Sommaire
Corneille et la pensée du fleuve
sous la direction de Yohann Deguin et Liliane Picciola
no 2, 2024
- Liliane Picciola Préface
La pensée du fleuve dans l’œuvre de Pierre Corneille et son frère : contexte dramaturgique et présentation des articles - Julia Gros de Gasquet Le fleuve cornélien comme modèle interprétatif
- Yasmine Loraud De la participation des mentions potamographiques au dynamisme de l’action dans les tragédies cornéliennes
- Tiphaine Pocquet L’image des « fleuves de sang » chez Corneille : quelle figure du passé ?
- Caroline Labrune Les sanglots de Sophonisbe. Tragédie et aridité dans la Sophonisbe de Corneille (1663)
- Liliane Picciola De la Seine de Pierre à la Marne de Thomas : de la familiarité avec les images fluviales à leur utilisation dramaturgique
- Anthony Saudrais De la représentation de la mer à celle du fleuve : une approche technique des tragédies à machines de Pierre Corneille, Andromède et La Toison d’or
- Michaël de Bonnechose, Adrien Bourget et Lucile Martin Anthologie des textes cornéliens lus lors de la journée d’études consacrée à Corneille et la pensée du fleuve
Corneille et la pensée du fleuve
Le fleuve cornélien comme modèle interprétatif
Julia Gros de Gasquet
Que de soucis flottants, que de confus nuages
Présentent à mes yeux d’inconstantes images !
1C’est ainsi que s’ouvre l’acte III de Polyeucte. Pauline est seule et, dans son exclamation, la métaphore météorologique qu’elle emploie donne corps à ses tourments et à sa peur. Elle est tournée vers le ciel, mais ses inquiétudes s’expriment d’abord sous le signe de l’onde, du flottement. C’est l’un des exemples qu’une glanure lexicale dans le champ lexical du fleuve : l’onde, les flots, le torrent, le bouillonnement… permet de saisir. L’invitation à suivre cette pensée du fleuve dans l’œuvre de Corneille répondait à la thématique choisie par les musées de Rouen Métropole en 2023. Elle nous a donné l’occasion de réfléchir à cette pensée du fleuve en termes d’interprétation, avec toute la polysémie complexe du terme. Interprétation, s’entendra ici au sens de « jeu proposé par les interprètes », qu’il s’agisse du jeu au xviie siècle, à travers ce que l’on croit en savoir, comme du jeu contemporain. Comment se manifeste cette pensée du fleuve dans l’œuvre et comment touche-t-elle aux questions d’interprétation ? L’hypothèse que nous formulons est que le fleuve et le champ lexical que l’on peut construire à partir de ce mot – cours, onde, torrent… – construisent un modèle opérant pour jouer le texte.
2Il s’agira tout d’abord de faire état de ce que l’on peut déduire d’un travail de lexicologie autour de la notion de fleuve. Pour chaque occurrence, la syntaxe organise de façon singulière les métaphores liées au fleuve. Nous ferons tout d’abord une expérience de cette traversée lexicologique, avec un accrochage de ces différentes occurrences et emplois lexicaux et sémantiques. Cette observation permet-elle de dégager un modèle d’interprétation ? Comment ce travail de la métaphore influence-t-il la prononciation, le rythme de la parole, l’accentuation ? Quels gestes sont-ils induits ? C’est ce que nous verrons dans un second temps. Enfin, nous nous demanderons comment ce travail de la langue construit l’imaginaire d’un interprète. Cette dernière question nous amènera à développer, à travers ce repérage du champ lexical à partir du fleuve et de l’élément liquide courant, les apports d’une approche au prisme de l’histoire sensible des textes de Corneille.
3Ainsi cette association lexicale nous permettra-t-elle d’accéder à des territoires relativement neufs dans le champ des études théâtrales : le rapport à l’histoire sensible et à ses liens avec le travail d’interprétation des textes, dans la polysémie du terme. Le travail se nourrit de la lecture de textes de Bachelard, et plus précisément de L’Eau et les Rêves1, qui accompagnent les réflexions présentées ici. La possibilité d’une pensée de l’eau sous le signe de l’amour, de la mort, de sa violence ou de sa pureté permet en effet d’envisager le fleuve comme métaphore de certaines passions de l’âme : la peur, la colère, le désespoir, à travers tout ce qui coule, s’écoule : les larmes, le sang, la haine. … Dans la rêverie qu’inspire un tel flux, il entre aussi un changement d’attitude du chercheur, qui fait droit à un rapport sensible aux phénomènes littéraires et se déplace sur le terrain de l’interprétation, de ce que les sens font à la pensée et à la créativité.
Méthodologie employée et expérience
La glanure lexicale
4Nous empruntons ici aux travaux de Volker Meking, qui, en 2009, a publié un article sur l’usage du vocabulaire de Madame de Villedieu2 (connue aussi comme Marie-Catherine Desjardins). Son étude comparait les usages de certains mots dans la tragédie Manlius par rapport à d’autres corpus de la même époque et ce travail de recherche des mots était qualifié de « glanure lexicale ». C’est à ce type de recueil de données que nous nous sommes livrée ici, avec cette nuance : il ne s’agit pas de faire état d’un panorama lexical mais plutôt d’approfondir l’usage d’un mot. Si ce mot n’existe pas dans le corpus, de circonscrire la notion par des mots proches. Cela nous conduit naturellement à définir d’abord un champ lexical3 du mot fleuve, sans prétention à l’exhaustivité. D’autre part, notre tâche sera d’observer la polysémie de ces mots dans différents contextes, en tragédie, en comédie, en tragi-comédie. Il s’agit donc aussi d’étudier le comportement de ce champ lexical et de l’observer en tant que champ sémantique, au regard des différents sens que peut prendre le mot suivant son contexte d’énonciation.
5Le champ lexical de la fluence, impliquée par le mot fleuve, qui est ici mis en œuvre comprend cours, couler, onde et ses dérivés ondoyer, ondoyant ; flots et ses dérivés flottant, flotter ; torrents, ruisseaux4.
La définition du corpus
6Sur les trente-trois pièces de Corneille, nous n’avons exploré et exploité en recherche lexicologique que neuf pièces, ce qui constitue environ le quart de l’œuvre entier. Ces pièces recouvrent l’ensemble de la carrière de Corneille, depuis ses jeunes années avec Mélite en 1629 jusqu’à la décennie 1670, et dans tous les genres, tragédie, comédie, tragi-comédie. Il s’agit de Mélite (1629), Médée (1635), L’Illusion comique (1636), Le Cid, (1637), Horace (1640), Polyeucte (1642-1643), Le Menteur (1644), Rodogune, (1645), Tite et Bérénice (1670-1671).
7Le mot fleuve apparaît deux fois dans ce corpus, dans Mélite et dans Le Cid, ce qui confirme l’intuition que le mot en tant que tel n’est pas très présent chez Corneille. En revanche, si l’on entreprend la recherche de termes proches, appartenant à un champ lexical que le mot fleuve génère, le substantif « cours » et le verbe « couler », apparaissent plus souvent dans Mélite notamment ; « le torrent », « les torrents », « le ruisseau » et son pluriel se trouvent aussi utilisés de façon métaphorique. « Flotter », « flottant » sont aussi régulièrement utilisés de façon imagée. Que cristallisent ces métaphores ? Comment les mots résonnent-ils dans des contextes d’énonciation divers, en comédie ou en tragédie ? Je procèderai d’abord à un « accrochage » de ces glanures lexicales, comme une expérience de traversée du fleuve et de ces mots associés pour mettre ensuite à l’épreuve l’hypothèse du modèle interprétatif qu’est le fleuve dans ces extraits.
Présence du fleuve au sens propre dans les textes cornéliens
8Si l’on cherche la Seine chez Corneille, on la trouve dans Le Menteur5. Le fleuve, en tant que réalité géographique, est aussi présent dans Le Cid. C’est le Guadalquivir qui coulait alors à Séville, il est détourné et contourne la ville aujourd’hui. Le fleuve apparaît dans le discours de Don Diègue, dans l’amorce de la bataille :
Don Diègue
La flotte qu’on craignait dans ce grand fleuve entrée
Vient surprendre la ville et piller la contrée6.
9Puis il s’impose dans le récit de la bataille, chez Rodrigue :
Don Rodrigue
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port
Sont des champs de carnage où triomphe la mort7.
10Le fleuve évoqué est ici l’élément géographique qui donne la couleur locale et fonde le récit dans sa véracité historique, dans son ancrage vernaculaire.
11Des fleuves mythologiques apparaissent aussi dans notre corpus. Le Styx et le Léthé sont présents dans Mélite, au moment où Éraste est pris de folie. Il se croit responsable de la mort de Tirsis et Mélite, et se voit parvenu aux rivages de l’Enfer :
Éraste
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage,
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve dont le saint nom est redoutable aux Dieux
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux
Ne te colère point contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence :
[…]
As-tu vu ces amants ? Tirsis, est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais que dis-je ? Insensé8 !
12Dans sa folie, Éraste s’adresse au fleuve, puis à son nocher qu’il confond avec son valet Cliton. Dans la crise de démence qu’il traverse, il se fait visionnaire. Il voit très précisément la topographie du lieu, avec ces courbes et ses paysages, notamment aux vers 1457-1458 : « Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux dieux, / Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux ». Ces « neuf replis », ces neuf courbes renvoient aux neuf cercles dans L’Enfer de Dante.
13Un autre fleuve mythologique, l’affluent de l’Achéron, le Phlégéthon est présent dans la bouche d’un autre personnage qu’on peut considérer comme dément, Médée, lorsque, dans son antre de magicienne, elle décrit les poisons et venins que sa grotte recèle :
Médée
Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune,
Moi-même en les cueillant je fis pâlir la Lune,
Quand les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
J’en dépouillai jadis un climat inconnu.
Vois mille autres venins ; cette liqueur épaisse
Mêle du sang de l’Hydre avec celui de Nesse ;
[…]
Ce feu tomba du Ciel avecque Phaéton,
Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéton9.
14La description de ces poisons se fait sous le signe de la lune, astre de la mélancolie et des passions tristes. Elle s’inspire des éléments que sont la terre et le feu auxquels renvoient les herbes, les pierres et Phaéton qui échoue à conduire le char du soleil. Du soleil ici ne restent que les brûlures des poisons qui corrodent les tissus et les corps. L’élément liquide est présent mais sans le caractère cristallin et translucide d’une eau pure qui bouillonne ; il est inquiétant, dangereux, à l’image du Phlégéton. Il se donne à lire et à voir sous le signe de ce qui est épais, chargé, lourd : c’est « la liqueur épaisse », faite de sangs mêlés et visqueux, poison qui sera fatal dans la tragédie à Créuse et Créon.
15Le mot « fleuve », nous le voyons, n’est pas une occurrence renvoyant au réel dans le corpus établi. C’est donc par des associations et réseaux sémantiques que le motif infuse la parole des personnages. Nous avons repéré trois sédimentations sémantiques caractéristiques que nous allons examiner : le cours, le torrent de sang ou de larmes, le flottement.
Le fleuve imagé : trois sédimentations lexicales
Cours, couler
16Nous nous intéressons d’abord au mot cours et à son corollaire couler dans Mélite. Le mot cours apparaît à deux reprises dans des contextes opposés, tout d’abord dans un dialogue entre Mélite et Éraste :
Mélite
Ce reproche sans cause avec raison m’étonne,
Je ne reçois d’amour, et n’en donne à personne,
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?
Éraste
Ils vous sont trop aisés et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour croître mon supplice.
Mélite
Supplice imaginaire et qui sent son moqueur
Éraste
Supplice qui déchire, et mon âme et mon cœur10.
17Puis dans un dialogue entre Philandre et Cloris :
Philandre
Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles
Dedans cette union prenant un même cours
Nous préparent un heur qui durera toujours,
Cependant un baiser accordé par avance
Soulagerait beaucoup ma pénible souffrance
Cloris
Prends-le sans demander, poltron, pour un baiser11.
18Dans Mélite, lorsque l’un des protagonistes du quatuor amoureux prononce le mot « le cours », il désigne ce qui les enveloppe, les dépasse, les emporte. La métaphore du cours manifeste cette ampleur dans le mouvement qui sépare ou qui réunit les amants. Dans la joute oratoire entre Mélite et Éraste, c’est le cours non pas seulement du fleuve, mais de la nature tout entière qui est perverti. Selon Éraste, ce cours est détourné, déformé, et corrompu au sens qu’en donne Furetière12. Le monde dans son ensemble est affecté de ce mouvement négatif et contraire à ses vœux et à son amour. Alors que le même mot sert quelques vers plus loin, pour dire une situation diamétralement opposée dans le chant amoureux de Philandre et Chloris ; l’accord de leurs cœurs se lit à cette harmonie où cours est à la rime et s’accorde avec toujours.
19Bientôt, quand Éraste s’étonne de trouver Mélite seule, le verbe couler prend le sens de « laisser filer », « perdre » :
Éraste
Quoi ? Seule et sans Tirsis ? Vraiment c’est un prodige,
Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,
Laissant ainsi couler la belle occasion
De vous conter l’excès de son affection13.
20Ici encore, l’idée de mouvement est présente, pour dire ce que l’on ne peut retenir, ce qui échappe, ce qui se perd. Dans la bouche d’Éraste, ce verbe sert l’ironie et fait entendre son dépit amoureux.
Torrents, flots, ruisseaux
21La seconde sédimentation lexicale s’observe autour des eaux tumultueuses. Le discours se met au diapason des situations, il cristallise la violence des actions représentées dans des métaphores convenues : c’est par exemple dans Médée, la mort à petit feu de Créon, victime du vêtement empoisonné par la magicienne :
Créon
Loin de me soulager, vous croissez mes tourments :
Le poison à mon corps unit mes vêtements,
Et ma peau, qu’avec eux votre secours m’arrache,
Pour suivre votre main de mes os se détache :
Voyez comme mon sang en coule en mille lieux14.
22Dans une version révisée de la tragédie donnée pour l’édition collective de son Théâtre, en 1660, Corneille renforce l’image en réécrivant le dernier de ces vers : « Voyez comme mon sang en coule à gros ruisseaux ». C’est Jason, qui, voyant mourir Créuse empoisonnée de la même manière, se prépare à mourir (dans les vers 1483-1490), quelques instants plus tard en se donnant la mort, seule action humaine spectaculaire et capable de rivaliser avec l’envol du char de Médée conduit par deux dragons :
Jason
Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ?
Non, non, si par ces feux mon attente est trompée,
J’ai de quoi m’affranchir au bout de mon épée,
Et l’exemple du Roi, de sa main transpercé,
Qui nage dans les flots du sang qu’il a versé,
Instruit suffisamment un généreux courage
Des moyens de braver le destin qui l’outrage15.
23Mais les torrents sont aussi ceux de l’amour. Ils en magnifient la puissance dans Tite et Bérénice aux vers 120 et suivants :
Domitie
L’Empereur, bien qu’en l’âme il prévît quelle haine
Concevrait tout l’État pour l’époux de la reine
Sembla voir cet amour d’un œil indifférent
Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent16.
24Les torrents sont de larmes aussi dans Horace quand Camille évoque les souffrances endurées avec Curiace quand la guerre entre Albe et Rome les séparait :
Camille
Combien contre le Ciel il vomit de blasphèmes,
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux17,
25Enfin, les torrents sont aussi de colère dans Rodogune quand il s’agit des larmes de l’effrayante reine de Syrie :
Cléopâtre
Et je le retenais avec ma douceur feinte,
Afin que grossissant sous un peu de contrainte,
Ce torrent de colère et de ressentiment
Fût plus impétueux en son débordement18.
26Le débordement des affects est joué et contenu par la métaphore : si on la déplie, on voit que la colère est un torrent qui contient aussi le ressentiment, et que le torrent est si impétueux qu’il en vient au débordement. Le travail de la langue métaphorise et redouble les affects, comme en attente ce qu’un corps et une voix en feront.
Flottant, flotter
27La troisième sédimentation lexicale évoque le flottement. L’image est littérale chez Médée, lorsqu’elle se représente elle-même dans le vers déjà cité : « Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu… »
28Elle devient évocatrice de l’état d’âme troublé de l’infante que décrit sa gouvernante Léonor dans Le Cid :
Léonor
Votre vertu combat et son charme et sa force,
En repousse l’assaut, en rejette l’amorce,
Elle rendra le calme à vos esprits flottants19.
29Elle évoque aussi, dans Rodogune, l’incertitude de la situation respective des deux frères, qui entretient chez chacun l’espoir d’épouser Rodogune et porte Antiochus à la magnanimité :
Antiochus
De tous deux Rodogune a charmé le courage
Cessons par trop d’amour de lui faire un outrage
Elle doit épouser, non pas vous, non pas moi,
Mais de moi, mais de vous, quiconque sera Roi
La Couronne entre nous flotte encore incertaine
Mais sans incertitude elle doit être Reine20.
30Le même Antiochus emploie la métaphore du flottement plus loin dans la pièce aux vers 1240 et suivants :
Antiochus
Je bénirai le Ciel d’une perte si grande,
Et, quittant les douceurs de cet espoir flottant,
Je mourrai de douleur, mais je mourrai content21.
31Ce jeu lexicologique autour de l’élément liquide et labile questionne ce que ce recours à l’image de l’instabilité peut provoquer dans le corps et la voix de l’interprète. Nous avons la même interrogation en ce qui concerne le recours à un travail de métaphorisation des affects. En d’autres termes, comment le fleuve peut-il devenir un modèle interprétatif ?
Le fleuve, un modèle interprétatif ?
32Le flottement, le cours, les torrents sont autant d’images figées dans la langue, autrement dit des métaphores usuelles qui se présentent pourtant comme des difficultés pour l’interprète. Comment les faire entendre alors qu’elles peuvent sembler convenues ? Comment activent-elles le travail du corps et de la voix de l’interprète ? Et de quel interprète parle-t-on ici ? Sur ce dernier point, nous aurons trois points de référence : l’interprète d’aujourd’hui formé à l’école du jeu selon Stanislavski, dont la pensée et la célèbre méthode, le « système », ont essaimé partout en Europe et aux Amériques tout au long du xxe siècle. Nous aurons aussi pour référence l’interprète d’aujourd’hui qui travaille selon les usages de la réactivation baroque, autrement dit, une pratique historiquement informée. Enfin, nous ne nous interdisons pas de réfléchir par rapport aux usages historiques, et à ce que nous savons du travail des interprètes du xviie siècle.
Le flottement, le torrent, le cours : questions de gestuelle
33Le flottement témoigne d’un mouvement au gré du courant, il dit une forme de dépossession de soi et d’abandon à un courant plus puissant que soi. Le flottement désigne l’indistinction, l’incertitude, une situation instable. Du point de vue du jeu, ce mot est puissant et cristallise aussi bien des états affectifs que des situations politiques : le flottement des sentiments de Tite22, ou celui de la couronne entre Antiochus et son frère Séleucus23. Le mot fonctionne dans les textes présentés plus haut comme une didascalie interne : c’est-à-dire qu’il indique un geste et dessine dans l’espace le mouvement. Ce faisant, il donne vie à l’espace autour de l’interprète, soit que l’on projette l’image devant soi, ou bien autour de soi.
34Dans le travail baroque, ou historiquement informé, le geste précède toujours la parole. On dessinera donc le flottement dans l’espace, avec un travail de port des bras, la possibilité d’un geste mimétique de la main portée, avant de donner le mot à entendre.
35Les torrents de larmes pourrait renvoyer l’interprète à un geste proposé par Eugène Green dans sa pédagogie, geste dont il dit qu’il l’a emprunté à un moment de jeu d’un Nô japonais. Souvent rejoué depuis dans des productions baroques, comme on adresse un clin d’œil aux initiés qui se reconnaîtraient dans ce geste, il s’agit des larmes qui s’écoulent et coulent le long des joues, mouvement imité par le jeu des mains près du visage.
36Les torrents de colère manifestent la violence du discours plutôt dans un jeu du visage, travail des sourcils, de la bouche, du front.
37Le cours ne réclame pas forcément dans les exemples donnés ici un geste, mais il indique un état. Ce mot est emprunté au vocabulaire de la pensée stanislavskienne du jeu. La notion d’état convoque à la fois le ressenti émotionnel lié à une situation dans laquelle se trouve le personnage, mais aussi l’inspiration qui doit porter l’interprète, le rendre inventif, créatif, renouvelant toujours sa relation au rôle. Trouver cet état du personnage qui correspond à la situation représentée implique de rechercher à la fois l’état créateur intérieur qui est articulé aux émotions à représenter, et l’état créateur extérieur qui relève d’une préparation physique de l’interprète voix et corps assouplis, éveillés, à l’écoute, qui lui permettent de trouver une liberté d’action. On a vu dans les deux extraits présentés que le cours peut accompagner une situation heureuse du personnage, ou au contraire, exprimer la séparation.
38Dans le travail d’interprétation, le mouvement, les gestes du corps accompagnent ceux de la voix, dans son rythme, son débit, son accentuation.
Questions de prononciation
39Quand Tite dit « Malgré les vœux flottants / de mon âme inégale, / Je veux l’aimer, je l’aime24, […] », on remarque que l’adjectif « flottants » se trouve à l’hémistiche, il est donc accentué sur le a, et, si l’interprète travaille en déclamation restituée, il doit prononcer la consonne finale du mot. Le « s » sonore et l’accentuation renforce l’effet du mot et souligne le trouble dans lequel se trouve Titus.
40Chez la Cléopâtre de Rodogune, lorsqu’une actrice joue les vers,
Ce torrent de colère et de ressentiment
Fût plus impétueux en son débordement25 […],
41la consonne -r- est omniprésente dans le vers ; elle indique ce mouvement affectif, et plus encore en déclamation baroque, où les -r- sont roulés, donc renforcés dans la chaîne sonore. Le travail de l’emphase qui est admise permet de faire entendre la double consonne de « torrent », et de donner du poids aux consonnes -p- de « impétueux », -d- de « débordement ». « Ressentiment » et « débordement » sont en fin de vers et riment. En déclamation restituée, le -t- final se fera entendre aussi, ce qui renforce la présence des consonnes dans ces deux vers et leur donne ainsi une charpente, une ossature puissante, à la hauteur de la force du torrent. La force de l’image est donc d’abord d’animer la langue et de jouer avec elle. C’est le travail de la métaphore dont nous parlions plus haut. Mais lorsque le vers doit être dit par l’interprète et non pas lu pour soi en lecture silencieuse, il apparaît alors que tout se joue dans un travail de reflet et de miroitements : la langue donne une direction de travail à l’interprète, et cette direction de travail en vient à renforcer les effets de la langue.
Les possibilités rythmiques
42Parmi les glanures citées plus haut, nous pouvons revenir sur les vers 1309-1310 de Rodrigue :
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
43La répétition de la conjonction « et » crée une dynamique, une ampleur de mouvement à l’image du lit du fleuve qui déborde, pour laisser ensuite un paysage de désolation.
La représentation spectaculaire de soi
44Médée, nous l’avons vu, se représente elle-même en magicienne, pieds nus, cheveux flottants, c’est-à-dire libres et défaits, sans coiffure qui les retienne. Or cette représentation de soi entre en contraste avec le costume et la tenue de la comédienne qui ne pouvait pas, du moins jusqu’au xviiie siècle, se présenter ainsi au public. À la création de la pièce en 1635, les cheveux flottants de Médée ne sont que discours.
45On sait que ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle que Mlle Clairon a suscité l’étonnement lorsqu’elle a osé entrer en scène dans Électre en tenue de deuil noir, les cheveux défaits :
Électre, Dessin de Jean-Louis Fesch (1739-1778).
Encre et gouache sur vélin contrecollé sur carton, en couleur, 11 × 9,5 cm.
BnF, département des Arts du spectacle, 4-O ICO-161 (9)
46Cette image de Mlle Clairon qui joue sans coiffure, d’une manière plus conforme à l’image du deuil, dans une recherche de vérité par rapport au personnage d’Électre témoigne de cette volonté de réforme qui est à l’œuvre dans la seconde moitié du xviiie siècle. Elle rappelle combien le travail des interprètes a pu influencer le fait théâtral, et transformer par la pratique les questions théoriques, comme celle par exemple de la vraisemblance. Aujourd’hui, les cheveux de Médée peuvent bien flotter, la question théâtrale ne se situe plus dans ce rapport-là au public.
Quand le fleuve ouvre à la possibilité d’une histoire sensible : l’exemple de Dorante dans Le Menteur
47Le passage par le motif du fleuve en tant que présence métaphorique et poétique permet, pour finir, une ouverture sur un point qui nous semble crucial en termes d’interprétation et de direction des interprètes : comment l’appréhension sensible des phénomènes du passé peut-elle ouvrir à des images qui agrandissent les espaces mentaux, aide à développer leur capacité à voir et imaginer ?
48Notre réflexion s’appuie ici sur l’importance que revêt l’imagination dans le travail et la pédagogie théâtrale, depuis notamment les travaux de Stanislavski. Dans « le Système », expression consacrée pour désigner sa méthode de travail qu’il met en œuvre patiemment, il accorde une grande importance à l’imagination, qu’il associe aussi à la fantaisie. En voici une définition, par Marie-Christine Autant-Mathieu :
L’imagination est liée à la vision intérieure. Elle est nécessaire non seulement pour créer mais aussi pour renouveler, rafraîchir ce qui a été trouvé. Elle est la clé, le point de départ du mouvement et du discours scéniques. En s’appuyant sur les découvertes des psychologues de son temps, en particulier sur les écrits de Théodule Ribot, Stanislavski pose que l’imagination stimule la mémoire affective et sélectionne, organise ce qui émerge des tréfonds de l’acteur pour créer le personnage. L’imagination et la fantaisie doivent être stimulées par des questions (qui, quand, où, pourquoi, à quelle fin, comment ?) afin que le tableau imaginaire qui se forme devant l’œil intérieur de l’acteur soit varié et précis26.
49Nourrir, inspirer, et donner la plus grande force possible à cette vision intérieure de l’interprète est l’une des questions récurrentes et ardues dans le travail de transmission, et de direction des acteurs et actrices. Notre hypothèse de recherche en création, notamment depuis la mise en scène de la comédie mêlée de musique et de danse Les Fâcheux de Molière et Beauchamps27, est que les interprètes des œuvres du passé doivent nourrir de toutes les manières possibles leur imagination et leur fantaisie par la lecture des traités, par une plongée dans l’iconographie, par une immersion dans la musique du temps. Il s’agit bien de ce que Marie-Christine Autant-Mathieu nomme la stimulation de l’imagination, notamment lorsqu’il s’agit de bâtir le lieu de la fiction, de dérouler sa temporalité historique, de s’approcher des ressorts de l’action liés à des contextes précis. Une approche par le sensible des phénomènes historiquement situés dessine alors un chemin pour l’interprète.
50La présente réflexion sur la pensée du fleuve dans l’œuvre de Corneille offre une amorce à cette démarche et aux expériences qu’elle engendre. En effet, lorsque l’on part à la recherche du fleuve dans l’œuvre de Corneille, on rencontre Dorante dans Le Menteur, comme persuadé lui-même d’avoir vécu une grande fête sur la Seine qu’il donne à voir dans un saisissant tableau vivant (v. 267-300) auquel il prête vie au fur et à mesure qu’il l’invente. Cette fête sur l’eau convoque les cinq sens qui se répondent et s’enrichissent mutuellement. La vue est magnifiée par le moment du feu d’artifice ainsi décrit :
Après qu’on eut mangé, mille et mille fusées,
S’élançant vers les cieux, ou droites, ou croisées,
Firent un nouveau jour, d’où tant de serpenteaux
D’un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu’on crut que pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l’élément du feu tombait du ciel en terre28.
51L’ouïe et le goût sont associés dans l’omniprésence de la musique qui accompagne le temps du banquet, et s’offre en un concert sophistiqué qui spatialise le son en fonction des pupitres :
De cinq bateaux qu’exprès j’avais fait apprêter
Les quatre contenaient quatre chœurs de musique
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons, en l’autre, luths et voix,
Des flûtes, au troisième, au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l’air poussaient des harmonies,
Dont on pouvait nommer les douceurs infinies29.
52Le goût, le toucher et l’odorat s’enrichissent mutuellement dans les vers suivants :
Le cinquième [bateau] était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade, et d’orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin,
Là je menai l’objet qui fait seul mon destin,
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets,
Vous saurez seulement qu’en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu’on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
[…]
Après ce passe-temps on dansa jusqu’au jour
Dont le soleil jaloux avança le retour30 ;
53Pour l’interprète, il y a deux plans qui sont à distinguer : au cœur de la diégèse, Dorante est dans son personnage de menteur, il ne dit pas la vérité, il la déguise, la farde, l’embellit et raconte des merveilles. Mais il est ici moins menteur que visionnaire. Il a en effet une vision, si précise, si puissante qu’elle persuade ses auditeurs de sa véracité. Or cette puissance de la vision dans sa force d’évocation est sans doute appuyée sur une expérience sensible des divertissements sur l’eau acquise par le créateur du personnage : les fêtes sur l’eau aux xviie et xviiie siècles ; le comédien d’aujourd’hui pourra penser aux pièces de Haendel intitulées justement Water music qui seront écrites en juillet 1717 pour accompagner une fête nautique itinérante sur la Tamise en l’honneur du roi Georges Ier.
54Il pourrait aussi penser à la relation que donne Félibien de la grande fête ordonnée par Fouquet à Vaux le Vicomte le 17 août 1661, dix-sept ans après Le Menteur. Le divertissement proposé par le surintendant alliait les plaisirs du concert à ceux de la gastronomie, de la comédie et des feux d’artifice. Les croisements avec le récit de Dorante sont nombreux. Nous citons ici un extrait de la relation de Félibien :
Le Roy étant revenu au château et le jour faisant place à la nuit, il trouva une table sur laquelle on luy servit un ambigu, où la délicatesse et la profusion disputoient à l’envy. J’en eu la veue un passage, n’aïant pas voulu m’embarasser dans la chambre du Roy et voulant profiter de l’ordre que Mr le Surintendant avoit donné, qui fut si bien exécuté, qu’une grande quantité de tables fort longues et fort bien servies furent dressées en même temps, et j’y trouvay une fort bonne place où l’on nous donna des faisans, ortolans, cailles, perdreaux, bisques, ragoûts et d’autres bons morceaux, de toutes sortes de vins en abondance. Les tables furent relevéez plus de cinq ou six fois, et il n’y eut personne qui n’en fût pleinement satisfait [fol. 718 vo]. J’oubliois à vous dire, que pendant que le Roy souppoit, les vingt-quatre violons faisoient retentir tous les lieux d’alentour de leur charmante harmonie. Leurs Majestés aïant souppé, chacun courut pour prendre place à la comédie. Le théâtre etoit dressé dans le bois de haute futaye, avec quantité de jets d’eau, plusieurs niches, termes et autres enjolivements : et l’ouverture en fut faite par Molière, qui dit au Roy qu’il ne pouvoit divertir Sa Majesté, ses camardes étant malades, si quelque secours étrangés ne luy arrivoit. […] Le sujet de la comédie fut contre les fâcheux et les fâcheuses, où un homme se voit importuné de tous les fâcheux dont on peut estre tourmenté. La pièce est divertissante et quelque gens de la Cour qui y [fol. 719 vo] étoient présents y trouvèrent leur rolle. Chaque intermède d’acte étoit rempli d’une entré de ballet de joueurs de paulme, de mail, de boulle, de frondeurs, de savetiers, de suisses et de bergers. Celle-cy me sembla la plus belle et je pris un plaisir extrême à voir danser une femme qui dansoit entre quatre bergers avec une légèreté et une grâce nonpareille. Il étoit déjà une heure après minuit et la nuit sombre favorisant ces choses contribuoit merveilleusement à en augmenter la beauté et à surprendre les sens qui s’en forgeoient mille imaginations agréables. De cet amphithéâtre sortit une quantité inombrable de fusées qu’on perdoit de veüe et qui sembloient vouloir porter le feu dans la voûte des cieux, dont quelques-unes retombant faisoient [fol. 720 vo] mil figures, formoient des fleurs de lis, marquoient des noms et représentoient des étoilles, pendant qu’une baleine s’avançoit sur le canal du corps de laquelle on entendit sortir d’épouvantables coup de pétards, et d’où l’on vit s’élancer en l’air des fusées de toutes sortes de figures, de sorte qu’on s’imaginoit que le feu et l’eau s’étant unis n’étoient qu’une mesme chose : les cascades des deux côtez, le canal au milieu, le feu de l’amphithéâtre, celui de la baleine et les fusées serpentant sur l’eau, faisoient assurément un fort beau mélange31.
55On voit comment le témoin qu’est Félibien décrit à la fois les grands moments de la fête – le temps de la promenade, celui de la collation, celui de la comédie, celui du souper, du feu d’artifice – en rendant compte de leur ordonnancement dans la chronologie de ce temps hors du commun. La présence des vingt-quatre violons qui accompagnent chaque moment ajoute à la merveille que produit la fête. Comme dans le récit de Dorante, tous les sens des participants, ou acteurs de cette grande fête, sont stimulés : le goût, l’ouïe, la vue, l’odorat on le suppose aussi par la qualité des mets proposés et leur fumet. Ce texte de Félibien est un appui de jeu considérable pour l’interprète de Dorante. Pour rythmer le tableau vivant qu’il met sous les yeux des spectateurs, la relation de Félibien se révèle précieuse : elle indique les grands moments de la fête, vient renouveler les images de feu d’artifice, indique un rapport à la musique omniprésente réclame un travail rigoureusement et historiquement documenté : la lecture de textes connexes, proches, conjoints comme celui de Félibien permet de s’enrichir en agrandissant ses images mentales, en leur donnant plus de corps, de poids et de vie dans son imaginaire.
56Cette préparation de l’interprète en répétition rejoindrait ici le travail d’un historien du sensible dans cette démarche qui affirme « la nécessité d’une sensibilisation et d’une sensualisation de la pratique historique ». C’est l’historien allemand Jan-Friedrich Missfelder qui évoque ainsi la posture de chercheur que réclame l’histoire sensible dans un article publié en français en 201732. Dans la lignée de l’histoire des sensibilités appelée de ses vœux par Lucien Febvre, Alain Corbin a lancé une approche historique nouvelle : sociale, culturelle et anthropologique. Par commodité, nous retiendrons la définition d’une histoire sensible en action inscrite dans le sillage des premiers travaux d’Alain Corbin qui, dans son ouvrage fondateur Le Miasme et la Jonquille33 aborde l’étude d’un sens – l’odorat ou l’ouïe – et ses usages, afin d’identifier, de décoder et de classer des messages sensoriels, de faire apparaître des goûts et des modes, de traiter l’environnement sensible affectant l’individu et la communauté. En historien du corps, il s’attache à montrer comment celui-ci est à la fois le lieu de la perception, des émotions et de l’expression du sensible. L’histoire sensible / du sensible peut ainsi s’entendre suivant trois approches :
– celle des sens, axée sur la compréhension de leur fonctionnement biologique et physiologique, les hiérarchise et leur attribue un rôle dans la perception du monde alentour au sein de chaque société,
– celle de l’environnement sensoriel cherche à décrire le paysage sonore, olfactif, gustatif, coloré ou imagé d’une société et à en restituer l’atmosphère sensible,
– celle de la perception, proche de l’histoire des sensibilités, est centrée sur les émotions ressenties, les influences du sensible sur l’individu et sur la société dans son ensemble.
57À la croisée des sens et de la perception, du social et du culturel, l’histoire du sensible s’attache aux façons de percevoir le monde qui environne chaque individu ou chaque groupe, réfléchissant à ce qui peut être éprouvé ou ressenti. Dans ce cadre, l’interprète théâtral se rapprocherait, dans son travail préparatoire du rôle, d’un anthropologue du sensible pour qui
[…] la connaissance […] se présenterait non pas comme l’établissement d’un fait historique, mais comme la tentative de vivre des expériences historiques comme des expériences présentes, sans pour autant retomber dans les phantasmes naïfs de l’évocation34.
58Cette pensée du fleuve qui était au point de départ de cette traversée de l’œuvre cornélien, nous a fait ainsi aborder, au gré des dérives qui l’ont portée, aux rivages d’une histoire qui intéresse le corps des acteurs. Elle est encore récente, et du point de vue du travail du jeu, elle est riche d’un extraordinaire potentiel qui reste à exploiter, à développer, à expliciter aussi. Elle est, nous semble-t-il, porteuse de la possibilité de transmettre aux interprètes de demain les réalités historiques qui structurent les œuvres du passé, d’en éclairer le contexte, d’une dégager les forces et les faiblesses. Elle peut conditionner un passage au plateau riche, plein, rigoureusement documenté, historiquement situé et stimulant le travail d’imagination et de fantaisie des interprètes ; en un mot, une histoire capable de nourrir leur créativité.
1 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Paris, José Corti, 1942, édition Le Livre de Poche, 1993.
2 Volker Meking, « Madame de Villedieu : glanures lexicales (Manlius, 1622) », dans N. Grande, E. Keller (dir.), Madame de Villedieu et le théâtre. Actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008), Lyon, Narr Verlag, p. 131-144.
3 Nous rappelons que le champ lexical renvoie à un groupe de mots qui se rapportent à la même idée. Alors que le champ sémantique concerne la polysémie du mot, c’est-à-dire les différents sens que prend un mot dans une phrase en fonction du contexte.
4 . C’est à l’édition du Théâtre de Pierre Corneille publiée par les Classiques Garnier que nous empruntons tous les exemples cités ici, sauf un, car elle donne les textes dans leur édition princeps, la plus adaptée à la déclamation baroque. Nous mettons en italiques les mots qui alimentent le commentaire.
5 Nous consacrons plus bas un commentaire au récit que fait Dorante d’une fête sur l’eau.
6 Le Cid, édition critique de Liliane Picciola dans Pierre Corneille, Théâtre, t. II, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2017, acte III, scène 6, v. 1083-1084.
7 Ibid., acte IV, scène 3, v. 1309-1310.
8 Mélite, édition critique de Jean de Guardia, dans Pierre Corneille, Théâtre, t. I, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2014, acte IV, scène 6, v. 1454-1465.
9 Médée, édition critique de Florence Poirson, dans Pierre Corneille, Théâtre, t. II, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2017, acte IV, scène 1, v. 993-1004.
10 Mélite, édition citée, acte I, scène 2, v. 157-162.
11 Ibid., acte I, scène 4, v. 326-331.
12 « Pervertir : verb. act. Corrompre, donner de meschantes instructions, de meschans exemples. Les guerres civiles ont perverti bien du monde, les ont fait changer de Religion. Nostre siecle est fort perverti. Le luxe a perverti bien des femmes », selon le Dictionnaire de Furetière de 1690, http://www.furetière.eu/index.php/non-classifie/948105267-, page consultée le 12 novembre 2024.
13 Mélite, édition citée, acte II, scène 2, v. 417-420.
14 Médée, édition citée, acte V, scène 2, v. 1379-1383. La variante est fournie p. 359.
15 Ibid., acte V, scène 4, v. 1511-1518.
16 Tite et Bérénice, édition G. Couton dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1984, acte I, scène 1, v. 119-122.
17 Horace, édition critique de Laura Rescia, dans Pierre Corneille, Théâtre, t. II, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2017, acte I, scène 2, v. 180-181.
18 Rodogune, édition critique de Liliane Picciola, dans Pierre Corneille, Théâtre, t. IV, Paris, Classiques Garnier, Paris, « Bibliothèque du théâtre français », 2024, acte IV, scène 3, v. 1315-1318.
19 Le Cid, édition citée, acte I, scène 3, v. 123-125.
20 Rodogune, édition citée, acte I, scène 3, v. 155-159.
21 Ibid., acte IV, scène 1, v. 1240-1242.
22 Héros de Tite et Bérénice.
23 Voir le vers 159, cité plus haut.
24 Tite et Bérénice, édition citée, acte II, scène 1, v. 440-441.
25 Rodogune, édition citée, acte IV, scène 3, v. 1317-1318.
26 Marie-Christine Autant-Mathieu, « Glossaire du Système, brefs historiques du Système et des studios » dans la Correspondance de Stanislavski, Paris, EurOrbem éditions, coll. « texte(s) », 2018, p. 633-634.
27 Les Fâcheux de Molière et Beauchamps, comédie mêlée de musique et de danses a été jouée dans le cadre des Fêtes nocturnes du Château de Grignan durant tout l’été 2022. Mise en scène de Julia de Gasquet, chorégraphie de Pierre-François Dollé, dramaturgie de Marie Bouhaïk-Gironès, direction musicale d’Anne Piéjus, scénographie d’Adeline Caron, création lumières de Nathalie Perrier, costumes de Julia Brochier ; comédiens : Thomas Cousseau, Julia de Gasquet, Adrien Michaux, Alexandre Michaud, Mélanie Traversier. Cette création a donné lieu à un documentaire [qui explicite la démarche que nous appelons « historiquement documentée » : Devant l’archive : le travail des interprètes sur la création des Fâcheux, un film documentaire de Marie Bouhaïk-Gironès et Julia de Gasquet, réalisé par Antoine Bouhaïk, 50 minutes, 2022, https://devantlarchive.wordpress.com/, page consultée le 12 novembre 2024.
28 Le Menteur, édition critique de L. Picciola, dans Pierre Corneille, Théâtre, t. III, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre classique », Paris, 2023, acte I, scène 5, v. 289-294.
29 Ibid., v. 268-273.
30 Ibid., v. 275-296.
31 Édition de Gaëlle Lafage / 2015, texte disponible en ligne : https://www.chateauversailles-recherche.fr/IMG/pdf/4-5.pdf, page consultée le 22 novembre 2023.
32 Jan-Friedrich Missfelder, « Quand l’histoire passe par le corps. Sens, signification et sensorialité́ au service d’une anthropologie historique », Trivium [En ligne], 27 | 2017, mis en ligne le 19 décembre 2017 : http://journals.openedition.org/trivium/5617, page consultée le 8 septembre 2020.
33 Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille, Paris, Flammarion, « Champs », 1982.
34 Jan-Friedrich Missfelder, article cité, p. 10.
sous la direction de Yohann Deguin et Liliane Picciola
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 2, 2024
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1812.
Quelques mots à propos de : Julia Gros de Gasquet
Université Sorbonne Nouvelle-Institut d’Études Théâtrales
LIRA (Laboratoire International de Recherches en Arts)