La Revanche de Galatée

La renaissance féministe de Galatée dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes

Cassandre Martigny et Vicky Gauthier


Texte intégral

Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes : genèse d’un projet
(Cassandre Martigny)

1Le Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes (Éditions iXe, 2023) est né au sein du collectif féministe Les Jaseuses [https://lesjaseuses.hypotheses.org/les-jaseuses], fondé en 2019, qui regroupe des chercheur·ses, des professeur·es, des artistes et journalistes partageant le désir d’explorer des manières novatrices, des façons plurielles de faire de la recherche et de diffuser les connaissances. L’ouvrage est un exemple de cette pratique puisqu’il entremêle recherche et création afin de faire connaître auprès d’un large public les études de genre et études queer ainsi que les travaux autour de la réception des mythes. Il est codirigé par huit membres des Jaseuses – Manon Berthier, Caroline Dejoie, Marys Renné Hertiman, Mathilde Leïchlé, Anna Levy, Suzel Meyer, Maud Plantec Villeneuve et Cassandre Martigny, mais réunit en tout 55 personnes engagées dans la recherche et la création et qui n’appartiennent pas toutes au collectif.

« Brouillon pour » ?

2Le titre du livre a été choisi en hommage au Brouillon pour un dictionnaire des amantes de Monique Wittig et Sande Zeig1 (1976) afin de rappeler que les réflexions proposées dans cet ouvrage sont en mouvement, en devenir permanent, et qu’elles demandent encore à être prolongées. Le complément numérique accessible en ligne sur le carnet Hypothèses des Jaseuses [https://lesjaseuses.hypotheses.org/9136], régulièrement actualisé, invite à découvrir d’autres œuvres que nous n’avons pu explorer et à tisser de nouveaux réseaux de références. L’ouvrage veut susciter un élan vers d’autres recherches.

« Une encyclopédie féministe » ?

3L’ouvrage conserve la dimension transdisciplinaire de l’encyclopédie en réunissant des contributions de nature et de styles différents : les notices académiques côtoient des créations artistiques et poétiques et une même notice peut représenter cette hybridité. C’est le cas dans la notice « Galatée » où le texte écrit à quatre mains dialogue avec la création de Caroline Dejoie.

4Il nous fallait cependant subvertir le genre de l’encyclopédie, genre qui classe et cloisonne les savoirs. Pour cela, nous avons choisi d’inverser l’ordre alphabétique en faisant découvrir cent mythes, des sœurs Zorya à Agrippine, en passant par Fifi Brindacier, Marie Madeleine et Galatée. Pour donner envie au lectorat d’explorer autrement ces figures mythiques, nous avons aussi proposé des entrelacements affectifs et intuitifs entre les figures, grâce à une rubrique présente à la fin de chaque notice : « à vol d’oiselles ». Concernant Galatée, nous renvoyons par exemple aux notices « Muses » et « Sabina » (ou Sabine) de Steinbach, écrites par Eugénie Broulet et Eva Belgherbi, deux figures créatrices et inspiratrices, mais aussi aux entrées consacrées à « Méduse » (texte de Chloé Pretesacque et image d’Élisa Boisseau) et à Q, composée par l’artiste et chercheuse Hélène Fromen, qui porte sur les modèles vivants et sur les représentations du corps féminin dans l’art. À travers la recherche de ces liens, subjectifs mais non aléatoires, le but était aussi de libérer toutes ces figures des catégories traditionnelles et patriarcales et d’aller au-delà de regroupements du type « les mères », « les déesses », « les guerrières », « les sorcières », les « femmes fatales », etc.

« Des mythes » ?

5Ce projet répond au besoin de trouver des histoires et des personnages auxquels nous puissions nous identifier positivement. Chaque notice ébauche le « devenir mythe2 » de certaines figures et des récits auxquels elles sont associées, tout en mettant l’accent sur les réinterprétations qui en ont exploré le potentiel subversif, créateur et politique, pour les libérer des constructions patriarcales. Pour toutes ces raisons, Galatée avait naturellement sa place dans cette encyclopédie revisitée.

La notice « Galatée » : représentations et métamorphoses d’une figure
(Vicky Gauthier et Cassandre Martigny)

De la femme-objet…
(Vicky Gauthier)

6Le mythe de Galatée nait d’une certaine misogynie : la femme passe d’objet de désir inanimé à objet de désir animé pour le bon plaisir de son créateur, Pygmalion. Ce rapport entre créateur et création connaît une forte popularité, notamment dans la France de la Belle Époque (à la fin du xixe siècle), et est réinterprété par les écrivains décadents, tel Villiers de l’Isle-Adam dans son Ève future, qui lient la Galatée antique à l’archétype de la femme dite fatale3, mortifère pour l’homme. Durant cette même période, l’autrice Rachilde innove par une double subversion de ce mythe dans son roman Monsieur Vénus4 (1884) : elle présente une inversion des genres sexuels dans laquelle l’héroïne, Raoule, se masculinise au contact de Jacques, qu’elle féminise et domine à la fois physiquement et psychologiquement. La conclusion de l’œuvre de Rachilde renverse complètement celle du mythe : Raoule fait assassiner Jacques et le transforme en poupée mécanique afin d’assouvir ses propres désirs. Ainsi, grâce à cette écrivaine, la Galatée de l’Antiquité semble enfin vengée, et ce, par l’empouvoirement de la femme et la réification de l’homme.

7En plus de faire connaître Rachilde et sa réinterprétation féministe et décadente de ce mythe au lectorat de notre Encyclopédie, je souhaitais également montrer à quel point Galatée demeurait vivante dans la culture actuelle, notamment dans le cinéma hollywoodien où elle trouve de nombreux avatars. En effet, l’une des extensions modernes du mythe est le pygmalionisme qui consiste à transformer la créature en une Galatée convenable. Plusieurs grandes comédies romantiques, telles My Fair Lady et Grease, pour ne nommer que celles-ci, présentent des héroïnes qui doivent changer du tout au tout pour être socialement acceptées et accéder à leur happy end, révélant bien le côté pernicieux et potentiellement nocif de ce mythe, notamment parce qu’il fait croire à la nécessité de se plier aux pressions sociales et de se modeler selon les standards de beauté et les normes socialement acceptables pour être considéré·e comme désirable. Galatée demeurera-t-elle à jamais l’esclave de son réel créateur : la société ?

… À la femme sujet ?
(Vicky Gauthier et Cassandre Martigny)

8Nous proposons dans la notice « Galatée » deux interprétations parmi celles qui ont tenté de subvertir ce modèle de la femme objet : le film La Belle Noiseuse (1991) de Jacques Rivette et la nouvelle Galatea5 (2022) de Madeline Miller.

9S’inspirant librement du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Jacques Rivette met en scène la libération de Galatée. Si la modèle, incarnée par Emmanuelle Béart, est au départ un objet manipulé par le créateur, elle s’émancipe à la toute fin, en laissant tomber le masque social et, surtout, en assumant ses propres désirs, dont celui de descendre de son piédestal pour vivre selon ses envies. Ce saut dans la vie est également l’objet de la nouvelle Galatea écrite par l’autrice états-unienne Madeline Miller. À la lecture des Métamorphoses d’Ovide, l’autrice est interpellée par le fait que cette figure féminine n’a ni voix ni nom :

Galatée ne parle pas du tout dans la version d’Ovide ; plus révélateur encore, elle n’a pas de nom – c’est l’un des rares détails que j’ai repris d’autres sources. Elle est seulement appelée la femme. Elle est censée être un objet de désir conciliant et rien de plus6.

10Elle s’emploie ainsi dans son court récit à faire de cette « femme » la narratrice de sa propre histoire en montrant une nouvelle métamorphose : celle de la femme-objet, fétichisée par un homme profondément misogyne, en femme sujet, actrice de son destin.

Faire dialoguer texte et création : Sandy en Galatée de Caroline Dejoie

11Caroline Dejoie met en image cette émancipation de Galatée dans sa création Sandy en Galatée (illustration digitale, 2022). Sa représentation empouvoirante donne un souffle nouveau à ce mythe et montre son incroyable capacité de subversion. Nous proposons ici de faire entendre les paroles de l’artiste, dans lesquelles elle fait part de ses inspirations et modèles.

L’idée est venue de Vicky avant même l’écriture de la notice. Elle avait en tête, en me proposant de contribuer à la notice « Galatée », qu’en tant qu’artiste femme et féministe, je représente une figure féminine qui échappe à son Pygmalion. Ce sont ses mots. Alors, j’ai entendu « artiste femme et féministe » et « échapper à son Pygmalion ». J’ai pensé aux artistes femmes qui fondent mon féminisme et m’est apparue Niki de Saint Phalle7. J’ai regardé ses Nanas, sculptures géantes de femmes énormes et pleines de joie, que je porte fort en moi depuis l’adolescence. Certaines sont gonflables, en vinyle, les Nanas Ballons8. J’aime l’idée d’une sculpture flottante et j’écris à leur propos : « elles […] menacent de s’envoler en pétaradant pour toujours vers le soleil si on leur met trop la pression. » Ma première idée est donc de dessiner une Nana qui s’envole, s’échappe, se barre de son socle. Je détourne l’une des Trois Grâces de Niki de Saint Phalle9 (1994) et la place un pied hors du socle censé la contenir et la maintenir sur le sol. La sculpture est vivante et refuse de continuer à être modelée par autrui.
La notice évolue : Vicky écrit sur des Galatées cinématographiques. Un bon mot sur Grease au milieu de films que je n’ai pas vus me fait sourire. Le dessin change, je mêle la silhouette de la Nana d’origine aux traits caractéristiques de Sandy une fois sa transformation accomplie : la combinaison noire moulante, la cigarette et la permanente pensées pour plaire à Danny. Entre littérature et cinéma, j’ajoute à la notice l’aspect BD de mon trait. Un sourire narquois un peu grotesque s’étend sur son profil tandis qu’elle descend du socle où on a voulu la faire tenir immobile. Il y a de moi dans cette Sandy en Galatée : la clope et les grosses fesses, je les lui prête parce qu’elles me plaisent et me donnent confiance en moi. Derrière elle, Danny ou Pygmalion peuvent bien pleurer : un dernier regard amusé, et elle se barre en riant. « BOY BYE. »

Image

Caroline Dejoie, Boy Bye, Sandy en Galatée, 2022, illustration digitale.
Inspirée des Trois Grâces de Nikki de Saint-Phalle, 1999, Sculptures en fibre de verre et mosaïque.
Washington, National Museum of Women in the Arts.

12Cette vision d’une Galatée descendant de son socle est également suscitée par une citation des Guérillères de Monique Wittig, qui porte en elle-même l’impulsion que nous avons voulu transmettre dans cette notice et dans l’ensemble de l’ouvrage :

Elles disent qu’elles inventent une nouvelle dynamique. Elles disent qu’elles sortent de leurs toiles. Elles disent qu’elles descendent de leurs lits. Elles disent qu’elles quittent les musées les vitrines d’exposition les socles où on les a fixées. Elles disent qu’elles sont tout étonnées de se mouvoir10.

Notes

1 Monique Wittig, Sande Zeig, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, préface d’Anne F. Garréta, Paris, Bernard Grasset, 1976.

2 Véronique Gély, « Le devenir-mythe des œuvres de fiction », dans Sylvie Parizet (dir.), Mythe et littérature, Paris, Lucie éditions pour la SFLGC, 2008.

3 Voir à ce sujet Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale : textes et images de la misogynie fin-de-siècle, Paris, Bernard Grasset, 1993.

4 Rachilde, Monsieur Vénus, Paris, Gallimard, 2022 [1884]. Voir à ce sujet Thierry Poyer (dir.), Rachilde ou les aléas de la postérité : de l’oubli au renouveau, Paris, Lettres modernes Minard, 2023, et Vicky Gauthier, Rachilde. Écrivaine fantastique monstrueuse, Paris, L’Harmattan, 2020.

5 Madeline Miller, Galatea, London, Bloomsbury Publishing, 2022 ; Galatée, traduit de l’anglais par Christine Auché, Paris, Calmann Levy, 2023.

6 Ibid., p. 54 : « Galatea does not speak at all in Ovid’s version ; Even more tellingly, she is not given a name – that was one of the few details I took from other sources. She is only called the woman. She is meant to be a compliant object of desire and nothing more. » (traduction de Cassandre Martigny).

7 Caroline Dejoie, « Niki de Saint Phalle, toutes les femmes de ma vie », Les Jaseuses, 2020, disponible en ligne : https://lesjaseuses.hypotheses.org/1781, consulté le 26/09/2023.

8 Niki de Saint Phalle, Nana-Ballon, Corps bleu, maillot rayé orange et blanc, 1993, Vinyle, 47 cm, Santee, Niki Charitable Art Fondation.

9 Niki de Saint Phalle, Les Trois Grâces, 1994, Résine polyester peinte sur base en acier, 67,3×63,5×61 cm, Collection privée.

10 Monique Wittig, Les Guérillères, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 173-174.

Pour citer ce document

Cassandre Martigny et Vicky Gauthier, « La renaissance féministe de Galatée dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes » dans La Revanche de Galatée,

Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1843.

Quelques mots à propos de :  Cassandre Martigny

Sorbonne Université
CRLC et EDITTA

Quelques mots à propos de :  Vicky Gauthier

Université du Québec à Chicoutimi