L’image des « fleuves de sang » chez Corneille : quelle figure du passé ?
Tiphaine Pocquet
1Si les pièces de Corneille abondent en mentions de cours d’eau divers, nous nous proposons de travailler le sens figuré du fleuve, avec cette intuition, partagée, que l’image du fleuve inscrit autant un rapport au temps qu’à l’espace chez Corneille. Au point de départ de cette réflexion sur le sens figuré du mot « fleuve », le constat que ce dernier est attesté seulement en 16411, de la manière suivante : « ce qui est répandu en abondance ». Le Robert Historique évoque les fleuves de larmes, mais dans le CNRTL on trouve une citation et un exemple explicite pris à Corneille dans Cinna, avec la mention des « fleuves de sang2 » (fleuve et sang partageant comme sème commun la liquidité et la vitalité).
2C’est justement cette dernière occurrence qui nous intéresse, et notamment son retour dans deux tragédies cornéliennes des années 1640 : Cinna et La Mort de Pompée. Nous nous pencherons sur la manière dont les personnages mobilisent cette image énargéiaque3 pour évoquer les guerres civiles romaines. Plus largement, il s’agirait d’interroger le retour de ces images dans les tragédies des années 1640 en se demandant de quel temps le fleuve est la trace pour un spectateur cornélien. On oscillera entre une perception figée de ce lieu commun des fleuves de sang (bien connu depuis la lecture des auteurs antiques) et une perception en mouvement, une dynamique (de l’Antiquité à la Renaissance) qui fait du fleuve une figure mémorielle. Quelle est la mémoire charriée dans cette image des fleuves de sang, et dans quelle mesure agit-elle (au sens de l’imago agens) sur le spectateur ?
Les « fleuves de sang » : fonction dramaturgique et rhétorique de la mémoire
3La première occurrence à commenter, celle que l’on trouve dans les dictionnaires, est extraite de Cinna en 1641 (publiée en 1643). Le fameux monologue délibératif de l’acte IV scène 2 fait retour sur le passé des guerres civiles romaines, en commençant par la bataille de Philippe :
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre,
Quoi, tu veux qu’on t’épargne et n’as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses Habitants4 ; […]
4Les champs de Macédoine évoquent ici les guerres civiles opposant les triumvirs Octave et Antoine aux républicains Brutus, et Cassius. Le fleuve peut prendre une acception géographique évoquant le Bounarbachi coulant dans la plaine de l’Ouest de Philippes, en Macédoine orientale. Mais cette mention est immédiatement hyperbolisée par les pluriels et le verbe « baigner » qui est employé dans un usage métaphorique assez nouveau (auquel la publication des Tragiques de d’Aubigné en 1616 a grandement contribué). La diffusion du motif sanglant dans la suite des vers va dans le sens de cette hyperbolisation : avec la mention du sang versé par la défaite d’Antoine (peut-être une allusion à la bataille d’Actium ici), par la mort de Sexte, neveu de Pompée, et enfin dans le cadre de la guerre de Pérouse. Cette ville de Pérouse fut brûlée avec ses habitants au cours des guerres civiles ; son évocation « noyée de sang » est un bon exemple du débordement de l’image, au-delà du sens littéral et historique.
5Cette légère déformation de l’évènement historique tient à la dimension mémorielle de l’évocation ici, en une série de tableaux sanglants qu’il s’agit de « revoir ». Vignettes qui suivent l’histoire de Rome, comme le suggère la suite de la réplique : avec l’épisode des proscriptions, la mort de Toranius, et jusqu’au projet de crime par Cinna.
Remets dans ton esprit après tant de carnages
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même des tiens devenu le bourreau
Au sein de ton Tuteur enfonças le couteau,
Et puis ose accuser le Destin d’injustice
Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés
Ils violent les droits que tu n’as pas gardés.
Leur trahison est juste, et le Ciel l’autorise,
Quitte ta Dignité comme tu l’as acquise,
Rends un sang infidèle à l’infidélité,
Et souffre des ingrats après l’avoir été5.
6Ces « sanglantes images » sont aussi images intérieures, images agissantes, dans le cadre d’un processus délibératif à l’œuvre dans ce monologue qui fait osciller le personnage entre le désir de régner et celui de se laisser mourir, entre celui de punir et celui de pardonner. L’image des « fleuves de sang » participe d’un processus d’anamnèse dans lequel le personnage fait retour sur lui-même et sur ses propres crimes (ce que matérialise aussi l’adresse en troisième personne à Octave).
7Cette mémoire du tort commis (avec le punctum de l’assassinat du tuteur) semble ensuite être mise de côté au profit d’un rappel des crimes de Cinna6 qu’il ne faut pas oublier non plus. Tant mémoire et oubli entrent dans un processus dialectique, dans lequel se souvenir de ses torts risque de mettre de côté un autre tort, le crime que Cinna s’apprête à commettre. Inversement, le choix final de l’oubli à l’acte V n’aura rien d’un déni et sera ainsi passé par un long temps de remémoration du sang versé (contre Auguste ou par lui, c’est toute l’ambiguïté de cet oubli).
8Mais cette image des « fleuves de sang » dans la délibération agit à un autre niveau pour le spectateur-lecteur, destinataire de l’hypotypose. Le travail poétique de l’image (les hyperboles, les allitérations en -s qui relient le « songe » au « sang » au « supplice », à la cruauté « lasse », et la dissémination du trait sanglant dans tout le monologue7) donne à ce premier fleuve des affluents multiples. Semble ainsi se superposer au fleuve l’image de l’hydre aux têtes sans cesse renaissantes8. Selon le principe de l’hypotypose, le fleuve de sang s’imprime dans la rétine autant que dans l’oreille du spectateur, par la répétition des images. Ces répétitions se jouent à l’échelle de la pièce toute entière : la mémoire des proscriptions sanglantes du triumvirat avait ainsi déjà été mobilisée par Cinna dans son récit fait à Émilie à la scène 3 de l’acte I, qui comporte lui aussi un tableau énargéiaque9. Myriam Dufour-Maître, en interrogeant les effets de ces tableaux, du côté de la crainte, de la pitié, et du spectaculaire monstrueux, établissait un lien explicite avec une certaine mémoire des guerres civiles pour les spectateurs contemporains.
L’hypotypose, figure reine du genus vehemens, fait ruisseler la scène d’un sang pourtant tari de longue date, mais dont la violente peinture et la voyante teinture ainsi revivifiées pourraient exercer d’autres effets que les seules affections tragiques. […] L’effet produit relèver[ait] alors plutôt du monstrueux, de ce spectaculaire sanglant qui n’a, selon Aristote, rien à voir avec la tragédie et n’inspire que de la répulsion, si l’histoire hélas n’en fournissait à chaque génération assez de noms et de visages pour animer cette évocation d’une puissante pitié et d’une crainte légitime. Les contemporains de Corneille pouvaient quant à eux superposer à cette galerie de massacrés, celle de leurs propres ascendants, aucune famille de France n’ayant été épargnée par les guerres civiles de religion10.
9C’est dans le sillon de cette proposition que nous voudrions creuser. Car, loin de n’être qu’une allusion à une réalité historique ou géographique précise et inactuelle, le fleuve joue ici d’une force énargéiaque qui s’inscrit dans une tradition rhétorique partagée du faire voir. Mais au-delà la mobilisation d’un fonds culturel commun, quelle mémoire charrie cette image au moment où Corneille la réactive ? À quel niveau « agit » ici l’hypotypose ? Nous pourrions en effet distinguer différents modes d’action : celui de la visualisation pure, qui renvoie à la définition traditionnelle de l’hypotypose depuis Quintilien11, et celui de la participation pouvant aller jusqu’à l’incorporation, et dans une certaine mesure jusqu’au partage traumatique d’un passé qui ne passe pas. En effet, l’hypotypose rend présent un absent, et c’est de cet absent qu’il faut essayer de dessiner les contours12. Nous voudrions ainsi poser la question des héritages cornéliens et de leur réactivation à travers la figure de l’hypotypose.
Le « fleuve de sang » : mémoire de l’antiquité, mémoire des guerres civiles de religion ? Un double héritage
10Le premier héritage cornélien, et le plus lointain, est celui de l’Antiquité. Le topos des fleuves de sang remonte à L’Iliade, circule dans Virgile, Ovide, Lucain, Silius Italicus, Claudien, etc. Corneille a plusieurs fois souligné sa dette (quasi amoureuse13) à Lucain dans ses emprunts à La Pharsale. Son usage s’inscrirait alors dans un hommage plus large au genre épique dans le sillage duquel il inscrit son poème tragique. Mais entre les auteurs antiques et Corneille, on trouve la médiation des auteurs renaissants, qui ont donné à ce topos une singulière reviviscence, à la lumière des feux et des fers des guerres civiles de religion entre catholiques et protestants.
11On peut citer à ce titre Les Tragiques de d’Aubigné, dont la publication tardive, en 1615, en fait un texte du xviie siècle. Parmi de très nombreuses occurrences, on trouve dans le livre V « Les Fers » une succession de tableaux de massacres qui suit un cours géographique, le cours des rivières de France (et non un déroulé chronologique, celui des décennies 1560 et 1570). Sont en effet évoqués la conjuration d’Ambroise et le fleuve de la Loire14, le massacre de Wassy15, le massacre de Sens sur la Seine16, puis le massacre de Tour sur la Loire, ou encore celui de la Saint-Barthélemy toujours avec la Seine :
[…] Or déjà vous voyez,
L’eau couverte d’humains, de blessés mi-noyés,
Bruyant contre ses bords la détestable Seine,
Qui, des poisons du siècle à ses deux chantiers pleine,
Tient plus de sang que d’eau ; son flot se rend caillé,
À tous les coups rompu, de nouveau ressouillé,
Par les précipités : le premier monceau noie,
L’autre est tué par ceux que derniers on envoie17. […]
12Notons que le détail de l’eau couverte de corps humains relève d’un certain réalisme, conforme à ce que les gravures du temps confirment, notamment les graveurs protestants Tortorel et Perrissin ou encore le tableau de François Dubois sur la Saint-Barthélemy (qui peint une Seine qui n’est pas rouge, contrairement à la mention du fleuve sanglant ici…). L’inspiration de la Pharsale est bien présente18, mais l’image trouve ici un référent historique et religieux bien plus traumatique, comme le suggère l’adresse qui suit à Paris, métaphorisée en louve dévorant les brebis innocentes :
Seine veut engloutir, louve, tes édifices :
Une fatale nuit en demande huit cents,
Et veut aux criminels mêler les innocents.
Qui marche aux premiers rangs des hosties rangées ?
Qui prendra le devant des brebis égorgées19 ?
13Pourtant, dans d’autres occurrences, l’évocation du fleuve de sang semble relever du pur fantasme poétique ; ainsi la gravure de Tortorel et Perrissin intitulée « L’exécution des conjurés d’Ambroise » ne comporte-t-elle aucune représentation d’un fleuve, contrairement aux vers de d’Aubigné portant sur ce même évènement20. La vision hallucinée du fleuve sanglant est alors à comprendre dans sa dimension pathétique, elle permet un comble émotionnel devant ce thème du monde renversé (où ce qui porte la vie devient porteur de mort). S’y ajoute une dimension mystique, dans le mélange christique du sang et de l’eau21. Enfin, comme l’a démontré Perrine Galand-Hallyn, elle participe d’un style orné, tant la métaphore du fleuve fait partie de la représentation du discours lui-même. Elle relève d’un maniérisme continué dans l’œuvre de d’Aubigné, mais qui prend des teintes macabres « tout comme les ruisselets d’argent se colorent de sang22 ».
14Mais ce que Perrine Galant-Hallyn appelle la fusion « de l’intertexte antique et des topiques contemporaines23 » n’agit pas au même niveau chez d’Aubigné et chez Corneille. Le rapport aux guerres civiles de religion est déjà plus lointain pour ce dernier, et il fait l’objet d’une mémoire à distance pour cette génération qui naît peu après la signature de l’édit de Nantes et de ses lois d’oubli24. Par ailleurs, pour d’Aubigné, comme le suggère Perrine Galand-Hallyn, l’image permet une réflexivité sur la parole poétique et sa puissance à dire le réel macabre25 qui n’apparaît pas chez Corneille, dont les sujets tragiques sont tout entiers déplacés dans une histoire ancienne, sans lien explicite avec l’histoire récente26. On formera tout de même l’hypothèse que cette recharge pathétique de l’image des fleuves de sang, trempée dans l’actualité traumatique du xvie siècle, continue, elle, d’agir et de circuler pour les spectateurs. L’exemple de La Mort de Pompée va nous permettre d’interroger ce que nous pourrions appeler, avec Claire Badiou-Monferran, une « rémanence » d’un passé dont l’origine semble bien effacée dans l’écriture cornélienne.
Le « fleuve de sang » : une « rémanence » pathétique partagée ?
15On trouve une autre occurrence spectaculaire du « fleuve de sang » dans La Mort de Pompée, jouée et publiée en 1643 et 1644. C’est dans la première tirade du roi d’Égypte Ptolomée qu’intervient l’image. Cette tirade délibérative doit décider du sort de Pompée, accueilli en Égypte par le fils de celui que Pompée a soutenu par le passé, ou condamné à mourir. Ptolomée évoque, dès les premiers vers, un passé récent, celui de la bataille de Pharsale dans laquelle Pompée a été vaincu, passé de guerres civiles toujours. Cette dernière, qui met en jeu ce que Nicole Loraux appelait la stasis dans le monde grec27, est une guerre entre les parents qui active une violence au cœur des alliances. Ce n’est d’ailleurs pas sans résonance avec le bon sujet tragique tel qu’il a été défini par Aristote, comme relevant des actions entreprises « par un frère contre son frère, par un fils contre son père, par une mère contre son fils ou par un fils contre sa mère28 ». Cette dimension intestine de la guerre se retrouve ici dans la mention initiale du beau-père et du gendre, ou celle des crimes « parricides » :
Le destin se déclare, et nous venons d’entendre
Ce qu’il a résolu du beau-père et du gendre.
Quand les Dieux étonnés semblaient se partager,
Pharsale a décidé ce qu’ils n’osaient juger ;
Ses fleuves teints de sang et rendus plus rapides
Par le débordement de tant de parricides,
Cet horrible débris d’aigles, d’armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes,
Que la Nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants,
Sont les titres affreux dont le droit de l’épée
Justifiant César a condamné Pompée.
Ce déplorable chef du parti le meilleur,
Que sa fortune lasse abandonne au malheur,
Devient un grand exemple, et laisse à la mémoire
Des changements du sort une éclatante histoire29.
16Le nom propre « Pharsale » évoque cette ville fluviale30, cadre de la célèbre bataille entre César et Pompée, mais il fait signe immédiatement vers l’intertexte majeur de cette réplique, le texte de Lucain du même nom (aussi appelé Les Guerres civiles, intertexte massif de d’Aubigné dans Les Tragiques, nous l’avons dit, que Corneille retrouve ici). Chez Lucain, la harangue de César mentionne ainsi les fleuves de sang, les rois piétinés ensemble, le corps du sénat dispersé et des peuples nageant dans un immense carnage. Mais c’est sans doute un autre passage qui se trouve repris et cité par Corneille, celui où César refuse de rendre hommage aux corps des ennemis par le bûcher, enfreignant selon Lucain les règles de l’humanité : « Il regarde les fleuves au courant grossi de sang, et les corps dont l’amoncellement égale les hautes collines et il contemple ces tas qui se liquéfient31. »
17Dans la réplique de Corneille, on retrouve la même transformation monstrueuse qui fait passer de la liquidité du fleuve à la corporéité, celle des montagnes de morts pourrissants. Mais la référence à Lucain, si elle est hautement revendiquée dans l’épître « Au lecteur » ou dans l’« Examen », disparaît ici. Dans l’édition collective de 1648, Corneille a fait figurer en notes de bas de page les vers latins imités, et ce jusqu’à l’édition de 1655 (les vers français inspirés de Lucain étaient même en italiques) ; mais on ne trouve aucun référencement pour cette tirade liminaire, alors même que la tirade suivante de Photin en comprend une dizaine. Cet effacement (tout relatif32) de l’origine peut évoquer pour nous le concept de « rémanence » tel qu’il a été développé par Claire Badiou-Monferran, d’abord dans une approche linguistique33, puis plus récemment dans un cadre littéraire.
Les phénomènes rémanents se définissent comme des phénomènes qui persistent après la disparition de leurs causes. Leur mode d’être relève donc de la « survivance », et non de la « résurgence34 ».
18Si un état persiste après la disparition de sa cause, c’est qu’il y a encore quelque chose de la cause dans les faits, même si cette dernière a disparu. Au-delà de Lucain, dont l’héritage reste largement revendiqué, cette notion de rémanence permettrait de penser le rapport silencieux de Corneille à un héritage possiblement plus récent des « fleuves de sang », celui des guerres civiles de religion. Il ne fait jamais allusion à ces dernières dans ses textes liminaires, mais il nous semble distinguer une persistance de l’état et de l’effet produit par ces images traumatiques, dont on postule qu’elles font encore partie d’une mémoire collective dans ces années 1640. Cette mémoire présente-absente peut donc se mesurer en analysant l’effet pathétique produit par cette hypotypose sur le spectateur. On peut supposer que cette exposition d’un tableau effrayant de la guerre parricide entre beau-père et gendre a de quoi frapper le public du xviie siècle. Et si « le destin se déclare », comme le suggère le premier vers, la dimension délibérative de la réplique se trouve par là même rapidement balayée35, au profit d’une fonction spectaculaire et prophétique de ces vers qui annoncent des troubles familiaux qui diviseront le frère et la sœur Cléopâtre.
19On peut noter d’ailleurs que l’image des champs empestés et des corps sans honneur que « la nature force à se venger d’eux-mêmes » donne lieu à une étrange métaphore : les « troncs pourris » qui exhalent dans les vents « de quoi faire la guerre au reste des vivants ». L’allusion s’éclaire à la lecture de La Pharsale qui mentionne le départ précipité des troupes de César confrontées à un champ de bataille putride et malsain. Ce retour à la nature des corps en décomposition est en même temps une continuation de la guerre, image pathétique et puissante d’un retour de l’humain à l’indifférencié de la nature, dans une nouvelle acception du monde renversé par les déchirements civils et les parricides, où les morts font encore la guerre aux vivants.
20L’image du « tronc » renvoie à « la partie qui reste sur la terre d’un arbre abattu », ce qui résonne avec le champ lexical de la nature, présent dans la description de ce champ de bataille. Mais le tronc désigne aussi le « buste du corps humain dont on a séparé la tête, les bras & les cuisses36 » ; en ce deuxième sens, il réactive la terreur de l’indifférencié. Image séminale de la pièce, elle fait retour en ce sens pour décrire le corps sans vie de Pompée. Achorée évoque sa tête coupée, brandie sur une lance et séparée de son corps-tronc qui est jeté à la mer37, dans une association récurrente entre liquidité et corporéité. Le « tronc » revient encore au moment du récit de Philippe qui le découvre coupé de sa tête, et qui devient, pour lui et Cordus, comme une « marque38 » du grand homme, permettant paradoxalement sa reconnaissance. Il est ensuite réduit en cendres dans un bûcher de fortune et mis dans un vase provisoire. La tête est découverte à César à l’acte III ; elle est réunie avec les cendres du tronc dans un nouveau bûcher allumé par César et Cornélie, réparant d’une certaine manière le refus initial par César de rendre les honneurs à tous les vaincus de Pharsale. Cornélie évoque ainsi, à l’acte V, l’urne officielle réunissant les cendres du corps et de la tête, pour en faire un objet de mémoire fixatrice, incitant à la vengeance et à la haine inextinguible de ses descendants.
21Images circulantes (comme ces cendres qui passent de main en main chez les personnages) et fascinantes, par la terreur qu’elles véhiculent, elles dessinent en creux la question obsédante de cette pièce : que fait-on aux morts, et des morts vaincus, dans l’oscillation entre un oubli dégradant et une mémoire illustre, mais vengeresse ? En ce sens, cette tirade liminaire de Ptolomée, par les images liquides et corporelles qu’elle mobilise autour du champ de morts, pose un cadre métaphorique saisissant qui permet d’interroger la possible survivance de Pompée, celle de ses restes, mais aussi celle de son Histoire. Survivance qui passera par la transformation du vaincu en vainqueur. Ainsi, dans sa prophétie finale, Cornélie annonce à César l’avènement d’un monde nouveau : « […] tu verras sur la terre et sur l’onde / Les débris de Pharsale armer un autre monde39 ». Suggérant que de la putréfaction peut naître une vie nouvelle, elle articule ainsi la rémanence à l’émergence du nouveau. L’ambivalence de ce monde nouveau est qu’il repose sur la vengeance par le sang à nouveau versé, celui de César (et c’est toute la différence avec l’émergence, plus lumineuse et optimiste en un sens, contenue dans le pardon d’Auguste dans Cinna).
22Nous voudrions pour conclure suggérer que l’hypotypose initiale dans laquelle s’inscrivent les images des « troncs pourris » et des « fleuves de sang » serait une forme rémanente, pouvant peut-être témoigner de la persistance de l’effet traumatique des guerres civiles, après la disparition de leur cause. L’hypotypose serait alors ici une forme possible de l’après-coup traumatique. Une « pathos formulae », selon l’expression d’Aby Warburg, ce que l’on peut traduire par « formule de pathos », reposant sur l’alliance d’une forme et d’une force. Elle désigne, pour l’historien de l’art, l’énergie qui fait circuler une forme de l’Antiquité à la Renaissance40. On peut citer également la reformulation que donne Georges Didi-Huberman autour de ces formes survivantes que sont les formules de pathos :
ce qui survit dans une culture est le plus refoulé, le plus obscur, le plus lointain et le plus tenace, de cette culture. Le plus mort en un sens, parce que le plus enterré et le plus fantomal ; le plus vivant tout aussi bien, parce que le plus mouvant, le plus proche, le plus pulsionnel. […] c’est dans la texture des masques funéraires florentins, ces versions modernes de l’imago romaine, que se fraye le « vif » des portraits réalistes de la Renaissance. C’est aux parois des sarcophages que les ménades antiques dansent, nous émeuvent et transmettent, en mouvements-fossiles, leur paradoxale lebensenergie41.
23Figure dialectique, en ce qu’elle associe la temporalité d’un sujet et la spatialité d’un objet, le plus mort et le plus vivant d’une culture, l’image des « fleuves de sang » est une « formule de pathos », selon nous. Oxymorique, elle permet à la vitalité de l’eau de se frayer un chemin dans le tragique de la mort, elle est trace, « marque » d’une mémoire traumatique récente que l’on veut peut-être oublier chez Corneille et ses spectateurs.
24Un des derniers paradoxes, et non des moindres, de cette figure rémanente est qu’elle continue d’agir longtemps après, et même coupée de ses intentions d’origine. Ainsi ces « formules de pathos » liminaires, dans la tragédie de Corneille, impressionnent-elles toujours un lecteur-spectateur du xxe siècle comme Paul Valéry42. Loin de la source rhétorique lucanienne, de celles, historiques, des guerres civiles, le « fleuve de sang » est une image temporelle, autant qu’une image du Temps lui-même, dont les effets semblent échapper paradoxalement au temps de l’Histoire.
1 On renvoie au Dictionnaire historique de la langue française de Alain Rey ou au CNRTL.
2 Corneille, Cinna, IV, 2 : « Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné » (Cinna ou la Clémence d’Auguste, dans Corneille, Théâtre, t. III, éd. Liliane Picciola, Paris, Classiques Garnier, 2023).
3 C’est-à-dire une image qui relève de l’évidence d’un faire voir. Sur les définitions de l’enargeia et de l’hypotypose, nous renvoyons à l’article de Florence Dumora, « Entre clarté et illusion : l’enargeia au xviie siècle », dans Le Style au xviie siècle, dir. G. Molinié, Littératures Classiques, no 28, 1996, p. 75-94.
4 Cinna ou la Clémence d’Auguste, édition citée, v. 1130-1136. Nos italiques.
5 Ibid., v. 1137-1148. Nos italiques.
6 « Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne ? / Toi, dont la trahison me force à retenir / Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir, / Me traite en criminel, et fait seule mon crime, / Relève, pour l’abattre, un trône illégitime, / Et, d’un zèle effronté couvrant son attentat / S’oppose, pour me perdre, au bonheur de l’État ? / Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ! / Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre ! / Non, non, je me trahis moi-même d’y penser, / Qui pardonne aisément invite à l’offenser, / Punissons l’assassin, proscrivons les complices. » (ibid., v. 1150-1161).
7 Notamment aux vers 1147 « Rends un sang infidèle à l’infidélité », v. 1162 « Mais quoi ! Toujours du sang, et toujours des supplices ! », v. 1167 « Et le sang répandu de mille conjurés », et vers 1180 « Éteins-en le flambeau dans le sang de l’ingrat ».
8 « Rome a pour ma ruine une Hydre trop fertile. / Une tête coupée en fait renaître mille, / Et le sang répandu de mille conjurés / Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés. » (ibid., v. 1165-1168).
9 On renvoie aux vers prononcés par Cinna : « Je les [les tyrans triumvirs] peins dans le meurtre à l’envi triomphants, / Rome entière noyée au sang de ses enfants » (ibid., v. 196-197).
10 Myriam Dufour-Maître, La Clémence et la Grâce. Étude de Cinna et de Polyeucte de Pierre Corneille, Rouen, PURH, 2014, p. 85.
11 Cette figure qui « représente les choses absentes au point que nous ayons l’impression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous » (Quintilien, Institution oratoire, livre VI, 2, 29, éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 32).
12 Nous renvoyons ici aux travaux de Florence Dumora qui utilise ce terme d’« incorporation », dans son article « Entre clarté et illusion : l’enargeia au xviie siècle », art. cité, p. 93, ainsi qu’à ceux de Hélène Merlin-Kajman : celle-ci décrit l’hypotypose comme « spécialisée dans le transport textuel du trauma » (L’Animal ensorcelé. Traumatisme, littérature, transitionnalité, Ithaque, 2006, p. 304).
13 Au sujet de ses inspirations pour La Mort de Pompée : « celui dont je me suis le plus servi a été le Poète Lucain, dont la lecture m’a rendu si amoureux de la force de ses pensées et de la majesté de son raisonnement, qu’afin d’en enrichir encore notre langue, j’ai fait cet effort pour réduire en Poème dramatique ce qu’il a traité en épique » (« Au lecteur », La Mort de Pompée, éd. L. Picciola, dans Corneille, Théâtre, éd. citée, p. 482).
14 « Tel est l’hideux portrait de la guerre civile, / Qui produit sous ses pieds une petite ville / Pleine de corps meurtris en la place estendus, / Son fleuve de noyés, ses créneaux de pendus. » (Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. F. Lestringant, Paris, Poésie / Gallimard, 1995, livre V, v. 351-354).
15 « Là même on voit flotter un fleuve dont le flanc / Du chrétien est la source, et le flot est le sang », ibid., v. 559-560.
16 « Et toi, Sens insensé, tu appris à la Seine / Premier à s’engraisser de la substance humaine, / À faire sur les eaux un bâtiment nouveau, / Presser un pont de corps : les premiers chus dans l’eau, / Les autres sur cela ; la mort ingénieuse / Froissait de têts en têts, sa manière douteuse / Faisait une dispute aux plaies du Martyr / De l’eau qui veut entrer, du sang qui veut sortir. » (ibid., v. 585-592).
17 Ibid., v. 867-874.
18 Lucain, Pharsale, II, 211.
19 Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. citée, v. 886-890.
20 Un éditeur récent du texte de d’Aubigné, Jean-Raymond Fanlo, mentionne ainsi que « [c]ertains détails du récit des Tragiques ne figurent dans aucune relation du massacre de Vassy, l’incendie et le fleuve de sang notamment » (Les Tragiques, Paris, Classiques Garnier, 2022, p. 484).
21 Ce lien figural est particulièrement présent chez d’Aubigné, plus ténu chez Corneille. Voir le chapitre de Marie-Hélène Prat sur l’eau et le sang chez d’Aubigné. « La liaison linguistique et référentielle établie par ces figures avec l’épisode biblique du passage de la mer rouge, ainsi qu’avec la première plaie d’Égypte, confère aux évènements contemporains le même statut et la même lisibilité qu’à ceux des temps bibliques », Les Mots du corps : un imaginaire lexical dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, Genève, Droz, 1996, p. 213.
22 Perrine Galand-Hallyn, Les Yeux de l’éloquence. Poétiques humanistes de l’Évidence, Orléans, Paradigme, 1995. Voir notamment le chapitre « L’eau et le sang : vers un maniérisme macabre de l’elocutio », p. 175-178.
23 Ibid., p. 174.
24 On pense notamment au premier article de l’édit qui est une loi d’oubli : « Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585, jusques à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents, et à leur occasion d’iceux, demeurera éteinte et assoupie ; comme de chose non advenue » (L’Édit de Nantes, texte présenté et annoté par Janine Garrisson, Atlantica, 1997, p. 29).
25 On renvoie à son analyse : « Aussi le thème des eaux sanglantes n’évoque-t-il pas seulement, à travers un topos connu, le choix du genre épique ; leur symbolique joue aussi dans la détermination d’un style. Peintre de l’invraisemblable vérité (l’horreur des persécutions), Agrippa d’Aubigné doit créer une écriture de l’adynaton et de l’oxymore où, comme le remarque A. Tournon, “les termes antagonistes qu’elle unit comme par force apparaissent concurremment sans s’éclipser l’un l’autre […] comme dans l’image ‘tragique’ (au sens albinéen du terme) des cadavres sur lesquels ruissellent les eaux vives. L’originalité de d’Aubigné sera de fonder un maniérisme du macabre » (Les Yeux de l’éloquence, ouvrage cité, p. 175).
26 Ajoutons que, à notre connaissance, Corneille ne fait aucune allusion aux textes de d’Aubigné et à leur éventuelle lecture. C’est alors Lucain qui ferait source commune entre ces deux auteurs.
27 Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997 : « La guerre civile est stasis en ce que l’affrontement à égalité des deux moitiés de la cité dresse dans le meson le conflit comme une stèle » (p. 106).
28 Aristote, Poétique, éd. M. Magnien, Paris, Le Livre de Poche classique, 1990, 14 53b 14-21, p. 105.
29 Corneille, La Mort de Pompée, éd. citée, v. 1-18. Nos italiques.
30 Pharsale est située sur la rive de la rivière Énipée.
31 « Cernit propulsa cruore / Flumina, et excelsos cumulis aequantia colles / Corpora, sidentes in tabem spectat acervos », trad. Brébeuf, Livre VII, La Pharsale, v. 789-791, cité dans Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. I, p. 1735. En 1648, Corneille ne présentera pas ces vers comme imités.
32 Car l’origine lucanienne de cette tirade est en partie assumée dans les textes liminaires de la pièce, adressés au lecteur, et en partie tue par le non-référencement des vers empruntés que nous signalions.
33 Claire Badiou-Monferran (dir.), Le Français moderne, no 2, 2020 : « La Rémanence : un concept opératoire pour la linguistique diachronique ? Le cas du français ».
34 On renvoie à la présentation générale de son colloque « Rémanence de “l’écrire classique” en régime littéraire contemporain, 1980-2020 », xviie siècle, no 303, mai 2024, disponible en ligne : https://www.fabula.org/actualites/documents/109676_cd9c2cf46a317d36af5ac932eccb4937.pdf, page consultée le 29 janvier 2024.
35 Et ce malgré sa pointe, qui dramatise la délibération du plus grand coup d’État jamais vu.
36 Furetière, Dictionnaire universel.
37 « Et le tronc sous les flots roule dorénavant / Au gré de la fortune, et de l’onde et du vent. » (La Mort de Pompée, dans Corneille, Théâtre, t. III, éd. citée, v. 539-540).
38 Voir les vers 1494 et 1505-1506 « Et n’y voyant qu’un tronc dont la tête est coupée, / À cette triste marque il reconnaît Pompée », ibid.
39 Ibid., v. 1713-1714.
40 On renvoie à son travail sur Botticelli, Mantegna ou Donatello. Il étudie des chevelures, des drapés, des gestes de déploration. Dans l’art du portrait florentin, il voit à la fois le désir de singularisation propre à cette période et l’idéalisation de soi à la romaine.
41 Georges, Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 154.
42 C’est ce que montre le commentaire de Paul Valéry : « Il y a dans Corneille des choses qui feraient pâmer dans Shakespeare. Ainsi les cadavres flottants en putréfaction, au commencement de Pompée », Mauvaises pensées et autres, P. Valéry, cité par G. Couton, dans OC, op. cit., p. 1728.
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Quelques mots à propos de : Tiphaine Pocquet
Université Sorbonne Nouvelle
EA 174-FIRL