mouvement voulu… Je suis très empoignée. Les Saintes femmes en peinture40, que je tâcherai de faire cet été. Et en sculpture ma grande préoccupation c’est Ariadne. […] En attendant, je fais cette femme, qui est en somme la figure debout, la figure de l’autre Marie du tableau. Seulement en sculpture, sans vêtements et prenant une jeune fille, cela ferait une adorable Nausicaa. Elle a laissé tomber sa tête dans ses mains et pleure. Il y a dans la pose un abandon si vrai, un désespoir si complet, si jeune, si sincère, si triste que je suis très empoignée41.
29Ariane, Nausicaa, Marie (mère de Dieu) : deux figures de femmes « abandonnées » par un homme, une troisième qui partage avec les deux premières les souffrances de la séparation. Et, Marie Bashkirtseff se disant à deux reprises « empoignée » par ses sujets, l’on est tenté de se demander dans quelle mesure ses œuvres, et ce qu’elle en dit dans son Journal, reflètent sa propre expérience de l’amour sinon de la féminité. « Nausicaa », ajoute la diariste, est « une des plus charmantes figures de l’antiquité. Figure de second plan mais figure attractive, touchante, intéressante42 ». Le lexique est révélateur : il marque une relation placée sous le double signe de l’amour (la sculptrice semble charmée et attirée par le personnage dont elle veut façonner la figure) et de la sympathie, ou de l’empathie (Marie est touchée par Nausicaa, elle est intéressée par voire à ses malheurs). Nausicaa serait-elle donc, décidément, un alter ego pour Marie ? En tout cas, dans les lignes qui suivent, la diariste prend son parti à la fois contre Ulysse et contre Pénélope, tout en décrivant sa propre sculpture :
Je suis absolument de l’avis d’Ouida43 qui voudrait étrangler la vieille Pénélope et marier Ulysse avec cette idéale jeune fille appuyée à la colonne de marbre rose du palais de son père et s’éprenant de cet intrigant d’Ulysse au récit de ses aventures. Aucune parole n’est échangée entre eux ; il s’en va ce bourgeois retrouver son pays et ses affaires. Et Nausicaa reste sur le rivage à regarder s’éloigner la grande voile blanche et lorsque tout a disparu à l’horizon bleu et désert elle laisse tomber sa tête dans ses mains et les doigts sur la figure et les cheveux, sans soucis de sa beauté les épaules soulevées et le sein écrasé par ses bras elle pleure44.
30Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que cette scène si poignante, Marie la croit un souvenir de lecture, alors qu’elle est de son invention. Signe que c’est bien d’elle-même qu’elle parle, autant que de Nausicaa ? En tout cas, la charge contre le bourgeois soucieux de ses affaires plus que de la grâce d’une rencontre semble bien correspondre à la personnalité de Marie ; et il arrive à Marie elle-même de se peindre, dans son Journal, en belle jeune fille ignorée – témoin la suite de la note du 9 mai 1878 dont on citait un extrait plus haut, où s’exprime sa passion de jeune fille pour un homme qui ne prête guère attention à elle :
Mon corps de déesse antique, mes hanches trop espagnoles, mon sein petit et parfait de forme, mes pieds, mes mains et ma tête d’enfant. À quoi bon ? Puisque personne ne me voit, ne me connaît, ne m’aime. C’est égal, il n’aura que ce qu’il mérite ce Paul de Cassagnac, en épousant sa Mlle Acard45.
31Marie = Nausicaa, Paul = Ulysse, Mlle Acard = Pénélope : la triple équation serait plus ou moins convaincante sans l’écart de cinq ans entre les deux notes. Cela ferait en tout cas un étrange contraste entre le personnage d’artiste de Marie, qui prend volontiers la place de Pygmalion, et sa figure d’amoureuse, qui, tout en revendiquant les droits de la jeunesse, de la beauté et de la passion contre l’esprit « bourgeois », demeure dans une posture éplorée sinon passive.
32Toujours est-il que, quelques jours après avoir évoqué dans son Journal cette scène de l’histoire de Nausicaa qu’elle croyait avoir lue chez Homère, Marie prend conscience du fait qu’il s’agit d’un épisode qu’elle a forgé de toutes pièces, ou presque : « [j]e viens de chercher dans l’Odyssée, Homère ne donne pas la scène que j’ai imaginée. Il est vrai qu’elle doit venir comme la conclusion logique et inévitable des faits précédents, mais enfin il ne la donne pas46 » (note du 27 mars 1883). Elle souligne ensuite que Nausicaa a été la seule à reconnaître en Ulysse un être exceptionnel (un peu, pourrait-on dire, comme les pèlerins d’Emmaüs finissent par reconnaître Dieu le Fils dans l’étranger qu’ils ont croisé) : « Elle prend pour un dieu, et il lui fait la même politesse… […] Lorsqu’il apparaît nu et souillé aux jeunes Phéaciennes elles s’enfuient toutes. Nausicaa reste seule47. » Puis Marie rappelle les compliments que « [c]e vieux viveur, ce vieil intrigant, fort beau du reste » fait à la jeune fille : « Ainsi en quelques mots il lui prodigue les plus belles flatteries et se présente lui-même sous un jour poétique, majestueux et digne du plus vif intérêt par ses malheurs, il semble persécuté par les dieux48. »
33On a décidément le sentiment que Marie parle d’elle-même à la troisième personne, et que Nausicaa lui est en quelque sorte un prête-nom… D’autant qu’elle notera encore, en date du 5 novembre 1883 : « Cette statue de la Nausicaa, ce sera mon incarnation, j’y mettrai toutes mes petites misères49. » « Toutes mes petites misères » : cette statue donnera forme, silhouette et visage à la fois à une vision due à Marie artiste, et aux menus tracas de la Marie quotidienne, journalière – selon un dualisme qui n’est pas seulement celui de Proust50 distinguant le moi profond du moi social, mais aussi celui de tout diariste littéraire, qui écrit en artiste sa vie ordinaire.
34Marie, cela étant, ne peine pas moins pour autant au moment d’exécuter sa statue. On l’a vu plus haut, elle espère que sa main saura réaliser, malgré ses lacunes, ce que voit son esprit – mais elle craint par moments que la vision, même secondée par la volonté, demeure toujours supérieure à la technique. Or elle a le sentiment de se trouver, à cet égard, dans une position proche de celle de l’héroïne de l’Ariane (1877) d’Ouida, comme elle le notait déjà le 29 août 1882 :
[Ouida] dit par exemple que chez les vrais artistes, non chez les artisans, la conception est incommensurablement supérieure à leur pouvoir d’exécution51. Et puis le grand sculpteur Marix [sic, pour Maryx, d’ailleurs auteur d’une Nausicaa] (toujours dans le roman) qui voit les essais de modelage de la jeune héroïne [Giojà], future femme de génie, dit : qu’elle vienne travailler, elle fera ce qu’elle voudra.
– Oui, disait Tony en regardant longuement mes dessins à l’atelier, travaillez, mademoiselle, vous ferez ce que vous voudrez52.
35Ce qui frappe tout particulièrement, c’est que l’héroïne d’Ouida a besoin des encouragements d’un homme, et que Marie elle-même se rassure en se rappelant les encouragements, d’une part de Tony Robert-Fleury, d’autre part de René de Saint-Marceaux : « Saint-Marceaux l’a dit, mes dessins sont des dessins de sculpteur et j’ai toujours aimé la forme par-dessus tout53. » Quoique désireuse de réinventer le rôle de Pygmalion, et de créer, avec son Ariane ou sa Nausicaa, une sculpture qui sera, non pas (comme Galatée pour Pygmalion) la projection de ses désirs ou de ses fantasmes, mais l’incarnation de sa propre psyché (une sorte d’auto-simulacre, si l’on veut), Marie cherche du soutien chez des figures de maîtres, et semble reculer au moment de franchir le pas vers l’œuvre. Toutes les conditions matérielles sont pourtant réunies pour que sa création artistique puisse s’épanouir :
Mais qu’est-ce qui me retient. Mais rien. Je suis libre, je suis installée de façon à ce que rien ne manque à mon bonheur d’artiste. Un étage entier à moi. Antichambre, cabinet de toilette, chambre, bibliothèque communiquant par une large baie avec l’atelier et donnant une longueur de douze mètres, atelier avec un jour splendide, venant de tous côtés, à volonté. Chambre de débarras à côté et une espèce de grand balcon au-dessus donnant dans l’atelier même, duquel on peut voir ses tableaux à vol d’oiseau et qui donne un jour obscur et lointain en haut. Puis un petit jardin où je puis descendre travailler. J’ai fait mettre un porte-voix pour qu’on ne monte pas me déranger et pour ne pas descendre souvent54.
36Et pourtant, elle a le sentiment de manquer de courage, et de se réfugier dans la peinture pour échapper à la sculpture – à ses yeux seule expression concrète d’une pensée, quand la peinture, elle, ressemble davantage à un divertissement, au sens pascalien du terme :
Qu’est-ce que je fais ? Une petite fille qui a mis sa vieille jupe noire sur ses épaules et qui tient un parapluie ouvert55. Je travaille dehors et il pleut presque tous les jours. Et puis… Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce comparé à une pensée en marbre ? […] Oui, la préoccupation de la perspective des lignes est une tromperie, la préoccupation des tons, de la couleur est une chose misérable, une chose de métier et qui petit à petit absorbe tout ne laissant plus de place à la pensée56.
37Le « métier », donc, est dangereux, en peinture surtout. Certes, le savoir-faire est indispensable, mais il ne doit pas obnubiler la vision dont naît l’œuvre – ni, non plus, servir d’échappatoire à l’artiste intimidé devant l’œuvre à venir. C’est ce qui appert aussi de la suite de cette même note diaristique, où Marie évoque son projet d’une Ariane sculptée :
Et qu’est-ce que je fais de mon esquisse d’il y a trois ans, car elle est d’octobre 1879. On nous a donné ce sujet chez Julian57 et j’en ai été saisie, comme des Saintes femmes au sépulcre. Ariadne. Julian et Tony ont trouvé qu’il y avait là un bon sentiment, moi j’en suis prise comme du tableau d’à présent. Voilà trois ans que je suis sur le point de sculpter pour faire ce sujet… Je me sens sans forces devant des choses banales… Et le terrible à quoi bon ? me coupe les bras58.
38Est-ce la perspective de réaliser une œuvre qui lui tient tant à cœur, qui sera peut-être son chef-d’œuvre, qui paralyse Marie ? Sans doute – mais c’est aussi, peut-être, le sujet qui lui fait peur. Il y a là tout un récit à raconter en un seul geste figé, mais vivant ; il y a là aussi une émotion démesurée – celle de la femme abandonnée, et qui ne peut rien faire, non par lâcheté intérieure, mais par absence de ressources extérieures – qu’il faut faire tenir dans les limites d’une silhouette sculptée :
Thésée s’est enfui pendant la nuit, Ariadne se trouvant seule à l’aurore parcourt l’île en tous sens lorsqu’aux premiers rayons du soleil, arrivée à l’extrémité d’un rocher elle voit comme un point à l’horizon, le vaisseau… Alors… Voilà le moment à saisir et difficile à raconter ; elle ne peut aller plus loin, elle ne peut pas appeler, l’eau est là tout autour, le vaisseau n’est qu’un point qu’on voit à peine, alors elle tombe sur la roche la tête sur le bras droit dans une pose qui doit exprimer toute l’horreur de l’abandon, du désespoir, de l’impuissance de cette femme laissée là lâchement… Je ne sais pas dire mais il y a là une rage d’impuissance, un abattement suprême à exprimer qui m’empoigne complètement. Vous comprenez elle est là sur la limite du rocher, épuisée de douleur et selon moi de rage impuissante, il y a là un laisser-aller de tout l’être, la fin de tout… Ce rocher abrupt, cette force brutale qui enchaîne la volonté… Enfin59 !
39Peut-être, au fond, est-ce la contradiction entre l’émotion à exprimer – cet « abattement suprême », cette « rage impuissante » – et la volonté, la puissance créative qu’il faut pour l’exprimer dans une sculpture, qui rend la tâche si pénible pour Marie ? On a en tout cas envie de penser que c’est parce que Marie a surmonté cette aporie que sa Nausicaa nous « empoigne », comme elle dirait elle-même.
Pour conclure
40Ainsi, Marie Bashkirtseff s’empare implicitement du mythe de Galatée et Pygmalion, dont elle propose plusieurs variations.
41D’abord, en se faisant sculptrice, elle quitte le rôle de Galatée pour celui de Pygmalion. En outre, en faisant son autoportrait diaristique en femme sculpturale, elle se dédouble, étant à la fois son propre Pygmalion et sa propre Galatée. Cela suppose aussi une inversion du mécanisme fondamental du mythe : ce n’est pas la statue qui s’anime tant elle a l’air « vraie », mais la femme qui est sur le point d’être faite statue tant sa silhouette semble parfaite. Voulant rendre son corps périssable éternel en le sculptant par les mots, et en le faisant sculpter aussi, Marie inverse la trajectoire de Galatée, statue devenue simulacre animé.
42Par ailleurs, quand elle sculpte, et malgré sa fascination érotique pour sa Nausicaa, elle ne veut pas créer des êtres qui incarneraient ses désirs, mais façonner des figures qui réaliseraient ses visions et exprimeraient ses tourments – elle projette ainsi dans ses créations sa propre figure intérieure, et non pas les figures d’une altérité fantasmée. Par suite, désirant créer des statues vivantes dans la mesure où elles incarneront ses visions, elle condense l’histoire de Pygmalion, puisqu’elle veut animer ses statues dès le moment où elle en conçoit le projet. Il ne s’agit pas, en somme, d’animer a posteriori une statue, mais de prêter un corps de statue à une entité psychique qui lui préexiste.
43Enfin, on peut dire qu’en créant sa Nausicaa, Marie finit par remédier par l’art aux tourments de ces femmes privées de ressources au moment de lutter contre l’abandon : si elle-même a pu souffrir de l’indifférence d’un homme auquel elle vouait une passion de jeune fille, elle a su, en tant qu’artiste, sublimer ses « petites misères », mais aussi l’« abattement » séculaire de ces femmes que les mythes représentent au moment de leur abandon, pour dire en une figure sculptée la beauté de ces héroïnes qui, malgré leur « rage impuissante », valent mieux, à ses yeux, que les « bourgeois » qui les négligent pour courir à leurs affaires.
1 Catherine Bogaert et Philippe Lejeune, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, 2006, p. 206-208.
2 Voir Marie Bashkirtseff, Douleur de Nausicaa, 1884, statue en bronze, H. 83 cm ; L. 23,7 cm ; P. 23 cm, Musée d’Orsay, Paris, https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/douleur-de-nausicaa-4993, page consultée le 3 décembre 2024.
3 Les premières éditions du Journal de Marie sont peu fiables, dans la mesure où le texte a été largement remanié par sa mère et par l’écrivain André Theuriet. On citera donc, sauf exception, l’édition intégrale préparée par Ginette Apostolescu, et publiée en seize volumes, sous le titre Mon Journal, par le Cercle des Amis de Marie Bashkirtseff, entre 1995 et 2005. Cette édition reproduit le texte avec ses menues incorrections. Voir, pour cette citation, Mon Journal, vol. 15, p. 68. C’est la diariste qui souligne.
4 Voir Marie Bashkirtseff, Journal. 26 septembre 1877-21 décembre 1879, éd. Lucile Le Roy, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1999, p. 304.
5 Mon Journal, vol. 16, p. 233.
6 Ibid., vol. 5, p. 319.
7 Ibid., p. 320.
8 Ibid., vol. 13, p. 72.
9 Ibid., p. 98.
10 Ibid., vol. 16, p. 97.
11 Ibid., vol. 11, p. 259.
12 Ibid., vol. 14, p. 190.
13 Ibid., vol. 16, p. 257. C’est la diariste qui souligne.
14 Ibid.
15 Ibid., vol. 15, p. 193. C’est la diariste qui souligne.
16 Voir Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », La Nouvelle Revue française, no 305, février 1939, p. 212-232.
17 Mon Journal, vol. 15, p. 193.
18 Ibid.
19 Ibid. – « Je suis née sculpteur » : l’usage du masculin surprend ici un lecteur du xxie siècle. Comment l’interpréter, ou du moins l’expliquer ? Trois hypothèses viennent spontanément à l’esprit : ce peut être (mais c’est peu probable) une menue maladresse de Marie, dont la maîtrise de la langue française est étonnante, mais pas absolument parfaite ; ce peut être au contraire l’usage à l’époque ; ou encore, ce peut être un choix délibéré de la diariste, qui marquerait ainsi son refus de faire de la femme artiste une catégorie paradigmatique. Il faudrait, pour trancher, étudier statistiquement l’usage des termes « sculpteur » et « sculptrice » appliqués dans les dernières décennies du xixe siècle aux femmes pratiquant la sculpture. Cela étant, il semblerait que Marie se conforme tout simplement à l’usage. Le Trésor de la langue française note que l’utilisation du mot « sculptrice » est rare, mais cite néanmoins Mérimée, qui l’emploie en 1868 dans ses lettres à la comtesse de Montijo. Le dictionnaire de l’Académie, de son côté, ne signale l’usage de « sculptrice » que dans sa dernière édition (la neuvième) ; en 1935, dans la huitième édition, il mentionne la locution « une femme sculpteur », qui apparaît aussi dans la deuxième édition du Littré (1873-1878), et qui exclut donc implicitement « sculptrice » du langage courant.
20 Ibid.
21 Voir Michel Foucault, « Le retour de la morale », entretien avec Gilles Barbedette et André Scala, 29 mai 1984, Les Nouvelles littéraires, no 2937, 28 juin-5 juillet 1984, p. 36-41.
22 Mon Journal, vol. 15, p. 193.
23 Ibid., vol. 2, p. 64.
24 Ibid., vol. 8, p. 367.
25 Ibid., vol. 11, p. 239.
26 Voir Johann Heinrich Dannecker, Ariadne auf dem Panther, 1803-1814, statue en marbre, H. 146 cm, Liebieghaus, Francfort-sur-le-Main, https://liebieghaus.de/en/renaissance-bis-klassizismus/ariadne-panther, page consultée le 3 décembre 2024.
27 Mon Journal, vol. 12, p. 63.
28 On pourra consulter Konz Louly Peacock, Marie Bashkirtseff’s Life in Self-Portraits, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2005.
29 Cité dans José Horacio Mito, « Personnages III. Le modèle », trad. (espagnol) Jean-Paul Mesnage, dans Diario de Marie Bashkirtseff, en ligne : http://maria1884.blogspot.com/2018/08/personnages-iii-le-modele-et-une.html, page consultée le 3 décembre 2024.
30 Mon Journal, vol. 5, p. 253.
31 Ibid., vol. 10, p. 239.
32 « Nous avons enfin visité le casino de la villa Borghèse [à Rome]. J’ai vu la princesse Pauline par Canova. J’ai pris la mesure de son pied pour le comparer au mien et le mien est plus petit de trois centimètres au moins. Je voudrais me faire sculpter ainsi. Se sculpter habillée est absurde ! », note Marie le 18 mars 1876 (Ibid., vol. 5, p. 153). Elle fait allusion à Antonio Canova, Paolina Borghese Bonaparte come Venere vincitrice, 1805-1808, statue en marbre, H. 92 cm ; L. 192 cm, Galerie Borghèse, Rome, https://fr.borghese.gallery/collection/sculptures/venus-victrix-par-antonio-canova.html, page consultée le 3 décembre 2024.
33 Mon Journal, vol. 13, p. 340.
34 Ibid., vol. 15, p. 141.
35 Voir René de Saint-Marceaux, Buste de Marie Bashkirtseff, vers 1895, statue en marbre, H. 94 cm ; L. 50 cm ; P. 33 cm, Musée national de l’art occidental, Tokyo, https://collection.nmwa.go.jp/en/S.1959-0063.html – En outre, en 1914, le sculpteur Michel de Tarnowsky concevra un projet une statue représentant Marie tout entière (mais habillée). Il n’existe cependant de cette œuvre qu’une version en plâtre (voir https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Plaster_statue_of_Marie_Bashkirtseff.jpg?uselang=fr, page consultée le 3 décembre 2024), car le bronze devait servir à d’autres offices à partir d’août 1914. La statue est conservée au musée des Beaux-Arts de Nice (auquel la mère de Marie a fait un legs important en 1920, et qui a consacré une exposition à Marie en 2008).
36 On s’éloigne donc ici de l’esthétique du figement chère (en théorie du moins) au Théophile Gautier d’Émaux et Camées (1852 – Marie, d’ailleurs, n’aimait pas Gautier sans réserves), ou au Théodore de Banville des Stalactites (1846).
37 Sur cette notion de simulacre, voir Victor I. Stoichita, L’Effet Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008.
38 Art. cité, http://maria1884.blogspot.com/2018/08/personnages-iii-le-modele-et-une.html, page consultée le 3 décembre 2024.
39 Paris, Ludovic Baschet éditeur, 1885. Précisons ici qu’une partie des œuvres de Marie a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. En outre, sa mère a fait don de nombreuses œuvres au musée Alexandre III, devenu depuis le musée d’État russe (Saint-Pétersbourg), mais on n’a pas pu avoir accès au catalogue de ce legs.
40 Voir Marie Bashkirtseff, Les Saintes Femmes au tombeau du Christ, toile inachevée, déposée dans le mausolée de l’artiste, au cimetière de Passy, https://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article2867, page consultée le 3 décembre 2024.
41 Mon Journal, vol. 15, p. 205.
42 Ibid.
43 Voir Ouida, Ariane [Ariadne, 1877], trad. (anglais) Benjamin-Paul Buisson, Paris, Hachette, 1879.
44 Mon Journal, vol. 15, p. 205.
45 Ibid., vol. 11, p. 239.
46 Ibid., vol. 15, p. 208.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Ibid., vol. 16, p. 73.
50 Voir Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, éd. Pierre Clarac et Yves Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 221-222.
51 Cela tourne les inquiétudes suivantes en signe d’élection (parce qu’elle peine à réaliser ses visions, Marie est non une artiste manquée, mais une vraie artiste au contraire) : « Et je ne le ferais pas bien ? Quand ça dépend de moi ? C’est quelque chose que je puis créer de mes mains et ma volonté passionnée, tenace, inflexible ne suffirait pas ??? Le désir ardent, fou, de faire partager l’émotion que je ressens serait insuffisant ?! Allons donc ! Comment en douter ? Quelque chose qui me remplit la tête, le cœur, l’âme, les yeux, et je ne triompherais pas des difficultés matérielles ?! Je me sens capable de tout. Il n’y a que si je suis malade… Je prierai Dieu tous les jours pour que ça n’arrive pas. / Ma main serait impuissante à exprimer ce que veut ma tête ??! Allons donc. Ah ! mon Dieu, je tombe à genoux et je vous supplie de ne pas vous opposer à ce bonheur. C’est en toute humilité, prosternée dans la poussière que je vous supplie de… Pas même de m’aider, de daigner seulement permettre que je travaille sans trop d’obstacles. » (Note du 25 juillet 1882, Mon Journal, vol. 15, p. 46. C’est la diariste qui souligne.)
52 Ibid., p. 68. C’est la diariste qui souligne.
53 Ibid.
54 Ibid., p. 69.
55 Voir Marie Bashkirtseff, Le Parapluie, 1883, huile sur toile, 93 × 74 cm, musée d’État russe, Saint-Pétersbourg, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Marie_Bashkirtseff_-_Der_Regenschirm_-_1883.jpeg, page consultée le 3 décembre 2024.
56 Mon Journal, vol. 15, p. 69-70.
57 Rodolphe Julian, le fondateur de l’Académie Julian à Paris, où Marie se forma.
58 Mon Journal, vol. 15, p. 70.
59 Ibid., p. 70.
Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024
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Quelques mots à propos de : Nikol Dziub
Université de Bâle