Sommaire
La Revanche de Galatée
Sculptrices : portraits, représentations et personnages au XIXe siècle
Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève
- Florence Fix et Corinne François-Denève Avant-propos
- Nathalie Kremer Libération de Galathée
- Cassandre Martigny et Vicky Gauthier La renaissance féministe de Galatée dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes
- Lucie Nizard « Comme un rêve de pierre » : de Galatée à Pygmalionne dans les récits du second xixe siècle
- Céline Brossillon Pygmalion impuissant et Galatée vengée chez Rachilde et Isabelle Eberhardt
- Margot Irvine Auguste Rodin, « Pygmalion et Galatée » et Judith Cladel (1873-1958)
- Lara Guirao Entretien avec Lara Guirao
Comédienne et chanteuse, interprète du spectacle Requiem pour Camille Claudel (Théâtre de la Contrescarpe, Paris, 2018), d’après Une Femme d’Anne Delbée, biographie de Camille Claudel publiée en 1982 - Julie Rossello Rochet Galatée, ou le rêve brisé des Pygmalion dans les théâtres de Juliette Adam (1836-1936) et Marie Lenéru (1875-1918)
- Nikol Dziub Être sa propre Galatée ? Le cas Marie Bashkirtseff
- Corinne François-Denève Une ensorcelée et une lioncelle : les Galatées du Nord
- Nina Roussel « Le temps de ma sueur ne vaut pas un sou ! » – Les Mains de Camille ou Le Temps de l’oubli : hommage de papier à Camille Claudel, par la compagnie Les Anges au Plafond
La Revanche de Galatée
« Comme un rêve de pierre » : de Galatée à Pygmalionne dans les récits du second xixe siècle
Lucie Nizard
1
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière1.
2Comme ils l’ont aimé, les poètes, ce cruel rêve de pierre fait femme chanté par Baudelaire dans « La Beauté ». Le motif de la femme-statue infuse profondément la littérature du second xixe siècle où les auteurs se plaisent à s’imaginer en Pygmalion de fictives Galatée, sculptées dans la traîtresse matière des rêves, plus blessante à sa brisure que le marbre de Carrare.
3Le danger de Galatée provient de ce qu’elle fut animée par Vénus, autrement dit par la puissance d’un aveuglant désir. Ovide rapporte, au livre x de ses Métamorphoses, les douloureuses amours de Pygmalion pour une statue qu’il a taillée dans l’os et qu’il voudrait faire chair pour mieux l’étreindre :
Cependant son ciseau forme une statue d’ivoire. Elle représente une femme si belle que nul objet créé ne saurait l’égaler. Bientôt il aime éperdument l’ouvrage de ses mains. […] Pygmalion admire ; il est épris des charmes qu’il a faits2.
4La dernière assertion, « il est épris des charmes qu’il a faits », souligne la tension qui nous occupera : Galatée est une créature modelée dans le désir masculin. La femme idéale, d’abord muette et immobile, serait faite de pensée d’homme. L’anthropologue Natacha Baboulene-Miellou a analysé cette problématique dans son ouvrage Le Créateur et sa créature : le mythe de Pygmalion et ses métamorphoses dans les arts occidentaux. La chercheuse définit le « processus pygmalionesque » selon trois critères :
1) par le couple que forment le créateur et sa créature, 2) par un acte de création qui est avant tout une projection du désir masculin, 3) par le fait qu’il fait passer du côté du réel par le biais de l’animation, c’est-à-dire de l’incarnation de l’idéal, ce qui est de l’ordre du rêve. Il s’agit là d’une entreprise de création de corps-images, à la fois séducteurs et simulacres, par et pour le regard masculin3.
5La critique récente a cependant souhaité relativiser la passivité de Galatée, en s’intéressant notamment aux figures de femmes créatrices qui mettent à mal le « processus pygmalionesque ».
6On se penchera sur les mises en œuvre du « processus pygmalionesque » dans la littérature du second xixe siècle où il est particulièrement vivace, chez des auteurs canoniques comme chez des minores, en particulier chez des autrices, qui furent très nombreuses à réinventer des Galatée. On s’intéressera à la multiplicité des récupérations du mythe en questionnant l’hétérogénéité des représentations du couple Pygmalion / Galatée. Ce couple semble à première vue paradigmatique d’une pensée binaire et hiérarchisée des rapports femmes / hommes. Pourtant, la statue en s’animant se met à agir et penser, craquelant ainsi les logiques de domination créateur / créature. On s’attachera donc d’abord à explorer les représentations de la femme-statue fabriquée par et pour son homme, avant de nous pencher sur ce que devient Galatée lorsque le jeu des points de vue lui permet d’exister par-delà les regards de désir masculins.
Galatée sculptée par les regards masculins
7Le texte d’Ovide représente le processus de modelage de Galatée par Pygmalion. L’érotisme du passage repose sur la convocation d’un sein ciselé selon la courbe du désir masculin :
Pygmalion retourne soudain auprès de sa statue. Il se place près d’elle ; il l’embrasse, et croit sur ses lèvres respirer une douce haleine. […] Sous sa main fléchit l’ivoire de son sein. Telle, par le soleil amollie, ou pressée sous les doigts de l’ouvrier, la cire prend la forme qu’on veut lui donner4.
8Le second xixe siècle reprend à la lettre cet imaginaire de la malléabilité féminine, et le teinte d’une coloration positiviste.
Mode d’emploi positif pour fabriquer une femme à son goût
9Le mythe de la femme marquée par l’empreinte de son homme hante les textes du xixe siècle. Les traces de Galatée sont parfois allusives. Dans Sixtine, Remy de Gourmont convoque-t-il à dessein la métaphore ovidienne de la cire ? L’auteur prête à sa Sixtine cet aveu de malléabilité face à un amant devenu le maître de sa vie cérébrale :
S’il vous était donné de pénétrer en l’intimité de moi vous verriez au contraire, une âme malléable à l’infini, une âme sans forme précise et qui attend, pain de glaise, le modeleur divin, une âme de femme enfin5.
10Dans son Ève future, Villiers de L’Isle-Adam va plus loin encore en imaginant une Andréide, poupée idéale créée pour satisfaire le désir d’un amant ; il convoque explicitement le mythe : « le modelé s’accuse, les traits apparaissent, mais sans teint ni nuances ; c’est la statue attendant le Pygmalion créateur6. » Le personnage d’Edison, inventeur de cette Andréide, souligne la possibilité masculine d’insuffler une conscience à une créature féminine, qui en serait naturellement dépourvue : « Et puis, la “conscience” d’une femme ! – d’une mondaine, veux-je dire ! …– Oh ! oh ! comme vous y allez ! C’est une idée qui fut capable de faire hésiter un concile7. » Le couple Pygmalion / Galatée incarne dans cette réplique la supériorité psychique d’un cerveau viril sur une créature féminine qui doit être animée par l’action de l’homme.
11On trouve d’innombrables maximes qui déplacent sur le plan métaphorique cette croyance en l’amante-Galatée, dont la pensée serait formatée par son homme : dans La Physiologie du mariage, Balzac assène : « La femme est pour son mari ce que son mari l’a faite8. » Gustave Toudouze reformule à peine ce lieu commun dans Le Train jaune : « La femme est ce que son mari la fait9. » Un dernier exemple parmi beaucoup d’autres gloses, pris chez Zola, qui choisit dans Vérité la tournure active : « L’homme fait la femme10. » La valence verbale permet de présenter la femme en situation d’objet grammatical et ainsi d’exemplifier sur le plan de la langue le pouvoir démiurgique de l’homme.
12Ces assertions au présent gnomique expriment une certitude ancrée dans un imaginaire médical qui transpose le mythe de Galatée sur un mode positiviste. Au temps de la machine à vapeur, Pygmalion fabrique sa femme non plus grâce à l’intervention de Vénus, mais grâce à ce que les médecins nomment « l’imprégnation spermatique11 ». Dans son Journal, Jules Michelet consacre des pages fascinées à cette théorie qui légitime les fantasmes créateurs les plus délirants :
longuement imbibée de sa semence, de sa pensée, devenue semblable à lui, [la femme] s’aime en aimant [l’homme], se désire en le désirant et se sent incomplète et vide quand elle n’a pas près d’elle son mâle qui, seul, lui achève sa propre personnalité12.
13Michelet explique un peu plus loin que le corps de la femme est mou « pour qu’elle reçoive l’empreinte13 » de l’homme. La subordonnée à valeur finale rationalise la métaphore ovidienne de la cire.
14La proposition zolienne citée plus haut doit se lire à la lumière de cette doctrine. Dans un article qui vise à défendre son roman Madeleine Férat, dont l’intrigue prend source dans la pensée de l’imprégnation spermatique, Zola défend le caractère scientifique de cette empreinte définitive faite à la femme par son premier amant, qui la sculpterait à son image : « J’ai pris cette thèse dans Michelet et dans le docteur Lucas ; je l’ai dramatisée d’une façon austère et convaincue […]. Cette étude tient à accepter les liens du mariage comme éternels, du point de vue physiologique14. » On ne s’étonnera guère que Madeleine Férat soit une héroïne marmoréenne : « les tempes, le nez et les pommettes accusaient les rondeurs de la charpente osseuse, donnant à la figure le froid et la fermeté d’un marbre ; dans ce masque sévère, les yeux s’ouvraient15 » ; la jeune femme affiche « une blancheur de marbre16 ». Quand un ami de son père recueille la jeune fille, il rêve de la marquer éternellement par le pouvoir de son sperme, aussi redoutable que le ciseau de Pygmalion : « il l’aurait absolument vierge, il la formerait au gré de ses plaisirs17. »
15Dans L’Œuvre, Zola représente une véritable statue, qui devient femme sous les baisers de son sculpteur, le très épris Mahoudeau : « il la reçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nudité vierge, qui s’animait comme sous le premier éveil de la chair18. » Zola offre ici une figuration littérale du couple Pygmalion / Galatée ; on retrouve toutefois, dans cette vierge de marbre qui devient femme sous l’élan du désir, des traces de l’imaginaire médical de l’imprégnation.
16Si Galatée devient au xixe siècle l’incarnation d’une plasticité féminine justifiée par la théorie de l’imprégnation, elle est aussi, lorsqu’elle échappe au contrôle masculin, une créature menaçante que la dignité virile se doit d’abattre.
Galatée descend de son piédestal
17Dans Le Mythe de Pygmalion au xixe siècle. Pour une approche de la coalescence des mythes, Anne Geisler-Szmulewicz explique qu’à partir du milieu du xixe siècle, de nombreux textes « éclipsent […] l’épisode de l’animation pour mettre l’accent sur ses conséquences désastreuses19 ». L’angoisse que met en lumière la relecture du mythe est figurée par la récurrence de l’image de l’écrasement par la statue. Déjà dans La Vénus d’Ille, en 1837, Mérimée prête à la statue animée un pouvoir érotico-mortifère. La jeune mariée de la nouvelle contemple « son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force20. » La connotation dysphorique de l’image de la femme-statue se généralise dans les textes réalistes. Nao Takaï a analysé comme des images phalliques « les représentations statuaires du corps féminin qui sont une figuration des femmes mettant les hommes en péril de mort en usurpant leur puissance masculine21 ».
18La misogynie initiale du mythe ovidien a migré, dans un second xixe siècle tourmenté par l’impuissance. Ovide avait imaginé un Pygmalion rêvant à la perfection du marbre en raison d’un dégoût de la faible chair féminine, énoncé dès les premiers mots de son récit : « témoin du crime des Propétides, Pygmalion déteste et fuit un sexe enclin par sa nature au vice. Il rejette les lois de l’hymen, et n’a point de compagne qui partage sa couche22. » Galatée, épouse et bientôt mère, était alors le remède à sa gynophobie ; dans les imaginaires du second xixe siècle, souvent elle en devient la cause. Les récupérations de la légende occultent ce rejet initial, et transposent la rancune sur Galatée animée. Le sonnet « Galatée et Pygmalion » de Charles Cros s’achève ainsi par un tercet désabusé :
Elle vit. Écrasé sous sa mignonne main
Tu subis nos douleurs d’hier et de demain :
L’épine de la rose et la neige des pôles23.
19La volta amène un retournement inattendu : Galatée vivante s’avère menaçante et frigide. La clausule désenchantée fait de Pygmalion la victime d’un romantisme hors de saison : l’amour idéal n’existe plus, et les femmes de chair ont des griffes et des dents.
20Face à l’effroi suscité par une Galatée rebelle au désir masculin se dessine la vogue d’une représentation dégradée. À défaut de détruire la statue, c’est le rêve que brisent ces textes humoristiques. Nous en prendrons deux exemples. Nous empruntons le premier aux Contes fantastiques et Contes littéraires de Jules Janin. L’auteur prépare notre déception par un incipit qui interpelle le lecteur afin de l’inciter à croire au mythe :
L’histoire du sculpteur antique n’est pas une fable ; chacun de nous a dans son âme le bloc de marbre d’où Galatée peut sortir. […]
Adolphe courait donc après la Galatée de ses beaux jours, le marbre de Paros qu’il avait animé de son souffle, et sous son cœur de dix-sept ans24.
21Fidèle à son prénom romantique, Adophe suit jusqu’à chez elle l’objet de ses premières amours. La jeune femme, désormais mariée à un autre, regrette le piédestal où la portait celui qui le premier avait soupiré sous ses froideurs. Au cours d’une promenade, le jeune homme veut à nouveau l’y élever. Mais la dégradation repose sur l’acception littérale de cette promotion. Le décalage saute aux yeux des passants, auprès desquels Adolphe se voit forcé d’expliquer la conduite de sa bien-aimée :
– Madame la comtesse est montée sur ce banc, dit-il aux curieux, parce que le vent dérangeait ses cheveux ; notez bien qu’elle avait ses cheveux en bandeau sur son front, et que le vent eût glissé sur ses cheveux lisses et polis, sans en déranger un seul25.
22L’apologue est limpide : la légende de Galatée symbolise l’idéalisation de la femme aimée, qui ne résiste pas à la confrontation avec la platitude du réel. Une moralité désillusionnée condense la signification de cette réécriture dans un éclat de rire jaune : « le piédestal du marbre le plus dur, une fois brisé, ne peut jamais se reconstruire26. »
23« L’écho du bonheur », nouvelle d’Armand Sylvestre publiée dans Le Nouveau Décaméron, prend un parti plus franchement burlesque. Le savoureux nom du narrateur, Placide Robichou, est un indice du registre adopté. Le mal prénommé Placide narre son coup de foudre pour une jeune femme mariée ; revoici le topos de l’adultère – Galatée est toujours dégradée lorsqu’elle n’est plus vierge. Petite prolepse en forme de clin d’œil viril, l’élue offre aux regards une « gorge marmoréenne27 » qui fait d’elle une très désirable statue. Nul ne s’étonnera donc qu’elle reste de marbre lors des premiers ébats, commentés par le narrateur avec une indignation que souligne la ponctuation émotive : « Comme Pygmalion, je me trouvais devant un marbre insensible28 ! » La maîtresse cependant vient bientôt justifier le titre plein de promesses de la nouvelle. Elle change de mythe, et de Galatée devient Chloé, héroïne du roman antique de Longus dont le plaisir pour s’être fait attendre n’en est que plus vif. Le passage, qui vainc la frigidité de la femme de marbre, chante sur un mode lyrique la jubilation de l’amant rassuré sur la qualité de sa performance :
En effet, Galatée était évanouie dans mes bras et c’était une Chloé que j’y pressais, une Chloé toute au feu sacré qui me brûlait moi-même.
O transports indicibles ! ô fureur où se doublait la volupté de nos étreintes !… Tout à coup, un petit bruit sec. […]
Fleur divine, après avoir enivré ma vue, tu m’as versé ton parfum ! Ô Lyre, dont j’admirais les cordes d’or, tu as enfin vibré pour moi ! Dieu soit loué ! Les bienheureux qui ont maintenant le la vont reprendre leur céleste chant29 !
24La double apostrophe lyrique « Ô transports indicibles ! ô fureur… » est interrompue par « un petit bruit sec », qu’on comprendra bientôt être un pet. La jouissance arrache en effet à notre Galatée ce « céleste chant » : l’idéal déchoit dans le bas corporel, et « l’écho du bonheur » n’est, littéralement, que vent.
25On aura vu ici combien le couple Pygmalion / Galatée est récupéré dans les textes du second xixe siècle pour servir une idéologie misogyne, qu’il incarne la malléabilité de la conscience féminine, toute prête à recevoir l’empreinte virile, ou qu’il figure l’impossibilité de maintenir les femmes rêvées sur leur socle précieux. En réponse à ces réécritures réifiantes ou dégradantes, des récits se multiplient qui adoptent le point de vue de Galatée et lui offrent une revanche.
La version de Galatée
26Le texte d’Ovide insiste lors de l’épisode de l’animation de la statue sur la perception sensorielle de Galatée. Ses paupières se soulèvent, et ouvrent ainsi la possibilité d’une vision du monde par la femme éveillée : « Sa bouche ne presse plus une bouche insensible. Ses baisers sont sentis. La statue animée rougit, ouvre les yeux, et voit en même temps le ciel et son amant30. »
27Le récit ouvre alors la voie à une Galatée qui narrerait son histoire depuis ce qu’on pourrait appeler un « female gaze ». Nous empruntons ce concept à Iris Brey, qui l’a pensé pour les études cinématographiques dans son ouvrage Le Regard féminin. Une révolution à l’écran. Partant d’une réflexion sur le male gaze, concept créé par Laura Mulvey pour étudier le regard qui fait de « la femme comme matière première (passive) pour le regard (actif) de l’homme31 », Brey définit en miroir le female gaze comme « un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience32 » et l’érige en « suje[t] de désir33 ». Nous explorerons ici des textes qui adoptent le point de vue ou la voix de la statue faite femme34. Ils racontent un autre mythe dans lequel Galatée connaît, avec nuances et parfois remords, un chemin d’émancipation vis-à-vis du regard masculin qui l’a créée.
Galatée sujet de désir
28Qu’en est-il du consentement de Galatée, elle qui est essentiellement perçue dans le mythe ovidien à travers le regard avide de Pygmalion ? Ovide modalise lui-même le point de vue masculin qui prête une réponse de désir à l’inanimée : « Il donne à la statue des baisers pleins d’amour, et croit que [nous soulignons] ces baisers lui sont rendus35. »
29Certains textes du second xixe siècle laissent Galatée s’exprimer à propos desdits baisers. Ils rompent avec le topos de la cruelle frigide qui hante les réécritures contemporaines du mythe. Ainsi l’autrice Georges de Peyrebrune déconstruit-elle la rhétorique réifiante qui associe la résistance féminine au désir masculin en s’appuyant sur l’imaginaire de la femme de marbre :
– Je ne suis rien pour vous, moins que rien. Aucune pitié ne vous émeut. O statue plus froide que toutes celles qui sont là, quel est donc l’homme qui te brisera, afin de savoir si tu as un cœur ?
Elle répondit, très émue :
– Je suis brisée, Jean, et mon cœur saigne36.
30Le personnage féminin se refuse ici à être comparée à une statue de pierre, et rappelle le caractère vivant de son cœur malmené par la parole masculine, pointant une possible souffrance de Galatée.
31Marc de Montifaud (de son vrai nom Marie-Amélie Chartroule de Montifaud) fait plus concrètement voler en éclats la statufication de son héroïne dans Madame Ducroisy. Aloysius Brandimard, artiste de renom, prend pour modèle sa maîtresse Raymonde afin de sculpter une statue représentant Léda enlevée par Jupiter. Le jeune homme ne cesse de décrire à sa maîtresse son corps de statue, mais la prive de la parole : « Ne réponds pas, tu remuerais37. » Il inflige à la jeune femme et au lecteur d’interminables séances de pose assorties d’un « monologue avec lui-même38 » tourné en ridicule par le texte. Raymonde finit par dénoncer l’androcentrisme de Brandimard dans une lettre furieuse où la statue qu’elle fut pour lui s’anime et se libère du regard qui faisait d’elle une ekphrasis : « J’étais pour toi un marbre adouci, qui, du moins, aurait dû déjouer sur ton âme l’action du temps. En cela, tu t’es trompé, ce marbre est sanguin et bilieux ; je sens et j’analyse tout à la fois39. »
32Cette victoire d’une Galatée pleine de vie et de rage qui crie un « cogito » est toutefois de courte durée. Lorsque son amant la quitte, Raymonde se jette par la fenêtre. Cette chute la plonge « dans un état de stupeur40 » ; trépanée, Raymonde se métamorphose définitivement en statue sans conscience, condamnée à l’« immobilité complète41 ». Elle acquiert le chromatisme d’un marbre aux yeux de pierre, « la peau presque grise, et fixant le mur de son regard mou et blanc42 ». C’est par l’abandon de son Pygmalion que Raymonde accomplit le chemin inverse à celui de Galatée, de femme devenant statue, en dépit de sa révolte trop vite étouffée. Dans ce duel du créateur et de sa créature, Juliette Adam ouvre une autre possibilité : celle d’assassiner Pygmalion pour délivrer Galatée.
Supprimer le maître ? Détruire, dit-elle
33Dans sa « Galatée », Juliette Adam s’inspire du récit de Basiliadis, poète grec du xixe siècle. Dès le titre, les deux auteurs annoncent la même couleur – blanche : c’est l’histoire de la protagoniste féminine qu’ils souhaitent mettre en lumière. Tous deux, ils mêlent la légende ovidienne à celle des Argonautes. Ils convoquent le personnage de Rennos, frère de Pygmalion et Argonaute de son état, qui ne figure pas chez Ovide. Adam a choisi la forme théâtrale, qui permet de faire retentir sans intervention narratoriale les voix de chacun des personnages. Dès la scène d’exposition, un dénommé Eumèle, confident de Pygmalion, annonce à l’amoureux l’issue tragique :
Mortel imprudent, crois-tu donc être aimé par ta Galatée de marbre ? Est-ce toi qu’en naissant elle préférerait aux autres hommes ? Les vierges ne choisissent pas toujours en leur cœur, celui que lentement on les prépare à suivre aux fêtes de l’hyménée ; aurais-tu foi dans un amour né subitement, sans connaissance dans une âme ignorante, sans réflexion, dans un esprit irréfléchi43 ?
34L’argument d’Eumèle est original : il ne convoque guère le topos de la cruelle, mais émet l’hypothèse d’une Galatée désirant un autre homme que son créateur. Et de fait, Galatée n’existera point par et pour celui qui l’a faite. Elle affirme très vite ne pas parler pour les hommes qui croient ses paroles à eux seuls destinées : « Je n’ai dit ces paroles ni pour attrister Rennos, ni pour réjouir Pygmalion. Elles me sont venues à l’esprit et je n’ai pu les chasser44. » Bientôt, Galatée s’éprend de Rennos, et déclare à la première personne un désir entièrement détourné de Pygmalion : « Rennos !… Rennos !… Donne-moi tes yeux qui me brûlent ! j’en veux boire la flamme ! (Elle lui prend la main et l’embrasse avec passion45.) » La didascalie achève de souligner le caractère actif de cette Galatée, ainsi dépouillée de son statut de pur objet du désir masculin. Plutôt Spartacus que statue, Galatée tente de pousser Rennos à tuer Pygmalion : « Souviens-toi des cruautés de Pygmalion. Il est notre tyran à tous deux. […] Pygmalion est ton ennemi, il est mon maître46… » Cependant, ici encore Galatée échoue à supprimer celui qui l’a faite. Rennos, horrifié par le cœur de pierre de son amante, le frappe en s’exclamant : « Meurs perfide47 ! » En exécutant Galatée rebelle, Rennos sauve la morale, in extremis.
Se faire Pygmalionne
35L’écrivaine-journaliste Thérèse Bentzon nous a également livré une Galatée pétrie de désir dans son recueil Amour perdu. La première nouvelle de l’ouvrage, intitulée « Galatée », narre d’abord en première personne masculine le récit de la passion d’un médecin de campagne pour une jeune femme nommée Lucie Avril. Comme pour Brandimard chez Montifaud, la prosopographie du Dr Gerbeau revient à une ekphrasis qui mue Lucie en femme-statue ; le narrateur commente ainsi les grâces de sa bien-aimée :
Chacune d’entre elles eût inspiré un peintre ou un sculpteur. […] Le moindre chiffon prenait sur elle un air de draperie. Lucie semblait avoir vécu dans l’intimité des plus élégantes figures de la statuaire et leur avoir dérobé l’art de se poser, de s’envelopper, mille secrets de maintien et de toilette inconnus aux simples mortelles48.
36Le médecin amoureux ne croit pas si bien dire. Alors qu’ils se sont fiancés, Lucie lui propose une visite au musée du Luxembourg. Elle le conduit devant une statue de Galatée pour laquelle elle a servi de modèle. Le Dr Gerbeau est horrifié de savoir que sa promise a posé en Galatée : « Je fuyais Galatée, je frémissais à la seule pensée de rencontrer Lucie ; celle-ci en la personne de celle-là ne s’était-elle pas prostituée à toute la terre49 ? » Dans la rage qui le saisit à l’idée que le corps de celle qui va lui appartenir a été contemplé par d’autres que lui, le Dr Gerbeau repousse violemment Lucie. Il se repent bientôt d’avoir exigé d’une femme de chair l’immobilité psychique d’une statue, et soupire dans sa solitude après son amour perdu, annoncé dès le titre. Ses remords sont renforcés par la réception d’une lettre de Lucie, qui fait basculer le récit en première personne féminine et nous livre le point de vue d’une Galatée bien différente de l’image figée qu’en avait initialement le narrateur du récit-cadre. Lucie raconte ses amours déçues pour Henry, un sculpteur pour lequel elle pose et au contact duquel elle apprend les techniques de la sculpture. On a ici une Galatée triplement surprenante : parce que c’est une femme qui devient statue, parce c’est elle qui désire son sculpteur et non l’inverse, et enfin parce qu’elle devient bientôt elle-même sculptrice. Lorsqu’Henry l’abandonne, un vieil artiste conseille à Lucie de cesser de se réduire à un simple modèle ; elle peut gagner son pain et son indépendance grâce à son art :
Vous avez du goût, vous êtes adroite de vos doigts, et vous avez saisi au vol dans les ateliers quelques notions d’art qui pourront vous servir. Mieux encore qu’une digne femme que je connais et à laquelle je vous recommanderai, vous réussirez dans certains travaux qui sont bien payés50.
37Et voici Galatée devenue Pygmalionne. On notera la considération économique, qui relève de ce qu’on appellerait aujourd’hui un féminisme matérialiste : à Lucie-Galatée s’ouvrent des possibilités concrètes d’émancipation. La jeune femme développe ensuite la réplique de son ami, à l’intention de Gerbeau et du lecteur, louant « ces femmes si nombreuses à Paris qui subviennent à leurs besoins, et même à ceux de leur famille, par les seuls efforts d’une industrie souvent tenue secrète51 ». On peut interpréter cette notation comme une remarque métalittéraire : est-ce un clin d’œil de l’autrice, qui a su elle-même vivre de son art, et dont le livre est dédié à un peintre ? Lucie-Galatée de statue se métamorphose en sculptrice talentueuse, effaçant son reflet dans le miroir pour mieux mettre en valeur ses œuvres :
La cheminée, surmontée d’une glace ternie au point que la jeunesse même et la beauté ne devaient s’y voir qu’à l’état de spectres, était ornée de plâtres qui donnaient à cette pièce, nue d’ailleurs autant que la chambre d’auberge la plus modeste, l’aspect d’un atelier52.
38Lucie met ainsi à distance la réification de son image qu’elle a vécue en tant que modèle. Dans sa chambre-refuge protégée des regards, Galatée a cessé d’être créature ; elle est créatrice.
39En conclusion, les réécritures diverses et mouvantes du couple Pygmalion / Galatée dans les récits du second xixe siècle tantôt reflètent, tantôt critiquent ou dépassent les rapports de domination créateur masculin / créature féminine selon de complexes jeux de points de vue. Du regard de désir réifiant de Pygmalion au regard créateur d’une Galatée artiste, nous avons suivi un chemin de décentrement, qui abandonne les gorges marmoréennes aussi glacées que glaçantes pour jeter sur le monde un œil plein de vie et de feu. Ce point de vue actif, sans volonté de préhension d’autrui, correspond à ce qu’Azélie Fayolle a nommé dans son récent essai Des femmes et du style le « feminist gaze ». L’autrice remarque la difficulté critique à se défaire du regard réifiant sur le corps féminin, et commente : « le poids des statues se sent quand on les démantèle53. »
40Dans Le Sexe et l’Effroi, Pascal Quignard propose une réflexion sur le rapport entre désir et pétrification. Si nous avons rencontré ailleurs une Galatée sculptrice, c’est Pygmalion qui devient ici statue, médusé par l’angoisse de son propre désir :
Le désir et la peur proviennent de la même souche. Il a peur. Il est rempli d’angoisse. Il se tient comme une statue. Il désire. Il est comme une statue. Le plaisir comme la mort « fascinent » leur proie de la même manière pétrifiante. Le moineau que le faucon menace se précipite dans le bec du prédateur et ainsi dans la mort. Telle est la fascination : ce qui précipite dans la mort pour échapper à l’angoisse qu’elle lève. Le désir est la peur54.
1 Charles Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1857.
2 Ovide, « Pygmalion », Les Métamorphoses, Livre x, Traduction nouvelle avec le texte latin, suivie d’une analyse de l’explication des fables, de notes géographiques, historiques, mythologiques et critiques par M. G. T. Villenave, ornée de gravures d’après les dessins de MM. Lebarbier, Monsiau, et Moreau, Paris, 1806 [8 ap. J.-C.], v. 247 et sqq. Nous utilisons cette traduction qui peut s’être trouvée entre les mains des auteurs du second xixe siècle.
3 Natacha Baboulene-Miellou, Le Créateur et sa créature. Le mythe de Pygmalion et ses métamorphoses dans les arts occidentaux, Toulouse, Presses universitaires du midi, 2016, p. 305.
4 Ovide, Les Métamorphoses, éd. citée, v. 280.
5 Remy de Gourmont, Sixtine. Roman de la vie cérébrale, Paris, Savine, 1890, p. 116.
6 Auguste Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1909 [1890], p. 253.
7 Ibid., p. 143.
8 Honoré de Balzac, La Physiologie du mariage, Paris, Charpentier, 1838 [1829], p. 226.
9 Gustave Toudouze, Le Train jaune, Paris, Havard, 1888, p. 268.
10 Émile Zola, Vérité, dans Œuvres complètes, dir. Henri Mitterand, Paris, Nouveau monde éditions, t. XX, présentation, notices, chronologie et bibliographie par Béatrice Laville, 2009 [1902], p. 163.
11 Voir à ce sujet l’ouvrage d’Alain Corbin, Le Temps, le désir et l’horreur. Essais sur le xixe siècle, Paris, Aubier Montaigne, 1991.
12 Jules Michelet, Journal, éd. Perrine Simon-Nahum, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2017 [1828-1874], p. 800 (5 mars 1856).
13 Ibid., p. 802.
14 Émile Zola, « Causerie », La Tribune, 29 novembre 1868.
15 Émile Zola, Madeleine Férat, dans Œuvres complètes, éd. citée, t. III, présentation, notices, chronologie et bibliographie par Colette Becker et Jean-Louis Cabanès, 2003 [1868], p. 186.
16 Ibid., p. 191.
17 Ibid., p. 205.
18 Émile Zola, L’Œuvre, dans Œuvres complètes, éd. citée, t. XIII, présentation, notices, chronologie et bibliographie par Olivier Got, 2006 [1886], p. 165.
19 Anne Geisler-Szmulewicz, Le Mythe de Pygmalion au xixe siècle. Pour une approche de la coalescence des mythes, Paris, Champion, 1999, p. 219.
20 Prosper Mérimée, La Vénus d’Ille, Paris, Le Livre de Poche, 1998 [1837], p. 60.
21 Nao Takaï, Le Corps féminin nu ou paré dans les récits réalistes de la deuxième moitié du xixe siècle, Paris, Champion, 2013, p. 120.
22 Ovide, Les Métamorphoses, éd. citée, v. 243.
23 Charles Cros, poème « Galatée et Pygmalion », Le Collier de griffes, éd. Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970 [1908], p. 190.
24 Jules Janin, « Iphigénie », Contes fantastiques et Contes littéraires, Paris, Lévy, 1863, p. 221.
25 Ibid., p. 224.
26 Ibid., p. 225.
27 Armand Sylvestre, « L’Écho du bonheur », dans Le Nouveau Décaméron. Le temps d’aimer, Paris, Dentu, 1884-1887, p. 175
28 Ibid., p. 177.
29 Ibid., p. 178-179.
30 Ovide, Les Métamorphoses, éd. citée, v. 290 et sqq.
31 Laura Mulvey, Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, Paris, Éditions Mimésis, 2017 [1975], p. 49.
32 Iris Brey, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020, p. 9.
33 Ibid., p. 12.
34 Il se trouve que ces textes sont tous les œuvres d’autrices ; cependant, nous tenons à souligner qu’un female gaze peut être imaginé par un auteur masculin, et qu’inversement une autrice peut mettre en œuvre un male gaze.
35 Ovide, Les Métamorphoses, éd. citée, v. 255.
36 Georges de Peyrebrune, Les Femmes qui tombent, Paris, Lévy, 1882, p. 343.
37 Marc de Montifaud, Madame Ducroisy, Paris, Sagnier, 1879, p. 158.
38 Ibid., p. 160.
39 Ibid., p. 323.
40 Ibid., p. 371.
41 Ibid., p. 383.
42 Ibid., p. 386.
43 Juliette Adam, « Galatée », dans Œuvres complètes de Mme Adam (Juliette Lamber). XXI, Mon petit théâtre : le temps nouveau, Mourir, Coupable, Fleurs piquées, Galatée, Paris, G. Havard fils, 1896, p. 175.
44 Ibid., p. 184.
45 Ibid., p. 193.
46 Ibid., p. 194.
47 Ibid., p. 209.
48 Thérèse Bentzon, Amour perdu, Paris, Calmann-Lévy, 1881, p. 48.
49 Ibid., p. 91.
50 Ibid., p. 119.
51 Ibid., p. 120.
52 Ibid., p. 28.
53 Azélie Fayolle, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, Paris, Divergences, 2023, p. 185.
54 Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 236.
Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024
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Quelques mots à propos de : Lucie Nizard
Université Paris Cité
CERILAC