La Revanche de Galatée

Libération de Galathée

Nathalie Kremer


Texte intégral

La revanche de Galathée ?

1Nous voudrions interroger l’idée même d’une « revanche de Galathée » qui est proposée à l’étude dans ce dossier, en revenant sur quelques développements importants que connaît le mythe de Pygmalion dans l’histoire culturelle européenne depuis Ovide. Nous ne débattrons pas du problème moral que pose l’idée de revanche, par laquelle une violence initiale est reconduite sans être solutionnée. Briser le cercle de la violence n’est pas toujours possible, même si c’est moralement souhaitable. Ce qui est proposé à l’étude ici, c’est le rapport entre l’artiste et son œuvre tel qu’on peut le penser à travers le mythe de Pygmalion. Cette fable a fonctionné comme un modèle pour la création esthétique et littéraire dans la pensée de l’art occidentale, qui se voit aujourd’hui remis en question. Mais pourquoi Galathée devrait-elle se venger, et de quelle souffrance l’amour de Pygmalion est-il coupable ?

2La tradition esthétique qui est réévaluée ici est plus exactement celle qui présente la création dans une perspective de domination : l’artiste créateur est un homme auquel la statue-femme doit son existence, ce qui placerait celle-ci dans un rapport de conformité à son désir, et dès lors d’infériorité par rapport à son créateur. La dénonciation de cette idéologie de domination masculine est devenue un lieu commun dans le discours critique des dernières décennies, qu’on retrouve par exemple dans le livre récent de Jennifer Tamas sur le Non des femmes où Galathée doit tout, selon ses termes, « aux manœuvres des hommes pour la modeler selon leurs désirs1 ». De même, dans son livre magnifiquement illustré sur Le Corps des femmes, Laure Adler retrace les formes d’« exposition » du corps des femmes-Galathée dans l’histoire de l’art occidental, modélisées selon un imaginaire masculin2.

3On invoque souvent à juste titre l’exemple désespérément limpide de Camille Claudel, tant par la trop longue mise à l’écart de son œuvre exceptionnelle que par l’issue tragique de la vie de cette artiste oppressée par sa condition féminine. L’exposition Créatrices. L’émancipation par l’art dont le catalogue a été établi par Marie-Jo Bonnet3 est une initiative parmi bien d’autres pour réparer ce manque total de reconnaissance des femmes dans l’histoire de l’art, en montrant des œuvres d’artistes femmes depuis le milieu du xxe siècle. Comme le rappelle la commissaire de l’exposition, l’émancipation des femmes par l’art vise à les libérer d’un état de dépendance, en les affranchissant aussi de contraintes sociales. « Les créatrices participent à la libération de la tutelle masculine, ce pouvoir du Père si pesant sur la vie des femmes et encore plus lorsqu’elles sont artistes4. » De toute évidence, le cri des femmes d’aujourd’hui libère celui qu’elles ont trop longtemps dû étouffer dans le passé en œuvrant dans l’ombre de la réussite des hommes.

4Ce qui peut étonner, toutefois, c’est que cette revendication d’une libération des femmes passe par la contestation d’un des plus beaux mythes d’amour de notre histoire occidentale. Bien des femmes artistes ont reconnu la dimension essentielle de l’amour dans la fable, comme Louise Ackerman célébrant dans ses Premières poésies la force de la création de l’artiste à travers l’amour de Pygmalion pour son œuvre :

Du chef-d’œuvre toujours un cœur fut le berceau.
L’art, au fond, n’est qu’amour. Pour provoquer la vie,
Soit qu’on ait la palette en main ou le ciseau,
Il faut une âme ardente et qu’un charme a ravie.
Après tout, tes enfants ne sont point des ingrats,
Artiste ! ils sauront bien te rendre ta caresse.
Lorsque Pygmalion, ce vrai fils de la Grèce,
Croit n’avoir embrassé qu’un marbre en son ivresse,
C’est de la chair qu’il sent palpiter dans ses bras5.

5Comment comprendre que le mythe de Pygmalion, comme récit de célébration du miracle de la création, en soit venu à symboliser un rapport de domination masculine, donc d’oppression de la femme ? On risquera ici une hypothèse, qui n’est pas qu’un jeu onomastique, en posant que la revanche de la femme ne concerne peut-être pas tant Galathée, la statue créée et aimée par Pygmalion, qu’Eliza, son double féminin pris dans un rapport de filiation au maître, dont Shaw consacra la renommée. Pour ce qui est de Galathée, la statue devenant femme sous l’effet du désir amoureux de Pygmalion, nous montrerons qu’elle trouve l’origine de son nom dans un imaginaire connotant une puissance féminine surprenante pour une créature qu’on considère aujourd’hui comme un simple « objet » « modelé selon les désirs de l’homme ».

6De la revanche d’Eliza à la puissance de liberté de Galathée : c’est le chemin de lecture que nous proposons de conduire ici en le déclinant en trois arguments. Le premier consistera à considérer des exemples d’inversion sexuelle dans le rapport pygmalionien pour nous demander s’ils forment bien une occasion de revanche de la femme. Le second se penchera sur ce rapport même pour montrer que la logique de domination et de revanche ne concerne pas tant Galathée, la statue créée par Pygmalion, que la femme devenue vivante, détachée de son socle et prise dans un rapport éducatif à son mentor. Nous rappellerons, troisièmement, que la statue de Pygmalion, qui reçoit tardivement le nom de Galathée, ne le doit que par contamination avec un autre mythe dont l’imaginaire connote un sens exactement inverse à celui de la statue s’animant. Dans chacun de ces trois arguments, puisés à la source de trois versions différentes du mythe, nous retrouverons une constante : celle d’une Galathée s’érigeant de façon remarquablement libre et autonome face à son créateur.

Une Pygmalion créatrice ?

7En 1938, l’artiste belge Paul Delvaux expose un tableau surréaliste représentant le mythe de Pygmalion dans un rapport de genre inversé6. On y voit une femme nue enlacer la statue d’un homme dépourvu de bras et de jambes, dans un décor rustique jonché de pierres. À l’arrière-plan se croisent deux autres personnages, une femme à moitié végétalisée avançant de face vers le spectateur, un homme qu’on voit de dos, habillé en noir et portant un chapeau melon noir. Dans les bouts de bâtiments qui entourent la cour extérieure sur laquelle a lieu la scène, nous apercevons à gauche, à travers une baie vitrée, une statue de marbre sans tête. Est-ce un musée, est-ce un atelier ? Et la femme nue au centre de la toile devant nous, qui enlace la statue masculine, est-elle le Pygmalion du tableau, comme semble le suggérer le titre ?

8Nous avons de toute évidence affaire à une inversion des données genrées du mythe de Pygmalion, où la femme est devenue l’artiste et l’homme l’œuvre sculptée et désirée. Car la « Pygmalionne » enlace et caresse la statue ; c’est son désir qui est ici représenté – le désir devenu celui de Galathée –, et ce serait l’homme qui s’animerait sous les caresses de la femme. Si ce tableau semble un hapax dans l’histoire culturelle du mythe de Pygmalion, il n’est toutefois pas un exemple isolé d’agalmatophilie, c’est-à-dire d’amour pour les statues, chez les femmes. Lise Wajeman en recense quelques-uns dans son étude sur l’érotique de l’image au xvie siècle, le plus connu remontant à l’exemple de Laodamie qui, dans les Héroïdes d’Ovide, se console de l’absence de son bien-aimé en s’adressant à une image en cire de son visage7.

9Ainsi les Pygmalions ne sont pas nécessairement des hommes, y compris dans la tradition littéraire. En laissant de côté les habiles séductrices capables de « manœuvrer » les hommes et de les « pétrir » selon leurs désirs, comme la célèbre marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses ou l’insensible Michèle de Burne dans Notre Cœur de Maupassant, nous pouvons mentionner un roman de la fin du xixe siècle qui mérite d’être signalé pour le traitement particulier qu’il fait du mythe de Pygmalion. Il s’agit de Monsieur Vénus de Marguerite Eymery, dite Rachilde8, racontant l’histoire d’une relation sexuelle inversée où l’homme-statue est psychologiquement et sexuellement « possédé » par la femme-Pygmalion qui aime en « Monsieur ». Le roman fit scandale et fut censuré lors de sa publication en 1894.

10Monsieur Vénus répond parfaitement sur le plan littéraire à l’inversion sexuelle figurée dans le tableau de Delvaux, et ces deux exemples semblent bien illustrer des cas de « revanche » de Galathée sur Pygmalion dans la mesure où l’inversion des genres permet à la femme d’accéder au rang de figure créatrice, en reléguant l’homme au statut de créature. Dans le roman de Rachilde, l’héroïne traite son amant en esclave, le privant de toute forme de liberté existentielle et sexuelle. S’il s’agit d’un exemple de libération de la femme, elle ne se fait qu’en assujettissant l’homme9, donc en reconduisant la dissymétrie entre un Pygmalion tout-puissant et « sa » statue façonnée selon ses principes de désir. Aussi ce créateur, même lorsqu’il est une femme, obéit à un canon érotique où le désir ne peut être que dissymétrique. Or même dans les cas d’évincement du Pygmalion-créateur, comme ceux étudiés par Natacha Baboulène-Miellou à propos des stars hollywoodiennes lorsqu’elles auto-façonnent leur image, le principe de fabrication d’images de séduction selon les canons esthétiques traditionnels de la femme est reproduit : « Même auto-façonnée, la créature correspond toujours à un désir masculin. Si Pygmalion s’est effacé, son regard, lui, persiste en étant intériorisé10. »

11Un constat et une question s’imposent à la vue de ces exemples. Le constat, c’est que la tradition mythique privilégie la relation entre un créateur masculin et une femme-support, sans que l’inversion sexuelle n’abolisse la dissymétrie du rapport de domination entre le créateur et sa créature. La question, c’est celle de l’identification entre ce rapport de domination et un rapport genré. Il semble que le corps désiré, ou façonné comme tel, ne puisse l’être qu’en fonction d’un imaginaire masculin de la création, même lorsque la femme endosse le rôle « actif » dans ce façonnement érotique. Mais si le regard de Pygmalion (homme ou femme) incarne celui du désir amoureux, celui-ci relève-t-il nécessairement d’un rapport de pouvoir, d’oppression, de manipulation ? Regardons les choses de plus près : le désir sexuel de Pygmalion exclut-il un sentiment d’admiration et de respect dont naît le véritable amour – et le miracle symbolisé par l’animation ne consiste-t-il pas en ceci qu’un véritable amour puisse naître de ce désir ?

12Il nous semble important de dissocier le privilège artiste masculin de créateur, perpétué dans l’histoire de l’art occidentale, du rapport de séduction, pensé dans une optique de domination masculine. Certes le mythe ovidien prête à leur convergence, comme si le risque de vouloir dominer et assujettir l’être aimé était inhérent à l’amour lui-même – ce qui toutefois ne légitime pas pour autant leur identification dans le discours critique. Dans celui-ci, le rapport masculin-féminin est certes une clé qui introduit à des questions anthropologiques et esthétiques plus larges, mais il incombe à la critique de ne pas identifier ou réduire celles-ci à l’ordre genré fixant des relations dissymétriques entre le masculin et le féminin, en réduisant la femme désirée à un objet passif et assujetti.

La revanche d’Eliza

13Mais comment le mythe de Pygmalion a-t-il pu devenir le parangon d’une histoire de domination masculine et d’une haine féminine ? Il nous semble important de rappeler ici que le mythe est à l’origine de deux veines littéraires et artistiques dans la tradition occidentale, qui sont thématiquement distinctes, mais trouvent leur racine commune chez Ovide. En effet, le fait que le poète latin présente Pygmalion comme le créateur de la statue – ce qui n’était pas le cas dans les versions antérieures du mythe11 – institue le personnage au rang de père géniteur de la statue qu’il crée, ouvrant ainsi la voie à la veine littéraire de ce qu’on appellera les « nouveaux pygmalions » où le thème éducatif est central. L’aboutissement le plus connu en est donné par George Bernard Shaw en 1913 mais on en trouve plusieurs configurations au xviiie siècle – et même avant, si on pense à L’École des femmes de Molière, par exemple –, parmi lesquelles Sade a imaginé une forme à la limite du supportable dans Eugénie de Franval12.

14Dans cette série d’histoires, il n’est pas question de fabrication d’une statue ou d’une œuvre d’art : elles concernent plutôt la relation entre un père adoptif et une jeune fille qui se transforme graduellement sous l’effet de l’éducation morale et sociale qu’elle reçoit. Or c’est ici qu’intervient la question de la revanche de « Galathée » : l’élève évolue en effet clairement vers une femme de plus en plus indépendante au fil des reconfigurations de cette veine pygmalionienne, dans laquelle le créateur tend toutefois, quant à lui, à s’ériger en tyran et possesseur de sa créature13. C’est donc qu’il faut une revanche là où il y a eu injustice : là où le créateur s’est transformé en détenteur plutôt qu’en géniteur de son élève – ce qui n’est pas nécessairement le cas. Dans Liebman de Baculard d’Arnaud par exemple, qui donne à lire une variante de cette veine éducative du mythe en 1775, l’autonomie de la jeune fille élevée par Liebman, Amélie, n’est à aucun moment envisagée ; et même si la relation de dépendance et de reconnaissance de la femme paraît intolérable au lecteur moderne, elle n’est pas problématisée dans le roman, permettant même le développement d’un véritable amour entre eux14.

15Néanmoins ce rapport amoureux à l’élève transforme le rapport éducatif en relation incestueuse : « Pygmalion devint amant de la Vénus dont il fut père », souligne fort significativement La Fontaine dans Le Statuaire et la statue de Jupiter [1678] (Fables IX, 6). Et c’est ce que voulut clairement montrer Sade lorsqu’il s’empare de ce motif littéraire dans Eugénie de Franval. En prenant le contrepied des lectures courantes de la nouvelle, comme une apologie de l’amour incestueux digne des fantasmes monstrueux de Sade, Chiara Gambacorti15 en propose une lecture inverse : de son point de vue, Sade condamnerait la passion incestueuse entre le père et la fille, ce qui suppose, notamment, de considérer la fin tragique de l’histoire comme un indice de condamnation de celle-ci par l’auteur, tout en tenant compte du principe d’apathie prescrit au libertinage par les personnages sadiens :

Enchaîner sa fille est précisément le crime que commet Franval, son véritable crime de l’amour. C’est d’ailleurs l’amour jaloux et possessif qu’il porte à sa fille qui cause sa perte. […] La fin tragique de Franval constitue donc un châtiment, et d’après les valeurs morales qu’adopte le narrateur des Crimes de l’amour, et d’après celles, libertines, qui seules – dans tout ouvrage sadien – apportent ou peuvent apporter le bonheur16. Sade le suggère d’ailleurs, lorsqu’il fait dire à Franval, qui se suicide tourmenté par le remords, que « c’est ainsi que doit mourir le triste esclave de ses passions17 ».

16L’amour du père pour sa fille, adoptive le plus souvent, contient en lui-même les germes de sa destruction : c’est tout le sens de l’interdit incestueux. Et du besoin de tuer le père pour gagner sa liberté. Tout créateur possède inévitablement une part de son élève, celle qu’il a sculptée mentalement et moralement en lui : « on ne possède d’un être que ce qu’on transforme en lui », écrivait André Malraux au début de La Condition humaine. Or cette part de soi-même qu’on doit au père ou au créateur moral, n’est-elle pas aussi le terreau de la richesse personnelle et morale du sujet, et est-elle nécessairement incompatible avec une vie dite autonome ? Le texte de Shaw finit, quant à lui, sur ces paroles qui semblent le supposer : « Galatée n’aime jamais Pygmalion d’amour total : le lien qu’il établit avec elle est trop olympien pour être accepté avec une totale bonne grâce18. »

17C’est donc dans le rapport entre Pygmalion et sa créature, après l’animation, que se situe la possible perversion du rapport amoureux en rapport de domination. Possible, c’est-à-dire non nécessaire, et en outre variable : car il n’est pas dit que seul Pygmalion puisse se comporter en dominateur de sa « statue ». Celle-ci peut également s’ériger en tyran de son créateur, et plusieurs textes au xixe siècle, certes dans une veine plutôt parodique, se sont attachés à le représenter19. L’intérêt grandissant pour la « suite » de l’histoire de Pygmalion, concernant l’histoire de Galathée après son animation, était déjà apparu dès la fin du xviiie siècle. On sait en effet que le siècle des Lumières était fasciné par la question des origines de l’être humain, et du développement des connaissances et des mœurs. Dans le Traité des sensations (1754), l’abbé de Condillac explore le développement des facultés de l’esprit à l’aide d’une fiction expérimentale où une statue est animée progressivement20. En outre, la thèse de Rousseau selon laquelle la civilisation est source de dépravation n’est pas une position isolée ; les philosophes des Lumières partagent en effet la conviction que l’éducation civile et morale est source d’aliénation. Dans les réécritures du mythe de Pygmalion, on s’intéresse dès lors pleinement à ce qui se passe après l’animation de la statue, et à l’évolution du rapport amoureux entre Pygmalion et la nouvelle Ève21. Celle-ci peut montrer une vertu à toute épreuve, certes, comme c’est le cas dans la petite comédie en un acte de Madame de Genlis, Pygmalion et Galatée, ou la statue animée depuis vingt-quatre heures22 par exemple, mais elle s’avère le plus souvent étonnamment rusée et infidèle, dès lors qu’elle est soumise à la tentation, comme le montrent Jules Barbier et Michel Carré dans leur Galathée, opéra-comique en deux actes (1852) ou la Galatée, drame grec en cinq actes de Basiliadis traduit par D’Estournelles de Constant (1878).

18Mais faut-il s’immiscer jusque dans les scènes de ménage entre Pygmalion et sa femme ? Dans toutes ces histoires, qui relèvent de la veine éducative du mythe, on note que le « façonnement » de l’esprit et des manières de la femme par son créateur adoptif a un sens métaphorique – qui est au contraire pris littéralement dans l’histoire d’origine où un sculpteur façonne très réellement une statue. Nous avons donc affaire à deux corpus distincts, dont seulement le plus récent, celui des « nouveaux Pygmalions », mettrait en valeur le développement de l’autonomie de la femme, jusqu’à sa capacité de prendre une revanche sur son père adoptif, celui qui l’aurait « pygmalionisée ». Cela impliquerait que la « revanche » légitime ne serait celle de la statue que métaphoriquement, et qu’il ne s’agirait, en somme, que de la revanche d’Eliza. Celle-ci est littéralement symbolisée dans la pièce de Shaw lorsqu’Eliza Doolittle jette les pantoufles à la tête de Higgins :

Higgins, dehors, dans un accès d’exaspération : Que diable ai-je encore bien pu faire avec mes pantoufles ?
Il surgit à la porte.
Liza empoigne les pantoufles et les lui jette, l’une après l’autre, de toutes ses forces : Tenez, les voilà, vos pantoufles ! Là ! Et puis là ! Emmenez-les, vos pantoufles ! Et qu’elles ne vous laissent plus vivre un seul jour de chance, vos pantoufles23 !

Le non de Galathée

19Shaw aurait donc tiré Eliza des griffes de son Pygmalion, en la transformant en femme libre et autonome. Cette Galathée moderne s’opposerait-elle alors à l’originale du mythe, la femme-statue s’animant sous l’effet du désir amoureux de son créateur ? Nous avons montré ailleurs24 comment le nom de Galathée, qui se répand au xixe siècle au point de devenir indissociable de celui de Pygmalion25, provient d’une contamination du mythe pygmalionien avec un autre récit ovidien, celui d’Acis et Galathée, raconté aux vers 723-788 du livre XIII des Métamorphoses. À la Renaissance et au xviie siècle, cette histoire est bien plus répandue dans la littérature et les arts que celle de Pygmalion. Mais elle a un sens opposé à celle-ci. Car si la statue de Pygmalion s’anime sous l’effet du désir amoureux de son créateur, la nymphe, elle, s’arrache au désir amoureux d’un cyclope pour échapper au viol. Si l’une dit oui à l’amour, l’autre crie non, l’une consent à l’amour tandis que l’autre le craint et le refuse. Et même si, contrairement à tant de victimes des désirs des dieux dont le destin tragique est raconté par Ovide, l’histoire de Galathée connaît un dénouement heureux par le fait qu’elle parvient à échapper à son persécuteur, il s’agit tout de même d’une histoire sombre, de peur et de deuil. Car l’amant de Galathée, le berger Acis, est tué sous les yeux de la nymphe par le cyclope Polyphème, et c’est pour échapper à la poursuite de celui-ci qu’elle doit s’enfuir en plongeant dans la mer.

20Cette rescapée d’une menace de viol doit sa célébrité à une fresque de Raphaël, connue sous le titre Le Triomphe de Galathée (1513), qu’il a peinte à la Villa Farnèse à Rome. On y voit la nymphe sur un coquillage tiré par des dauphins dans la mer. Galathée y est, autrement dit, représentée en Vénus anadyomène, à laquelle elle tendra à s’identifier. La fresque fut en effet un modèle de référence dans l’apprentissage artistique des peintres à la Renaissance et au xviie siècle, or une étude titrologique des dessins, des esquisses ainsi que des peintures la représentant montre qu’elle fut souvent appelée la « Vénus triomphante », tandis qu’à l’inverse les « naissances de Vénus », s’inspirant du modèle donné par Botticelli, en viennent à être désignées comme autant de « naissances de Galathée » (comme c’est le cas, par exemple, dans une peinture de Boucher26). Cette confusion entre les Galathées-Vénus comme triomphes de beauté et de liberté féminines expliquerait ainsi pourquoi Rousseau attribua, le premier, ce nom à la statue de Pygmalion dans sa Scène lyrique en 1762. Étrange assimilation des contraires toutefois, entre une femme persécutée refusant l’amour et une s’animant par consentement.

21Dans une réécriture récente de la main de la romancière américaine Madeline Miller, Galatée. Nouvelle27, l’amour de Pygmalion est ressenti par la statue devenue femme comme une suite de viols à répétition. Elle tentera d’échapper à l’emprise amoureuse et sexuelle dominante de son Pygmalion-Higgins en l’entraînant dans une course-poursuite qui finira par une noyade du couple dans la mer. Ce n’est pas ici la Galatée triomphante s’échappant sur sa conque, mais la Daphné cherchant dans la mort l’unique issue au danger du viol. La réécriture par Miller nous donne encore une autre variante du mythe : tout en référant à la double origine de Galathée, elle lui donne une fin funeste en antithèse avec le récit d’Ovide, mais qui souligne en même temps très fermement le pouvoir de résistance et de refus de la femme, le « non » qu’elle oppose au désir masculin dans ce récit qui lui donne son nom.

22Mais si le nom même de Galathée nous oblige à penser cette antinomie entre refus et consentement dans l’histoire de Pygmalion, il faut se demander s’il s’agit d’un simple effet de lecture moderne, voire rousseauiste, du mythe, et s’il rompt avec le sens d’origine de celui-ci au tournant des xviiie et xixe siècles. Notre hypothèse est au contraire que l’incorporation du « non » au nom même de la statue consentante n’est pas l’effet d’une rupture historique, mais que celui-ci s’inscrit dès l’origine dans le sens profond du mythe tel qu’Ovide nous le donna à lire – ce qui lui permettra justement d’être dotée du nom de la Galathée triomphante, la Galathée libre et sœur d’Eliza Doolittle. Le texte d’Ovide est d’ailleurs très ambigu à ce sujet, comme s’il inscrivait dans la possibilité de la métamorphose – la possibilité de céder à la passion de Pygmalion – la possibilité inverse d’y résister, de rester « dure » sous la pression. Cette possibilité du refus, cette puissance de pouvoir rester statue : c’est celle de Galathée la nymphe fuyant Polyphème, conférant son nom à celle qui, devant son Pygmalion, se présente comme une occasion d’amour.

Conclusion

23Nous avons voulu interroger la contestation du mythe de Pygmalion par la revanche des femmes. Les deux données du problème sont exactes mais leur conclusion est fausse. Il est exact que le mythe présente traditionnellement « un couple formé d’un côté par un créateur, un homme, de l’autre par sa créature, une femme idéale », selon les mots d’Agnès Fine, et il est exact que jusqu’à la fin du xxe siècle, on observe une « asymétrie remarquable entre les sexes dans un monde où il est impensable que la femme soit elle-même créatrice28 ». Mais il est inexact d’identifier cette asymétrie au rapport pygmalionien de création, en réduisant l’amour à une objectivation. La femme créée, éduquée, sculptée par le créateur s’avère dotée d’une autonomie et d’une puissance incontournables. Elle peut se jeter dans la mer et s’y noyer ou s’en échapper resplendissante. Si Eliza Doolittle est l’incarnation la plus célèbre de la Galathée triomphante, elle ne s’oppose pas pour autant à la Galathée de Pygmalion, cette femme-statue s’animant sous l’effet du désir amoureux de son créateur, assimilée dans l’imaginaire européen à une puissance de résistance et de liberté qui est inscrite au sein même de son nom. En reconnaissant cette part de liberté en elle, elle se libère en même temps de tout besoin de revanche… pour autant que Pygmalion se conduise en amant et non en tyran dans la suite de leur histoire.

Coda

24Pour finir, citons in extenso cette petite « parenthèse » d’un Pygmalion adorateur des femmes : morceau d’hypocrisie envers des femmes si longtemps considérées comme incapables de créer, ou éloge idéalisant ? N’oublions toutefois pas de voir, à travers la mauvaise foi de l’éloge, la reconnaissance du pouvoir incommensurable des femmes.

Parenthèse sur les femmes.

Les dieux s’en vont, a dit un ancien. Je dirai quelque chose de plus triste : les femmes s’en vont !
S’il y avait une destinée belle et noble, c’était celle des femmes, telle qu’elle a été si longtemps en France.
Reines par la beauté et par l’amour, on les avait placées sur un piédestal si élevé, que les moins divines d’entre elles n’en osaient descendre dans la crainte de se rompre le cou.
Une grande, une sublime fiction avait établi que l’amour d’une femme ne s’obtenait que par la manifestation de tout ce qu’il y a de noble et d’héroïque dans la nature humaine.
Au courage, à l’honneur, à l’esprit il fallait joindre la distinction et l’élégance.
Les hommes avaient fait les femmes si grandes, qu’il fallait devenir grand pour arriver jusqu’à elles.
Jusqu’ici les femmes ont tout fait en France, et les hommes n’ont jamais été que leurs éditeurs responsables. Si l’on écrivait l’histoire des véritables rois de France, Agnès Sorel, Mme de Maintenon, Mme de Pompadour, etc., y seraient représentées coiffées de la couronne des illustres amants qui furent rois sous le règne de ces dames.
Il n’y a pas eu en France une seule grande chose, bonne ou mauvaise en politique, en littérature, en art, qui n’ait été inspirée par une femme.
N’est-il pas plus beau d’inspirer des vers que d’en faire ? Il me semble voir des divinités descendre de leurs niches, pour arracher l’encensoir à leurs adorateurs.
Autrefois nous avions les titres et les noms ; les femmes, le pouvoir et les choses : constatons que ce sont elles qui veulent changer cela29.

Notes

1 Jennifer Tamas, Au Non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2023, p. 208.

2 Laure Adler, Le Corps des femmes, Paris, Albin Michel, 2020, p. 8.

3 Marie-Jo Bonnet, Créatrices. L’émancipation par l’art, Rennes, Éditions Ouest-France, 2019. Catalogue de l’exposition Créatrices, l’émancipation par l’art au musée des Beaux-Arts de Rennes (29 juin- 29 septembre 2019).

4 Marie-Jo Bonnet, « Le pouvoir aux nanas », dans Marie-Jo Bonnet (dir.), Créatrices. L’émancipation par l’art, Rennes, Éditions Ouest-France, 2019, p. 11.

5 Louise-Victorine Ackermann, « Pygmalion », Premières poésies (1871), XV, dans Œuvres, Paris, Alphonse Lemerre, 1885, p. 41.

6 Paul Delvaux, Pygmalion, 1938-1939, huile sur toile, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

7 Gravure de Laodamie et la statue de Protésilas, dans Ovide, Héroïdes, trad. Octavien de Saint Gelais, 1505 ?-1510 ?, Paris, BNF, ms 5108, f. 105, dans Lise Wajeman, L’Amour de l’art. Érotique de l’artiste et du spectateur au xvie siècle, Genève, Droz, 2015, p. 224.

8 Rachilde, Monsieur Vénus. Roman matérialiste (1894), préf. de Victoire Tuaillon et de Martine Reid, Paris, Gallimard, 2022. Cf. Vicky Gauthier, Rachilde : écrivaine fantastique monstrueuse, Paris, L’Harmattan, 2020. Ce roman doit être mis en perspective avec La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher-Masoch, paru en 1870.

9 Une libération sexuelle qui n’est toutefois pas revendiquée ouvertement sur le plan social, le roman ne participant donc pas à un mouvement social d’émancipation féminine.

10 Natacha Baboulène-Miellou, Le Créateur et sa créature. Le mythe de Pygmalion et ses métamorphoses dans les arts occidentaux, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2016, p. 308.

11 Voir Victor Stoichita, L’Effet Pygmalion. Pour une anthologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008, p. 20 sq.

12 Voir Chiara Gambacorti, « Un Pygmalion des Lumières ? », Itinéraires [En ligne], 2013-2 | 2014, URL : http://journals.openedition.org/itineraires/716 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.716, mis en ligne le 1 novembre 2013, consulté le 1 décembre 2023

13 N. Baboulène-Miellou cite en exergue à son livre l’exclamation suivante qu’elle indique provenir du Pygmalion de G. B. Shaw : « Je l’ai créée, elle est à moi, elle est ma chose, elle n’existe que pour moi et par moi, elle ne peut vivre que par moi ». Toutefois nous n’avons pas retrouvé ce passage dans le texte – ni dans l’original anglais ni dans une traduction française.

14 On trouvera le récit dans l’anthologie Pygmalions des Lumières établie par Henri Coulet et publiée chez Desjonquères, 1998.

15 Chiara Gambacorti, « Un Pygmalion des Lumières ? », art. cité.

16 Chiara Gambacorti s’appuie sur l’argument de l’apathie, énoncé par Dolmancé dans La Philosophie dans le boudoir, selon lequel l’homme « sage » se libère des lois – qu’il méprise par ailleurs – « par des précautions, des mystères, toutes choses faciles à la richesse et à la prudence » (citation de Gambacorti d’après Sade, La Philosophie dans le boudoir, ou les Instituteurs immoraux [1795], dans Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1998, p. 102-103).

17 Sade, Les Crimes de l’amour [1800], éd. établie et annotée par Éric Le Grandic et présentée par Michel Delon, Paris, Zulma, 1995, p. 483, cité par Gambacorti, ibid.

18 Bernard Shaw, Pygmalion, trad. fr. de Michel Habart, Paris, L’Arche, coll. « Scène ouverte », 1983, p. 138.

19 On en trouve une version « parlante » dans Galathée, opéra-comique en deux actes de Jules Barbier et Michel Carré, Paris, Michel Lévy Frères, 1852.

20 Voir Yves Citton, « La preuve par l’Émile : dynamique de la fiction chez Rousseau, Poétique, no 100, novembre 1994, p. 413-425.

21 Voir l’« Avertissement » de Galathée, comédie en un acte et en vers libres de Michel de Cubières-Palmézeaux (1777) : « J’ai voulu y prouver que la femme était fidèle et vertueuse en sortant des mains de la Nature, et que la Société seule pouvait la corrompre. »

22 Madame de Genlis, Pygmalion et Galatée, ou la statue animée depuis vingt-quatre heures. Comédie en un acte, dans Nouveaux Contes moraux et nouvelles historiques, Paris, Maradan, 1805, t. III, p. 253-337.

23 George Bernard Shaw, Pygmalion, tr. fr. Michel Habart, Paris, L’Arche, 1983, acte IV, p. 88. Dans l’original : « Higgins [in despairing wrath outside] What the devil have I done with my slippers? [He appears at the door]. Liza [snatching up the slippers, and hurling them at him one after the other with all her force] There are your slippers. And there. Take your slippers; and may you never have day’s luck with them! » Bernard Shaw, Pygmalion. A romance in five acts [1914], ed. by Dan H. Laurence, introduction by Nicholas Grene, London, Penguin Books, 2003, acte IV, p. 76.

24 Nathalie Kremer, « Les muses de Galathée », dans Sarah Crépieux, Marc Gauchée, Guillaume Jaehnert (dir.), Muses, égéries, pygmalions : créations et rapports de genre, Bordeaux, PU, coll. « Les Cahiers d’Artes », 2024.

25 Ainsi, le tableau Pygmalion amoureux de sa statue de Girodet (1819, Paris, musée du Louvre) est couramment appelé Pygmalion et Galatée.

26 Ainsi de La Naissance et le triomphe de Vénus de Boucher (1743, Los Angeles, Paul Getty Museum), qu’on peut comparer à une Vénus sur les eaux portée par des dauphins de l’École française du xviiie siècle (Paris, musée du Louvre), très similaire à la Galathée sur les eaux de François Van Loo (1732, Paris, musée du Louvre).

27 Madeline Miller, Galatée. Nouvelle, tr. fr. Christine Auché, Paris, Calmann-Lévy, 2022.

28 Agnès Fine, « Avant-propos » à Natacha Baboulène-Miellou, Le Créateur et sa créature. Le mythe de Pygmalion et ses métamorphoses dans les arts occidentaux, Toulouse, PU du Midi, 2016, p. 7.

29 Alphonse Karr, « Parenthèse sur les femmes », Nouvelles parisiennes, Paris, Abel Ledoux, 1843, p. 155-156.

Pour citer ce document

Nathalie Kremer, « Libération de Galathée » dans La Revanche de Galatée,

Sous la direction de Florence Fix et Corinne François-Denève

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Les Carnets comparatistes du CÉRÉdI », n° 2, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1841.

Quelques mots à propos de :  Nathalie Kremer

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