La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille

sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat

Numéro spécial « Agrégation 2025 – Lettres modernes »

no 3, 2024.

<em>La Place Royale</em>, <em>Le Menteur</em>, <em>La Suite du Menteur</em> de Pierre Corneille

La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille

Finir la comédie. Les dénouements de La Place Royale et du Menteur

Marc Escola


Texte intégral

1Conçu pour servir d’antichambre au monumental volume qui regroupait en 1660 l’ensemble de ses comédies, le premier des Trois Discours sur le poème dramatique consacre de longs développements à exposer la conception singulière que Corneille se fait du genre comique, depuis ses débuts trente ans en amont. Il y affiche d’emblée son insatisfaction devant la définition offerte par Aristote, qui semble fonder l’identité de la comédie sur la seule condition des personnages (« représentation d’hommes bas », phauloi, que Corneille traduit par « imitation de personnes basses et fourbes »), alors que la poésie dramatique est regardée partout ailleurs dans la Poétique comme « imitation d’action1 ». Le dramaturge ne s’embarrasse pas davantage de scrupules au moment de définir l’action tragique et l’action comique respectivement l’une à l’autre :

La Comédie diffère donc en cela de la Tragédie, que celle-ci veut pour son Sujet une action illustre, extraordinaire, sérieuse ; celle-là s’arrête à une action commune et enjouée : celle-ci demande de grands périls pour ses Héros ; celle-là se contente de l’inquiétude et des déplaisirs de ceux à qui elle donne le premier rang parmi ses Acteurs2.

2Et c’est avec la même fermeté qu’il prescrit aux deux types d’action une commune obligation de complétude :

Toutes les deux ont cela de commun, que cette action doit être complète et achevée ; c’est-à-dire que, dans l’événement qui la termine, le Spectateur doit être si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu quelque part qu’il sorte l’esprit en repos, et ne soit plus en doute de rien3.

3Mais lorsqu’il s’agit de préciser la nature du dénouement comique, Corneille se montre davantage embarrassé :

Pour la Comédie, Aristote ne lui impose point d’autre devoir pour conclusion que de rendre amis ceux qui étaient ennemis. Ce qu’il faut entendre un peu plus généralement que les termes ne semblent porter, et l’étendre à la réconciliation de toute sorte de mauvaise intelligence, comme quand un fils rentre aux bonnes grâces d’un père qu’on a vu en colère contre lui pour ses débauches, ce qui est une fin assez ordinaire aux anciennes Comédies, ou que deux Amants séparés par quelque fourbe qu’on leur a faite ou par quelque pouvoir dominant, se réunissent par l’éclaircissement de cette fourbe, ou par le consentement de ceux qui y mettaient obstacle ; ce qui arrive presque toujours dans les nôtres, qui n’ont que très rarement une autre fin que des mariages. Nous devons toutefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse l’occasion. Autrement il n’y aurait pas grand artifice au dénouement d’une Pièce, si après l’avoir soutenue durant quatre Actes sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils ou de sa fille, il y consentait tout d’un coup au cinquième, par cette seule raison que c’est le cinquième, et que l’Auteur n’oserait en faire six. Il faut un effet considérable qui l’y oblige, comme si l’Amant de sa fille lui sauvait la vie en quelque rencontre, où il fût près d’être assassiné par ses ennemis, ou que par quelque accident inespéré, il fût reconnu pour être de plus grande condition et mieux dans la fortune qu’il paraissait4.

4La déclaration appelle plusieurs remarques.

5Il est clair qu’elle vise d’abord à mieux cerner cette « inquiétude » qui est le climat propre de la comédie comme le péril est celui de la tragédie : une « mauvaise intelligence » entre un fils ou une fille et un père qui s’oppose au dessein amoureux de sa progéniture, pour les comédies fondées sur le modèle latin, ou entre « deux amants séparés par quelque fourbe », dans la forme moderne du conflit comique dont Corneille se veut le promoteur, et dont il délivre un peu plus loin le schéma apparemment unique :

Il faut donc qu’une action, pour être d’une juste grandeur, ait un commencement, un milieu et une fin. […] Ainsi dans les Comédies de ce premier Volume, j’ai presque toujours établi deux Amants en bonne intelligence [voilà le commencement], je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe [voilà le milieu], et les ai réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait [et voilà la fin]5.

6On observera ensuite que, s’agissant de l’autorité dont se « soutient » l’action comique, Corneille s’accommode dans le passage cité d’une de ces anaphores pronominales flottantes qu’autorisait la langue classique, où le père et le dramaturge semblent échanger leurs rôles : en toute rigueur, le verbe de la proposition infinitive ne peut avoir pour sujet que le poète (« après l’avoir soutenue [la pièce] sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils ou sa fille »), quand le verbe principal est régi par « le père » («… il y consentait tout d’un coup au cinquième… »). On ne saurait mieux avouer que le « pouvoir dominant » est l’apanage du dramaturge, qui couvre parfois du manteau de l’autorité paternelle les besoins de l’intrigue.

7La formule donne surtout à comprendre que le souci du dramaturge doit tenir tout entier dans l’invention d’une nécessité dont l’intrigue comique est par elle-même dépourvue, alors que le sujet de la tragédie ne se conçoit pas sans elle. Car le péril auquel les héros tragiques se trouvent confrontés ne saurait se prolonger indéfiniment : comme le troisième Discours le dira mieux, le péril a ceci de bon qu’il emporte sa propre unité, laquelle tient dans une alternative assez simple — le héros devant nécessairement y succomber ou en sortir6.

Je tiens donc […] que l’unité d’action consiste, dans la Comédie, en l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux Acteurs, et en l’unité de péril dans la Tragédie, soit que son Héros y succombe, soit qu’il en sorte.

8Alors que « l’inquiétude » des amants de la comédie est toujours susceptible de renaître à la faveur d’une nouvelle brouille ou par un autre caprice de ceux qui ont autorité sur eux. Il n’est pas si simple de décider où doit finir la comédie. Ni de juger si elle est bien finie, je veux dire : définitivement.

Où donc finit la comédie ? Le terme et l’issue

9Que penser maintenant des exemples allégués, et des péripéties susceptibles de douer le dénouement comique d’une forme de nécessité ? Rien n’empêche certes qu’une scène de reconnaissance vienne dénouer une comédie héroïque, mais on admettra que de tels « effets » demeurent difficiles à acheminer dans les comédies ordinaires – si l’intrigue comique doit être résolument exempte de péril, comment imaginer des circonstances où un amant sauverait la vie du père de celle qu’il aime ? Quant à « l’accident inespéré » qui permet de « reconnaître » l’amant comme « de plus grande condition et mieux dans la fortune qu’il paraissait », il pourrait bien requérir l’introduction de quelque nouveau personnage que rien ne laissait attendre, en affichant l’arbitraire du procédé ; Corneille se le reprochait en 1660 encore dans l’Examen de sa première comédie héroïque, Don Sanche d’Aragon, créée vingt ans plus tôt :

[Le héros] est un inconnu assez honnête homme pour se faire aimer de deux reines. L’inégalité des conditions met un obstacle au bien qu’elles lui veulent durant quatre actes et demi, et quand il faut de nécessité finir la pièce, un bonhomme semble tomber des nues pour faire développer le secret de sa naissance, qui le rend mari de l’une, en le faisant reconnaître comme frère de l’autre7.

10C’est pour éviter de telles entorses à la vraisemblance que Corneille a voulu établir la règle « de n’introduire aucun acteur qui ne fût insinué dès le premier acte, ou appelé par quelqu’un de ceux qu’on y a connus8 » – Molière, comme on sait, ne s’imposera pas la même hygiène, en assumant allègrement l’artifice au dénouement de L’École des femmes comme de L’Avare ou des Fourberies de Scapin.

11C’est au demeurant cette même règle qui conduit Corneille à corriger, dans l’édition collective de 1660, la première scène de l’acte V du Menteur, en substituant Philiste au personnage dénommé « Argante » dans les éditions antérieures – il suffit de supposer que Philiste a naguère étudié à Poitiers, la décision permettant en outre de réduire le nombre d’acteurs nécessaire à la représentation du Menteur. Le dramaturge s’en explique dans le passage du Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, où se trouve rappelée la nécessité de « faire connaître au premier acte tous les acteurs qui devront paraître dans les suivants » :

Le plaideur de Poitiers [Argante], dans Le Menteur, avait le même défaut [que l’arrivée des Maures dans Le Cid « pour lesquels il n’y a aucune préparation au premier acte »] ; mais j’ai trouvé le moyen d’y remédier en cette édition [i.e. l’éd. de 1660], où le dénouement se trouve préparé par Philiste et non par lui9.

12La formule accrédite l’idée que « le dénouement » du Menteur qu’achemine ou « prépare » cette révélation tient pour l’essentiel dans la grande scène 3 de l’acte V, où l’on voit Géronte reprocher à son fils son « infâmie » nouvellement découverte, contraignant ainsi Dorante à avouer son amour pour « Lucrèce », que son père se fait fort de lui obtenir, dût-il le faire mourir de sa propre main si le jeune homme risque « la moindre fourbe » nouvelle. Si c’est là le terme de l’intrigue, comment nommera-t-on les scènes qui suivent, et le revirement de Dorante qui fait l’issue de l’affaire et une manière de happy end ? Où donc finit la comédie du Menteur ? De même, si le « poème » de La Place Royale finit « assez mal » avec le mariage des personnages épisodiques mais non pas des « premiers acteurs », comme le confesse l’Examen de la pièce, quel rang donner à l’épilogue d’Alidor, et pourquoi fallait-il permettre au héros ces derniers mots ?

13Au vrai, en prescrivant au dramaturge comique, dans le passage cité du premier Discours, d’acheminer selon les voies d’une nécessité intrinsèque l’« effet considérable » susceptible de motiver le consentement de ceux qui « mettaient obstacle » au bonheur des amants ou « l’éclaircissement de la fourbe » initiale qui les séparait, Corneille ne réglait toutefois qu’une partie du problème que le dénouement de la comédie a de tout temps posé à l’orthodoxie aristotélicienne. Parce que le dernier « effet » qui forme le terme de la chaîne causale doit être celui qui motive la levée de l’obstacle en quoi tient le nœud de la comédie, l’issue matrimoniale vient toujours par-dessus le marché, au sein d’une sorte de supplément qui peut, le cas échéant, déborder le cinquième acte en faisant signe vers un sixième.

14Pour dire les choses autrement : la levée de l’obstacle vient autoriser in fine le choix sentimental, elle ne l’implique pas nécessairement ; le consentement d’une autorité peut bien favoriser l’élection amoureuse, ou « l’éclaircissement » d’un malentendu ménager les conditions d’une « réunion », l’un comme l’autre ne saurait se faire ultimement la cause de l’union des amants. Tel est bien le scandale qui fonde la comédie, en sa fin comme en son commencement : le genre comique enseigne que le choix amoureux est imprescriptible, au sens où rien ne permet de l’acheminer nécessairement en faisant de lui l’exacte conséquence d’une concaténation de causes et d’effets ; et c’est pourquoi il est plus aisé d’achever un poème tragique que de dénouer une comédie, comme le notait placidement l’abbé D’Aubignac au chapitre « Du Dénouement » de La Pratique du théâtre (1657), sans trop sonder les raisons de cette dissymétrie.

Les Tragiques ont mieux fini leurs poèmes que les Comiques. […] Aristophane et Plaute ont laissé la plus grande partie de leurs Comédies imparfaites et fort mal achevées10.

15Tel est aussi le ressort, pour le dire en passant, de la constante opposition de l’Église à l’égard du genre comique, alors même que l’institution religieuse s’est toujours accommodée de la tragédie – il assez plaisant de constater que la comédie adresse à l’Église comme à Aristote un même défi : le cœur a ses raisons ultimes, lesquelles ne se laissent pas aisément inscrire dans la chaîne de causes et d’effets qui fait la loi du théâtre et l’idéal des bonnes familles. Ou pour le dire dans les termes qui sont ceux de notre temps : la promesse amoureuse comme l’union sexuelle ne peuvent (ni ne doivent) être envisagées comme la conséquence d’autre chose qu’elles-mêmes.

16On doit dès lors poser que toute comédie connaît un dénouement en deux temps, ou encore : qu’elle est tenue de finir deux fois – ce que l’on désigne habituellement comme la « fin » de la comédie enveloppant le terme de l’intrigue comme concaténation de causes et d’effets, qui se traduit par la levée de l’obstacle, et l’issue de l’affaire amoureuse, qui passe par la promesse ultimement échangée, ou non, par les « premiers amants ». Le Menteur comme La Place Royale donnent chacune à leur façon une illustration de ce qu’on pourrait nommer la double détente du dénouement comique : on peut montrer que la singularité de leur « conclusion » respective tient dans un intervalle qui est bien près de ménager, dans les deux cas, un sixième acte. La fin des deux pièces permet surtout d’apercevoir que la distinction du terme et de l’issue, ou le principe qui veut qu’une comédie doive se dénouer en deux temps, emporte trois séries de conséquences : la première touche à la question du mariage, la seconde à ce que l’on pourrait nommer la paradoxale ouverture herméneutique de la « conclusion », la troisième à la possibilité pour toute comédie d’admettre constitutivement une suite.

Faire une fin (Will you marry me ?)

17On fera maintenant un saut de plus d’un siècle pour se tourner vers le signataire des articles de théorie littéraire de l’Encyclopédie : Marmontel, toujours secourable lorsqu’on éprouve une difficulté de poétique11. À l’entrée « Dénouement » ultérieurement recueillie dans ses Éléments de littérature (1787), on lit ceci :

Le dénouement de la comédie n’est, pour l’ordinaire, qu’un éclaircissement qui dévoile une ruse, qui fait cesser une méprise, qui détrompe les dupes, qui démasque les fripons, et qui achève de mettre le ridicule en évidence. Comme l’amour est introduit dans presque toutes les intrigues comiques et que la comédie doit finir gaiement, on est convenu de la terminer par le mariage ; mais dans les comédies de caractère, le mariage est plutôt l’achèvement que le dénouement de l’action ; quelquefois même elle s’en passe. Voyez Le Misanthrope12.

18Je ne disputerai pas de savoir si Le Menteur et La Place Royale sont bien des « comédies de caractère » avant l’heure, c’est-à-dire avant Molière – encore que l’écolier de Poitiers comme l’amoureux extravagant fassent des prétendants très convaincants à ce titre. M’importe seulement ici la distinction de l’achèvement et du dénouement de l’action – à l’instar de Marmontel, les théoriciens manifestent régulièrement le besoin de deux termes pour décrire la conclusion de la comédie.

19Il fait peu de doute que le distinguo soit un héritage direct de la querelle du Cid tout autant que des débats postérieurs relatifs aux dénouements de Molière ; D’Aubignac, dans le chapitre déjà cité (II, ix) de La Pratique du théâtre, relayait en 1657 encore un jugement porté en 1637 sur le dénouement de la tragi-comédie :

Il faut aussi prendre garde que la Catastrophe achève pleinement le Poème Dramatique, c’est-à-dire qu’il ne reste rien après, ou de ce que les Spectateurs doivent savoir, ou qu’ils veuillent entendre ; car s’ils ont raison de demander, Qu’est devenu quelque Personnage intéressé dans les grandes intrigues du Théâtre, ou s’ils ont juste sujet de savoir Quels sont les sentiments de quelqu’un des principaux Acteurs après le dernier événement qui fait cette Catastrophe, la Pièce n’est pas finie, il y manque encore un dernier trait. […] Et l’une des plus grandes fautes qu’on ait remarquées dans le Cid est que la Pièce n’est pas finie : C’est aussi ce qu’on trouve à redire en quelques autres Poèmes du même auteur13.

20Ce qui valut au bon abbé de se voir administrer dans le premier des Trois Discours ce soufflet retenu par Corneille durant trois ans :

Je connais des gens d’esprit, et des plus savants en l’Art Poétique [D’Aubignac dans La Pratique du théâtre], qui m’imputent d’avoir négligé d’achever le Cid, et quelques autres de mes Poèmes, parce que je n’y conclus pas précisément le Mariage des premiers acteurs, et que je ne les envoie point marier au sortir du Théâtre. À quoi il est aisé de répondre, que le Mariage n’est point un achèvement nécessaire pour la Tragédie heureuse, ni même pour la Comédie. Quant à la première, c’est le péril d’un Héros qui la constitue, et lorsqu’il en est sorti, l’action est terminée14. […]

21Suppléons librement la suite, relative à la « conclusion » de la comédie :

[Pour la seconde, comme c’est l’unité d’intrique qui fait l’unité d’action, lorsque la fourbe qui séparait les deux amants est éclaircie, l’action est achevée].

22L’action est terminée, mais la comédie est-elle pour autant et du même coup finie ? Ajoutons à notre commode centon : qu’il n’est point besoin que la « réunion » des amants rendue ainsi possible se conclue formellement par leurs noces. Le théoricien se sent certes tenu de préciser aussitôt que le dramaturge doit s’interdire tout supplément au-delà de ce qu’il nomme « l’effet », soit pour nous le terme de la chaîne causale :

Comme il est nécessaire que l’action soit complète, il faut aussi n’ajouter rien au-delà, parce que quand l’effet est arrivé, l’auditeur ne souhaite plus rien et s’ennuie de tout le reste15.

23Il reste que dans le passage de ce même premier Discours qui nous sert ici de main courante, si Corneille peut écrire que les comédies modernes « n’ont que très rarement une autre fin que des mariages », c’est bien qu’il admet qu’elles peuvent connaître une autre « conclusion » : que chaque intrigue comique librement forgée comme concaténation de causes et d’effets achemine son propre terme, et que le dénouement nuptial relève d’un supplément résolument conventionnel – a fortiori s’il s’agit de marier les personnages épisodiques aussi bien que les premiers acteurs. C’est sur cette même convention que Dorante ironise dans le texte original (1645) de La Suite du Menteur, au moment où il affabule (V, 5) au profit de « l’ample mémoire » de ses nouvelles aventures destiné à Corneille, un cinquième acte plus régulier que celui auquel le spectateur était en train d’assister : ce dénouement alternatif aurait pour principal mérite de compter trois mariages sinon quatre au lieu d’un – et de régler au passage le sort du cheval abandonné à l’acte III.

Cliton
[…] Si le sujet est rare, il est irrégulier ;
Car vous êtes le seul qu’on y voit marier.

Dorante

L’auteur y peut mettre ordre avec fort peu de peine :
Cléandre en même temps épousera Climène ;
Et pour Philiste, il n’a qu’à me faire une sœur
Dont il recevra l’offre avec joie et douceur ;
Il te pourra toi-même assortir avec Lyse.

Cliton

L’invention est juste, et me semble de mise,
Ne reste plus qu’un point touchant votre cheval :
Si l’auteur n’en rend compte, elle finira mal ;
Les esprits délicats y trouveront à dire,
Et feront de la pièce entre eux une satire.
Si de quoi qu’on y parle, autant gros que menu,
La fin ne leur apprend ce qu’il est devenu16.

24Devenu davantage soucieux de son autorité, le dramaturge jugea malvenu dans l’édition de 1660 de laisser les sarcasmes de son menteur concurrencer les précieux principes des Trois Discours : il supprima le canevas avec toute la scène – il est permis de le regretter.

Rabouter la comédie

25Parce qu’il sait qu’une fois parvenu au terme de la chaîne causale, il aura à ménager encore une issue propre à l’intrigue amoureuse, le dramaturge comique s’oblige parfois à semer en chemin de petits cailloux qui sont autant de pierres d’attente : des éléments dont l’ultime péripétie en quoi tient la levée de l’obstacle n’a pas exactement besoin, et dont le dénouement pourrait même se passer, mais qui sont susceptibles de jouer un rôle dans l’intervalle qui sépare « l’éclaircissement » ou le « consentement » de la décision amoureuse ultime, soit : dans cet hypothétique sixième acte qui forme pour nous l’horizon de toutes les intrigues comiques17.

26Si j’ai pu suggérer naguère, ou plutôt jadis, que La Place Royale était à lire comme la jeunesse de Dom Juan, c’est en vertu de la double détente d’un dénouement qui fait suivre le terme de l’intrigue, – au demeurant paradoxal, puisque c’est au moment où l’extravagant s’avoue amoureux qu’Angélique le refuse –, de l’épilogue d’Alidor, conçu pour offrir une issue à la pièce. On a plus haut rappelé que Corneille a, dans l’Examen de la pièce, un mot également sévère pour les deux « conclusions » de sa comédie.

Ces deux desseins [les deux stratagèmes imaginés par Alidor pour donner Angélique à Cléandre], formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs. L’épilogue d’Alidor n’a pas la grâce de celui de la Suivante18 […].

27Dans le texte de présentation de mon édition, que j’aurais mauvaise grâce à répéter ici, j’ai fait le relevé des informations semées par Corneille d’acte en acte qui ne trouvent pas de vraie fonction au terme de l’intrigue mais qui donnent à entendre de loin en loin la tentation libertine d’Alidor19 ; le dramaturge a eu manifestement le souci d’éclairer l’ultime déclaration par laquelle le héros signe une conversion au libertinage qui n’est pas un exact effet de l’achèvement de l’action – la décision finale d’Angélique précipite un processus engagé dès avant le début de la pièce, et très indépendant d’elle.

28C’est d’abord, lors de l’entrevue initiale entre les deux amis (I, 4), l’hypothèse formulée par Cléandre (v. 285-288) que la ruse d’Alidor puisse dissimuler un projet libertin. Alidor ne chercherait-il pas à donner un mari à Angélique pour pouvoir ensuite l’aimer « librement » ? Que vaut l’assurance donnée par Alidor (v. 289-304) – si le jeu de la séduction n’a pas pour fin le mariage, pourquoi le séducteur éprouverait-il du respect pour le sacrement ? Cléandre congédie peut-être trop vite ce soupçon (v. 310), qui ne le quitte toutefois pas, puisque l’hypothèse revient dans ce moment du cinquième acte (V, 2) qui le voit « rendre » Angélique à Alidor. On entend ensuite l’amoureux extravagant s’efforcer de congédier la tentation du libertinage, au moment où il peut encore espérer annuler les effets de sa seconde perfidie (V, 3, v. 1374-1377). Ce sursaut de « raison » qui l’amène à s’avouer amoureux tient de la palinodie, que Corneille dans l’Examen dénonce comme inégalité de mœurs : « il semble ne commencer à l’aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de la haïr ». Mais la décision ultime d’Angélique (« Cherche une autre à trahir »), au moment où un mot de pardon suffirait à sauver la situation, suffit à ramener Alidor sur sa pente, et les « Stances en forme d’épilogue » nous font entendre in fine l’entrée résolue du jeune homme dans la voie du libertinage (V, 8, v. 1586-1589 et 1595-1588).

29Interpréter le dénouement d’une comédie, décider de la valeur de sa « conclusion » et donc du sens de la pièce, cela revient bien souvent à mettre ses deux fins bord à bord : c’est rabouter la comédie – dans La Place Royale : la palinodie d’Alidor qui forme le terme de l’intrigue et l’épilogue du même Alidor qui fait l’issue de la pièce.

30J’ajouterai aujourd’hui que l’Épître dédicatoire, qui constitue un texte particulièrement retors, est sans doute à lire dans cette perspective, et avec les outils de Leo Strauss : les déclarations paradoxales du signataire sont là pour brouiller les pistes20 ; à qui sait lire entre les lignes, elles donnent à entendre que le caractère d’Alidor est bien celui d’un libertin, saisi au moment où il hésite au seuil de l’abîme, et que sa dernière réplique est à comprendre comme le premier défi adressé à Dieu par un jeune homme nouvellement déniaisé.

31S’agissant du Menteur, on relira maintenant toutes les déclarations de Géronte, qui ne cesse de redire son amour pour un fils qui lui est « unique » (v. 398), tout en parlant régulièrement de lui comme déjà mort. On peut certes s’attendrir à l’entendre avouer le désir où il est de bercer un petit-fils, mais pourquoi faut-il que chacune de ses répliques vienne effacer jusqu’à l’existence de Dorante ? Qu’on en juge par la façon dont il évoque devant Dorante le mariage projeté avec Clarice (II, 5, v. 567-573 et 585-588), où chaque aveu affectif tient du vœu de mort :

Comme de mon hymen il n’est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où l’ardeur pour la gloire à tout oser convie,
Et force à tout moment de négliger la vie,
Avant qu’aucun malheur te puisse être avenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.
[…]
Avant qu’être au hasard qu’un autre bras t’immole,
Je veux dans ma maison avoir qui m’en console ;
Je veux qu’un petit-fils puisse y tenir ton rang,
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang :
En un mot, je le veux.

32Qu’on se reporte à la seconde entrevue du père et du fils à l’acte IV, scène 4 : si Géronte peut évoquer sa bru supposée, par deux fois, comme « celle qui de [s]es ans devient l’unique espoir » (v. 1220), le « seul espoir où [s]on bonheur se fonde », n’est-ce pas parce qu’il compte pour rien les jours de Dorante ? Et doit-on vraiment s’étonner qu’au terme du troisième entretien, où le dramaturge a manifestement eu à cœur de forger quelque chose comme un sublime de la comédie en convoquant tout à la fois les scènes 6 et 7 du premier acte de la tragi-comédie du Cid et la réplique du vieil Horace à la scène 6 de l’acte III de sa première tragédie historique, le père puisse formuler cette menace de mort à l’encontre de son fils (v. 1393-1600) :

Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais ;
Autrement, souviens-toi du serment que je fais :
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d’un père,
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
Rendra prompte justice à mon honneur perdu21.

33Dès avant ce serment, est-ce bien une crainte qui s’exprime ou un vœu de mort qui se fraye une fois encore un chemin, lorsque Géronte est conduit à imaginer le moment où Dorante serait contraint d’offrir réparation au prix de son propre sang – un possible duel avec le frère de Clarice (v. 1523-1525) ?

Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

34Dorante peut bien fanfaronner ensuite devant Cliton (« Je crains peu les effets d’une telle menace », v. 1601). La question demeure entière de savoir si la menace paternelle ne joue pas son rôle dans le brusque revirement qui lui fait choisir Lucrèce à la scène 6 de ce même acte V. Car La Suite du Menteur nous apprend qu’il a pris le serment de son père à ce point au sérieux qu’une fois décidé à rompre le projet de mariage avec Lucrèce, il n’a pas cru pouvoir trouver son salut ailleurs que dans la fuite – on notera au passage qu’il suffirait de quelques stances en forme d’épilogue pour offrir au Menteur le dénouement que La Suite lui suppose, et que laissent pressentir à leur façon les derniers mots adressés en aparté par Dorante à Clarice au terme de la scène 6 (« Mais entre vous et moi vous savez le mystère », v. 1785) tout comme la pétition d’obéissance prononcée sans enthousiasme par les deux jeunes filles dans la scène dernière (v. 1792 et 1793).

35La continuation enseigne encore qu’en offrant sa main à la jeune fille humiliée, Géronte aura fait mieux que prendre la place de son fils : il sera finalement parvenu à effacer son nom de la généalogie familiale, avec l’espoir de se donner par lui-même une autre descendance…

36Si les trois confrontations du père et du fils dans Le Menteur ne relèvent pas exactement du conflit comique traditionnel, c’est aussi qu’elles donnent à imaginer tout un passé familial, et en l’absence de toute allusion à la mère de Dorante, toutes les parafictionnalisations22 sont permises. La plus féconde, si j’ose dire, consiste à poser que l’épouse de Géronte a perdu la vie en lui donnant un fils, lequel est pour le père tout à la fois le gage le plus précieux d’un amour disparu et l’insupportable rappel d’une perte irremplaçable.

La comédie, suite et fin. Le sixième acte

37Parce que la « conclusion » de la comédie tient dans ces deux fins successives que constituent le terme de l’intrigue et l’issue de l’affaire amoureuse, elle instaure « presque toujours » un intervalle surnuméraire en regard des cinq actes obligés. L’existence même d’une Suite du Menteur, et l’aisance avec laquelle Corneille a su affabuler une continuation plausible à partir d’une source hétérogène, suffit à en faire la démonstration : s’il est plus facile de continuer la comédie que de prolonger la tragédie, ce n’est pas parce que la première « finit bien » et que son dénouement ne vient pas doucher tous les espoirs ; c’est que toute comédie est tenue de se dénouer deux fois sur deux plans différents, ce qui suffit à instaurer une manière de sixième acte, à penser comme ce réservoir de possibles dramatiques où s’esquissent tout à la fois les interprétations de la pièce et les continuations de l’action. J’ai pu montrer ailleurs que le destin du Misanthrope s’est historiquement confondu avec la série des sixièmes actes que le dénouement paradoxal forgé par Molière a su enfanter, tant dans les relectures du chef-d’œuvre que dans les récritures du drame23. Parce qu’elle est structurellement contrainte à se dénouer deux fois, toute comédie emporte la possibilité de sa propre continuation.

38Il vaudrait la peine de se livrer avec La Place Royale comme avec Le Menteur à quelque affabulation nouvelle ; je m’étais demandé naguère si l’on parviendrait à représenter Dom Juan à la suite de La Place Royale, pour répondre par l’affirmative comme je l’ai rappelé, mais serait-il moins envisageable de donner à la suite de la même Place Royale une représentation de La Suite du Menteur ? La comédie de « l’amoureux extravagant » de 1634 ne ferait-elle pas pour la continuation de 1644 un « préquel » tout aussi convaincant que Le Menteur ? Nul doute qu’en mettant Alidor en chemin vers l’Italie, on parvienne à lui faire vivre les aventures du nouveau Dorante, au prix de modiques accommodements. Reste à se demander ce qu’il adviendra de lui au dénouement de cette Suite dont le texte original invite son héros à découvrir le texte du Menteur : Alidor a-t-il vraiment besoin d’apprendre à mentir ?

Notes

1 Dix ans plus tôt, le désaveu était plus net encore dans l’Épître À Monsieur de Zuylichem en tête de la première « comédie héroïque » de Corneille, Don Sanche d’Aragon (1650) : « après avoir lu dans Aristote que la tragédie est une imitation des actions et non pas des hommes, je pense avoir quelque droit de dire la même chose de la comédie, et de prendre pour maxime, que c’est par la seule considération des actions, sans aucun égard aux personnages, qu’on doit déterminer de quelle espèce est un poème dramatique » (Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, t. II, p. 550).

2 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, premier des Trois Discours sur le poème dramatique [1660] ; éd. M. Escola et B. Louvat, Paris, GF-Flammarion, [1999] 2021, p. 73. La définition aristotélicienne figure au chap. 5 de la Poétique (49a32).

3 Ibid., p. 73-74.

4 Ibid., p. 75-76. Et pour le renvoi à la Poétique : chap. 13, 53a 36-39. Même formulation dans le discours Des trois unités, éd. citée des Discours, p. 139 : « Il n’y a pas grand artifice à finir un Poème quand celui qui a fait obstacle aux desseins des premiers Acteurs durant quatre Actes, en désiste [i.e. y renonce] au cinquième sans aucun événement notable qui l’y oblige. »

5 Ibid., p. 77 (nos italiques ici ; les incises placées entre crochets sont décalquées de la formulation relative à la tragédie, sur l’exemple de Cinna).

6 Discours des trois unités, éd. citée des Trois Discours sur le poème dramatique, p. 133. Ou dans les termes de Marmontel, un siècle plus tard : « La fortune des personnages intéressés dans l’intrigue est, durant le cours de l’action, comme un vaisseau battu par la tempête ; ou le vaisseau fait naufrage, ou il arrive au port : voilà le dénouement » (Art. « Dénouement » de L’Encyclopédie [1754], repris dans Éléments de littérature [1787], éd. S. Le Ménahèze, Desjonquères, 2005, p. 381 ; j’y reviens un peu plus loin).

7 Corneille, OC, éd. citée, t. II, p. 536.

8 Ibid., p. 537. À rapporter au passage du premier Discours relatif aux « agnitions, pour lesquelles [les Anciens] se sont presque toujours servis de gens qui survenaient par hasard au cinquième Acte, et ne seraient arrivés qu’au dixième si la pièce en eût compté dix » (éd. citée, p. 87). Corneille souligne ensuite la supériorité sur ce point de son Œdipe en regard de ceux de Sophocle et Sénèque.

9 Éd. citée, p. 87. Signalons au passage que la modification introduite dans la version 1660 du Menteur s’accompagne de l’athétisation d’une réplique, et avec elle d’une information décisive, dont Corneille empruntait le ressort à son modèle espagnol : Argante révélait à Géronte la réputation de Dorante durant ses années poitevines. « D’homme de cœur, d’esprit, adroit et résolu ; / Il a passé partout pour ce qu’il a voulu. / Tout ce qu’on le blâmait (mais c’étaient tours d’école), / C’est qu’il faisait mal sûr de croire à sa parole, / Et qu’il se fiait tant sur sa dextérité, / Qu’il disait peu souvent deux mots de vérité ; / Mais ceux qui le blâmaient excusaient sa jeunesse ; / Et comme enfin ce n’est que mauvaise finesse, / Et l’âge, et votre exemple, et vos enseignements, / Lui feront bien quitter ces divertissements. / Faites qu’il s’en corrige avant que l’on le sache : / Ils pourraient à son nom imprimer quelque tache. » Rappelons que, dans La Verdad sospechosa, c’est parce qu’il était informé, dès la scène d’exposition, du travers de son fils que le père décidait de le marier au plus tôt. Dans le texte définitif du Menteur, Corneille a voulu que Dorante ne commence à mentir qu’à son arrivée au « pays du beau monde et des galanteries » : Paris vaut bien un mensonge. Voir notre édition de la pièce, Paris, GF-Flammarion, 2024, p. 36 sq. ; et pour les variantes de la scène 1 du cinquième acte : p. 158 et 160, ainsi que la liste des dramatis personæ, p. 62.

10 D’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], part. II, chap. ix, éd. H. Baby, Paris, H. Champion, [2001] 2011, p. 208.

11 L’on ne s’avise pas toujours que l’auteur de La Dramaturgie classique lui doit ses plus claires distinctions.

12 Éd. citée, p. 385-386.

13 Éd. citée, p. 206-207.

14 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. citée, p. 74. Pour le passage tronqué : « Bien qu’il ait de l’amour, il n’est point besoin qu’il parle d’épouser sa Maîtresse quand la bienséance ne le permet pas ; et il suffit d’en donner l’idée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour. Ce serait une chose insupportable que Chimène en convînt avec Rodrigue dès le lendemain qu’il a tué son père, et Rodrigue serait ridicule, s’il faisait la moindre démonstration de le désirer. » Ces lignes précèdent exactement le passage déjà cité sur la « conclusion » de la comédie, dont on fait ici centon.

15 Éd. citée, p. 76. Dans la suite du passage Mélite et La Veuve sont enveloppées dans le même reproche : « J’ai peine encore à comprendre comment on a pu souffrir le cinquième de Mélite et de la Veuve. On n’y voit les premiers acteurs que réunis ensemble, et ils n’y ont plus d’intérêt qu’à savoir les auteurs de la fausseté ou de la violence qui les a séparés. Cependant ils en pouvaient être déjà instruits, si je l’eusse voulu, et semblent n’être plus sur le théâtre que pour servir de témoins au mariage de ceux du second ordre ; ce qui fait languir toute cette fin, où ils n’ont point de part », éd. citée, p. 76). – À rapprocher du jugement sur le dénouement de Mélite formulé en 1660 dans l’Examen de la pièce : « Tout le cinquième acte peut passer pour inutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence, et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et ils pouvaient l’avoir su de Cloris, à qui Philandre l’avait dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’il le réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une action épisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’il est aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu’on introduisait sur la scène. Il semble même que le personnage de Philandre, qui part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint pas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui fallait quelque cousine de Mélite ou quelque sœur d’Éraste pour le réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m’assujettissais pas tout à fait à cette mode, et me contentai de faire voir l’assiette de son esprit, sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme. » (OC, éd. citée, t. I, p. 7 ; voir le commentaire proposé par Marc Douguet dans son édition du péritexte au sein de la base de données Idées du théâtre, http://idt.huma-num.fr/notice.php?id=128, page consultée le 2 décembre 2024.)

16 La Suite du Menteur, texte original de 1645, acte V, scène 5 ; dans l’éd. de G. Peureux pour Le Livre de Poche (Paris, 2010), p. 300 ; et dans notre édition du Menteur (éd. citée), p. 223.

17 Dans les Trois Discours, Corneille joue à plusieurs reprises avec l’idée d’un sixième acte ; ainsi dans le Discours des trois unités, s’agissant de la division en actes : « Aristote n’en prescrit point le nombre ; Horace le borne à cinq, et bien qu’il défende d’y en mettre moins, les Espagnols s’opiniâtrent à l’arrêter à trois, et les Italiens font souvent la même chose. Les Grecs les distinguaient par le chant du Chœur, et comme je trouve lieu de croire qu’en quelques-uns de leurs Poèmes ils le faisaient chanter plus de quatre fois, je ne voudrais pas répondre qu’ils ne les poussassent jamais au-delà de cinq » (éd. citée, p. 140). Ou dans le passage du premier Discours déjà cité, relatif aux scènes de reconnaissance, ci-dessus, note 8.

18 Examen (1660) de La Place Royale (1634, impr. 1637), éd. M. Escola, Paris, GF-Flammarion, [2001], 2017, p. 73.

19 Éd. citée de La Place Royale, p. 61 sq.

20 Voir sur la page correspondante du site Idées du théâtre (http://idt.huma-num.fr/notice.php?id=154, page consultée le 2 décembre 2024), le commentaire proposé par Marc Douguet qui « le texte est en effet traversé de contradictions et cultive le goût du paradoxe ».

21 Rappelons que cette menace constitue dans l’original espagnol le ressort du dénouement dysphorique que Corneille a voulu corriger : « manière de finir un peu dure » conçue pour punir le menteur, et auquel le « goût de [l’]auditoire » français requérait de substituer « un mariage moins violenté », selon les mots de l’Examen.

22 À la suite de Richard Saint-Gelais au dernier chapitre de Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux (Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2011), on peut nommer parafictionnalisations les éléments que tout lecteur d’un texte de fiction (narrative ou dramatique) produit pour les « verser aussitôt au compte de la fiction », en spéculant sur les silences du texte et le plus souvent pour asseoir une interprétation (notamment de la conduite d’un personnage) ; au théâtre, une bonne part du travail d’un comédien sur son rôle passe par de telles parafictionnalisations ; voir l’entretien avec le théoricien accueilli dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula sous le titre « Critique et transfictionnalité », publié en ligne : (https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Critique_et_transfictionnalite, page consultée le 2 décembre 2024).

23 Marc Escola, Le Misanthrope corrigé. Critique et création, Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2021.

Pour citer ce document

Marc Escola, « Finir la comédie. Les dénouements de La Place Royale et du Menteur » dans La Place Royale, Le Menteur, La Suite du Menteur de Pierre Corneille,

sous la direction de Yohann Deguin et Bénédicte Louvat

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 3, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1830.

Quelques mots à propos de :  Marc Escola

Marc Escola est Professeur de littérature française de l’âge classique et de théorie littéraire à l’Université de Lausanne, d’où il anime le site www.fabula.org.
Il est l’auteur de plusieurs essais sur les rapports entre morale et fiction au tournant des xviie et xviiie siècles : dans les Caractères de La Bruyère (Brèves questions d’herméneutique et Rhétorique du discontinu, Champion, 1999), les Fables de La Fontaine (Lupus in fabula, Presses Universitaires de Vincennes, 2004), ou les Contes de Perrault (Gallimard, 2005). Il a également donné pour les éditions GF-Flammarion une série d’éditions de textes dont une Anthologie de nouvelles galantes du siècle (2004), les Trois Discours sur le Poème dramatique de Corneille (avec B. Louvat, 1999 ; 2020), les Journaux de Marivaux (2010), les Pensées sur la justice de Pascal (2011), et tout récemment Le Menteur de Corneille (GF-Flammarion, 2024).
Il a supervisé plusieurs ouvrages de littérature générale (Le Malentendu. Généalogie du geste herméneutique, PUV, 2003 ; Complications de texte : les microlectures, Fabula, 2007 ; Théorie des textes possibles, Crin, no 57, 2012 ; La Bibliothèque des textes fantômes, Fabula, 2014 ; Débattre des fictions, Fabula, 2020 ; Avec Denis Guénoun, MétisPresses, 2020), et rédigé plusieurs essais de théorie littéraire : Littérature seconde ou la Bibliothèque de Circé (Kimé, 2015, avec Sophie Rabau), Le Misanthrope corrigé. Critique et création (Hermann, 2021), ainsi qu’un essai sur le théâtre de Diderot Le Cinéma des Lumières. Diderot, Deleuze, Eisenstein (Mimèsis, 2022).
Il est aussi directeur de la collection d’essais anthologiques de théorie littéraire « GF-Corpus » (Flammarion).