Sommaire
La Revanche de Galatée
Sculptrices : portraits, représentations et personnages au XIXe siècle
Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève
- Florence Fix et Corinne François-Denève Avant-propos
- Nathalie Kremer Libération de Galathée
- Cassandre Martigny et Vicky Gauthier La renaissance féministe de Galatée dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes
- Lucie Nizard « Comme un rêve de pierre » : de Galatée à Pygmalionne dans les récits du second xixe siècle
- Céline Brossillon Pygmalion impuissant et Galatée vengée chez Rachilde et Isabelle Eberhardt
- Margot Irvine Auguste Rodin, « Pygmalion et Galatée » et Judith Cladel (1873-1958)
- Lara Guirao Entretien avec Lara Guirao
Comédienne et chanteuse, interprète du spectacle Requiem pour Camille Claudel (Théâtre de la Contrescarpe, Paris, 2018), d’après Une Femme d’Anne Delbée, biographie de Camille Claudel publiée en 1982 - Julie Rossello Rochet Galatée, ou le rêve brisé des Pygmalion dans les théâtres de Juliette Adam (1836-1936) et Marie Lenéru (1875-1918)
- Nikol Dziub Être sa propre Galatée ? Le cas Marie Bashkirtseff
- Corinne François-Denève Une ensorcelée et une lioncelle : les Galatées du Nord
- Nina Roussel « Le temps de ma sueur ne vaut pas un sou ! » – Les Mains de Camille ou Le Temps de l’oubli : hommage de papier à Camille Claudel, par la compagnie Les Anges au Plafond
La Revanche de Galatée
Entretien avec Lara Guirao
Comédienne et chanteuse, interprète du spectacle Requiem pour Camille Claudel (Théâtre de la Contrescarpe, Paris, 2018), d’après Une Femme d’Anne Delbée, biographie de Camille Claudel publiée en 1982
Lara Guirao
1Le mythe Camille Claudel accompagne celui de Galatée, comment est venue cette proposition de mise en scène ?
2J’avais lu le livre d’Anne Delbée Une Femme qui a fait découvrir au grand public Camille Claudel et en partant de là on ne pouvait qu’être bouleversée par sa créativité et par son parcours tragique. Le projet des « Jaseuses » me fait penser aux Causeuses, cette jolie sculpture d’un cercle de femmes en train de parler. Et à propos de Galatée, je pense aussi à Paul Éluard qui disait que le poète n’est pas celui qui regarde mais celui qui est regardé. Alors ça change tout, la muse n’est plus passive, c’est elle qui est le poète, en fait, la poétesse. Je ne pouvais pas non plus manquer d’évoquer les paroles de Niki de Saint Phalle qui était une féministe que j’aimerais qualifier de visionnaire, en 1965, mais malheureusement nous n’avons pas beaucoup évolué sur ce point, qui disait que les femmes qui passent beaucoup de temps à s’occuper des enfants, à la maison, à éduquer, à faire la cuisine, tout ce qui est la vie matérielle selon Duras et que l’on connait bien, devraient bénéficier d’une pension de l’État pour que leur travail soit considéré. Comme cela ne vaut rien, ce n’est pas considéré, alors que c’est un travail énorme. Ceci par parenthèse.
3Pour ce qui est de Camille Claudel, Anne Delbée a fait date avec son livre, elle l’aime passionnément et il s’avère que pour jouer un personnage on est obligée de l’incarner donc vraiment c’est un peu le personnage qui vous rentre dans la peau, sauf qu’il s’agit de quelqu’un qui a existé, c’est pour de vrai, on est au théâtre mais avec une personne dont la vie était ce qu’elle est, avec la créativité et tout le reste. Et aussi par rapport au film Camille Claudel (1988) réalisé par Bruno Nuytten, j’ai eu l’occasion de travailler dans un atelier de théâtre avec Bruno Nuytten et cette Camille déchaîne les passions et on ne peut pas faire autrement que de la voir, de la prendre à bras le corps et aussi de lui rendre hommage, de se mettre à son service, de lui rendre un peu de justice. Petit clin d’œil, Bruno Nuytten a une fille qu’il a appelée Galatée.
4Au-delà du pessimisme et de la mélancolie qu’éveille la figure de Camille Claudel, il y a aussi une belle énergie, une transmission des femmes entre elles. Camille Claudel n’est pas toute seule. On a beaucoup dit que Galatée est seule, mais Anne Delbée l’a fait échapper au soliloque par la tendresse qu’elle lui porte.
5Incarner quelqu’un qui a vécu, dans un texte intitulé Requiem, comment aborde-t-on un tel rôle ?
6Anne Delbée admire infiniment Camille Claudel et moi évidemment aussi. Comment aborder ce rôle ? On ne sait pas bien comment répondre à cette question car il n’y a pas de réponse simple à apporter, mais petit à petit par la lecture de ces œuvres, par la lecture des lettres, par tout ce qu’on a pu connaître d’elle, ce personnage, on a beaucoup d’empathie pour elle, on l’aime passionnément et donc on veut la défendre ; ainsi dans le spectacle elle n’est pas que souffrance, il y avait le feu de la créativité, le feu de l’exaltation, le feu de la passion amoureuse, et après, la chute dans cette solitude et le silence assourdissant de son frère Paul. Moi je suis avec Camille et j’ai un peu de mal avec Paul : mais quand on a joué, le soir de la première, l’arrière-petit fils de Paul Claudel et venu me voir et m’a dit : « Vous étiez Camille. » C’était le plus beau compliment que je pouvais avoir mais ce n’était pas pour la représentation de la comédienne qui a joué un rôle, c’était pour rendre justice à Camille, être au plus près d’elle, rendre un peu de sa folie, de sa passion, de son abandon, de sa tristesse, de sa créativité. Modeler tout cela et en faire quelque chose au plus près.
7Sortir du marbre ?
8Sortir d’une terre glaise, plutôt, plus facile à façonner.
9Requiem implique un jeu très physique, avec des scènes de transe plutôt que de folie, de créativité, qui n’assignent pas une lecture pathologique à Camille Claudel, mais une belle énergie.
10J’ose espérer que si cela se passait aujourd’hui, et en cela nous avons un peu progressé, Camille Claudel ne serait pas internée. Elle sortait du cadre et pour sa famille, c’était malvenu. J’ai écouté une émission de radio sur Rosemary Kennedy, qui était un peu différente, mais qui, comme Camille Claudel, a été vue comme une tache pour la famille qui aspirait à voir l’un de ses fils devenir président des États-Unis. On le voit aussi dans Une femme sous influence (1974) de John Cassavetes, une époque où lorsqu’une femme avait un peu d’originalité et sortait du cadre prévu pour les femmes, on s’en débarrassait.
11Sortir du cadre. On retrouve la notion de transe : les femmes soumises à internement ou à lobotomie souffraient pour certaines d’un handicap mais surtout avaient un corps jugé outrancier. Dans le mythe de Galatée on peut lire le désir de ramener la femme à une statue, à une poupée mécanique, qu’elle ne bouge pas trop, n’exhibe pas trop.
12En tant que sculptrice, Camille Claudel a exercé un travail très physique. La sculpture, il faut y aller. On sculpte les corps, on a un rapport au corps évident, on modèle, on est physique, on n’est pas dans le retrait.
13Et pourtant la mise en scène de Requiem ne montre aucune sculpture…
14Non. Il y avait des drapés sur les corps et les objets. Les drapés rappellent cette toile dont on entoure la terre ou la glaise pour ne pas qu’elle sèche, les sculptures en gestation. Tout ce travail de sculptrice ainsi représenté était accompagné d’une musique très, très forte, impliquant une danse comme une transe, une incantation, un moment de liberté totale dans le jeu, parce que jouer Camille ça ne peut pas être exactement pareil que sculpter, ça ne peut être transmis que par l’énergie qu’on a au moment où on joue. Pour moi ce moment (voir en ligne) est l’essence de Camille Claudel.
15Requiem s’est joué sur un plateau assez étroit, un jeu très physique, une musique jouée très fort, quelles ont été les réactions des spectateurs ?
16Ce n’est pas anodin, d’autant que le soir de la première, je ne l’ai appris que le lendemain matin, un ami très cher s’est pendu. Il a fallu continuer à jouer avec l’annonce de ce décès, j’ai joué pour lui et c’est très étrange quand la vie vient télescoper le théâtre, j’étais vraiment dans l’illumination de prendre Camille, de m’en servir pour le convoquer, être avec lui. Il y avait quelque chose de très touchant, très spirituel, et aussi une grande sincérité. On ne peut pas tricher avec Camille Claudel. On ne peut pas tricher tout court mais avec elle on se doit d’être à nu, à vif, et je pense que le public l’a reçu comme tel. Le spectacle a été très bien reçu.
17Le spectacle a aussi contribué à tracer le sillon de la biographie, à prolonger la réflexion sur Camille Claudel, à faire connaître ses œuvres, à lui faire justice.
18Je parle de justice car aujourd’hui en 2023 on parle de Camille Claudel et c’est justice, c’est magnifique. Ses sculptures perdurent et perdureront. C’est la plus grande reconnaissance qu’elle-même ne pouvait peut-être pas supposer. Et pour une fois on ne la colle pas à Rodin tout le temps. C’est bien, elle existait entièrement, elle n’avait pas besoin d’un Pygmalion et si elle avait eu quelqu’un qui la façonne et la protège, elle ne serait pas restée plus de trente ans dans un asile.
19L’enfermement dans un rôle, dans l’asile : le mythe de Galatée convoque le coût, la pesanteur de tels parcours, sous l’apparence de légèreté. Quelle a été l’importance dans votre propre cheminement de ce rôle ?
20C’est de l’ordre de l’intime. Quand on se collette avec Camille, j’aime bien l’image d’avoir les personnages marquants dans notre dos. C’est une expérience que j’ai toujours avec moi. Personne ne peut s’en douter mais elle vit toujours en moi, les personnages qu’on joue sont là, elle est toujours en moi, j’aime bien l’idée de les avoir un peu comme un sac à dos avec moi, pour les avoir côtoyés. Je peux dire que je l’ai un peu côtoyée.
21D’une Galatée très seule à une Galatée qui offre des échos à d’autres femmes, nous constatons que Camille Claudel a eu un cheminement très solitaire, alors qu’il convient de reconnaître qu’elle n’a pas été seule en son temps : l’« Union des femmes peintres et sculpteurs » a été fondée en 1881 afin de défendre leurs intérêts et l’entrée des femmes aux Beaux-Arts. Camille Claudel ne s’est jamais associée à aucun groupe et c’est dans les années 1980 qu’elle a été vue comme une figure de proue. Comme Rachilde, elle ne s’est jamais déclarée féministe, elle n’a souhaité appartenir à aucun collectif et a été très seule.
22Ce que je ressens moi-même en tant qu’artiste c’est qu’on n’a pas envie d’être seule, mais on l’est. On ressent un grand vide, une grande solitude. Camille faisait ce qu’elle avait à faire et si elle n’était pas comprise, elle se retrouvait seule. Le génie isole. Tout le monde a envie d’être dans un collectif.
23Camille Claudel n’a jamais eu de commande publique. Sa solitude, son rejet de l’institution à la différence d’autres artistes qui ont résolument cherché la reconnaissance, son déracinement, son absence de réseaux ont maintenu son talent dans une certaine invisibilité.
24La mise en place de l’institutionnalisation de l’art au xixe siècle, la quête de la visibilité critique et journalistique, de la vente, de l’exposition, telle qu’on la voit à l’œuvre dans les Illusions perdues de Balzac perdure aujourd’hui. On a un peu avancé, mais Camille Claudel, par tempérament, isolement, n’a pu voir son talent reconnu de son vivant. Le spectacle Requiem voulait contribuer à cette reconnaissance tardive.
Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1850.