Anthologie des textes cornéliens lus lors de la journée d’études consacrée à Corneille et la pensée du fleuve
Michaël de Bonnechose, Adrien Bourget et Lucile Martin
1Choix, transcriptions et commentaires de Michaël de Bonnechose (Université de Rouen Normandie), avec la participation d’Adrien Bourget (Université de Rouen Normandie) et de Lucile Martin (Université de Rouen Normandie), étudiants en Licence et masters de Lettres Modernes.
2Visant davantage à compléter qu’à répéter, notre courte anthologie néglige délibérément certains aspects évoqués au cours de la journée, notamment l’image du « fleuve de sang ». Nous avons retenu six textes, selon un double principe d’originalité et de pertinence, en observant comment le fleuve, du cours d’eau proprement dit à la pure métaphore, prend part chez Corneille à la composition du poème dramatique. Trois points se dégagent de notre bref parcours : le rôle de l’hypotypose fluviale dans Cinna et La Toison d’or, le topos du « torrent d’injures » dans Horace et Polyeucte, enfin le rapport du fleuve au ton dans L’Illusion comique et Suréna1.
3S’agissant du théâtre à machines, l’hypotypose fixe en quelque sorte une trace durable des ornements éphémères déployés lors de la représentation. À l’instar des Amours de Psyché et Cupidon où perdure, sous les vers de La Fontaine, le souvenir de la grotte de Thétys, La Toison d’Or de Corneille, évoquée dans sa matérialité par Anthony Saudrais, restitue par les mots l’éclat du décor disparu et le mouvement des vagues factices. Notre passage est extrait de la troisième scène de l’acte II ; Absyrte, fils du roi de Colchos et descendant du Soleil, émerge des eaux du Phase dans une conque géante, environné d’une foule de créatures mythologiques.
absyrte
Ah, mes sœurs,
Quel miracle nouveau va ravir tous nos cœurs !
Sur ce fleuve mes yeux ont vu de cette roche
Comme un trône flottant qui de nos bords s’approche.
Quatre monstres marins courbent sous ce fardeau ;
Quatre nains emplumés le soutiennent dans l’eau ;
Et découpant les airs par un battement d’ailes,
Lui servent de rameurs et de guides fidèles.
Sur cet amas brillant de nacre et de coral
Qui sillonne les eaux de ce mouvant cristal,
L’opale étincelante à la perle mêlée
Renvoie un jour pompeux vers la voûte étoilée.
Les nymphes de la mer, les tritons, tout autour,
Semblent au dieu caché faire à l’envi leur cour ;
Et sur ces flots heureux, qui tressaillent de joie,
Par mille bonds divers ils lui tracent la voie.
Voyez du fond des eaux s’élever à nos yeux,
Par un commun accord, ces moites demi-dieux.
Puissent-ils sur ces bords arrêter ce miracle !
Admirez avec moi ce merveilleux spectacle.
4À l’inverse de cette poésie fastueuse, l’évocation du Tibre de Cinna s’insère dans une hypotypose très courte, où le débit du fleuve s’aligne sur la vitesse d’une action rapportée. Notre passage est extrait de la première scène de l’acte IV ; pour protéger son maître Maxime des poursuites d’Auguste, contre lequel il a comploté, l’affranchi Euphorbe lui fait croire que Maxime s’est donné la mort en se jetant dans le Tibre.
auguste
Qu’Éraste cependant aille dire à Maxime
Qu’il vienne recevoir le pardon de son crime.
euphorbe
Il l’a jugé trop grand pour ne pas s’en punir.
À peine du palais il a pu revenir,
Que, les yeux égarés et le regard farouche,
Le cœur gros de soupirs, les sanglots à la bouche,
Il déteste sa vie et ce complot maudit,
M’en apprend l’ordre entier tel que je vous l’ai dit.
Et m’ayant commandé que je vous avertisse,
Il ajoute : « Dis-lui que je me fais justice,
Que je n’ignore point ce que j’ai mérité. »
Puis soudain dans le Tibre il s’est précipité ;
Et l’eau grosse et rapide, et la nuit assez noire,
M’ont dérobé la fin de sa tragique histoire.
5Les deux prochains textes sont des variations sur le topos tragique du « torrent d’injures », manifestation spectaculaire de la haine qui sied aux tirades à grand effet. Liliane Picciola nous a aimablement signalé une occurrence de l’expression dans Polyeucte. Le passage est extrait de la scène 2 de l’acte III ; Polyeucte, seigneur arménien tout juste baptisé, se rend au sacrifice organisé par le général romain Sévère, ancien amant de son épouse Pauline, en l’honneur d’une victoire contre les Perses. Stratonice, confidente de Pauline, vient lui annoncer que Polyeucte a profané le temple au nom du Dieu véritable. Malgré la gravité de l’outrage, Pauline soutient son époux.
pauline
Mais sachons-en l’issue. Eh bien ! Ma Stratonice,
Comment s’est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?
stratonice
Ah ! Pauline !
pauline
Mes vœux ont-ils été déçus ?
J’en vois sur ton visage une mauvaise marque.
Se sont-ils querellés ?
stratonice
Polyeucte, Néarque,
Les chrétiens…
pauline
Parle donc : les chrétiens…
stratonice
Je ne puis.
pauline
Tu prépares mon âme à d’étranges ennuis.
stratonice
Vous n’en sauriez avoir une plus juste cause.
pauline
L’ont-ils assassiné ?
stratonice
Ce serait peu de chose.
Tout votre songe est vrai, Polyeucte n’est plus…
pauline
Il est mort !
stratonice
Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus !
Ce courage si grand, cette âme si divine,
N’est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n’est plus cet époux si charmant à vos yeux ;
C’est l’ennemi commun de l’état et des dieux,
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie : en un mot, un chrétien.
pauline
Ce mot aurait suffi sans ce torrent d’injures.
stratonice
Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures ?
pauline
Il est ce que tu dis, s’il embrasse leur foi ;
Mais il est mon époux, et tu parles à moi.
stratonice
Ne considérez plus que le dieu qu’il adore.
pauline
Je l’aimai par devoir : ce devoir dure encore.
stratonice
Il vous donne à présent sujet de le haïr :
Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir.
pauline
Je l’aimerais encore, quand il m’aurait trahie ;
Et si de tant d’amour tu peux être ébahie,
Apprends que mon devoir ne dépend point du sien :
Qu’il y manque, s’il veut ; je dois faire le mien.
Quoi ? S’il aimait ailleurs, serais-je dispensée
À suivre, à son exemple, une ardeur insensée ?
Quelque chrétien qu’il soit, je n’en ai point d’horreur ;
Je chéris sa personne, et je hais son erreur.
6Mais ce qui est peut-être le plus célèbre torrent d’injures du théâtre cornélien figure dans la tragédie d’Horace, à la scène 4 de l’acte IV. Horace, frère de Camille, a tué son amant, Curiace, dans un combat qui devait régler un différend d’État entre les villes d’Albe et de Rome. Folle de douleur, Camille s’emporte violemment contre son frère, qui exige qu’elle honore sa victoire, puis contre Rome elle-même, ce qu’elle paye de sa vie.
horace
Que dis-tu, malheureuse ?
camille
Ô mon cher Curiace !
horace
Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur,
Le nom est dans ta bouche, et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la prononce, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées ;
Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.
camille
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme ;
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée,
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang qui me défend les larmes,
Qui veut que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie,
Et voies bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !
horace
Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
camille
Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles ;
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
7Nous avons choisi enfin d’illustrer la manière dont le fleuve, qu’il soit explicitement nommé ou non, participe du ton d’une scène, et s’accorde plus largement avec le genre et l’esprit de la pièce, en usant du détournement ou de la référence. Le passage suivant est extrait de L’Illusion comique, à la scène 4 de l’acte II. La métaphore du « fleuve de larmes » est ici employée par Clindor pour flatter Matamore et l’étourdir de ses prétendues conquêtes pour mieux le tromper ; en double énonciation, pour égayer les spectateurs.
matamore
Les sceptres les plus beaux n’ont pour moi rien d’exquis :
Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantité de princesses,
Sans que jamais mon cœur les voulût pour maîtresses.
isabelle
Certes, en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leur refusiez un cœur dont je dispose !
matamore
Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çà ; lorsqu’en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l’âme saisie ?
clindor
Par vos mépris enfin l’une et l’autre mourut.
J’étais lors en Égypte, où le bruit en courut ;
Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
Vous veniez d’assommer dix géants en un jour ;
Vous aviez désolé les pays d’alentour,
Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le feu ville, bourgs et campagnes,
Et défait, vers Damas, cent mille combattants.
matamore
Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l’avais oublié.
isabelle
Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?
matamore
Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
Je ne la charge point de ces menus exploits.
8Notre dernier passage est tiré de Suréna, seule pièce de Corneille dont le cadre soit défini non seulement par une ville, mais aussi par un fleuve : « La scène est à Séleucie, sur l’Euphrate ». C’est à cette même Séleucie et sur ce même Euphrate qu’était située l’action de la tragédie de Rodogune ; on peut dès lors envisager Suréna comme son pendant, qui renvoie à la première en même temps qu’il rompt avec elle. Après le sang de Séleucus versé « à gros bouillons » et le poison violent avalé par sa mère, c’est « à longs traits » que, figurément, la princesse Eurydice boit à la coupe de son amour sans espoir, dans l’espérance d’un empoisonnement sans fin : « toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Séleucie et son Euphrate, dans un jeu d’échos, soulignent donc en même temps une continuité et un renouveau entre une tragédie à rebondissements et une tragédie plus élégiaque, où, dès le premier acte, les amants se promettent la mort comme ultime preuve d’amour. Nous laissons pour conclure la parole à Eurydice et Suréna, dans ce beau dialogue de la scène 3 de l’acte I.
eurydice
Je vous ai fait prier de ne me plus revoir,
Seigneur, votre présence étonne mon devoir,
Et ce qui de mon cœur fit toutes les délices
Ne saurait plus m’offrir que de nouveaux supplices.
Osez-vous l’ignorer, et lorsque je vous voi,
S’il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi ?
Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble ?
Allez, contentez-vous d’avoir vu que j’en tremble,
Et du moins par pitié d’un triomphe douteux,
Ne me hasardez plus à des soupirs honteux.
suréna
Je sais ce qu’à mon cœur coûtera votre vue,
Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue.
Madame, l’heure approche, et demain votre foi
Vous fait de m’oublier une éternelle loi ;
Je n’ai plus que ce jour, que ce moment de vie ;
Pardonnez à l’amour qui vous la sacrifie,
Et souffrez qu’un soupir exhale à vos genoux,
Pour ma dernière joie, une âme toute à vous.
eurydice
Et la mienne, Seigneur, la croyez-vous si forte
Que vous ne craigniez point que ce moment l’emporte,
Que ce même soupir qui tranchera vos jours
Ne tranche aussi des miens le déplorable cours ?
Vivez, Seigneur, vivez afin que je languisse,
Qu’à vos feux ma langueur rende longtemps justice ;
Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux,
Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous.
Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume,
Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume ;
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
1 Nous donnons les textes dans l’édition de 1682.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent »,
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1821.
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