La Revanche de Galatée

Auguste Rodin, « Pygmalion et Galatée » et Judith Cladel (1873-1958)

Margot Irvine


Texte intégral

1L’autrice et historienne de l’art Judith Cladel avait tendance à s’associer à des figures de Pygmalion, des « grands hommes » comme Auguste Rodin, Edmond Picard, Gustave Le Bon, et Léon Bourgeois, tous bien plus âgés qu’elle et tous très probablement attirés par l’idée de « façonner » une jeune femme intelligente. Elle a travaillé avec acharnement et dévotion pour promouvoir les intérêts de ces derniers. En échange, elle a eu accès à des communautés intellectuelles et artistiques stimulantes et parfois à des emplois rémunérés dans diverses institutions culturelles, mais toujours en acceptant que sa carrière soit subordonnée aux leurs et formée par eux. Il n’y a malheureusement rien de nouveau à ce que les femmes soient utilisées de cette façon pour satisfaire les besoins sexuels des hommes et confinées dans des rôles secondaires qui dépendent néanmoins de leur intelligence et talents. Le mouvement #MeToo nous offre une perspective affinée pour analyser les rapports de genre que l’on décèle dans la biographie de Judith Cladel, ainsi que dans les institutions culturelles au tournant du xxe siècle pour lesquelles elle s’était impliquée. Selon le Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, un motif important du mythe pygmalien est la représentation d’un « rapport de domination dans lequel l’homme joue à Dieu en modelant la femme selon son idéal1 ». Dans cet article nous montrerons comment les motifs de ce mythe nous permettent de mieux comprendre le rapport de Judith Cladel et du sculpteur Auguste Rodin.

2Il convient d’analyser l’histoire de Judith Cladel à travers le prisme du mythe de Pygmalion puisque le 8 juillet 1916, un peu plus d’un an avant la mort du sculpteur, Judith Cladel reçoit le don du marbre Pygmalion et Galatée d’Auguste Rodin2. Dans une lettre, elle explique que « [c]e groupe m’a été donné par le grand sculpteur en remerciement des livres que j’ai écrits sur lui, des expositions de ses œuvres organisées par moi à l’étranger, et des démarches accomplies par moi en faveur de la création du musée Rodin dont je m’honore d’être l’instigatrice3 ». En effet, les contributions de l’autrice et historienne de l’art à la valorisation de l’œuvre de Rodin sont considérables. Avec ce don, doit-on voir un simple geste de gratitude de la part de Rodin, ou bien le sculpteur associe-t-il Judith Cladel et la figure de Galatée ?

« Jouer les pygmalions4 » : Edmond Picard et Auguste Rodin

3La recherche rodinienne cite systématiquement les textes pionniers de Judith Cladel. Elle est l’autrice de la première biographie de Rodin, publiée en 1936, mais son intérêt critique pour son œuvre remonte plus loin5. Elle a organisé les premières expositions de sculptures de Rodin hors de France en 1899 et a publié de nombreux articles le concernant dans la presse, ainsi qu’un livre, Rodin, pris sur la vie, paru initialement en 1903 et réédité sous le titre Rodin, l’homme et l’œuvre en 1908. Dans les biographies du sculpteur publiées depuis la parution de la sienne, Cladel est décrite le plus souvent comme la biographe et l’« amie » de Rodin6, mais la nature de leur amitié mérite qu’on s’y attarde.

4Judith Cladel a rencontré Rodin pour la première fois lorsqu’elle était enfant. Rodin participait régulièrement aux dîners dominicaux de ses parents dans leur maison de la rue Brongniart, à Sèvres. C’est le sculpteur Dalou qui avait présenté Rodin à l’auteur naturaliste Léon Cladel, le père de Judith, et les deux hommes avaient de nombreux amis en commun7. Parmi ceux-ci se trouvait le juriste belge socialiste et antisémite notoire Edmond Picard. Personnage très influent dans la communauté artistique belge en tant que co-fondateur de la revue L’Art Moderne, entre autres, Picard était un ami très proche de la famille Cladel. Judith Cladel devient sa maîtresse lorsqu’elle est âgée de 21 ans et lui de 58 ans, soit deux ans après le décès prématuré de son père, qui laisse sa famille de quatre sœurs et un petit frère dans une situation financière précaire8. La famille semble accepter que Judith, l’ainée, ait cette liaison avec Edmond Picard sans doute en échange d’une aide financière de la part de l’avocat. Si les biographes de Picard reconnaissent que leur correspondance passe au tutoiement en 18959, il y a des indices qui nous portent à croire que l’avocat avait commencé à conditionner Judith pour cette relation plusieurs années plus tôt, lorsqu’elle était à peine adolescente. D’abord, le roman à clé de Judith Cladel, Les Confessions d’une amante, suggère que Picard lui a fait des avances lorsqu’elle était enfant.

5De plus, on sait qu’à l’occasion de son douzième anniversaire, les amis de Léon Cladel ont offert à sa fille un cadeau unique. Ils ont apporté leur contribution sous forme de nouvelles et poèmes à un recueil, richement illustré et magnifiquement relié, Le Livre de Pochi, écrit pour Judith Cladel et ses petites amies10. Jean-Bernard [Jean-Bernard Passeriau] explique dans la préface du Livre de Pochi que sa création a été nécessaire parce que Judith, « trop fille d’homme d’esprit pour priser les fadaises de la Bibliothèque Rose ou les puérilités de toute autre couleur » se plaignait de ne pouvoir trouver « même parmi les volumes des grands écrivains contemporains, tous amis de [son] père, un livre, une histoire, un roman qui fût de [son] âge11 ». Offrir un livre luxueusement relié comme celui-ci est une pratique que ses biographes associent au bibliophile Edmond Picard12, l’un des contributeurs au volume. Avec le recul dont nous disposons sur la relation entre Picard et Judith Cladel et en l’analysant à travers un prisme contemporain, il apparaît que Picard préparait déjà Judith Cladel à une relation sexuelle par le biais de ce cadeau unique. Sa famille en a fait grand cas et rien de semblable n’a été répété pour aucun de ses frères et sœurs. Six mois après le cadeau du Livre de Pochi, pour l’anniversaire de Judith, toute la famille Cladel, y compris les cinq enfants et deux chiens, est invitée à la résidence d’été des Picard où ils passent un mois ensemble13. S’agit-il d’un agréable séjour en famille ou d’un moyen pour Picard d’avoir un accès toujours plus intime à Judith ? Durant son enfance, Picard est avant tout l’ami de ses parents, mais la relation « particulière » que Judith a avec lui est soulignée dans la correspondance entre les deux familles dès 1883, alors que Judith est âgée de onze ans. Fabrice van de Kerckhove cite des lettres d’Edmond Picard à Léon Cladel dans lesquelles Picard écrit, par exemple, que les caresses de la fillette lui manquent (il « peine de ses grâces naïves et caressantes », selon une lettre d’Edmond Picard à Léon Cladel, 1er octobre 1883) et, alors qu’elle a 14 ans, lui envoie « l’essaim de baisers [qu’il n’a] pu lui donner à Paris » (Edmond Picard à Léon Cladel, 29 juin 188614.) La relation sexuelle va de pair avec des promesses de la part de Picard de former Judith Cladel à une carrière d’autrice et on voit qu’il use de son influence pour lancer la carrière de sa protégée15.

6Peu après le décès de son père, Judith Cladel raconte avoir visité l’atelier de Rodin, au Dépôt des Marbres, en compagnie de sa mère. La jeune femme explique dans sa biographie du sculpteur qu’elle s’est passionnée pour l’œuvre qu’elle y a vue et qu’elle a commencé à lire les critiques de Gustave Geoffroy, Octave Mirbeau, Camille Mauclair, Georges Lecomte, Léon Riotor et Roger Marx, afin de mieux la comprendre16. Rodin continue de rendre visite à sa famille, désormais installée rue Christine à Paris, très près de son propre appartement qui se trouve alors au 23, rue des Grands-Augustins. Après qu’Edmond Picard transforme son ancienne maison à Bruxelles en « Maison d’Art », Cladel écrit qu’elle a eu l’idée d’y organiser une exposition des œuvres de Rodin. Au début de l’année 1896, Picard écrit avec enthousiasme à Cladel pour la féliciter pour son idée qu’il considère comme une proposition avantageuse pour toutes les parties concernées :

Ma chère Judith, l’affaire Rodin est une trouvaille ! Ah ! que ce sera bien ! Et comme toi vivante tu l’harmoniseras avec la statuaire ! Prépare-toi pour cette cérémonie de haute lisse où je te veux vraiment hiératique. Entretiens aussi la bonne volonté changeante du grand homme et choisis parmi ses œuvres la phalange sacrée qu’on acheminera vers Bruxelles, nombreuses, nombreux car il faut que la manifestation de cette magnifique âme d’artiste soit écrasante. Ta féminité ingénieuse et aimante a trouvé une inspiration superbe, multiple en sa haute utilité, pour ton illustre ami, pour notre maison, pour toi (à qui tu n’as pas pensé), pour l’Art17.

7La lettre de Picard évoque une cérémonie à laquelle Cladel participera et, dans la lettre suivante, mentionne sa conférence d’introduction. Alors que Cladel écrit dans sa biographie que Rodin avait insisté pour qu’elle donne cette conférence, la correspondance suggère que l’idée est plutôt venue de l’orateur, Picard. D’autres pressions ont également été exercées par Picard, qui ont façonné la relation de Cladel avec le sculpteur. La correspondance de Picard à Cladel fournit un récit de sa relation avec Rodin qui est très différent de celui qu’elle décrit dans ses textes publiés. Comme Rodin hésite à participer à l’exposition en Belgique, Picard est convaincu que la meilleure façon pour Cladel de le persuader serait qu’elle ait des relations sexuelles avec lui. Au début de l’année 1896, Picard écrit à Cladel :

Et l’exposition Rodin ? Ça va-t-il ? quelles nouvelles ? voici que ça brûle. T’en occupes-tu ? Ta conférence liminaire est-elle en gestation cervicale ? Tu sais que j’attache à la réussite de ce projet complexe une valeur sterling. Allons, remuez-vous donc, mademoiselle, remuez-vous donc ! Vos grandes jambes d’échassière ne doivent pas uniquement servir à vous porter, pour raison de portraitturation, au 15 du boulevard Berthier18.

8L’exposition à portée internationale étant clairement dans l’intérêt de Rodin, il est peu probable que la prostitution de Cladel ait été nécessaire pour atteindre les objectifs souhaités. Il s’agit plutôt, à mon sens, d’un moyen pour Picard de contrôler la jeune femme de 23 ans et d’alimenter ses fantasmes en l’imaginant avec un autre « grand homme ». Afin de provoquer une rencontre physique entre eux, Picard commande à Rodin une petite sculpture de Cladel, debout et nue (voir ci-dessous Figure 1). En octobre 1897, il lui écrit :

Ainsi le grand Marsyas va avoir la joie divine de te voir apparaitre devant lui dans le luxe satiné et incomparable de ta peau. […] J’en tremble ! Et pourtant, je le veux : il faut que ce corps que j’aurai adoré et qui m’a, par la joie, tant rapproché de la Mort, me précipitant dans les délices qui donnent le sentiment surhumain que tout, en soi, va casser, il faut que ce corps soit définitivement fixé dans une grande œuvre ! Si vraiment il t’aime, il le fera ! Et pour obtenir ce pur et enivrant symbole, je veux courir, je veux que tu coures le risque d’être induite à livrer à un autre ce que, pourtant, je voudrais, furieusement, n’être que jamais à moi seul19.

9Le surnom de Marsyas20, du nom d’un satyre de la mythologie grecque caractérisé par son appétit sexuel excessif, que le couple utilise dans sa correspondance pour désigner Rodin, indique qu’ils étaient pleinement conscients de la réputation que Rodin cultivait, en particulier dans ces années qui suivirent immédiatement la fin de sa relation avec Camille Claudel, qui associait son travail créatif et sa sexualité. Dans Rodin: Sex and the Making of Modern Sculpture, David Getsy analyse les récits largement acceptés qui décrivent Rodin comme un génie artistique et lient ce génie aux « thèmes de la conduite sexuelle et de la virilité » dans l’histoire de l’artiste, où « l’immédiateté et l’intensité de sa passion en sont venues à être la source et le moyen de son style caractéristique21 ».

Image

Figure 1 : Auguste Rodin, « Nu féminin debout », bronze, date de création : 1890-1900, date de fonte : 1903, fondeur : J. Petermann, Pds : 3.4 kg ; H : 36 cm ; L : 11.5 cm ;
P : 9.5 cm. Inscription sur la tranche de la base à l’arrière gauche : « Rodin (signature). À ma grande amie / Judith Cladel / Rodin (dédicace). Inscription à l’arrière de la base : Fonrie nle des bronzes / Petermann / St Gilles, Bruxelles (cachet). s.100.
Musée Rodin (photo Hervé Lewandowski).
Nous remercions le musée Rodin pour la permission de reproduire ces photos.

10Dans ses lettres à Cladel, non seulement Picard l’encourage à coucher avec Rodin, mais il l’encourage également à lui décrire l’acte sexuel. À mon sens, c’est une façon pour l’avocat de s’associer à cette forme de sexualité masculine excessive et même de « surpasser » Rodin, puisque c’est lui, Picard, qui met en œuvre la « séduction ». Picard ayant systématiquement brûlé les lettres de Cladel, nous n’avons plus accès à ses descriptions de ces relations sexuelles et ne pouvons que les lire en filigrane, à travers les lettres de Picard. Faisant preuve d’une conception de la sexualité féminine vue comme passive, propre à la fin du xixe siècle, l’avocat écrit à sa maitresse en mai 1898 que, puisqu’elle sait désormais ce qu’est le désir sexuel grâce à sa relation avec lui, elle sera certainement excitée en présence d’un autre homme car « tu sais ce que fait éprouver de folies et de jouissances surhumaines, le fait de se donner et d’être conquise22 ». Il termine cette lettre en insistant à nouveau pour qu’elle continue à servir de modèle à Rodin, même si cela implique des rapports sexuels, car il lui faut une sculpture d’elle :

Mais pourtant n’aurai-je […] modelée par un tel artiste la figure de toi que j’ai si ardemment souhaitée et qui apparaissait comme une sublimation de ton être, comme une aventure quasi-héroïque, digne d’une personnalité rare, royale et divine comme toi ? […] Quel triomphe quand ce serait achevé ! Vois comment t’y prendre. Vois, surtout comment agir pour ne pas prolonger cette épreuve. Aie ma confiance et mon courage ; car, certes, il m’en faut pour t’écrire en tremblant tout ceci après ce que tu m’as avoué23 !

11Le roman de Cladel, publié en 1904 mais dont la rédaction avait commencé plusieurs années plus tôt, Les Confessions d’une amante, peut être considéré comme un récit des possibilités très limitées offertes à une jeune femme souhaitant être associée au monde de l’art24. Ce roman et une partie de sa correspondance privée écrite bien plus tard25 sont les seuls textes qui indiquent que Cladel comprenait son rôle de pièce dans ce qui semble avoir été un jeu dont Rodin n’a peut-être pas été conscient, mais qui a servi à renforcer l’ego de Picard. Les descriptions publiées par Cladel elle-même de sa relation avec Rodin à la fin des années 1890, et même jusqu’à sa mort, sont on ne peut plus chastes. Lues à la lumière de ces lettres, qui indiquent qu’elle a eu une relation physique avec le sculpteur en 1898-1899, les positions filiales et modestes qu’elle adopte vis-à-vis de lui dans ses écrits apparaissent comme une stratégie nécessaire pour protéger sa réputation.

Le développement d’une expertise

12Le premier texte de Cladel à propos de Rodin paraît dans La Fronde le 2 mai 1898, au moment du refus du Balzac de Rodin par la Société des Gens de Lettres qui l’avait commandé. Dans sa chronique, Cladel défend la sculpture controversée en soulignant l’adoration de Rodin pour la nature. Elle explique que les coupes brutes du Balzac rappellent « certains rochers des pays volcaniques, dénudés par les eaux, rongés par le feu de la terre et équarris par la foudre » et que le corps de Balzac, informe et tordu comme une torche, est un support pour la flamme, la tête de l’écrivain qui brille d’intelligence et de génie26. Une des lettres de Rodin nous apprend qu’il a lu cette chronique, ce qui a sans doute amené le sculpteur à avoir confiance en l’écriture de Cladel et à en voir l’utilité pour lui27.

13C’est à cette époque, alors qu’elle pose pour lui et qu’ils ont des relations sexuelles, que Rodin accepte qu’elle organise l’exposition itinérante de ses œuvres aux Pays-Bas. Au départ, il s’agissait d’une double exposition avec le peintre Pierre Puvis de Chavannes, mais la mort soudaine de ce dernier, en octobre 1898, change le projet. Dans sa biographie de Rodin, il n’est évidemment pas fait mention de son travail de modèle pour le sculpteur. Au contraire, Cladel explique que pour préparer la conférence que Rodin insiste qu’elle donne lors de l’exposition, elle devait le rencontrer régulièrement dans son atelier afin d’apprendre de lui ce qu’était sa sculpture. Le rite de l’apprentissage par les « paroles d’atelier » est une longue tradition à laquelle les artistes se livrent afin de façonner une image d’eux-mêmes pour la postérité et de former de jeunes disciples qui continueront à expliquer et à faire connaître leur travail. Judith Cladel se positionne ainsi comme l’une des intermédiaires du sculpteur.

14L’exposition itinérante des œuvres de Rodin s’ouvre à Bruxelles en mai 1899 et se déplace ensuite à Rotterdam (29 juin-30 juillet 1899), Amsterdam (15 août-septembre 1899) et La Haye (9 octobre-fin octobre-début novembre 189928). Jacques Vilain a écrit qu’elle préfigurait le succès qu’aurait Rodin avec l’exposition au Pavillon de l’Alma en 190029. Pauline Mardelle note que des critiques comme Micheline Hanotelle (1982) et Frédérique Leseur (1997) attribuent à Edmond Picard l’organisation de l’exposition et réduisent le rôle de Cladel à celui de conférencière30. Pour sa part, Mardelle souligne astucieusement que, bien que les femmes aient rarement travaillé comme conservatrices de musée ou commissaires d’exposition au tournant du xxe siècle, l’activité de Cladel en relation avec ces expositions correspond le mieux à ces termes31. C’est Cladel qui a sélectionné les œuvres qui figureraient dans les expositions et a organisé la manière dont elles seraient exposées. Il est donc juste et exact de la créditer comme la principale organisatrice, avec le soutien financier d’Edmond Picard32. Pauline Mardelle suggère que Rodin était conscient que l’exposition serait davantage médiatisée par la présence inhabituelle d’une jeune femme parlant de son œuvre33. Comme nous l’avons vu, c’est vraisemblablement Picard qui a souhaité mettre en avant le rôle de Cladel à travers cette conférence publique. Faire une conférence à l’occasion d’une exposition que l’on a organisée est également un devoir associé au rôle de conservateur, mais, ici encore, ce titre n’est jamais appliqué à Cladel. D’autres, comme Camille Lemonnier dans son compte-rendu de la conférence de la jeune femme publié dans L’Art Moderne, décrivent son apparence et la beauté de sa voix, mais c’est comme si Lemonnier n’avait pas prêté attention au contenu de son discours34. Il est instructif de comparer le traitement de Cladel dans la presse avec celui de l’autre orateur du vernissage de l’exposition, Charles Morice. Morice était un écrivain à la réputation établie et professeur à l’Université Libre de Bruxelles. Alors que sa conférence est retranscrite et publiée dans L’Art Moderne, celle de Cladel est simplement synthétisée par Lemonnier qui se concentre sur l’apparence et l’élocution de Cladel.

15Cladel ne sait pas plus que les autres quel rôle adopter dans ses écrits sur Rodin. Dans son livre de 1903 (réédité en 1908), elle se représente comme l’une de deux jeunes femmes qui rendent visite à Rodin dans son atelier et explorent Paris avec lui, lui posant des questions et notant ses paroles. Le résultat est un livre curieux dont le public visé n’est pas clair. Bien que le mythe ne soit pas explicitement évoqué dans le livre, Cladel, et Rodin aussi, imaginent peut-être déjà leur relation par le truchement du mythe de Pygmalion et Galatée, avec la figure du « grand homme » transmettant sa sagesse à des jeunes femmes qui lui posent des questions et enregistrent soigneusement ses moindres paroles. Le livre anticipe les entretiens de Paul Gsell avec Rodin en 191135 et offre une compréhension similaire de la philosophie artistique de Rodin, mais le cadre narratif modeste choisi par Cladel ne lui rend pas service, car il est difficile de considérer cet ouvrage, qui se présente essentiellement comme les écrits d’un enfant ou, au mieux, d’une très jeune femme, comme une œuvre d’érudition sérieuse. En effet, Cladel écrit dans l’introduction de l’édition de 1908 que son livre de 1903 a souvent été cité sans qu’il lui soit attribué36. Étant donné la nature complexe de sa relation avec Rodin, il n’est pas surprenant que Cladel ait décidé que cette voix narrative serait la plus appropriée, car elle donne une perspective socialement acceptable de sa relation avec le sculpteur. En mettant l’accent sur son rôle d’enfant d’un ami du sculpteur, plutôt que sur celui de journaliste, d’autrice, de conservatrice ou de modèle, Cladel a fait un choix sûr. Cependant, à l’avenir, ce choix l’empêchera d’être reconnue comme une professionnelle à part entière possédant une expertise significative de l’œuvre du sculpteur.

La création du musée Rodin

16Cela pose problème lorsqu’elle entreprend les premières démarches en vue de la création du musée Rodin. En 1907, elle fut la première à lancer l’idée de la création d’un musée Rodin dans un article publié dans Le Matin. Judith Cladel a mobilisé ses réseaux, ainsi que ceux du sculpteur, pour publier des pétitions en faveur du musée dans la presse. Toutefois, la jeune femme se plaint dans sa biographie de Rodin que, n’ayant pas de titre officiel dans ses démarches en faveur du musée, elle n’a pas l’autorité nécessaire « à des démarches qui demandaient à être suivies sans interruptions37 ». À plusieurs moments lors des discussions pour l’établissement du musée, Rodin et d’autres ont laissé entendre à Cladel qu’elle y aurait une position officielle. Elle écrit en 1914, par exemple, qu’« un ami commun au maître et à moi, que j’avais souvent mis à contribution dans tout ceci, M. Léon Bourgeois, avait dit, par sollicitude pour moi, et très discrètement à Rodin, qu’il serait de toute justice de m’assurer une petite place dans son musée, et R[odin] l’avait promis38 ». Dans sa biographie du sculpteur, elle explique que :

[v]ingt fois, Rodin m’avait dit : « Nous arrangerons le musée ensemble. » Les amis que j’avais si souvent mis à contribution et qui connaissaient la longue suite de mes efforts ainsi que l’ignorance du maître en matière de questions administratives, considéraient que, tout en étant une récompense, ma modeste collaboration pourrait lui rendre service… Sachant aussi la mobilité d’humeur de Rodin depuis ces dernières années, ils m’engageaient à faire préciser, dès lors, qu’un secrétariat me serait réservé39.

17Si Rodin avait encouragé certaines femmes à poursuivre des carrières artistiques, y compris Cladel dans son écriture et ses conférences, il était incapable de l’imaginer comme une collègue professionnelle pour une collaboration soutenue. Dans une lettre, Judith Cladel répète les paroles du sculpteur qui, lorsqu’on lui suggère qu’elle pourrait diriger son musée, aurait dit, « une femme, c’est bien embarrassant […] si je me brouille avec elle, je ne pourrai pas la mettre à la porte40 [sic] !!! » Pendant les dernières années de Rodin, Cladel est très présente dans son entourage. Consciente de son héritage, du déclin de ses facultés mentales et du fait que de nombreuses personnes autour de lui souhaitent profiter du sculpteur, Cladel devient une sorte de gardienne de sa personne et de son œuvre. C’est elle qui organise son mariage avec Rose Beuret en février 1917, afin de protéger son héritage et celui de Rose, s’il venait à décéder avant elle. Après la mort de Rodin, c’est Cladel qui choisit la tunique blanche dans laquelle il sera enterré et qui organise les funérailles41.

18Ce sont des activités qui s’inscrivent davantage dans la sphère privée et Cladel n’est pas payée pour son travail auprès de Rodin. Faute d’un poste permanent dans le musée qu’elle avait contribué à fonder, elle a reçu des cadeaux, y compris plusieurs dessins et un marbre, mais aucune reconnaissance de son expertise, de sa longue expérience et de sa connaissance approfondie de son œuvre. Nous savons que Rodin avait l’intention d’offrir le marbre de Pygmalion et Galatée à Cladel avant de le vendre au collectionneur américain Thomas Fortune Ryan qui l’a légué au Metropolitan Museum de New York en 191042. Rodin offrit une édition plus petite de la même statue à Cladel en juillet 191643 (voir ci-dessous Figure 2).

Image

Figure 2 : Auguste Rodin, « Pygmalion et Galatée », marbre, date de création : 1889. ph. 1971. Musée Rodin.
Nous remercions le musée Rodin pour la permission de reproduire ces photos.

19Pourquoi cette statue lui était-elle destinée ? En était-elle le modèle ? Rodin a-t-il vu en cette jeune femme intelligente une sorte de Galatée, formée par le sculpteur, son Pygmalion ? Le mythe devait-il reconnaître sa capacité à comprendre son art et son autorité à transmettre sa vision ? Ou bien ce sujet reconnaît-il leur relation physique et le rôle de Rodin qui l’a conditionnée, « l’a fait naître », puisqu’il la connaissait depuis son enfance ? Dans une lettre envoyée entre fin juin 1914 et juillet 1915, le sculpteur lui écrit « je vous ai mis dans mon imagination déjà faite en sujet vous êtes Galaté [sic] et un pygmalion [sic] vous regarde44. »

20Rodin signe l’acte définitif de donation de ses œuvres à l’État peu de temps après ce don, le 13 septembre 1916. Lorsque la donation est acceptée, c’est Léonce Bénédite qui est nommé « fondé de pouvoirs » de Rodin45. Il deviendra le premier conservateur du musée à la mort du sculpteur, en novembre 1917. Homme dans la cinquantaine, il avait eu une carrière impressionnante dans diverses institutions muséales parisiennes. Au moment de sa nomination au musée Rodin, il dirigeait le musée du Luxembourg, alors le musée des Artistes vivants, et son frère, Georges Bénédite, était conservateur au Louvre46. Le ministère des Beaux-Arts confie d’abord à Judith Cladel un travail rémunéré de préparation de fiches pour les statues, plâtres, dessins et antiquités qui font partie de la donation. Malheureusement, quelques mois plus tard, elle se plaint que Léonce Bénédite ne lui permet pas d’accomplir son travail tel qu’il lui a été confié et qu’il lui interdit l’accès à l’Hôtel Biron. Elle ne remettra jamais le catalogue et son conflit avec le conservateur passera devant un tribunal. Désormais exclue du musée, Cladel contribuera néanmoins de façon significative à la recherche sur Rodin avec la publication de sa biographie du sculpteur en 1936 et on peut dire que c’est elle qui a, finalement, le dernier mot : une revanche de Galatée ?

Notes

1 Collectif Les Jaseuses, Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2023, p. 171.

2 Cladel a vendu ce marbre en juillet 1917 : « Je me suis trouvée dans l’obligation de me défaire de ce groupe, à mon grand regret, par suite des changements que la guerre a apporté à ma situation d’écrivain. » (Lettre à M. Laroche, 31 janvier 1919, Fonds Cladel, Lilly Library, Indiana University). Nous supposons qu’il se trouve toujours dans une collection privée. D’autres versions se trouvent au Metropolitan Museum (New York) et au Ny Carlsberg Glyptothek (Copenhague). Un plâtre de la statue est exposé au musée Rodin (Paris).

3 Lettre à M. Laroche, op. cit.

4 L’expression est du réalisateur Christophe Ruggia qui dit avoir « commis l’erreur de jouer les pygmalions avec les malentendus et les entraves qu’une telle posture suscite », voir « Témoignage d’Adèle Haenel : la réponse de Christophe Ruggia », Médiapart, le 6 novembre 2019, en ligne : https://www.mediapart.fr/journal/france/061119/temoignage-d-adele-haenel-la-reponse-de-christophe-ruggia, consulté le 3 décembre 2024.

5 Voir Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, Paris, Grasset, 1936.

6 Voir, par exemple, les biographies du sculpteur par Albert Elsen, Rodin, London, Secker and Warburg, 1974 ; Frederic V. Grunfeld, Rodin: A Biography, New York, Henry Holt, 1987 ; et Ruth Butler, Rodin: The Shape of Genius, New Haven, Yale University Press, 1993.

7 Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, Paris, Grasset, 1936, p. 31.

8 Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, Edmond Picard. Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2013, p. 254.

9 Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, ibid., p. 254.

10 Le Livre de Pochi, écrit pour Judith Cladel et ses petites amies, Paris, Monnier, De Brunhoff et Cie, s. d.

11 Ibid., p. 12.

12 Voir Paul Aron et Cecile Vanderpelen-Diagre, op. cit., p. 248.

13 Ibid., p. 328. Voir aussi Fabrice van de Kerckhove, « Léon Cladel et Edmond Picard d’après leur correspondance inédite », dans Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard (dir.), Léon Cladel, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, p. 259-315.

14 Voir Fabrice van de Kerckhove, op. cit., p. 262.

15 Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre, op. cit., p. 254.

16 Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, op. cit., p. 39.

17 Lettre d’Edmond Picard à Judith Cladel, 24 janvier 1896, Fonds Picard, AML ML 2639.

18 Lettre d’Edmond Picard à Judith Cladel, 4 février 1896, Fonds Picard, AML ML 2639.

19 Lettre d’Edmond Picard recopiée par Judith Cladel et datée « octobre 1897 », Fonds Picard, AML ML 2639.

20 Dans son livre Rodin, l’homme et l’œuvre, Bruxelles, G. Van Oest & Cie, 1908, Cladel transcrit des paroles de Rodin qui font référence à Marsyas. Le sculpteur aurait dit, « Un homme qui aime trop les femmes est perdu. Cela suffit : on ne peut pas vivre avec deux passions. On en mourrait déchiré, comme Marsyas par Apollon », p. 28-29.

21 C’est moi qui traduis. Voir David J. Getsy, Rodin: Sex and the Making of Modern Sculpture, New Haven, Yale University Press, 2010, « The immediacy and intensity of his passion came to be the source for and the mean of his signature style », p. 7.

22 Lettre d’Edmond Picard recopiée par Judith Cladel et datée « mai 1898 », Fonds Picard, AML ML 2639.

23 Ibid.

24 Voir Laurence Brogniez, « Figurations de la femme artiste dans le roman belge (1850-1930) : autour de quelques “chefs-d’œuvre inconnus” », Fabula / Les colloques, Les Chefs-d’œuvre inconnus au xixe siècle, dir. Amandine Lebarbier, 2021, en ligne : http://www.fabula.org/colloques/document6920.php, page consultée le 16 décembre 2023. Brogniez remarque à propos des Confessions d’une amante que « L’héroïne de Cladel présente un autre cas de figure par rapport aux romans de peintre précédents : celui d’une femme qui, plutôt que de nier ou de refouler sa féminité et sa sexualité, en joue au contraire en acceptant de se laisser modeler par son Pygmalion. »

25 Voir en particulier sa correspondance avec Edmond Bigand-Kaire, Fonds Cladel, Archives du musée Rodin.

26 Judith Cladel, « Ceux que j’ai vus : Rodin », La Fronde, 2 mai 1898.

27 Voir Correspondance de Rodin, vol. 1, éd. de A. Beausire et H. Pinet, Paris, Éditions du musée Rodin, 1985, p. 176.

28 Voir Correspondance de Rodin, op. cit., vol. 1, p. 193, note 2.

29 Cité par Pauline Mardelle, Judith Cladel et Auguste Rodin au tournant du siècle : les expositions Rodin de 1899 en Belgique et aux Pays-Bas, mémoire s. la dir de Catherine Meneux, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2018, p. 9.

30 Voir, par exemple, Micheline Hanotelle, Paris-Bruxelles, Rodin et Meunier, relation des sculpteurs français et belges à la fin du xixe siècle, Paris, Éditions le temps, 1982, p. 109.

31 Voir Pauline Mardelle, op. cit., p. 44.

32 Aron et Vanderpelen-Diagre, op. cit., p. 189. Aron et Vanderpelen-Diagre considèrent que l’exposition était un cadeau de Picard à Cladel.

33 Pauline Mardelle, op. cit., p. 37.

34 Camille Lemonnier, « Judith Cladel. Conférence sur Rodin à la Maison d’Art », L’Art Moderne, 14 mai 1899.

35 Récemment réédité par les Éditions du musée Rodin. Voir L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Éditions du musée Rodin, coll. « Rodin Textes et Recherches », 2022.

36 Dans son introduction Cladel observe que « [s]i je dois mesurer la valeur de mon œuvre aux emprunts qui lui ont été faits en France et ailleurs, je puis me déclarer satisfaite. À tous ceux qui l’ont utilisée, merci, alors même qu’ils ont omis de citer mon nom. Si jamais la tentation me vint de protester contre leur mutisme, ce fut quand je vis de longs fragments prélevés sur les conversations du Maître, puisés dans mon livre et transportés dans d’autres écrits, avec certaines altérations destinées soit à en masquer la provenance, soit à ripoliner le texte d’enjolivements plus ou moins littéraires. Car, si je rapporte la parole et les pensées du grand Sculpteur, je m’applique – profitant la première de son généreux enseignement – à une sincérité, à une exactitude qui peuvent paraitre naïves à tels ou tels esprits ; mais qui, dans le cas présent, ne sont qu’un témoignage de piété envers l’illustre artiste et, peut-être un gage de durée pour l’étude que voici. », Judith Cladel, Rodin, l’homme et l’œuvre, Bruxelles, G. Van Oest & Cie, 1908, p. ii.

37 Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, op. cit., p. 312.

38 Lettre de Judith Cladel à Edmond Bigand-Kaire, 19 mars 1914, Fonds Cladel, Archives du musée Rodin.

39 Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, op. cit., p. 311-312.

40 Lettre de Judith Cladel à Edmond Bigand-Kaire, 19 mars 1914, Fonds Cladel, Archives du musée Rodin.

41 Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, op. cit., p. 413.

42 Voir ibid., p. 304.

43 Ibid., p. 321.

44 Voir Correspondance de Rodin, vol. IV, éd. de A. Beausire, F. Cadouot et F. Vincent, Paris, Éditions du musée Rodin, 1992, p. 105.

45 Ruth Butler, op. cit., p. 509.

46 Ibid.

Pour citer ce document

Margot Irvine, « Auguste Rodin, « Pygmalion et Galatée » et Judith Cladel (1873-1958) » dans La Revanche de Galatée,

Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1854.

Quelques mots à propos de :  Margot Irvine

Université de Guelph, Canada