Les sanglots de Sophonisbe. Tragédie et aridité dans la Sophonisbe de Corneille (1663)
Caroline Labrune
1Dans Sophonisbe, Corneille pousse à son point d’aboutissement la « parcimonie » avec laquelle il recourt aux larmes dans ses tragédies1 – parcimonie due au fait qu’« elles renvoient selon lui inévitablement à une galanterie de comportement, qu’il trouve excessive et dont il ne veut pas pourvoir ses héros2 ».
2En effet, le motif des larmes reste confiné aux marges de la pièce.
3Tout d’abord, les personnages n’en répandent que quand ils ont quitté la scène. Par ailleurs, si le prince Massinisse pleure effectivement abondamment, il ne paraît plus devant le public après la fin du quatrième acte. Enfin, quoique les yeux de Sophonisbe s’embuent quelque peu dans les actes médians, ils restent résolument secs quand survient la catastrophe, c’est-à-dire quand, cernée par les Romains qui veulent la traîner en triomphe, elle refuse le poison que lui envoie Massinisse pour mieux se suicider par ses propres moyens. En cela, la fille d’Asdrubal se montre, notamment, digne héritière de la princesse Pulchérie qui, dans Héraclius, empereur d’Orient (1647), s’indignait à l’idée de pleurer devant son bourreau.
4Le procédé a de quoi surprendre. En effet, quand Pierre Corneille définit la tragédie dans ses Trois discours sur le poème dramatique, en 1660, il s’inscrit résolument dans la lignée d’Aristote en y « établiss[ant] pour Maxime que la perfection de la Tragédie consiste bien à exciter de la pitié et de la crainte par le moyen d’un premier Acteur3 ». Une telle définition fait la part belle aux larmes : le spectacle des pleurs versés ne saurait manquer d’émouvoir le public. Aussi notre auteur ne manque-t-il pas d’exploiter les multiples ressources symboliques de ce motif dans ses tragédies – de leur puissance pathétique ou ironique quand elles sont sincèrement versées4 à l’indignation qu’elles suscitent quand elles sont répandues avec hypocrisie5. Il veille, par ailleurs, à tirer parti de leur fonction dramaturgique6.
5Corneille connaît donc parfaitement la puissance et l’intérêt que peuvent avoir les larmes dans une tragédie : s’il ne les place pas au cœur de sa Sophonisbe, ce n’est pas par incompétence ou par négligence esthétique, mais en toute conscience. Aussi entendons-nous prouver que la marginalisation des larmes qu’il met en œuvre dans notre pièce est un choix éclairé. Elle lui permet, en l’occurrence, de développer un tragique nouveau, qu’il a esquissé dans Pertharite, roi des Lombards (1653) et dans Sertorius (1662), et qu’il reprendra fugitivement dans Suréna, général des Parthes (1674) : un tragique de l’aridité peut-être plus exigeant vis-à-vis de son public, mais tout autant, si ce n’est plus déchirant encore, que celui des larmes versées.
Une tragédie de l’aridité
6L’esthétique de l’aridité que Corneille développe dans Sophonisbe offre un contraste saisissant avec celle du déluge de larmes qui s’imposera, moins d’une décennie plus tard, avec la Bérénice de Racine7.
7Le moins que l’on puisse dire est que Sophonisbe n’a pas l’âme fondamentalement mélancolique. En effet, voici comment la fille d’Asdrubal décrit sa réaction quand elle a dû « s’arracher » à Massinisse8, bien avant le début de la pièce, pour épouser le roi Syphax :
sophonisbe
J’en eus de la douleur, j’en sentis de la gêne,
Mais je voyais Carthage, et m’en revoyais Reine […]
Ainsi contre Carthage, et contre ma grandeur,
Tu me vis n’écouter, ni ma foi, ni mon cœur. (I, 2, v. 47-48 et 53-54)
8Certes, il faut entendre ici les termes de « douleur » et de « gêne » au sens fort : au xviie siècle, le second désigne les tourments de la torture9. Sophonisbe a donc bel et bien cruellement souffert d’être séparée de celui qu’elle aimait et qu’elle aime encore10. Mais il n’est nullement question de larmes ici, et cela est d’autant plus vrai que, quand elle évoque cette séparation devant Massinisse lui-même, la reine de Numidie renchérit :
sophonisbe
Quand j’épousai Syphax, je n’y fus point forcée ;
De quelques traits pour vous que l’amour m’eût blessée,
Je vous quittai sans peine, et tous mes vœux trahis
Cédèrent avec joie au bien de mon Pays. (II, 4, v. 683-686)
9On admire ici l’extraordinaire ambiguïté de ces vers et l’extrême complexité du personnage de Sophonisbe : au moment même où celle-ci reconnaît la souffrance qui lui a été infligée par la métaphore des « traits » de l’amour, elle associe cette souffrance à des termes antithétiques : l’absence de « peine » et la « joie ». Le paradoxe est frappant : il nourrit le flou sémantique qui entoure le groupe nominal « tous mes vœux trahis ». Car de quoi est-il question ici ? Au xviie siècle, le nom « vœu » peut désigner aussi bien une promesse qu’un souhait11. Sophonisbe évoque-t-elle donc les serments qu’elle a faits, puis reniés elle-même en épousant Syphax, ou ses désirs, qui ont été piétinés par un devoir qui lui a été imposé par son « Pays » ? Les deux lectures coexistent sans s’annuler. Toujours est-il que Sophonisbe, déchirée entre sa « joie » de servir son pays et sa douleur de s’être arrachée à Massinisse, n’a pas pleuré.
10Or si la fille d’Asdrubal n’a pas daigné le faire quand elle a été séparée de l’homme qu’elle aimait, ce n’est pas pour répandre des larmes sur celui qu’elle a épousé par pure raison d’État. De fait, quand il est question de son vieil époux, le roi Syphax, les pleurs qu’il pourrait tirer d’elle restent exclusivement hypothétiques.
sophonisbe
Vous préserve le Ciel de ce que je prévois,
Et daigne son courroux, me prenant seule en butte,
M’exempter par ma mort de pleurer votre chute.
syphax
À des charmes si forts joindre celui des pleurs !
Soulever contre moi ma gloire, et vos douleurs ! (I, 4, v. 366-370)
11Outre que les larmes dont il est question ici ne sont encore que théoriques, on note l’ironie du discours de l’héroïne, qui préfère encore mourir plutôt que de pleurer son mari. Seul Syphax peut s’aveugler au point de s’émouvoir de ces larmes virtuelles. Le spectateur, quant à lui, ne s’y trompe pas : Sophonisbe n’a pas l’âme chagrine, et cela est particulièrement vrai quand il s’agit de son premier époux.
12Certes, il arrive que ses yeux s’embuent dans le courant de la pièce : c’est « captive, et pleurante » (II, 1, v. 427 ; nous soulignons) qu’elle s’est présentée à Massinisse entre le premier et le deuxième acte. Le jeune roi numide reconnaît d’ailleurs que « les pleurs de Sophonisbe ont surpris [sa] raison » (II, 2, v. 561 ; nous soulignons). Cependant, ces larmes n’ont aucune valeur lyrique : elles sont marquées par une fierté farouche que la rivale de l’héroïne, la reine de Gétulie, Éryxe, ne manque pas de remarquer :
syphax
Son orgueil que ses pleurs semblaient vouloir dédire
Trouvait l’art en pleurant d’augmenter son empire. (II, 1, v. 439-440)
13Par ailleurs, loin d’être leur propre fin et d’être destinés à procurer un quelconque soulagement à Sophonisbe, ces pleurs sont purement utilitaires. En effet, ils permettent à la reine de Numidie d’émouvoir Massinisse. La manœuvre est particulièrement heureuse : elle réussit par-delà tous les espoirs de la jeune femme, qui ne s’attendait pas à ce que son amant lui propose de l’épouser12. Autant dire que la fille d’Asdrubal ne se sent aucune affinité élective avec les larmes.
14Elle le démontre une nouvelle fois quand, lorsque sa ruine approche, Massinisse l’invite à l’accompagner pour aller supplier Scipion de leur accorder sa grâce :
massinisse
Il vient d’entrer au camp, venez-y par vos charmes
Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes,
Et que ces mêmes yeux qui m’ont fait tout oser,
Si j’en suis criminel, servent à m’excuser. (IV, 5, v. 1421-1424)
15On note que, de façon caractéristique, Massinisse emploie un déterminant possessif singulier au vers 1422 : en parlant seulement de ses propres larmes, il n’envisage pas ouvertement la possibilité que Sophonisbe suive son exemple. Il le suggère néanmoins au vers suivant, quand il évoque les « yeux » de cette dernière : il renvoie ainsi tout autant à l’ascendant amoureux que la fille d’Asdrubal a acquis sur lui – par une métaphore galante très répandue dans le théâtre tragique du xviie siècle –, qu’aux pleurs qu’elle a répandus devant lui entre le premier et le deuxième acte. Toujours est-il que Sophonisbe lui oppose une fin de non-recevoir cinglante :
sophonisbe
Le trouble de vos sens dont vous n’êtes plus maître
Vous a fait oublier, Seigneur, à me connaître. […]
Et l’on verrait gémir la fille d’Asdrubal
Aux pieds de l’ennemi pour eux le plus fatal ? (IV, 5, v. 1433-1434 et 1439-1440)
16Sophonisbe refusant ne serait-ce que de « gémir » devant Scipion, la possibilité qu’elle aille jusqu’à verser des larmes est inenvisageable. Aussi ne s’étonne-t-on pas de l’entendre s’exprimer en ces termes à l’orée du cinquième acte :
sophonisbe
Raffermis-toi, mon âme, et prends des sentiments
À te mettre au-dessus de tous événements. (V, 1, v. 1563-1564 ; nous soulignons.)
17L’image du raidissement s’oppose ici au ruissellement associé au prince Massinisse, et entre en résonance avec l’extrême laconisme dont Sophonisbe fait preuve, une fois qu’elle apprend que tout est perdu.
18En effet, lorsque Éryxe s’étonne de voir que Massinisse « passe plus avant que ne voudraient aller [les Romains] » (V, 3, v. 1625), l’héroïne lui donne pour réponse non pas une logorrhée émouvante et éplorée, mais ce vers lapidaire : « Que voulez-vous, Madame ? Il faut s’en consoler » (v. 1626). La même simplicité préside à son décès, sobrement rapporté par le tribun Lépide :
lépide
À ces mots la sueur lui montant au visage,
Les sanglots de sa voix saisissent le passage,
Une morte pâleur s’empare de son front,
Son orgueil s’applaudit d’un remède si prompt,
De sa haine aux abois la fierté se redouble,
Elle meurt à mes yeux, mais elle meurt sans trouble,
Et soutient en mourant la pompe d’un courroux,
Qui semble moins mourir que triompher de nous. (V, 7, v. 1795-1802)
19Si quelque chose « se répand » effectivement sur le front de Sophonisbe, il ne s’agit que d’une « morte pâleur » ; et le seul liquide qui coule sur son visage est celui de la « sueur ». Si ruissellement il y a, donc, il ne saurait être question de larmes. L’absence de ces dernières s’en fait dès lors d’autant mieux ressentir. Il est caractéristique, par ailleurs, qu’il ne soit question que de « sanglots » dans cet extrait. En effet, un sanglot ne présuppose en rien que celui ou celle qui l’émet pleure : il ne s’agit que d’une « respiration violente et entrecoupée, poussée par une grande douleur, ou une grande affliction13 ».
20De l’origine de son mal – sa séparation avec Massinisse – au moment suprême de sa mort, Sophonisbe ne pleure donc pas – du moins, jamais pour exprimer une quelconque souffrance. Fidèle à l’aridité qui la caractérise, elle s’en tient à la résolution qu’elle a fièrement formulée à son époux Syphax au début de la pièce : son dessein de « vivre, et mourir en Reine » (I, 4, v. 384).
Une éthique de l’aridité
21Si Sophonisbe ne verse pas de larmes, ce n’est pas seulement parce que cela va contre sa nature. Dans notre pièce, les pleurs sont associés à deux choses que la fille d’Asdrubal honnit plus que tout : la « bassesse » et la « faiblesse ». Ainsi, la dichotomie entre aridité et déluge que Corneille développe dans notre tragédie en recouvre une autre, d’ordre moral : du côté des larmes se trouvent le déshonneur et l’infamie ; du côté de l’aridité, la dignité et la gloire.
22De fait, le personnage qui pleure le plus dans notre tragédie est le prince numide Massinisse. Celui-ci pourrait se comporter en souverain digne de ce nom : il a tout pour cela. Jeune et portant beau, il est aimé de Sophonisbe depuis leur enfance14. Quand le deuxième acte de la pièce s’ouvre, il vient de remporter une brillante victoire sur Syphax, et a montré par là qu’il était capable de remplir l’un des premiers devoirs d’un roi, aux yeux du public du xviie siècle. En effet, « la guerre, la violence et le roi furent des instruments nécessaires, voire essentiels [à la souveraineté15] », sous l’Ancien Régime. Massinisse représente même un réel danger pour Rome, comme Syphax le fait dûment remarquer à Lélius :
syphax
Massinisse de soi pourrait fort peu de chose,
Il n’a qu’un camp volant dont le hasard dispose,
Mais joint à vos Romains, joint aux Carthaginois,
Il met dans la balance un redoutable poids,
Et par ma chute enfin sa fortune enhardie
Va traîner après lui toute la Numidie. (IV, 2, v. 1245-1250)
23Le sort de Rome et de Carthage dépendant entièrement du prince numide, l’alternative est simple : soit Massinisse décide de se conduire en véritable souverain, auquel cas il s’extrait de la tutelle que Rome veut lui imposer et refuse que « jusqu’en son lit elle lui fasse des lois16 » ; soit il se soumet et se laisse humilier.
24Or le vainqueur de la veille décide de se complaire désormais dans les larmes. Face au lieutenant de Scipion, Lélius, il s’effondre et ne sait plus que gémir et supplier :
massinisse
Résolus à ma perte, hélas ! que vous importe
Si ma juste douleur se retient ou s’emporte ?
Mes pleurs et mes soupirs vous fléchiront-ils mieux,
Et faut-il à genoux vous parler comme aux Dieux ? (IV, 3, v. 1329-1332)
25Le ruissellement des larmes remplace ici honteusement celui du sang que Massinisse a fait couler sur le champ de bataille entre le premier et le deuxième acte. Et c’est en pleurant, une fois encore, qu’il envoie à Sophonisbe le poison destiné à lui « éviter l’aspect du Capitole » (V, 2, v. 1593) :
mézétulle
Par grâce on a souffert qu’il ait pu vous écrire,
Qu’il l’ait fait sans témoins, et par ce peu de mots
Qu’ont arrosé ces pleurs, qu’ont suivi ses sanglots,
Il vous fera juger… (V, 2, v. 1586-1589)
26Deux mots sont dès lors associés au prince numide : la « faiblesse » et la « bassesse ». Sur ces deux points, il fait l’unanimité contre lui. Quand Lélius le voit tomber, suppliant, à ses genoux, il ne peut s’empêcher « d’avoir honte pour [Massinisse] de voir tant de faiblesse » (IV, 3, v. 1362). Sophonisbe, quant à elle, s’exprime en ces termes quand son second époux lui propose d’aller se jeter avec lui aux pieds de Scipion :
sophonisbe
Ajoutez-y des pleurs, mêlez-y des bassesses,
Mais laissez-moi de grâce ignorer vos faiblesses […] (IV, 5, v. 1461-1462)
27Le parallélisme syntaxique du vers 1461 est significatif : il établit une stricte équivalence entre larmes et lâcheté. Parce qu’il pleure, Massinisse est méprisable. C’est pourquoi il est associé à la rougeur de la honte à deux reprises – une fois dans la bouche de Sophonisbe17, l’autre dans celle d’Éryxe18. L’infamie du prince numide est telle que même l’amour que les deux femmes lui portent ne saurait la masquer.
28Dans ces conditions, Massinisse ne peut plus apparaître, aux yeux du public, que comme un souverain lamentable et navrant, qui aurait pu être un nouveau Nicomède, mais qui ne parvient pas à s’y résoudre. Pire encore : il ne s’aperçoit pas qu’il est non seulement un « roi en peinture19 », mais également et surtout un « esclave ». Cette lourde sanction, qui tombe comme un couperet au dernier acte de la pièce, est martelée à plusieurs reprises par Sophonisbe. Quand Mézétulle lui apporte le poison que lui a envoyé son second époux, elle développe d’emblée l’isotopie de la servitude :
sophonisbe
Quand son maître a parlé, c’est à lui d’obéir.
Il lui commandera bientôt de me haïr,
Et dès qu’il recevra cette loi souveraine,
Je ne dois pas douter un moment de sa haine. (V, 2, v. 1571-1574)
29Elle ne manque pas, à la fin de la scène, d’expliciter la métaphore, dans une gradation méprisante et cinglante :
sophonisbe
Plus esclave en son camp que je ne suis ici,
Il devait de son sort prendre même souci. […]
Reportez, Mézétulle, à votre illustre Roi
Un secours dont lui-même a plus besoin que moi,
Il ne manquera pas d’en faire un digne usage,
Dès qu’il aura des yeux à voir son esclavage. (V, 2, v. 1601-1602 et 1605-1608 ; nous soulignons.)
30La réplique est d’autant plus mordante que Sophonisbe recourt à l’antiphrase : à ses yeux, Massinisse ne peut plus être considéré comme « illustre », pas plus qu’il n’est un véritable « Roi ». Aussi ne manque-t-elle pas de faire le bilan amer de la déchéance pitoyable de son second époux quand elle fait finalement face à sa rivale :
sophonisbe
Je l’ai pris le plus grand des Princes Africains,
Et le rends, pour tout dire, esclave des Romains. (V, 4, v. 1665-1666 ; nous soulignons.)
31La chute de Massinisse depuis le pinacle de la gloire jusque dans l’abîme du déshonneur est ici figurée par le passage du groupe nominal étendu « le plus grand des Princes Africains » au groupe nominal « esclave des Romains ». Grâce à la tournure superlative, le premier dépasse, par son amplitude, le second hémistiche du vers dans lequel il s’inscrit. En comparaison, l’attribut de l’objet « esclave des Romains » paraît bien piteux, borné qu’il est par la césure. On remarque également la dimension éminemment symbolique de la rime, qui manifeste qu’en dernière analyse, Rome l’emporte définitivement sur l’esprit africain que Massinisse aurait pu incarner.
32Par contraste, la fermeté et l’aridité auxquelles est associée Sophonisbe deviennent une garantie de gloire et de dignité : plus Massinisse s’abîme dans les pleurs et dans l’infamie, plus l’héroïne en sort grandie quand elle se montre inébranlable. Quand la fille d’Asdrubal exhorte son âme à « [se] mettre au-dessus de tous événements » (V, 1, v. 1563-1564), la position surplombante qu’elle évoque a deux valeurs : il s’agit d’abord, de façon purement pragmatique, de se mettre hors d’atteinte des Romains – donc d’« éviter l’aspect du Capitole » ; mais il s’agit également, et surtout, de ne pas sombrer dans le déshonneur. Le motif prend alors une valeur éthique. Le dénouement de la pièce corrobore cette lecture, puisqu’en mourant sans pleurs, mais avec des « sanglots », Sophonisbe garde sa dignité : c’est avec « orgueil » et « fierté », « sans trouble » qu’elle meurt (V, 7, v. 1798-1800).
33Ainsi inspire-t-elle spontanément, contrairement à son second époux, l’admiration de tous. « Le dirai-je, Seigneur, je la plains et l’admire », déclare effectivement Éryxe devant Lélius (V, 7, v. 1803 ; nous soulignons). Il importe ici d’entendre le terme dans son sens fort : au xviie siècle, l’« admiration » est « l’action par laquelle on regarde avec étonnement quelque chose de grand et de surprenant20 ». Éryxe n’est donc pas seulement impressionnée favorablement par la mort de Sophonisbe : elle en est stupéfaite, confondue par la grandeur qui caractérise l’héroïne. En effet, la reine de Gétulie confirme que sa rivale a su atteindre la position surplombante qu’elle visait :
éryxe
La Fortune jalouse, et l’Amour infidèle
Ne lui laissaient ici que son grand cœur pour elle,
Il a pris le dessus de toutes leurs rigueurs,
Et son dernier soupir fait honte à ses vainqueurs. (V, 7, v. 1807-1810)
34Pour Éryxe, Sophonisbe a assurément perdu la guerre ; mais cela ne signifie pas qu’elle a perdu la face, justement parce que la fille d’Asdrubal a non pas pleuré, mais soupiré. Le suicide de la reine de Numidie est, de ce fait, éminemment ambigu : il sanctionne à la fois un échec cuisant et une irréductible grandeur qui humilie les ennemis de Carthage. Éryxe abonde, sur ce point, dans le sens du tribun Lépide, selon lequel Sophonisbe « [a soutenu] en mourant la pompe d’un courroux, / Qui [semblait] moins mourir que triompher [des Romains] » (V, 7, v. 1801-1802). Tout est perdu, fors l’honneur – c’est-à-dire ce qui importe le plus dans le genre tragique tel que l’illustre notre auteur. Face à la reine de Numidie, ce n’est assurément pas un simple lieutenant comme Lélius qui va symboliser l’honneur sur la scène cornélienne – quoiqu’il reconnaisse lui-même, de façon éminemment ironique21, la grandeur de l’héroïne :
lélius
Je dirai plus, Madame, en dépit de sa haine.
Une telle fierté devait naître Romaine. (V, 7, v. 1811-1812)
35Un tel discours s’oppose en tout point à celui qu’il tenait à Massinisse à l’acte précédent (IV, 3, v. 1361-1362). Ainsi Corneille développe-t-il une véritable éthique de l’aridité dans Sophonisbe : y verser des larmes est infâme, ne pas en laisser couler est héroïque. Pleurer, c’est s’avilir ; rester impassible, c’est rester digne.
Le tragique de l’aridité
36L’impassibilité de Sophonisbe pose problème. Si la reine de Numidie ne pleure pas, cela pourrait indiquer qu’elle n’éprouve pas de passion particulière. Or comment le public pourrait-il être ému par une héroïne insensible et « froide », comme l’ont qualifiée deux illustres opposants de la pièce – l’abbé d’Aubignac et Voltaire –, et comme d’autres l’ont prétendu après eux22 ? Si les héroïnes aux yeux secs de Corneille ont, de fait, trouvé de fervents et illustres défenseurs au fil du temps23, on peut du moins légitimement se demander ce que devient l’esprit tragique, censé susciter pitié et crainte chez le spectateur, dans ces conditions. Aussi importe-t-il de s’interroger sur la légitimité que peut avoir l’aridité dans une tragédie, au xviie siècle.
37Il nous semble que, tout impassible qu’elle soit, Sophonisbe ne peut pas être considérée comme « froide ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’esthétique de l’aridité développée dans notre pièce traduit non pas une quelconque insensibilité de l’héroïne, mais une conscience aiguë du désastre auquel elle est confrontée, ainsi qu’un désespoir véritablement vertigineux. En ne recourant pas, une fois encore, à l’esthétique du déluge, et en portant le principe de l’aridité à son acmé, Corneille ne renonce pas au déchaînement des passions caractéristique du genre tragique : paradoxalement, il dissimule ces dernières pour mieux émouvoir et éblouir son public. Il importe donc, à notre sens, de remettre en cause la réputation de « froideur » que l’abbé d’Aubignac et Voltaire ont faite à notre pièce.
38L’auteur de La Pratique du théâtre qualifie Sophonisbe de « froide » à plusieurs reprises dans la « Dissertation » qu’il lui consacre. Selon lui, non seulement le discours des suivantes ne parvient pas à « échauffer les Spectateurs », parce qu’il « n’est chargé que de raisonnements, et non pas accompagné de quelques mouvements impétueux de l’âme24 », mais aussi, et surtout, la « catastrophe25 » est désespérément froide :
Nous voyons en cette catastrophe Sophonisbe empoisonnée de sa propre main, et rien davantage ; le récit en est si court et si froid, que les Spectateurs n’en sont point émus. On me dira qu’elle ne paraît point assez généreuse sur la scène, pour exciter la compassion par son malheur ; mais il ne fallait pas laisser de peindre cette mort de quelques couleurs illustres tirées de la grandeur de sa condition, de son amour pour la patrie, et de l’aveu qu’elle aurait fait de son esprit ambitieux et inconstant, cela eût satisfait l’attente des spectateurs, quand ils n’en auraient pas eu de douleur ; mais au moins vous fallait-il dire quelque chose de Massinisse, de Syphax, et d’Éryxe, on serait bien aise de savoir tous les sentiments de cette rivale, voyant Sophonisbe morte, et Massinisse vivant, de quels mouvements d’esprit Syphax pouvait être agité dans la perte d’une femme qu’il aimait, et qui venait de l’abandonner ; son amour et cette justice lui pouvaient mettre d’agréables discours en la bouche. Et pour Massinisse, il était absolument nécessaire d’en expliquer les pensées ; il aimait depuis longtemps Sophonisbe, il l’avait épousée dans une précipitation inouïe, la rigueur des Romains ne lui permet pas de la conserver, il lui envoie du poison pour la délivrer de leurs mains ; elle lui mande qu’elle en a de tout préparé pour ce bon office, elle meurt, et l’on ne sait point ce qu’il en juge, ce qu’il fait, ni ce qu’il devient26.
39Tout cela semble expliquer que,
durant tout ce spectacle, le théâtre27 n’éclata que quatre ou cinq fois au plus, et qu’en tout le reste il demeura froid et sans émotion ; […] c’est une preuve infaillible que les affaires de la Scène languissaient, le Peuple est le premier juge de ces ouvrages28 […].
40Dans son édition du théâtre de Corneille29, non seulement Voltaire abonde dans le sens de l’abbé d’Aubignac, mais il va plus avant encore, au point que, selon Carine Barbafieri, il y peint précisément Corneille « en poète froid30 ». De fait, il relève dans de multiples notes les extraits de la pièce qui lui semblent marqués par une froideur qu’il condamne. Peu de scènes échappent à ce traitement acerbe : il recourt au terme, ainsi qu’à ses dérivés lexicaux et sémantiques, pas moins d’une quinzaine de fois, et ce sur l’ensemble de la pièce31. L’accusation n’est donc pas seulement récurrente : elle est systématique. Elle nous intéresse tout particulièrement quand elle porte sur le dernier acte, où Voltaire s’étonne tout d’abord dans les termes qui suivent :
Comment se peut-il faire qu’une scène où un mari envoie du poison à sa femme, soit froide et comique ? C’est que cette femme lui renvoie son poison après que ce poison lui a été présenté comme un message tout ordinaire ; c’est qu’elle lui fait dire qu’il n’a qu’à s’empoisonner lui-même32.
41Concernant la troisième scène du cinquième acte33, il estime qu’elle
paraît au-dessous de toutes les précédentes, par la raison même qu’elle devrait être touchante. Une femme à qui son mari envoie du poison, et qui en fait confidence à sa rivale, semble devoir produire quelques grands mouvements, quelque changement surprenant de fortune, quelque catastrophe. Mais cette confidence faite froidement et reçue de même, ne produit qu’un vers de comédie : Que voulez-vous, madame, il faut s’en consoler34.
42Deux aspects se dégagent des propos de l’abbé d’Aubignac et de Voltaire. Si la « froideur » se dit « du style et de l’accueil qui le fait avec indifférence35 », de quelle « froideur » est-il question ici ? De celle du personnage ou de celle que ce dernier est censé susciter chez le public ? Selon les opposants de Sophonisbe, les deux aspects sont liés : puisque l’héroïne de Corneille ne montre pas d’émotion, elle n’en éprouve pas ; elle ne peut, dès lors, pas en susciter chez le spectateur. « Partout où il n’y a ni crainte, ni espérance, ni combats du cœur, ni infortunes attendrissantes, il n’y a point de tragédie », écrit Voltaire36.
43Or la pièce dément explicitement cette « froideur » hypothétique. De façon caractéristique, c’est Sophonisbe elle-même qui le manifeste dans la quatrième scène du troisième acte. Sa rivale, Éryxe, vient de quitter la scène après avoir été honteusement abandonnée par Massinisse. Le prince numide s’étonne alors de la voir aussi indifférente :
massinisse
Comme elle voit ma perte aisément réparable,
Sa jalousie est faible, et son dépit traitable.
Aucun ressentiment n’éclate en ses discours. (III, 4, v. 941-943)
44Sophonisbe corrige immédiatement cette interprétation myope de la réaction d’Éryxe, en quelques vers fondamentaux pour la bonne compréhension de notre tragédie :
sophonisbe
Non, mais le fond du cœur n’éclate pas toujours.
Qui n’est point irritée, ayant trop de quoi l’être,
L’est souvent d’autant plus qu’on le voit moins paraître,
Et cachant son dessein pour le mieux assurer,
Cherche à prendre ce temps qu’on perd à murmurer. (III, 4, v. 944-948)
45Deux principes se dégagent d’un tel discours : souvent, plus on éprouve, moins on en montre d’une part ; l’indifférence affichée peut, paradoxalement, être le signe d’une sensibilité accrue et d’une émotion intense, d’autre part. En d’autres termes, Sophonisbe présente la froideur comme la marque d’une douleur aiguë, voire suprême. Elle pousse ainsi à l’extrême le principe du divorce entre l’être et le paraître.
46Certes, quand la fille d’Asdrubal prononce ces mots, elle les applique à sa rivale ; cependant, il nous semble qu’elle projette sur Éryxe ses propres dispositions, plutôt qu’elle ne traduit véritablement celles de cette dernière. En effet, la reine de Gétulie ne souhaite en rien se venger de Sophonisbe ni de Massinisse. Quand elle déclare qu’« en [eux] deux [elle] respecte la gloire de [son] rang », et leur demande de ne « [lui] impute[r] rien, / Si le Ciel à [ses] vœux ne s’accorde pas bien » (III, 3, v. 937 et 939-940), elle dit vrai. Son intention n’a jamais été que de connaître l’état du cœur de Massinisse, pour « d’un Hymen douteux éviter le supplice » (II, 1, v. 515) ; aussi proteste-t-elle avec sincérité, une fois la chute de Sophonisbe certaine, qu’elle a « su garder [sa] foi », et que « ce que [son] espoir a reçu d’outrage [de Massinisse] / N’a pu jusqu’à la plainte emporter [son] courage » (V, 4, v. 1650-1652). En montrant une certaine équanimité face à l’offense que lui a faite le prince numide, elle n’a pas cherché à gagner du temps pour se venger de ce dernier et de sa rivale.
47Il n’en va pas de même pour Sophonisbe qui, quand Mézétulle lui apporte le poison que lui envoie Massinisse à la fin de la pièce, manifeste une indifférence laconique dans un but précis. Cette indifférence ne saurait manquer de frapper le spectateur, d’autant qu’elle est mise en valeur par l’ironie mordante à laquelle l’héroïne recourt :
sophonisbe
Voilà de son amour une preuve assez ample […].
Quel présent nuptial d’un époux à sa femme !
Qu’au jour d’un Hyménée il lui marque de flamme ! (V, 2, v. 1599 et 1603-1604)
48L’antiphrase est patente ; elle traduit tout le mépris que la jeune femme voue à son second époux, et rend plausible sa prétendue intention de rester en vie pour se laisser traîner en triomphe derrière le char de Scipion.
sophonisbe
Allez, et dites-lui que je m’apprête à vivre,
En faveur du Triomphe, en dessein de le suivre ;
Que puisque son amour ne sait pas mieux agir,
Je m’y réserve exprès pour l’en faire rougir.
Je lui dois cette honte, et Rome son amie
En verra sur son front rejaillir l’infamie :
Elle y verra marcher, ce qu’on n’a jamais vu,
La femme du vainqueur à côté du vaincu,
Et mes pas chancelants sous ces pompes cruelles
Couvrir ses plus hauts faits de taches éternelles. (V, 3, v. 1627-1636)
49Dans la bouche de celle qui ne craint rien tant que la honte du triomphe, un tel discours est confondant. Il faut toute l’indifférence ostentatoire de Sophonisbe pour le rendre vraisemblable – en tout cas, aux yeux du simple lieutenant qu’est Mézétulle. Le spectateur averti, quant à lui, a bien noté que « quand il [plairait à Sophonisbe] de sortir de la vie, […] / On ne [la verrait] point emprunter rien d’autrui » (V, 2, v. 1613-1614) ; il a compris qu’elle n’a renvoyé le poison de Massinisse que pour faire son sort elle-même. Mais pour cela, elle devait gagner du temps, au lieu de le « perdre à murmurer », comme elle le formulait précédemment (v. 948). Aussi ce qu’elle dit d’Éryxe au troisième acte de la pièce ne s’applique-t-il pas tant à cette dernière qu’à elle-même : Sophonisbe a tout simplement projeté sur sa rivale son propre caractère, et ses propres procédés.
50Ainsi, quand l’héroïne déclare que « le fond du cœur n’éclate pas toujours », c’est d’elle-même qu’elle parle, en réalité. Cela a des conséquences essentielles sur la perception que l’on peut avoir non seulement du dénouement, mais de l’ensemble de la pièce. Il importe, pour cela, de mettre notre pièce en regard avec deux autres tragédies de Corneille : Pertharite, roi des Lombards et Sertorius. Dans la première, l’épouse du personnage éponyme, la reine Rodelinde, s’exprime en ces termes :
rodelinde
N’attendez point de moi de soupirs, ni de pleurs,
Ce sont amusements de légères douleurs,
L’amour que j’ai pour vous hait ces molles bassesses,
Où d’un sexe craintif descendent les faiblesses,
Et contre vos malheurs j’ai trop su m’affermir,
Pour ne dédaigner pas l’usage de gémir37.
51Dans Sertorius, la reine de Lusitanie, Viriate, s’exprime, à son tour, en des termes très proches :
viriate
Madame, après sa perte, et parmi ces alarmes,
N’attendez point de moi de soupirs, ni de larmes,
Ce sont amusements que dédaigne aisément
Le prompt et noble orgueil d’un vif ressentiment :
Qui pleure, l’affaiblit, qui soupire, l’exhale,
Il faut plus de fierté dans une âme royale […]. (V, 3, v. 1681-1686)
52Outre que les larmes se font conférer ici une valeur éthique négative – puisqu’elles sont synonymes de « molles bassesses » et de « faiblesses », ce qui suffirait, en soi, à rapprocher légitimement Pertharite et Sertorius de Sophonisbe –, elles ne sont associées qu’à une douleur modérée. Si l’on mène la logique esquissée ici par Rodelinde et par Viriate à son terme, on comprend qu’une telle souffrance peut prendre une forme définie – en l’occurrence, ici, celle des larmes – justement parce qu’elle est « légère ». À l’inverse, un tourment vertigineux et infini devient, en raison de sa démesure même, intraduisible. Il ne faut donc pas se laisser abuser par l’indifférence qui semble marquer l’extraordinaire « Que voulez-vous, Madame ? Il faut s’en consoler » que Sophonisbe prononce devant Éryxe (V, 3, v. 1626) :
Voltaire trouve cette expression ridicule. Il faut l’imaginer prononcée avec une ironie glaciale, qui marque une déception dont Sophonisbe ne revient pas. Si elle dit il faut s’en consoler, c’est précisément parce qu’elle ne s’en console pas38.
53Dans ces conditions, le déchaînement émotionnel d’un individu implique une neutralité apparente. Corneille parvient ici à unir ce qui semblait devoir en rester au stade du divorce irrémédiable. Ainsi, nous rejoignons Myriam Dufour-Maître quand elle écrit que « toute la tragédie [de Sophonisbe] est […] orientée par la question de la manifestation ou de la dissimulation des émotions ». Loin d’être « froide », comme le pensent l’abbé d’Aubignac et Voltaire, Sophonisbe est, « comme […] Médée », mue par « une force passionnelle poussée à l’incandescence39 ».
54Et de fait, on peut mesurer tout le désespoir de Sophonisbe à l’aune de son acceptation du désastre auquel elle est confrontée : l’attitude qu’elle adopte à la fin de la tragédie contraste vivement avec l’acharnement dont elle a fait preuve pendant les quatre premiers actes de la pièce. Un renversement remarquable s’opère, notamment, entre deux scènes, qui sont construites en miroir. Dans la troisième scène du premier acte, la reine de Numidie s’oppose vivement à celle de Gétulie ; toutes deux amoureuses de Massinisse, les deux femmes s’adressent des sous-entendus mordants, dans une scène extrêmement dynamique où Corneille accumule les stichomythies, les phrases nominales, voire lapidaires, pour rendre l’ironie qui y est déployée encore plus cinglante. Dans cette scène, Sophonisbe se montre extrêmement agressive envers Éryxe, et sa combativité ne se démentira pas avant la quatrième scène du dernier acte de la pièce où, justement, elle se trouve à nouveau confrontée à sa rivale.
55La fille d’Asdrubal a alors abandonné toute perspective de lutte. Le spectateur peut croire, un bref instant, que Corneille va réamorcer la dynamique esquissée dans la troisième scène du premier acte, quand l’héroïne déclare rendre à Éryxe un simple « esclave des Romains » en la personne de Massinisse (V, 4, v. 1666). Cette dernière réagit immédiatement à cette déclaration, en suggérant que sa rivale cherche en réalité à l’éloigner du prince numide :
éryxe
Qui me le rend ainsi n’a pas beaucoup d’envie
Que j’attache à l’aimer le bonheur de ma vie. (V, 4, v. 1667-1668)
56Or loin de s’engager dans une nouvelle confrontation verbale au rythme heurté, Sophonisbe coupe court à la polémique en déclarant :
sophonisbe
Ce n’est pas là, Madame, où je prends intérêt,
Acceptez, refusez, aimez-le tel qu’il est,
Dédaignez son mérite, estimez sa faiblesse,
De tout votre destin vous êtes la maîtresse. (V, 4, v. 1669-1672)
57La métamorphose de la fille d’Asdrubal est spectaculaire – « admirable », au sens que prend le terme, au xviie siècle. C’est parce que Corneille a fait d’elle une reine farouchement résolue à préserver sa patrie, que les spectateurs peuvent mesurer toute la profondeur de son désespoir. Car si Sophonisbe a cessé de débattre contre Éryxe, c’est parce que n’ayant plus aucun espoir d’infléchir son sort, elle a, plus largement, cessé de se débattre. Quand il ne reste plus rien à sauver et quand on le sait, il ne reste plus qu’à s’abîmer dans le silence désespéré et vertigineux des vaincus.
58N’ayant plus rien à faire ni à dire, Sophonisbe n’a même plus d’émotion à montrer : elle en est réduite à la seule action qui lui reste accessible : l’acte d’abandon suprême, pour un personnage de théâtre, qu’est la sortie de scène. Elle aurait pourtant pu s’empoisonner à la vue du public : les bienséances qui se sont alors imposées sur la scène française ne le lui interdisent en rien.
C’est […] une nécessité dramaturgique que de convenir que le suicide n’ensanglante pas la scène, – même quand le héros se plonge son épée dans le corps – et de terminer de nombreuses tragédies par des suicides. […] Les auteurs dramatiques sont […] conduits par leur conception de l’honneur et par leur souci des bienséances à donner au suicide une place éminente. […] Le plus souvent, et de plus en plus, la morale chrétienne est oubliée sans un mot d’excuse, et les héros classiques se suicident triomphalement40.
59Un exemple illustre invitait d’ailleurs Corneille à donner ce spectacle à son public : quelque trente ans plus tôt, la Sophonisbe de Mairet absorbait effectivement son poison aux yeux des spectateurs avant de quitter la scène41, et son cadavre était exhibé jusqu’à la fin de la pièce, dans la « chambre » où elle avait expiré42. Au siècle suivant, Voltaire ne résistera pas au spectacle du sang, puisqu’au dernier acte de sa Sophonisbe, son héroïne « paraît étendue sur une banquette un poignard […] enfoncé dans son sein43 », avant d’expirer aux yeux du public. Quelques instants plus tard, Massinisse « tire le poignard du sein de Sophonisbe et tombe auprès d’elle44 » après s’en être frappé. Corneille, pour sa part, ne cède pas à la tentation quelque peu simpliste de la démonstration sanglante : il fait en sorte que sa reine numide organise sa disparition pour mieux échapper au triomphe, grâce à un silence qui, loin de témoigner d’une quelconque froideur de sa part, permet de faire sentir, par contraste, le désespoir déchirant qui l’anime.
60Notre interprétation est confirmée, en dernière analyse, par l’attitude de Massinisse qui, certes, pleure beaucoup, mais dont l’amour « s’allume et s’éteint en un jour » (V, 2, v. 1580). Sur ce point, il soutient difficilement la comparaison avec son homonyme chez Mairet qui, lui, se suicide par amour pour l’héroïne45 – chose que Corneille ne manque pas de rappeler implicitement dans la préface de sa pièce.
J’accorde qu’au lieu d’envoyer du poison à Sophonisbe, Massinisse devait soulever les troupes qu’il commandait dans l’armée, s’attaquer à la personne de Scipion, se faire blesser par ses gardes, et tout percé de leurs coups venir rendre les derniers soupirs aux pieds de cette princesse. C’eût été un amant parfait, mais ce n’eût pas été Massinisse46.
61Au sein même de notre tragédie, il est enfin manifeste que la vie de Massinisse est loin d’être terminée, puisque, au dénouement, Lélius invite la reine Éryxe à bien recevoir les vœux du prince numide une fois qu’il se sera remis de sa déconvenue47. Corneille se conforme en cela à sa première source, l’Histoire romaine de Tite-Live, où Massinisse continue à apparaître bien longtemps après la mort de Sophonisbe.
62La dichotomie est significative et sans appel : Massinisse, qui pleure beaucoup, n’éprouve pas une douleur bien profonde ; Sophonisbe, elle, se tait, mais meurt de désespoir. Elle se tue même précisément parce que le seul espoir qu’elle peut nourrir – celui d’être traitée en reine par les Romains – ne peut être que fallacieux48. Ainsi Sophonisbe est-elle marquée par ce que nous appelons le « tragique de l’aridité » parce que ce sont les douleurs muettes qui, paradoxalement, y sont les plus profondes.
Conclusion
63Contrairement à ce qu’ont écrit l’abbé d’Aubignac et Voltaire, la Sophonisbe de Corneille n’est pas « froide » ; elle ne fait que le paraître, et c’est précisément son apparente indifférence – et, par conséquent, l’absence d’effet pathétique – qui assure le tragique de la pièce. Pour susciter pitié et crainte chez son public, Corneille ne lui donne pas des larmes à contempler, mais une douleur déchirante à discerner par-delà les apparences. C’est pourquoi « la “pompe” de la tragédie, [solennise] l’émotion sans l’assimiler aux passions représentées49 ».
64Se dégage donc de Sophonisbe un tragique de l’aridité certes déjà présent dans plusieurs autres de ses pièces50, mais véritablement poussé à son acmé. Ce tragique est construit de façon complexe, parce qu’il compte sur la capacité réflexive du public. En tant que tragédie, Sophonisbe est, de fait, avant tout une œuvre de passions, qui suscite la pitié et la crainte, mais cela ne signifie pas que le public doit se laisser submerger par ces passions et arrêter de réfléchir quand il y assiste. En dramaturge exigeant aussi bien envers son public qu’envers lui-même, Corneille fait confiance à ses spectateurs pour penser pendant qu’ils voient.
65Il construit dès lors un tragique sans doute plus difficile d’accès que d’autres51, parce qu’il repose sur le décalage paradoxal qui se fait jour entre la « froideur » affichée du personnage de Sophonisbe et l’écroulement intérieur qu’elle vit. Mais il s’agit bel et bien là de tragique : sur ce point, il importe de se fier aux propos d’Éryxe : « Je la plains et l’admire » (V, 5, v. 1803 ; nous soulignons). La coordination des deux verbes est significative : si l’on est confondu par l’extraordinaire impassibilité de Sophonisbe, cela n’empêche pas d’en être profondément touché. Au contraire : les deux sont intimement liés. Mais on ne peut le percevoir que si l’on ne laisse pas son intelligence au vestiaire pendant la représentation. En dernière analyse, il importe donc de se fier non pas à l’abbé d’Aubignac et à Voltaire quand il s’agit de Sophonisbe, mais à ceux qui, avec Donneau de Visé, ont défendu la fille d’Asdrubal telle que Corneille l’a mise en scène.
66Notre auteur exploitera une autre fois ce déchirant « tragique de l’aridité », en l’occurrence, dans sa toute dernière pièce qui, de façon caractéristique, est marquée par un profond désespoir. En effet, quand, à l’extrême fin de Suréna, général des Parthes (1675), la jeune Palmis s’indigne de voir que la princesse Eurydice « [n’a] point de pleurs » après avoir appris la mort du protagoniste, qu’elle aime, cette dernière répond : « Non, je ne pleure point, Madame, mais je meurs52 ». La princesse d’Arménie rejoint ici la fille d’Asdrubal dans une douleur trop profonde pour trouver un quelconque soulagement, et trop déchirante pour être exprimée par de simples larmes53.
1 Nous pensons tout particulièrement à Héraclius, empereur d’Orient, à Pertharite, roi des Lombards, à Sertorius et à Suréna, général des Parthes (voir infra) ; mais également à Œdipe et à Othon ainsi qu’à Cinna (IV, 4, v. 1267-1304, éd. L. Picciola, dans Théâtre, t. III, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 192-194) et à Théodore, vierge et martyre, dont la sérénité aride de l’héroïne contraste singulièrement avec les pleurs abondants que répand Placide (II, 7, v. 711 ; III, 3, v. 923 ; V, 7, v. 1775, éd. P. Pasquier, dans Théâtre, t. IV, dir. L. Picciola, Paris, Classiques Garnier, 2024, p. 320, 329 et 370).
2 C. Barbafieri, Atrée et Céladon. La Galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 169-170. Un extrait plus large du propos mérite d’être cité ici : « Corneille, qui préfère le modèle héroïque au modèle galant, accorde parcimonieusement à ses héros le droit de pleurer. Sans proscrire les larmes de la tragédie, il les réserve comme les marques d’une souffrance incomparable selon lui avec les désagréments d’un chagrin amoureux. […] Les larmes en elles-mêmes ne relèvent pas nécessairement du culte de la sensibilité et de la délicatesse. Elles ont bel et bien leur place dans des genres tragiques violents […]. Si Corneille les fait couler avec une extrême parcimonie dans son théâtre, c’est alors parce qu’elles renvoient selon lui nécessairement à une galanterie de comportement, qu’il trouve excessive et dont il ne veut pas pourvoir ses héros. Les larmes, perçues jusqu’alors comme la quintessence de la souffrance ou comme l’intense marque du repentir, tendent donc dans les années 1630 à apparaître comme un indice privilégié de la galanterie, notamment parce qu’elles se voient célébrées en poésie dans l’espace familier des salons aristocratiques, parce que les genres lyriques mondains en plein essor leur confèrent un cadre intime et amoureux. Les larmes cessent dès lors d’être un indice de la violence d’une situation pour devenir un attribut essentiel du personnage délicat et sensible. » Ibid., p. 169-171.
3 P. Corneille, « Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire », dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 103 – Cf. Aristote, Poétique, éd. B. Gernez, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [2001], p. 20-21 : « La tragédie est donc l’imitation d’une action noble et achevée […] ; cette imitation est exécutée par des personnages agissant et n’utilise pas le récit, et, par le biais de la pitié et de la crainte, elle opère l’épuration des émotions de ce genre. » (Ch. 6 ; nous soulignons). Sur la caractérisation de la pitié et de la crainte comme passions spécifiquement tragiques, au xviie siècle, voir « Difficultés théoriques : quelles passions ? » dans G. Forestier, La Tragédie française, Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010 [2003], p. 112-129.
4 Dans Le Cid, Chimène émeut puissamment le public quand elle déplore la mort de son père et l’effondrement de ses espoirs amoureux (« chimène – Pleurez, pleurez mes yeux, et fondez-vous en eau, / La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau / Et m’oblige à venger, après ce coup funeste / Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste. » P. Corneille, Le Cid, Tragi-comédie [1637], III, 3, v. 809-812 ; éd. L. Picciola, dans Théâtre, t. II, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 743). Notons que, si Corneille présente cette pièce comme une « tragi-comédie » à l’origine, il la qualifie de « tragédie » dès 1648 et que cette dénomination ne variera plus. À l’inverse, les pleurs que verse Phocas au dernier acte d’Héraclius ne sauraient émouvoir les spectateurs (« phocas [à Héraclius] – Ce cœur s’attache à toi par d’invincibles charmes, / En crois-tu mes soupirs ? En croiras-tu mes larmes ? » ; P. Corneille, Héraclius, empereur d’Orient, Tragédie [1647], V, 3, v. 1663-1664 ; éd. L. Picciola, dans Théâtre, t. IV, éd. citée, p. 533) ; il est éminemment ironique qu’un odieux tyran implore la pitié de celui dont il a massacré la famille, d’une part ; et qu’il considère ses larmes comme une preuve de sa paternité envers Héraclius, alors que ce dernier sait pertinemment ce qu’il en est, d’autre part.
5 Nous pensons ici au quatrième acte de Nicomède, où la reine Arsinoé ne pleure que pour mieux animer son époux, le roi Prusias, contre le protagoniste, qu’elle veut évincer du trône au profit de son propre fils, Attale (« prusias – Quel besoin d’accabler mon cœur de vos douleurs, / Quand vous y pouvez tout, sans le secours des pleurs ? / Quel besoin que ces pleurs prennent votre défense ? » ; « arsinoé – Et sur votre tombeau mes premières douleurs / Verseront tout ensemble, et mon sang, et mes pleurs. » P. Corneille, Nicomède, Tragédie [1651], IV, 1, v. 1125-1127 et IV, 2, v. 1281-1282 ; éd. S. Berrégard, dans Théâtre, t. IV, éd. citée, p. 1093 et 1099). L’hypocrisie dont Arsinoé fait preuve dans cette scène offre un contraste saisissant avec le dénouement de la pièce, où le héros parvient, grâce à sa générosité confondante, à s’en faire une alliée (voir ibid., p. 1124-1126, V, 9, v. 1807-1814 et 1835-1838).
6 Nous pensons ici au quatrième acte de Rodogune, où la reine de Syrie, Cléopâtre, pleure de rage devant son fils, le prince Antiochus, qui vient de lui apprendre que ni lui, ni son frère jumeau, Séleucus, ne tueraient son ennemie, la princesse Rodogune, comme elle le leur demandait. Antiochus croyant à des larmes d’attendrissement, il pense que sa mère renonce à se venger : cette dernière peut dès lors préparer sans difficulté l’empoisonnement de son fils et de l’héroïne (« cléopâtre – Que tu pénètres mal le fond de mon courage ! / Si je verse des pleurs, ce sont des pleurs de rage, / Et ma haine qu’en vain tu crois s’évanouir / Ne les a fait couler, qu’afin de t’éblouir […]. ». P. Corneille, Rodogune, princesse des Parthes, Tragédie [1647], IV, 5, v. 1387-1390 ; éd. L. Picciola, dans Théâtre, t. IV, éd. citée, p. 185).
7 Voir « Le sang et les larmes : enjeux dramatiques » dans P. Giuliani, « D’un xviie siècle à l’autre : la question du sang sur scène », Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 104, 2004/2, p. 316-323. Dans cet article, Pierre Giuliani établit un lien d’équivalence symbolique entre sang et larmes en lisant la préface de Bérénice comme « l’expression satisfaite d’un défi littéraire, relevé avec succès par Racine dans sa rivalité avec Corneille : présenter une tragédie sans mort, sans même que le sang des personnages se trouve évoqué autrement qu’à la manière d’une allégation abstraite, dont le mot sang, à la rigueur, se chargerait alors de signifier la souffrance de la séparation ». Il érige ainsi Bérénice en « point d’aboutissement d’un processus d’abstraction de la violence et de l’effusion sanglante, et par conséquent [en] meilleur exemple de délégation délibérée du registre pathétique dans les seuls pouvoirs du langage dramatique » (ibid., p. 321) : en cela, la pièce s’oppose fortement à La Thébaïde, dont Racine reconnaissait lui-même le caractère sanglant (« La Catastrophe de ma Pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet il n’y paraît presque pas un Acteur qui ne meure à la fin. Mais aussi c’est La Thébaïde. C’est-à-dire le sujet le plus Tragique de l’Antiquité. » J. Racine, préface de La Thébaïde [1675], dans Œuvres complètes I, Théâtre-Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 119). On n’observe pas de processus d’abstraction similaire dans les tragédies de Corneille : soit le sang y coule, auquel cas il contribue à fonder le tragique de la pièce, selon diverses modalités (à cet égard, un gouffre sépare, par exemple, Polyeucte martyr et Attila, roi des Huns) ; soit il ne coule pas, auquel cas il n’est le support d’aucune équivalence symbolique. Le tragique qui se déploie, dès lors, repose non pas sur la pitié suscitée chez le spectateur, mais sur l’admiration éprouvée par celui-ci (par exemple devant Cinna ou Nicomède).
8 « sophonisbe – J’étais à Massinisse, et je m’en arrachai […]. » P. Corneille, Sophonisbe, Tragédie [1663], I, 2, v. 46, (éd. G. Couton, dans P. Corneille, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 388). Nous citons systématiquement la pièce d’après cette édition.
9 « Gêne : question, torture. […] Se dit aussi de toute peine ou affliction de corps ou d’esprit. » A. Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts…, La Haye / Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690.
10 Raison pour laquelle Roger Guichemerre la rapproche à juste titre de l’Infante du Cid, d’Isabelle dans Don Sanche d’Aragon, de Plautine dans Othon, ainsi que de l’héroïne éponyme de Pulchérie. Toutes cinq renoncent effectivement à l’être aimé et en souffrent vivement, malgré leurs protestations : « À entendre [les] fières déclarations [des héroïnes de Corneille], il semble qu’elles soient parfaitement maîtresses d’elles-mêmes et que leur volonté règne sur leurs sentiments. […] Pourtant, derrière ces déclarations emphatiques et cette “gloire” si souvent invoquée, des aveux laissent entrevoir beaucoup de souffrance cachée. […] D’autre part, si elles renoncent à l’homme dont elles sont éprises, ce renoncement n’est jamais total » (« Le renoncement à la personne aimée en faveur d’un/une autre », dans A. Niderst (dir.), Pierre Corneille, Actes du colloque organisé par l’Université de Rouen, la Société d’Étude du xviie siècle et la Société d’Histoire Littéraire de la France tenu à Rouen du 2 au 6 octobre 1984, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 586).
11 « Vœu : signifie aussi, souhait, prière, serment, suffrage » A. Furetière, Dictionnaire universel, ouvrage cité.
12 « sophonisbe – De grâce, excusez ma surprise. / Syphax encor vivant, voulez-vous qu’aujourd’hui… / […] Quoi, vous pourriez m’aimer après un tel divorce, / Seigneur, et recevoir de ma légèreté / Ce que vous déroba tant d’infidélité ? » ; « sophonisbe – Tu vois, mon bonheur passe et l’espoir et l’exemple […]. », Sophonisbe, II, 4, v. 636-637 ainsi que 648-650, et II, 5, v. 708 (éd. G. Couton, citée, p. 407 et 409).
13 A. Furetière, Dictionnaire universel, ouvrage cité.
14 « sophonisbe – J’ai fait à Massinisse une infidélité. / Accepté par mon père, et nourri dans Carthage, / Tu vis en tous les deux l’amour croître avec l’âge, / Il porta dans l’Espagne, et mon cœur, et ma foi […]. ». P. Corneille, Sophonisbe, I, 2, v. 38-42 (éd. citée, p. 388).
15 J. Cornette, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot et Rivages, 2021 [1993], p. 9. Sur la figure du « roi-soldat », voir plus particulièrement « Un roi présent à la tête de ses armées ? », ibid., p. 213-250.
16 « éryxe – Et de quel front, Seigneur, prend-il une couronne, / S’il ne peut disposer de sa propre personne ? / S’il lui faut pour aimer attendre votre choix, / Et que jusqu’en son lit vous lui fassiez des lois ? ». P. Corneille, Sophonisbe, V, 6, v. 1727-1730 (éd. citée, p. 444).
17 « sophonisbe – Et si vous souhaitez que l’effet m’en soit doux, / Ne me donnez point lieux d’en rougir après vous. », IV, 5, v. 1463-1464 (ibid., p. 433-434) ; nous soulignons.
18 « éryxe – Mais je n’aurai jamais à rougir d’un époux, / Qu’on voie ainsi que moi ne régner que sous vous. », V, 6, v. 1745-1746 (ibid., p. 444) ; nous soulignons.
19 Selon l’expression consacrée par la reine d’Arménie, Laodice, dans Nicomède (« laodice – Puisque le Roi veut bien n’être Roi qu’en peinture, / Que lui doit importer qui donne ici la loi, / Et qui règne pour lui, des Romains, ou de moi ? » P. Corneille, Nicomède, V, 6, v. 1736-1738 ; éd. S. Berrégard, citée, p. 1121).
20 A. Furetière, Dictionnaire universel…, ouvrage cité.
21 « Mais que sert de “[savoir] vivre, et mourir en reine” face à un lieutenant qui ne pense qu’en termes de “raison d’État”, et dont le principal souci est d’éviter de faire de Massinisse un nouveau Syphax ? Lélius n’a rien d’un héros, et s’il cherche à prévenir le suicide de l’héroïne, c’est surtout pour avoir une belle pièce à montrer au triomphe de Scipion. Il ne lui fera donc l’honneur que d’un bref éloge, pour passer rapidement à autre chose : impossible de rivaliser de gloire avec ce fonctionnaire borné. […] Ainsi la victoire de la grande Sophonisbe est-elle condamnée à rester exclusivement symbolique. » C. Labrune, « Mort volontaire et triomphe du héros tragique. Suicide, où est ta victoire ? », European Drama and Performance Studies, no 7 : Le Suicide à la scène, dir. N. Courtès, 2016/2, p. 51-52.
22 Nous pensons notamment aux propos que le critique fasciste Robert Brasillach tient sur notre pièce : « Plus encore que Pompée, cette Sophonisbe a l’air d’un pastiche de Corneille : il n’a rien écrit encore d’aussi ennuyeux, d’aussi froid, d’aussi scolaire. Quelques beaux vers, quelques beaux cris ne rachètent pas ce flot incolore de verbalisme romain, d’où toute vie est retirée. Le vieux Syphax n’a pour nous toucher que quelques souvenirs de Sertorius, et la Reine que quelques inconséquences de femme. Mais l’ensemble est mortellement glacé » (Corneille, Paris, Fayard, 1961, p. 287-288 ; nous soulignons). Comme l’a très justement formulé Michel Prigent : « la superficialité et la misogynie ne suffisent pas à aiguiser le regard critique… » (Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, Paris, Presses Universitaires de France, 1998 [1986], p. 405). – Pour un regard plus large sur le mépris universel, puis plus contrasté dont les « œuvres de la vieillesse de Corneille » font l’objet des années 1670 jusqu’à la deuxième moitié du xxe siècle, voir la partie « Froideur et déclin du génie » de l’article de B. Louvat-Molozay, « La vieillesse de Corneille face à la critique », dans M. Dufour-Maître (dir.), Pratiques de Corneille, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012, p. 326-332.
23 Au premier rang desquels on trouve Jean Donneau de Visé, célèbre opposant de l’abbé d’Aubignac dans le cadre de la querelle de Sophonisbe, et auteur d’une Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille (Paris, Cl. Barbin, 1663 ; voir Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac, éd. B. J. Bourque, Tübingen, G. Narr, 2014 ; Ch. Schuwey et A. Vuilleumier, « Les conditions de la possibilité de la critique dramatique au xviie siècle : le cas du discours de Donneau de Visé sur la Sophonisbe », dans Littératures classiques, no 89 : Naissance de la critique dramatique, dir. L. Michel et Cl. Bourqui, 2016/1, p. 31-41 ; et V. Lochert, « Débattre d’une héroïne tragique au xviie siècle (et après) : les exemples de Sophonisbe et de Desdémone », dans M. Escola, Fabula-LhT, no 25 : Débattre d’une fiction, dir. Fr. Lavocat et A. Maignant, janvier 2021 : https://www.fabula.org/lht/25/lochert.html, page consultée le 2 octobre 2024). On pense notamment, également, à Gustave Lanson (Corneille, Paris, Librairie Hachette, 1922 (6e édition) ; voir particulièrement « Le rapport de la tragédie cornélienne à la vie », p. 166-186), à Maria Tastevin (Les Héroïnes de Corneille, Paris, É. Champion, 1924), à Myriam Dufour-Maître (« “La pompe d’un courroux”. Éclat et mesure des émotions chez les héroïnes tragiques de Corneille », Littératures classiques, no 68, 2009/1, p. 255-270. Voir plus particulièrement « Sophonisbe ou la composition des émotions », p. 265-266), à Claude Bourqui (« Corneille 1663 : une Sophonisbe “pour les dames” », Études Épistémè, no 42 : Écrire pour elles. Dramaturges et spectatrices en Europe, dir. V. Lochert, Fl. d’Artois, P. de Capitani, L. Michel et Cl. Thouret, 2022, en ligne : https://journals.openedition.org/episteme/15888, page consultée le 2 octobre 2024) et à Marie-Joëlle Guillaume (voir « Les héroïnes de Corneille, ou le temps de la gloire », dans Le Grand Siècle au féminin, Paris, Perrin, 2022, p. 331-338).
24 Fr. Hédelin, abbé d’Aubignac, « Première dissertation concernant le poème dramatique : À Madame la Duchesse de R*. », dans Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques : sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius, Paris, J. Du Brueil, 1663, p. 7 ; nous soulignons et modernisons l’orthographe.
25 Comprendre : « le dénouement ». Sur les ambiguïtés et les décalages sémantiques qui peuvent se faire jour entre les termes « dénouement » et « catastrophe », qui sont tantôt synonymes, et tantôt ne le sont pas, au xviie siècle, voir « Dénouement et catastrophe », dans J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, éd. revue par C. Scherer, Saint-Genouph, Nizet, 2001 [1950], p. 125-128.
26 F. Hédelin, abbé d’Aubignac, « Première dissertation concernant le poème dramatique… », éd. citée, p. 12-13 ; nous soulignons.
27 Comprendre : « le public ».
28 F. Hédelin, abbé d’Aubignac, « Première dissertation concernant le poème dramatique… », éd. citée, p. 2-3 ; nous soulignons. Sur le « non-témoignage d’émotions tragiques chez le public » de Sophonisbe, voir E. Gilby, « Le “sens commun” et le “sentir commun” : Corneille et d’Aubignac », Littératures classiques, no 68, 2009/1, p. 243-254 (p. 244 pour la citation).
29 Sur cette édition, voir notamment F. Bessire, « Voltaire éditeur de Corneille », xviie siècle, no 225, 2004/4, p. 595-603. Sur les commentaires du théâtre de Corneille par Voltaire, voir S. Marchand, « Voltaire critique des disconvenances du style cornélien : du style tragique dans les Commentaires », xviie siècle, ibid., p. 625-636, et plus particulièrement p. 626 sur Sophonisbe.
30 C. Barbafieri, « Corneille vu par Voltaire : portrait d’un artiste en poète froid », xviie siècle, ibid., p. 595-603.
31 Voir les notes du Théâtre de Pierre Corneille, avec des commentaires, etc. etc. etc., Tome huitième, 1764. Sur Sophonisbe, I, 2 : « Le cœur est glacé dès cette scène » (p. 24). – Sur I, 4 : « Enfin, Syphax est faible, Sophonisbe veut gouverner son mari, la scène n’est pas assez fortement écrite, et tout est froid » (p. 43). – Sur II, 4 : « Scène froide encore, parce que le spectateur sait déjà quel parti a pris Massinisse, parce qu’elle est dénuée de grandes passions, et de grands mouvements de l’âme » (p. 61) – Sur II, 5 : « Scène plus froide encore, parce que Sophonisbe ne fait que raisonner avec sa confidente sur ce qui vient de se passer » (p. 64). – Sur III, 1 : « Scène froide, parce qu’elle ne change rien à la situation de la scène précédente, parce qu’un subalterne rapporte en subalterne un discours inutile de l’inutile Éryxe, et qu’il est fort indifférent que cette Éryxe ait prononcé ou non ce vers comique, Le Roi n’use pas mal de mon consentement » (p. 66). – Sur III, 2 : « Scène froide encore, par la même raison, qu’elle n’apporte aucun changement, qu’elle ne forme aucun nœud, que les personnages répètent une partie de ce qu’ils ont déjà dit, qu’on ne s’intéresse point à Éryxe, qu’elle ne fait rien du tout dans la pièce » (p. 72-73). – Sur III, 3 : « Nouvelles bravades, inutiles, qui rendent cette scène aussi froide que les autres. » (p. 74). – Sur III, 4 : « Scène encore froide. Sophonisbe semble y craindre en vain la vengeance d’Éryxe, qui n’est point en état de se venger » (p. 76). – Sur III, 6 : « Cette scène n’est pas de la froideur des autres, par cette seule raison que la situation est embarrassante ; mais cette situation n’est ni noble, ni tragique, elle est révoltante, elle tient du comique » (p. 84). – Sur IV, 3 : « Et Lélius qui ne paraît là que pour dire qu’il ne faut point aimer, joue un rôle aussi froid que celui de Massinisse est humiliant » (p. 102). – Sur V, 1 : « Toutes les scènes précédentes ayant été si froides, il est impossible que ce cinquième acte ne le soit pas. [Sophonisbe] a donc un caractère aussi froid que ses deux maris, puisque de son aveu elle n’a qu’un caprice sans grandeur d’âme et sans amour » (p. 112-113) – Sur V, 2 et V, 3, voir infra. – Sur V, 6 : « La pièce de Corneille finit donc par le mariage de deux personnages dont personne ne se soucie ; et Corneille a si bien senti combien Massinisse est bas et odieux ; qu’il n’ose le faire paraître : de sorte qu’il ne reste sur la scène qu’un Lélius qui ne prend nulle part au dénouement, la froide Éryxe, et des subalternes » (p. 122-123). Dans toutes les citations, nous soulignons.
32 Ibid., p. 116-117 ; nous soulignons.
33 La quatrième scène du dernier acte, dans l’édition de Voltaire.
34 Théâtre de Pierre Corneille, éd. citée, p. 118-120 ; nous soulignons.
35 A. Furetière, Dictionnaire universel…, ouvrage cité.
36 Théâtre de Pierre Corneille, éd. citée, p. 64.
37 P. Corneille, Pertharite, roi des Lombards, Tragédie [1653], IV, 5, v. 1409-1414 (éd. G. Couton, dans Œuvres complètes, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, p. 770).
38 D. Descotes, apparat critique de la Sophonisbe de Corneille, dans Sophonisbe. Mairet, Scudéry, Corneille, D’Aubignac, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 200 (note 283). On comprend dès lors qu’« à travers son héroïne, Corneille peint un amour de jeunesse, qui n’est pas sans traits communs avec celui de Pauline pour Sévère, chez une jeune femme que le contexte de la guerre a durcie ; amour moins larmoyant que chez Mairet, mais d’autant plus émouvant et tragique qu’il sera déçu à l’épreuve des faits, alors justement que l’occasion est donnée à Massinisse de se conduire en amant héroïque » (D. Descotes, « Introduction », ibid., p. 11).
39 M. Dufour-Maître, « “La pompe d’un courroux”. Éclat et mesure des émotions chez les héroïnes tragiques de Corneille », art. cité, p. 265 et 266.
40 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, ouvrage cité, p. 419-420.
41 Voir J. Mairet, La Sophonisbe, Tragédie [1635], V, 5, entre les vers 1676 et 1677 (éd. B. Louvat-Molozay, dans Jean Mairet, Théâtre complet, t. I, Paris, H. Champion, 2004, p. 189)
42 Voir ibid., p. 192-197 (V, 7-8, à partir du vers 1738).
43 Voltaire, Sophonisbe, Tragédie de Mairet, réparée à neuf, Paris, Veuve Duchesne, 1770, p. 57 (V, 3).
44 Ibid., p. 59.
45 Voir J. Mairet, La Sophonisbe, V, 8 (éd. citée, p. 195-197).
46 P. Corneille, préface de Sophonisbe, éd. citée, p. 384. – Une dizaine d’années plus tard, Louis Moreri ne manquera pas de préciser que Massinisse « mourut âgé de quatre-vingt et dix ans, laissant quarante-quatre enfants, qu’il avait eus de diverses femmes » (Le Grand dictionnaire historique, ou Le Mélange curieux de l’histoire sainte et profane…, Lyon, J. Girin et B. Rivière, 1674, p. 902).
47 « lélius – Allons voir Scipion, allons voir Massinisse, / Souffrez qu’en sa faveur le temps vous adoucisse, / Et préparez votre âme à le moins dédaigner, / Lorsque vous aurez vu comme il saura régner. / éryxe – En l’état où je suis, je fais ce qu’on m’ordonne, / Mais ne disposez point, Seigneur, de ma personne, / Et si de ce Héros les désirs inconstants… / lélius – Madame, encore un coup laissons-en faire au temps. » P. Corneille, Sophonisbe, V, 7, v. 1815-1822 (éd. citée, p. 446).
48 Comme elle le dit à Lépide avant de mourir : « lépide – Qu’aisément, reprend-elle, une âme se console ! / Je sens vers cet espoir tout mon cœur s’échapper, / Mais il est hors d’état de se laisser tromper, / Et d’un poison ami le secourable office / Vient de fermer la porte à tout votre artifice » (ibid., p. 445 ; V, 7, v. 1780-1784).
49 M. Dufour-Maître, « “La pompe d’un courroux”. Éclat et mesure des émotions chez les héroïnes tragiques de Corneille », art. cité, p. 266.
50 Voir supra, note 1.
51 Tragique qui n’en exclut pas un d’une autre sorte, tout aussi difficile d’accès, et qu’a dûment relevé Dominique Descotes : « dans la pièce de Corneille, le tragique se situe à une autre échelle, celle du destin des peuples : que l’avenir de Carthage et la domination du monde se jouent sur des sentiments de jalousie, et avec des protagonistes qui ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux, c’est une forme de tragique qu’il n’était peut-être pas aisé de mettre à la portée du public, plus friand de love stories que d’amples tableaux politiques. Corneille donne un autre exemple de ce type de tragique dans Othon, où l’on voit le destin de Rome se jouer sur de petits calculs d’ambition entre politiciens sans envergure » (D. Descotes, « Introduction » de Sophonisbe. Mairet, Scudéry, Corneille, D’Aubignac, ouvrage cité, p. 12).
52 P. Corneille, Suréna, général des Parthes, Tragédie [1675], V, 5, v. 1731-1732 (éd. G. Couton, citée, dans Œuvres complètes, t. III, p. 1304).
53 Il importe d’autant plus, dès lors, de remettre en cause la dimension prétendument « racinienne » de Suréna, général des Parthes. On constate effectivement ici que l’ultime tragédie s’oppose nettement à une pièce comme Bérénice, où Racine « fait le choix des larmes » pour remplacer « le sang versé » (voir C. Biet, « La passion des larmes », Littératures classiques, no 26, 1996, p. 179 ; et P. Giuliani, « D’un xviie siècle à l’autre : la question du sang sur scène », art. cité, p. 316-323).
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Quelques mots à propos de : Caroline Labrune
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229