Sommaire
La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille
sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat
Numéro spécial « Agrégation 2025 – Lettres modernes » no 3, 2024.
- Bénédicte Louvat et Yohann Deguin Introduction
- Liliane Picciola La distanciation à l’espagnole revisitée par Corneille
- Marc Douguet Le personnage de Cléandre dans La Suite du Menteur
- Marc Escola Finir la comédie. Les dénouements de La Place Royale et du Menteur
- Bénédicte Louvat La Suite du Menteur, vraie suite du Menteur ?
- Lauriane Maisonneuve L’éloquence du style naïf : quand la tirade comique se fait rhétorique
- Sylvain Garnier L’emploi des stances et autres vers lyriques dans La Place Royale, Le Menteur et La Suite du Menteur de Corneille
- Marine Roussillon Une lecture politique des comédies de Corneille est-elle possible ?
La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille
L’emploi des stances et autres vers lyriques dans La Place Royale, Le Menteur et La Suite du Menteur de Corneille
Sylvain Garnier
1Corneille commence à écrire pour la scène en 1629 avec Mélite, alors que triomphe la tragi-comédie sur les planches parisiennes ; et, s’il se distingue de ses confrères en s’employant à réinventer la comédie, son théâtre témoigne encore de l’influence du genre qui dominait alors. Entre autres choses, cette influence est perceptible à travers le goût que manifeste le dramaturge, dans ses premières pièces, pour ce que la critique appellera les formes singulières ou des formes diverses de l’écriture dramatique1, c’est-à-dire l’ensemble des formes d’écriture qui se distinguent des alexandrins à rimes plates dont le rythme régulier impose son tempo à l’essentiel des pièces au xviie siècle, constituant « cet abominable métronome [au] battement de tournebroche2 » que devait conspuer Claudel. Cependant, si ces formes étaient encore très variées au moment où Corneille composait sa première série de comédies qui devait aboutir à la représentation de La Place Royale en 1634, le dramaturge n’en retiendra que deux pour sa propre dramaturgie : les lettres qui constituaient le principal ressort de l’intrigue de Mélite comme l’indique le sous-titre de la pièce – Les Fausses Lettres – et les stances qui reprennent une partie de la matière lyrique et sentimentale caractéristique des tragi-comédies. Bien que ces deux formes se rapprochent par leur versification lyrique, c’est-à-dire par le fait d’avoir recours à des schémas strophiques mêlant différents types de vers ou de rimes, elles n’en occupent pas moins des places très différentes au sein de la fiction. En effet, alors que les billets constituent une forme de poésie diégétique – ils sont écrits et lus par des personnages de l’histoire qui les considèrent comme des pièces littéraires – les stances sont quant à elle données le plus souvent comme une forme de poésie extradiégétique : c’est-à-dire que les personnages les déclament sans les concevoir comme de la poésie au sein de la fiction.
2Les trois pièces proposées au programme de l’agrégation3 appartiennent à deux cycles de création comique différents puisque, en 1634, La Place Royale vient conclure le cycle entamé avec Mélite dans lequel Corneille entendait redéfinir le genre de la comédie tandis que Le Menteur et La Suite du Menteur forment un diptyque inspiré de l’Espagne paru une décennie plus tard, en 1644 et 1645. Il n’est donc guère étonnant que l’emploi des formes lyriques singulières diffère considérablement entre les trois pièces : très présentes dans La Place Royale, elles sont totalement absentes du Menteur et n’apparaissent que très ponctuellement dans La Suite du Menteur. Nous nous proposons d’étudier ici ces formes lyriques sous trois angles : premièrement, leur écriture poétique ; deuxièmement leur inscription dans l’esthétique comique cornélienne ; et, troisièmement, leur intrication dans la construction dramaturgique d’une pièce à travers l’exemple singulier de La Place Royale.
Des formes lyriques au sein du drame
3Les formes singulières se présentent comme des pièces, le plus souvent lyriques, qui possèdent une autonomie formelle et parfois tonale, permettant de les isoler facilement au sein du drame dans lequel elles sont insérées.
Une inégale répartition au sein des pièces
4Les trois comédies de Corneille au programme présentent une répartition très inégale des différentes formes singulières. Si les trois pièces font intervenir des billets, elles le font toutes suivant des modalités très diverses. Alidor en rédige deux en vers dans La Place Royale pour tromper Angélique : une « Lettre supposée […] à Clarine », à la scène 2 de l’acte III, dans laquelle il cherche à exciter la colère d’Angélique en la dévalorisant auprès d’une amante fictive ; et un « Billet de Cléandre à Angélique », qu’Alidor remet à Angélique, en affirmant qu’il s’agit de sa propre promesse de mariage, pour qu’elle le dépose dans sa chambre à la scène 3 de l’acte IV mais qui ne sera lu par l’intéressée qu’à la scène 7, dévoilant ainsi la fourbe de l’amoureux extravagant qui l’avait rédigé sous le nom de son ami. Dans Le Menteur, trois billets sont échangés mais aucun n’est lu à haute voix sur scène : à la scène 7 du deuxième acte, Sabine, la femme de chambre de Lucrèce, remet un billet de sa maîtresse à Dorante pour inviter ce dernier à venir lui parler à la fenêtre une fois la nuit tombée, mais il s’agit en réalité d’un stratagème suggéré à Clarice par sa suivante, Isabelle, à la scène 2 de l’acte II pour parler à Dorante sous un faux nom ; à la scène suivante, Dorante reçoit également un billet d’Alcippe remis par son valet Lycas pour le provoquer en duel, soupçonnant le fait qu’il courtise son amante, Clarice ; enfin, à la scène 6 de l’acte IV, Dorante confie à Sabine un billet doux destiné à Lucrèce que sa maîtresse lira à la scène 8. La Suite du Menteur présente enfin un cas intéressant. En effet, deux billets sont échangés dans la pièce entre Dorante et Mélisse par l’intermédiaire de Lyse, mais seul le billet de Mélisse est lu à voix haute à la deuxième scène du premier acte. Si le contenu de ce billet, rédigé en prose, n’appelle pas d’analyse particulière, le cas du second billet est plus intéressant même si, paradoxalement, son contenu nous est dérobé. Mélisse en découvre la teneur au tout début du deuxième acte voire juste avant que l’acte ne commence puisque le premier vers constitue un commentaire élogieux de l’écrit de Dorante : « Certes, il écrit bien, sa lettre est excellente » (II, 1, v. 387, p. 189), déclare ainsi Mélisse avant d’ajouter, un peu plus loin, qu’« À sa lettre il paraît [que Dorante] a beaucoup d’esprit » (II, 1, v. 401, p. 190). Or Corneille consacrera en 1660 un petit développement dans l’« Examen » de sa pièce à ce procédé dont il se félicite :
Le second [acte] débute par une adresse digne d’être remarquée, et dont on peut former cette règle, que quand on a quelque occasion de louer une lettre, un billet, ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle, il ne faut jamais la faire voir, parce qu’alors c’est une propre louange que le poète se donne à soi-même, et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges qu’on en fait, que j’ai vu des stances présentées à une maîtresse, qu’elle vantait d’une haute excellence, bien qu’elles fussent très médiocres, et cela devenait ridicule. Mélisse loue ici la lettre que Dorante lui a écrite ; et comme elle ne la lit point, l’auditeur a lieu de croire qu’elle est aussi bien faite qu’elle le dit4.
5Si les trois comédies au programme font intervenir des billets, seule La Place Royale fait donc de ceux-ci de véritables morceaux poétiques insérés dans le drame, tandis que Le Menteur n’en fait que des outils purement informatifs et que La Suite du Menteur préfère laisser au lecteur imaginer leur contenu poétique ; et l’étude de la répartition des stances confirme cette tendance puisque La Place Royale en présente quatre séries, Le Menteur, aucune, et La Suite du Menteur deux courtes séries. Dans La Place Royale, c’est à travers une série de stances de six strophes que Cléandre est introduit à la troisième scène de la pièce ; la forme poétique permet de caractériser le personnage par une forme de mélancolie amoureuse et de faire connaître sa situation dans l’intrigue : secrètement amoureux d’Angélique, l’amante de son ami Alidor, il feint d’aimer Phylis, l’amie d’Angélique. L’acte III présente deux courtes séries de stances de deux strophes, chacune prononcée par Angélique à la scène 5 et à la fin de la scène 6 ; ces stances permettent de présenter l’état d’esprit d’Angélique après la première rupture avec Alidor – lorsqu’elle déplore le fait de s’être engagée par dépit auprès de Doraste – puis de justifier la confiance qu’elle réaccorde aussi facilement à Alidor qu’elle voit désormais comme un moyen d’échapper à l’union avec Doraste. Enfin, la pièce s’achève par une série de « Stances en forme d’épilogue » composées de dix strophes déclamées par Alidor qui semble se réjouir du dénouement de la pièce avec l’entrée au couvent d’Angélique. Si La Place Royale est régulièrement ponctuée de morceaux lyriques, il n’en va pas de même pour La Suite du Menteur qui ne présente des stances qu’à la deuxième scène du troisième acte : lorsque Dorante « veu[t] entretenir un peu [sa] rêverie5 » sur le portrait de Mélisse il commence à déclamer deux strophes avant d’être interrompu par Cliton, son valet, qui, pour se moquer de lui, improvise à son tour une petite strophe.
La versification lyrique des formes singulières
6À première vue, la palette lyrique de Corneille peut sembler manquer de variété dans la mesure où seuls les octosyllabes viennent rompre la monotonie de l’alexandrin et où, en dehors des stances finales d’Alidor en quatrains, les autres formes lyriques sont constituées soient de sizains soit de dizains. Par ailleurs, on peut noter que l’hétérométrie prédomine dans La Place Royale avec cinq formes lyriques sur six tandis que les deux séries de vers lyriques de La Suite du Menteur sont de forme isométrique.
7Ce manque apparent de variété semble cependant permettre au dramaturge d’établir des correspondances thématiques entre les différentes formes lyriques de ses pièces. De cette façon, il semble évident que si Cliton déclame ses vers en suivant rigoureusement le même modèle strophique que son maître – le dizain d’octosyllabes constitué de deux quatrains à rimes croisées soudés par un distique (ABABCCDEDE) – c’est pour mieux souligner la parodie burlesque qu’il fait du discours de son maître, maître qu’il défie explicitement sur le champ poétique :
Donnez, j’entretiendrai ce portrait mieux que vous,
Je veux vous en montrer de meilleures méthodes,
Et lui faire des vœux plus courts et plus commodes6.
8La Place Royale présente des phénomènes de parallélisme semblables entre ses différentes formes lyriques. Tout d’abord, les deux courtes stances prononcées par Angélique aux scènes 6 et 7 de l’acte III présentent un schéma identique : chacune est composée de deux sizains hétérométriques à distique final (aBbACC) ce qui invite, bien entendu, à comparer l’évolution des sentiments d’Angélique avant et après son entretien avec Alidor. On peut noter, par ailleurs, que les stances prononcées par Cléandre au premier acte adoptent une structure très proche des strophes d’Angéliques avec une légère variation de l’hétérométrie sur le quatrième vers (aBbaCC) et l’inversion des rimes masculines et féminines, comme si le dramaturge nous invitait à envisager l’étroite sympathie de caractère entre ces deux amoureux mélancoliques. De façon similaire, même s’ils n’adoptent pas rigoureusement le même schéma strophique, il semble évident que les deux faux billets rédigés par Alidor partagent une même parenté stylistique, l’un et l’autre se présentant sous la forme d’un dizain hétérométrique très libre. On peut noter, enfin, que si les « stances en forme d’épilogue » prononcées par Alidor n’ont pas d’équivalent formel au sein de la pièce, elles entretiennent en revanche une étroite similitude avec les stances d’Amarante qui concluaient la pièce précédente de Corneille, La Suivante parue en 1634. Non seulement les deux adoptent rigoureusement le même modèle – dix quatrains d’alexandrins à rimes croisées débutant par un vers féminin – mais, en outre, ils occupent la même place dans la pièce et présentent des personnages dans des situations comparables : comme Alidor, Amarante tenait le rôle-titre, elle a mis en place des ruses qui n’ont pas eu le résultat escompté et elle ne trouve pas de fin nuptiale heureuse. Le parallèle devait être évident pour le public de La Place Royale qui avait vu La Suivante quelques mois auparavant.
9Au-delà de ces effets de parallélisme, Corneille peut jouer ponctuellement de certaines subtilités de versification pour renforcer le sens d’une forme lyrique. Par exemple, les stances prononcées par Angélique présentent une forme très particulière, que le poète Paul-Jean Toulet devait appeler la contrerime, et qui consiste à créer une « discordance du système des rimes par rapport à celui des mètres7 ». On peut ainsi observer qu’Angélique embrasse les rimes mais croise les alexandrins et les octosyllabes dans ses vers :
Que promets-tu, pauvre aveuglée ?
À quoi t’engage ici ta folle passion ?
Et de quelle indiscrétion
Ne s’accompagne point ton ardeur déréglée8 ?
10Cette structure donne une impression de « déséquilibre constant9 » à la strophe, ce qui correspond parfaitement au sens de ces stances qui expriment précisément les doutes et l’irrésolution d’Angélique qui semble perdue face à la perspective d’une union qu’elle abhorre avec Doraste et aux revirements d’humeur de son amant Alidor. Un autre phénomène de versification subtil vient renforcer la nature burlesque des stances de Cliton dans La Suite du Menteur : celui de la césure de la strophe. En effet, les vers prononcés par Dorante sur le portrait de Mélisse adoptent une forme presque canonique du lyrisme propre au xviie siècle : Maynard, Tristan, Racan, Théophile ou Saint-Amant ont en effet employé à de nombreuses reprises le dizain d’octosyllabes isométrique formé de deux quatrains à rimes croisées soudés par un distique10. Or, le dizain se caractérisait par une césure obligatoire après les quatre premiers vers – voire, pour les plus réguliers, une seconde césure après le septième vers comme en témoigne Racan dans sa Vie de Malherbe lorsqu’il affirme que « Monsieur de Malherbe, et Mainard [voulaient] que aux stances de dix, outre l’arrest du quatriesme vers, on en fist encore un au septiesme11 ». Que peut-on observer dans la comédie de Corneille ? Que Dorante, en tant que bel esprit rompu aux bons usages, respecte la césure naturelle du dizain après le quatrième vers alors que Cliton, le gracioso, ne la respecte pas et remplit son dizain de deux phrases de cinq vers chacune, ce qui introduit évidemment un effet de discordance entre les vers et la syntaxe au niveau de la strophe. Même si les deux personnages utilisent un schéma strophique identique, on peut voir que l’un compose des stances lyriques harmonieuses et respectueuses des usages poétiques tandis que l’autre improvise des vers burlesques déséquilibrés qui témoignent de la méconnaissance ou de l’indifférence aux règles de la poésie.
Les inspirations lyriques des formes singulières
11Au-delà des modèles métriques employés par Corneille, les différentes formes lyriques insérées par le dramaturge dans ses comédies relèvent d’inspirations poétiques diverses. Certaines n’appellent pas de commentaire particulier : dans La Place Royale, le second billet rédigé par Alidor (IV, 7) ne constitue qu’une simple prose rimée à but informatif tandis que la seconde série de stances d’Angélique (III, 6) relève davantage du monologue délibératif propre au théâtre plutôt que d’un quelconque modèle lyrique. En revanche, les premières stances prononcées par Angélique (III, 5) comme celles de Cléandre (I, 3) semblent davantage relever de l’élégie dans la mesure où les deux personnages déplorent leur situation malheureuse pathétique : « Que je dois bien faire pitié, / De souffrir les rigueurs d’un sort si tyrannique12 ! », souligne ainsi l’ami d’Alidor tandis que l’amante bafouée s’exclame : « Quel malheur partout m’accompagne13 ! » Les vers lyriques prononcés par Dorante sur le portrait de Mélisse dans La Suite du Menteur relèvent quant à eux d’une tout autre inspiration. Dans ces vers, le personnage s’adresse non pas à Mélisse par l’intermédiaire de l’objet qui la représente, mais au portrait lui-même qu’il va personnifier tout du long :
Merveille qui m’as enchanté,
Portrait à qui je rends les armes,
As-tu bien autant de bonté
Comme tu me fais voir de charmes14 ?
12Nous sommes bien sûr ici dans le cadre d’une forme de lyrisme mondain multipliant les traits d’esprit et que l’on a pu un temps qualifier de préciosité – il s’agit d’une veine comparable à celle employée par Angélique lorsqu’elle parle de son miroir15, suscitant la raillerie d’Alidor. Enfin, il est possible de voir que Corneille accorde une place importante au style de l’épigramme dans ses vers lyriques. L’épigramme est un genre bref – étant souvent constitué d’une unique strophe – de tonalité satirique et qui repose entièrement sur un trait d’esprit que vient synthétiser la pointe finale, d’où la définition qu’en donne Boileau dans son Art poétique :
L’épigramme, plus libre en son tour plus borné,
N’est souvent qu’un bon mot de deux rimes orné16.
13Trois formes lyriques pourraient correspondre à cette définition : les vers lyriques prononcés par Cliton dans La Suite du Menteur (III, 2) d’une part, et le premier billet rédigé par Alidor (II, 2) ainsi que la fin des stances du même Alidor (V, [8]) dans La Place Royale, d’autre part. Dans les vers de Cliton, l’épigramme repose sur une chute burlesque qui témoigne de la vénalité du valet. Celui-ci ayant bien reçu l’argent apporté par Lyse lors de sa première visite mais ayant été déçu qu’elle ne rapporte que des confitures lors de sa seconde, conclut ses vers de la façon suivante :
Et si tu nous veux obliger
À dépeindre aux races futures
L’éclat de tes faits inouïs,
Garde pour toi les confitures,
Et nous accable de louis17.
14L’enchaînement des rimes qui associent les « races futures » aux « confitures » et les « faits inouïs » aux « louis » d’or vient ainsi dégrader de façon triviale le registre épique et laudatif déployé par le valet au début du poème. Le billet adressé fictivement à Clarine par Alidor fait quant à lui la satire des qualités supposées d’Angélique sous le couvert d’une fausse déclaration d’amour qui aboutit ainsi à une pointe finale qui constitue une double goujaterie :
Et de quelques attraits que le monde vous vante,
Vous devez mes affections
Autant à ses défauts qu’à vos perfections18.
15Alidor expliquera ainsi ces vers à Angélique la scène 6 du troisième acte, lorsqu’il cherche à la reconquérir, en affirmant que ce compliment « offensait bien » Angélique mais qu’il « flattait mal » les appas de Clarine et qu’il « ne l’obligeait pas19 ». Si le modèle de l’épigramme semble évident pour ces deux formes, sa présence est peut-être plus discutable dans les stances finales d’Alidor qui constituent en quelque sorte la profession de foi d’un esprit fort qui cherche à s’auto-persuader que le dénouement de la pièce répond parfaitement à ses attentes. Cependant, si l’on isole les trois derniers quatrains de ces stances on peut reconnaître la logique de l’épigramme dans la mesure où ces vers, dans lesquels le personnage se réjouit de la décision d’Angélique d’entrer au couvent, tendent entièrement vers une pointe finale spirituelle et satirique :
Comme je la donnais sans regret à Cléandre,
Je verrai sans regret qu’elle se donne à Dieu20.
16Alors que le style de l’élégie occupait une part importante du lyrisme sentimental de la tragi-comédie, il semble donc que l’épigramme occupe une place plus conséquente dans l’économie lyrique des comédies de Corneille ce qui, du reste, semble a priori cohérent avec ce genre dramatique.
L’adaptation des vers lyriques à l’esthétique de la comédie cornélienne
17La création de La Place Royale puis celle de La Suite du Menteur s’inscrivent dans deux contextes génériques différents dans la mesure où la première de ces comédies fut composée dans une période encore très marquée par le succès des pastorales et des tragi-comédies tandis que la seconde intervenait alors que la comédie espagnole est en vogue et que la comédie burlesque commence à s’imposer. Or l’influence de ces deux contextes reste perceptible dans l’usage fait par le dramaturge des vers lyriques.
L’influence persistante du modèle sentimental de la tragi-comédie
18La comédie cornélienne telle qu’elle s’élabore avec Mélite peut en partie se comprendre comme la transposition dans un cadre urbain « réaliste » des intrigues sentimentales propres à la tragi-comédie et à la pastorale, d’où le fait que les chassés croisés amoureux ou les rivalités entre amants soient au cœur de l’action des premières pièces comiques de Corneille. Or les stances dramatiques constituaient l’un des modes d’expression privilégiés des auteurs de tragi-comédies et de pastorales pour exprimer la mélancolie amoureuse et élégiaque des amants ou des amantes malheureuses. La lecture de La Place Royale et de La Suite du Menteur semble témoigner de la reprise par Corneille des usages en vogue dans ces deux genres dramatiques sentimentaux dans la mesure où la plupart des stances que l’on a pu observer s’inscrivent dans cette tonalité, qu’il s’agisse des vers lyriques prononcés par Cléandre, Angélique ou Dorante. Cet usage des stances correspond par ailleurs au champ d’emploi que Corneille définira pour elles dans l’« Examen » d’Andromède en 1660. Dans ce texte, le dramaturge écrira en effet :
La colère, la fureur, la menace, et tels autres mouvements violents ne leur sont pas propres, mais les déplaisirs, les irrésolutions, les inquiétudes, les douces rêveries, et généralement tout ce qui peut souffrir à un acteur de prendre haleine, et de penser à ce qu’il doit dire ou résoudre, s’accommode merveilleusement avec leurs cadences inégales, et avec les pauses qu’elles font faire à la fin de chaque couplet21.
19De fait, Corneille n’emploie jamais les stances pour exprimer des mouvements violents ; en revanche, Cléandre et Angélique les utilisent bien pour manifester leurs déplaisirs, l’un se présentant comme l’amant le plus « malheureux » qu’« on n’a jamais vu sous les lois d’une Belle22 », l’autre s’exclamant : « Quel malheur partout m’accompagne23 » ; Angélique y a également recours pour exprimer son irrésolution lorsqu’elle se demande : « Que promets-tu, pauvre aveuglée24 ? » ; enfin, Doraste s’épanche en vers lyriques lorsqu’il s’abandonne à de douces rêveries en contemplant le portrait de Mélisse, déclarant lui-même vouloir « entretenir un peu [sa] rêverie25 ».
20On peut noter en revanche que Corneille ne retient que cette matière sentimentale issue des genres modernes ; il écarte en effet l’un des effets lyriques caractéristiques de la tragi-comédie : les stances pathétiques déclamées par un personnage injustement enfermé. Bien que l’intrigue de La Suite du Menteur se serait parfaitement prêtée à cet exercice, le dramaturge n’y a pas eu recours. De fait, de telles stances auraient sans doute été dissonantes dans la mesure où la présence du valet Cliton vient sans cesse désamorcer le pathétique de la situation : c’est toute la différence entre la tragi-comédie et la comédie !
L’extension des vers lyriques aux tonalités propres à la comédie burlesque
21Si dans nos pièces les personnages d’amante et d’amants mélancoliques emploient bien leurs stances dans une perspective sentimentale identique à celle de leurs alter ego pastoraux et tragi-comiques, il n’en va pas de même pour Cliton. Les vers lyriques qu’il prononce ne correspondent en effet aucunement aux emplois définis par Corneille dans l’« Examen » d’Andromède puisqu’il s’y livre à une forme de parodie railleuse du lyrisme. Les vers de Cliton constituent ainsi une dégradation burlesque du lyrisme de Dorante, ce que souligne parfaitement le fait que le valet reprenne à l’identique le vers qui formait l’apostrophe initiale de son maître : « Merveille qui m’as enchanté26. » Cette dégradation burlesque est mise en œuvre au sein même du poème puisque celui-ci se compose de deux périodes de cinq vers dont les trois premiers semblent dresser le portrait élogieux d’une femme dans un style conforme au lyrisme laudatif de l’époque tandis que les deux derniers vers ramènent un registre trivial à base de « pistoles » et de « confitures » qui viennent détruire ces hyperboles poétiques. Le procédé n’avait en soi rien d’étonnant : il était même sans doute en partie attendu par le public dans la mesure où Cliton était interprété par Jodelet qui, sous la plume de Scarron, s’était fait une spécialité de ces moments de parodie burlesque du lyrisme : dans Jodelet ou le Maître valet, représenté en 1643, il avait ainsi déjà parodié les stances du Cid27, tandis qu’en 1645, la même année que La Suite du Menteur, il prenait directement à partie le public pour regretter de façon comique l’absence d’un tel ornement dans Les Trois Dorotées ou le Jodelet souffleté, pièce plus connue sous le titre de Jodelet duelliste :
Je pensois, ô noble Assistance,
Vous regaler de quelque Stance,
Car l’Autheur m’en avoit promis ;
Mais dans notre Roole il n’a mis
Que quelques Vers faits à la haste28.
22Si le moment lyrique qui intervient dans le troisième acte de La Suite du Menteur peut sembler quelque peu gratuit dans l’économie du drame, il n’est pas impossible d’imaginer que Corneille ne l’ait ménagé que pour permettre à son acteur comique de laisser s’exprimer son talent – voire qu’il s’agisse d’une concession faite à Jodelet. Cette veine burlesque n’était cependant pas vraiment du goût de Corneille, et il lui attribuera en partie l’échec de la pièce lorsqu’il y reviendra dans son « Examen » :
L’effet de celle-ci n’a pas été si avantageux que celui de la précédente, bien qu’elle soit mieux écrite. L’original espagnol est de Lope de Végue sans contredit, et a ce défaut que ce n’est que le valet qui fait rire, au lieu qu’en l’autre les principaux agréments sont dans la bouche du maître. L’on a pu voir par les divers succès quelle différence il y a entre les railleries spirituelles d’un honnête homme de bonne humeur, et les bouffonneries froides d’un plaisant à gages29.
23De fait, le valet burlesque contrevient totalement à l’esthétique comique que Corneille avait mise en place des années auparavant.
L’inscription du lyrisme dans le style « naïf » de la comédie cornélienne
24Du point de vue de l’élocution, l’esthétique comique fondée par Corneille avec Mélite repose sur la recherche de ce qu’il appelle « le style naïf30 », c’est-à-dire le fait d’imiter le plus naturellement possible le langage supposé des personnages qu’il met en scène, autrement dit, faire « une peinture de la conversation des honnêtes gens31 ». Il s’en explique ainsi dans la préface de La Veuve parue en 1634 :
Si tu n’es homme à te contenter de la naïveté du style et de la subtilité de l’intrique, je ne t’invite point à la lecture de cette pièce : son ornement n’est pas dans l’éclat des vers. C’est une belle chose que de les faire puissants et majestueux : cette pompe ravit d’ordinaire les esprits, et pour le moins les éblouit ; mais il faut que les sujets en fassent naître les occasions ; autrement c’est en faire parade mal à propos, et pour gagner le nom de poète, perdre celui de judicieux. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes acteurs que ce que diraient vraisemblablement en leur place ceux qu’ils représentent, et de les faire discourir en honnêtes gens, et non pas en auteurs32.
25Or on peut légitimement se demander si la pratique de stances, qui peut sembler très artificielle, s’accorde avec cette élocution naturelle prônée par Corneille dans la mesure où l’écriture de vers lyriques semble bel et bien devoir faire « gagner le nom de poète » à celui qui les prononce. C’est d’ailleurs l’avis exprimé par l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre parue en 1657. Celui-ci estimait en effet que, si les alexandrins traditionnellement employés au théâtre pouvaient constituer une fiction de prose, les vers lyriques devaient quant à eux être considérés comme de la poésie au sein de la diégèse :
Il faut présupposer, que les grands vers de douze syllabes […] doivent être considérés au Théâtre comme de la prose. […] Les Stances sont considérées comme des vers qu’un homme aurait pu dire en l’état auquel on le met sur le Théâtre, mais encore comme des vers Lyriques […]. Pour rendre donc vraisemblable qu’un homme récite des Stances, c’est-à-dire, qu’il fasse des vers sur le Théâtre, il faut qu’il y ait une couleur ou raison pour autoriser ce changement de langage33.
26Suivant cette conception, l’usage des stances semble donc inconciliable avec la recherche de la naïveté du style. Corneille devait cependant répondre à d’Aubignac et balayer son argumentation dans l’« Examen » d’Andromède. D’une part, le dramaturge efface la frontière toute conventionnelle établie par d’Aubignac entre les alexandrins et les autres vers :
J’avoue que les vers qu’on récite sur le théâtre sont présumés être prose : nous ne parlons pas d’ordinaire en vers, et sans cette fiction leur mesure et leur rime sortiraient du vraisemblable. Mais par quelle raison peut-on dire que les vers alexandrins tiennent nature de prose, et que ceux des stances n’en peuvent faire autant ? Si nous en croyons Aristote, il faut se servir au théâtre des vers qui sont les moins vers, et qui se mêlent au langage commun, sans y penser, plus souvent que les autres34.
27D’autre part, Corneille fait des variations rythmiques propres aux vers lyriques une imitation plus naturelle du langage ordinaire que les mesures bien cadencées des alexandrins :
[…] les vers de stances sont moins vers que les alexandrins, parce que parmi notre langage commun il se coule plus de ces vers inégaux, les uns courts, les autres longs, avec des rimes croisées et éloignées les unes des autres, que de ceux dont la mesure est toujours égale, et les rimes toujours mariées35.
28Poursuivant son raisonnement, Corneille en vient ainsi à estimer que les vers les plus naturels que l’on pourrait imaginer au théâtre seraient les vers mêlés dans la mesure où ceux-ci s’affranchissent de la régularité strophique :
[…] il serait bon de ne régler point toutes les strophes sur la même mesure, ni sur les mêmes croisures de rimes, ni sur le même nombre de vers. Leur inégalité en ces trois articles approcherait davantage du discours ordinaire, et sentirait l’emportement et les élans d’un esprit qui n’a que sa passion pour guide, et non pas la régularité d’un auteur qui les arrondit sur le même tour36.
29Si Corneille ne retiendra pas cette solution dans ses comédies, il imagine néanmoins un procédé qui permet de fondre le discours lyrique dans le discours dramatique. En effet, que ce soit dans La Place Royale ou dans La Suite du Menteur, on peut voir que le dramaturge tend à empêcher ses personnages d’achever leurs stances en les faisant interrompre par un autre personnage avant qu’ils n’aient pu compléter leur dernière strophe. De cette façon, dans La Place Royale, Alidor vient interrompre la rêverie mélancolique de son ami Cléandre, et le premier vers du discours dramatique vient ainsi compléter la mesure et la rime laissées en suspens dans le discours lyrique :
Cléandre
[…]
Mais plutôt vois te préférer
À celle que le tien préfère à tout le monde,
Et ton amitié sans seconde
N’aura plus de quoi murmurer :
Ainsi je veux punir ma flamme déloyale,
Ainsi…
[…]
Alidor
Te rencontrer dans la place Royale,
Solitaire et si près de ta douce prison,
Montre bien que Phylis n’est pas à la maison37.
30Dans ce passage, Corneille joue de l’identité métrique et rimique entre le dernier distique de la stance et les vers dramatiques – les deux se composant d’alexandrins à rimes suivies – pour conserver une forme de régularité métrique par-delà l’interruption de la strophe. Il est donc possible de retrouver le schéma strophique complet même si celui-ci est brisé entre deux répliques. En revanche, dans La Suite du Menteur, le dizain d’octosyllabes amorcé par Dorante est irrémédiablement perdu par l’interruption de Cliton :
Dorante
[…]
Garde mieux le secret que moi,
Daigne en ma faveur te contraindre,
Si j’ai pu te manquer de foi,
C’est m’imiter que de t’en plaindre.
Ta colère en me punissant
Te fait criminel d’innocent,
Sur toi retombent les vengeances…
Cliton, lui ôtant le portrait
Vous ne dites, Monsieur, que des extravagances,
Et parles justement le langage des fous.
Donnez, j’entretiendrai ce portrait mieux que vous38.
31Dans ce passage, Cliton reprend bien la dernière rime employée par son maître, mais il ne complète en rien la strophe amorcée par ce dernier : le discours dramatique prend le pas sur le discours lyrique.
L’intrication des formes lyriques dans la construction dramaturgique de La Place Royale
32Corneille ne s’est pas contenté de fondre le plus naturellement qu’il lui était possible les vers lyriques dans le fil du drame : tout laisse à penser que, dans La Place Royale, il leur attribue un rôle fonctionnel dans la construction dramaturgique si particulière de la pièce.
L’emploi des stances pour adoucir les ruptures de la liaison des scènes
33La Place Royale comporte un nombre significatif de ruptures de la liaison des scènes, c’est-à-dire de moments où deux scènes s’enchaînent sans qu’au moins un personnage ne joue dans les deux de façon à éviter de laisser le plateau vide dans l’intervalle. Même si le respect de la liaison des scènes n’était pas aussi strict au moment de l’écriture de cette comédie qu’il le sera par la suite, Corneille se sentira obligé de justifier en partie ces ruptures en commentant dans l’« Examen » de la pièce celles qui interviennent dans l’acte III :
Malgré cet abus introduit par la nécessité et légitimé par l’usage, de faire dire dans la rue à nos Amantes de Comédie ce que vraisemblablement elles diraient dans leur chambre, je n’ai osé y placer Angélique durant la réflexion douloureuse qu’elle fait sur la promptitude et l’imprudence de ses ressentiments, qui la font consentir à épouser l’objet de sa haine. J’ai mieux aimé rompre la liaison des Scènes, et l’unité de lieu qui se trouve assez exacte en ce Poème, à cela près, afin de la faire soupirer dans son cabinet avec plus de bienséance pour elle, et plus de sûreté pour l’entretien d’Alidor39.
34Or on peut constater que les stances qui interviennent dans la pièce ne sont pas placées arbitrairement : elles interviennent toujours au moment d’une liaison des scènes problématique. De cette façon, dans le passage commenté par Corneille, les stances prononcées par Angélique dans son cabinet sont placées de part et d’autre de cette scène qui vient rompre à la fois la liaison des scènes et l’unité de lieu : Alidor et Cléandre, qui dialoguent dans la rue, laissent le plateau vide à la fin de la scène 4 avant que l’on ne découvre Angélique dans son cabinet en train de se plaindre en vers lyriques ; puis, après l’entretien de cette dernière avec Alidor, celui-ci quitte son cabinet pour retourner dans la rue tandis qu’Angélique déclame de nouvelles stances. Ces deux monologues lyriques donnent ainsi à Alidor le temps nécessaire pour passer d’un espace à l’autre. De même, il n’y a qu’une simple liaison de vue entre les scènes 2 et 3 du premier acte : Phylis invite Doraste avec qui elle parlait à rentrer car « Un de [ses] Amants vient qui [les] pourrait distraire40 », annonçant l’arrivée de Cléandre qui vient monologuer en stances. Il semble donc bien exister un lien entre l’emploi des vers lyriques et ces ruptures dramaturgiques. De fait, l’introduction de vers lyriques marque souvent une forme de suspension du déroulement ordinaire de l’action. On peut ainsi penser que ces stances auraient – entre autres – pour rôle d’adoucir ces ruptures par cet effet de suspension poétique.
Les billets d’Alidor au cœur des deux intrigues
35Les différentes ruptures de la liaison des scènes présentes dans La Place Royale seraient un symptôme, si l’on suit Marc Escola41, de la duplicité d’action de la pièce reconnue par Corneille dans son « Examen ». Cette comédie s’articule en effet autour de deux intrigues qui suivent le même schéma : Cléandre se plaint sous forme de monologue de son amour malheureux pour Angélique, puis Alidor imagine un stratagème pour « donner » son amante à son ami mais ce stratagème échoue et entraîne de nouvelles complications. Or, l’une et l’autre de ces intrigues tournent autour de l’un des billets rédigés par Alidor, billets qui devaient soutenir la fourberie d’Alidor avant de se retourner contre lui. En effet, Alidor écrit sa « Lettre supposée d’Alidor à Clarine » pour obtenir son bannissement d’Angélique – ce qui fonctionne –, mais comme Angélique se jette dans les bras de Doraste plutôt que dans ceux de Cléandre, Alidor entreprend de reconquérir Angélique et il doit donc, pour cela, justifier sa lettre (III, 6, v. 828-831). De même, il écrit ensuite le « Billet de Cléandre à Angélique » pour convaincre Angélique de fuir avec lui, mais, après l’échec de l’enlèvement d’Angélique par Cléandre, Alidor souhaite finalement obtenir Angélique et il doit pour cela faire disparaître cette preuve compromettante de sa trahison avant qu’Angélique ne le lise (V, 3, v. 1385-1389, p. 168), ignorant que Doraste le lui a déjà fait lire (IV, 7). Corneille affirmait dans la préface de La Suivante que « les fourbes et les intrigues sont principalement du jeu de la Comédie42 » ; or ce sont bien les billets en vers écrits par Alidor qui viennent soutenir ses deux « fourbes » envers Angélique avant d’entraîner une « intrigue » supplémentaire pour l’amoureux extravagant qui doit s’en expliquer une fois qu’un retournement de situation vient bouleverser ses plans.
Les stances en forme d’épilogue pour unifier artificiellement les deux intrigues
36Outre cette duplicité d’action, Corneille devait critiquer le dénouement étrange de La Place Royale comme il s’en explique en ces termes dans l’« Examen » de la pièce :
Ces deux desseins, formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au Poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes Épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la Pièce. Les premiers Acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième Acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds Acteurs43.
37De fait, l’essentiel du cinquième acte tourne autour de la résolution du mariage de Phylis et Cléandre par l’accord de Doraste ; et si à la scène 3 Alidor nourrit encore l’espoir de reconquérir Angélique en subtilisant le billet qu’il a écrit sous le nom de Cléandre, le spectateur sait qu’il est déjà trop tard puisque celle-ci a découvert sa trahison à la fin du quatrième acte… Il ne reste ainsi plus aux deux protagonistes qu’à aller s’enfermer dans un couvent pour l’une et à fanfaronner pour l’autre. Or, encore une fois, c’est à un moment de la pièce qui pourrait apparaître comme une faiblesse de la construction dramatique qu’interviennent les « Stances en forme d’épilogue » d’Alidor, stances qui concluent la pièce en unifiant quelque peu artificiellement son action. L’amoureux extravagant y présente en effet le déroulement global de la pièce comme un fil continu qui lui a permis de dénouer tous ses problèmes et ce malgré lui-même. Dès le premier acte, l’objectif d’Alidor était d’obtenir une rupture définitive avec Angélique, ce qu’il aurait pu avoir dès le deuxième acte, mais cette rupture lui laissait un embarras : celui de voir son amante délaissée dans les bras d’un autre comme il le souligne dans son épilogue :
Je suis hors du péril qu’après son mariage
Le bonheur d’un jaloux augmente mon ennui,
Et ne serai jamais sujet à cette rage
Qui naît de voir son bien entre les mains d’autrui44.
38Or c’est bien sa deuxième fourbe qui, en dégoûtant définitivement Angélique, la précipite dans un couvent en le mettant ainsi définitivement à l’abri de toute forme de jalousie. La pointe finale vient ainsi lier en un bon mot son dessein initial avec le dénouement final tout en réinterprétant sous une forme enjouée la note sombre sur laquelle Angélique avait quitté la scène :
Comme je la donnais sans regret à Cléandre,
Je verrai sans regret qu’elle se donne à Dieu45.
39La forme des stances servirait ainsi à jeter en quelque sorte de la poudre aux yeux du spectateur pour faire oublier la construction bancale du dénouement et offrir une fin qui paraisse satisfaisante.
40Cette solution ne devait cependant pas vraiment convenir à Corneille puisque, comme il l’affirme, « L’Épilogue d’Alidor n’a pas la grâce de celui de La Suivante46 ». En effet, si les deux pièces s’achèvent sur un épilogue sous forme de stances prononcé par un personnage principal laissé pour compte du dénouement nuptial attendu, celui d’Amarante, qui se plaint de sa mauvaise fortune, conclurait avec plus de cohérence son rôle dans l’intrigue que celui d’Alidor qui fanfaronne alors que toutes les fourbes qu’il a mises en place ont mal tourné. De fait, les stances d’Amarante constituent une conclusion naturelle pour le personnage tandis que celles d’Alidor constituent davantage une ouverture pour l’amoureux extravagant qui annonce vouloir embrasser une nouvelle carrière de libertin :
Beautés, ne pensez point à réveiller ma flamme,
Vos regards ne sauraient asservir ma raison,
Et ce sera beaucoup emporté sur mon âme
S’ils me font curieux d’apprendre votre nom.
Nous feindrons toutefois pour nous donner carrière,
Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu,
Mais nous saurons toujours rebrousser en arrière,
Et quand il nous plaira nous retirer du jeu47.
Conclusion
41Les vers lyriques présents dans La Place Royale et, dans une moindre mesure, dans La Suite du Menteur s’inscrivent au croisement de problématiques formelles, génériques et dramaturgiques qui s’influencent réciproquement. Corneille sait ainsi jouer ponctuellement des subtilités de la versification pour adapter le rythme des vers lyriques aux nuances de la conversation naturelle qu’il cherche à imiter dans le genre comique. Il adapte la tonalité de ses stances en suivant différents modèles : la pastorale et la tragi-comédie dont il reprend la matière sentimentale de préférence à leur matière pathétique et, de façon plus circonscrite, la comédie burlesque. Enfin et surtout, Corneille ne cantonne pas les formes lyriques à un simple rôle d’ornement ou d’intermède plaisant dans le fil du drame : il met au contraire à profit leur nature spécifique dans la construction dramaturgique de ses comédies, surtout pour La Place Royale. Sans doute est-ce l’une des différences principales entre l’usage fait par Corneille des formes lyriques dans ses comédies et les usages qui pouvaient en être faits dans les genres irréguliers sensiblement à la même époque : chez Corneille, le lyrisme est toujours subordonné à l’efficacité dramatique et il ne semble jamais s’autonomiser au sein du drame dans lequel il vient s’insérer.
1 Voir Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986, p. 356-364, « Formes diverses » et Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 220-229, « Du texte à l’objet : les formes singulières d’écriture ».
2 Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard, « Folio », 1963, p. 60-61.
3 Par commodité, nous nous référons, pour La Place Royale, à l’édition corrigée et mise à jour de Marc Escola (Paris, Flammarion, « GF », 2024) et, pour Le Menteur et La Suite du Menteur, à l’édition de Guillaume Peureux (Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche », 2010). Pour les autres textes de Corneille, nous nous référons à l’édition de la Pléiade (Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980-1987, 3 tomes).
4 La Suite du Menteur, « Examen », p. 297.
5 La Suite du Menteur, III, 2, v. 916, p. 220.
6 La Suite du Menteur, III, 2, v. 936-938, p. 221.
7 Michel Aquien, Dictionnaire de poétique, « Contrerime », Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 1993, p. 97.
8 La Place Royale, III, 6, v. 894-897, p. 136.
9 Ibid.
10 Voir Philippe Martinon, Les Strophes : étude historique et critique sur les formes de la poésie lyrique en France depuis la Renaissance, Paris, Champion, 1912, p. 376-377.
11 Racan, Vie de Monsieur de Malherbe, éd. Marie-Françoise Quignard, Paris, Gallimard, 1991, p. 54
12 La Place Royale, I, 3, v. 152-153, p. 91.
13 La Place Royale, III, 5, v. 766, p. 129.
14 La Suite du Menteur, III, 2, v. 917-920, p. 220.
15 La Place Royale, II, 2, v. 396-401, p. 105.
16 Nicolas Boileau, L’Art poétique, II, v. 103-104, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Poésie », 1985, p. 236-237.
17 La Suite du Menteur, III, 2, v. 944-948, p. 221.
18 La Place Royale, II, 2, v. 367-369, p. 103
19 La Place Royale, III, 6, v. 828-829, p. 132.
20 La Place Royale, V, [8], v. 192-193, p. 178.
21 Corneille, Andromède, « Examen », OC, II, p. 456.
22 La Place Royale, I, 3, v. 156-157, p. 91.
23 La Place Royale, III, 5, v. 766, p. 129.
24 La Place Royale, III, 6, v. 894, p. 136.
25 La Place Royale, III, 2, v. 916, p. 220.
26 La Suite du Menteur, III, 2, v. 917 et 941, p. 220-221.
27 Paul Scarron, Jodelet ou Le Maître-Valet, IV, 2, Rouen, Antoine Ferrand, 1654, p. 74-76.
28 Paul Scarron, Les Trois Dorotées ou Le Jodelet souffleté, comédie, IV, 7, Paris, Toussainct Quinet, 1648, p. 92.
29 La Suite du Menteur, « Examen », p. 296.
30 Corneille, Mélite, « Examen », OC, I, p. 6.
31 Ibid.
32 Corneille, La Veuve, « Au lecteur », OC, I, p. 202.
33 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, [2001] 2011, p. 383-384.
34 Corneille, Andromède, « Examen », OC, II, p. 455.
35 Ibid.
36 Ibid., p. 456.
37 La Place Royale, I, 3 et 4, v. 182-189, p. 92.
38 La Suite du Menteur, III, 2, v. 927-936, p. 220-221.
39 La Place Royale, « Examen », p. 75.
40 La Place Royale, I, 2, v. 151, p. 90.
41 Voir la « Présentation » de La Place Royale, p. 41-44.
42 Corneille, La Suivante, « Épître », OC, I, p. 387.
43 La Place Royale, « Examen », p. 73.
44 La Place Royale, V, [8], v. 1586-1589, p. 178.
45 La Place Royale, V, [8], v. 1592-1593, p. 178.
46 La Place Royale, « Examen », p. 73-74.
47 La Place Royale, V, [8], v. 1574-1581, p. 178.
sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 3, 2024
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Quelques mots à propos de : Sylvain Garnier
Sylvain Garnier est maître de conférences en littérature française à l’Université de Franche-Comté. Il est l’auteur d’Érato et Melpomène ou les sœurs ennemies : l’expression poétique au théâtre (1553-1653) paru aux éditions Droz en 2019. Il a par ailleurs réalisé les éditions critiques d’Alcionée et de Nitocris dans les tomes III et IV du Théâtre complet de Pierre Du Ryer parus respectivement en 2022 et en 2023 aux éditions Classiques Garnier sous la direction d’Hélène Baby.