Sommaire
Du côté du soleil couchant…
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
- Anne-Élisabeth Spica La description dans L’Astrée : mode d’emploi
- Suzanne Duval La prose poétique de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Pauline Philipps Polemas ou les monstruosités d’un amour déçu dans la première partie de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Tristan Alonge À la recherche de l’unité perdue dans la première partie de L’Astrée
- Hélène Thérin « Et la mort déguisée rôdait à chaque pas. » La mort dans L’Astrée
- Jean-Brice Rolland La pastorale au marteau !
Du côté du soleil couchant…
La description dans L’Astrée : mode d’emploi
Anne-Élisabeth Spica
1L’Astrée est un roman où conflue le triple héritage du roman hellénistique, à la manière des Éthiopiques d’Héliodore, du romanzo italien, lui-même largement tributaire du roman médiéval, du roman pastoral européen. Actions et personnages s’y multiplient, du récit cadre aux récits enchâssés.
2Ce triple héritage implique aussi la pratique large de la description, fondatrice de la fiction narrative en prose dans l’Antiquité1 mais aussi à la période moderne, comme Georges Molinié l’a souligné dans son ouvrage pionnier2 et comme Marie-Gabrielle Lallemand l’a mis en évidence dans la pratique du long roman qui suit L’Astrée3. En fonction d’un tel arrière-plan de création, en fonction d’une telle habitude de lecture en synchronie historique, la description dans L’Astrée relève-t-elle de la topique d’invention romanesque dont il suffirait de faire l’inventaire thématique et rhétorique ?
3Bien sûr, il me semble que nous pouvons aller un peu plus loin, tout d’abord en listant les questions qui se posent à propos de la description en général, appliquées à L’Astrée. Voici celles que nous pouvons repérer – ce serait un peu le travail préparatoire à une leçon d’agrégation :
4La première consistera à se demander si la description est-elle à opposer à la narration, comme la suspension temporelle s’oppose à l’action, comme l’ornement s’oppose à l’essentiel, selon une tradition bien vivace dont Gérard Genette, Philippe Hamon ou Jean-Michel Adam, pour ne retenir que ces trois noms dans la tradition critique francophone contemporaine, ont déploré la persistance d’une voix très vive4. La réponse sera rapide (le traitement nous occupera un peu plus) : non, bien sûr, la description et la narration ont partie liée, non seulement parce que le roman hellénistique tire son action d’une description initiale, qui en est comme le ressort qu’il suffit ensuite de dérouler, mais aussi, comme le rappelle J.-M. Adam, parce que la description apparaît dans la Poétique d’Aristote à propos de la représentation en fiction, expressément liée aux personnages en action. La narration et la description ne sont pas deux objets antithétiques au sein du tissu discursif, mais deux points de vue différents sur les actions rapportées au sein de ce tissu, comme le propose Philippe Hamon : les événements comme pur procès, pour reprendre à Genette le mot de « procès », ou le spectacle de ce procès, qui n’est donc pas interrompu ; les deux points de vue sont autant de propositions concourant au progrès du discours qui rapporte ces actions et qui ne se réduit pas au récit.
5La deuxième question consistera dans la manière de définir la description. À la définition du TLFi, trop lacunaire et assez tautologique (« action de décrire »), nous préférerons une définition plus ancienne et plus complète : celle que donnent à lire les Progymnamata d’Aélius Théon, rhéteur du iiie siècle après Jésus-Christ, dans le chapitre consacré à l’exercice de l’ecphrasis. Ce dernier consiste dans l’élaboration d’un
Discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître.
On a des descriptions de personnes, de faits, de lieu et de temps.
– De personnes, comme chez Homère : Des épaules voûtées, une peau brune, une tête frisée, et sur Thersite : « Il avait le crâne pointu et boitait d’une jambe », etc.
– Et chez Hérodote l’aspect de l’ibis, des hippopotames et des crocodiles d’Égypte.
– Description de faits : guerre, paix, tempête, famine, peste, séisme.
– De lieux : ports, rivages, villes, îles, déserts et autres lieux de ce genre.
– De temps : printemps, été, fête et autres temps de ce genre.
On a aussi des descriptions de « manières » comme celles qui décrivent les divers modes de production des mobiliers, des armes, des machines. Par exemple, la Fabrication des armes chez Homère et chez Thucydide le retranchement des Platéens ou la construction des machines.
– […] On pourra avoir aussi une sorte de description mixte, comme celle d’une bataille de nuit chez Thucydide et chez Philistos : la nuit est en effet un moment et la bataille une action. (Progymnasmata, 7, 118.6-119.5, trad. M. Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 66-68)
6Voilà qui rejoindra la définition du verbe « décrire » dans le TLFi : « Représenter en détail par écrit ou oralement, certains traits apparents d’un animé ou d’un inanimé », cette représentation relevant de l’évidence, de ce qui saute aux yeux, de ce qui transmute le lisible en visible5.
7Troisième question, qui nous conduit maintenant au texte de L’Astrée : la description est-elle réductible à l’objet qu’elle décrit ? Et plus particulièrement encore, la description est-elle identique aux peintures dans L’Astrée ? La réponse sera non, et c’est vraiment une ligne importante à tenir. Dans L’Astrée, la description renvoie aux mots qui la composent, car les objets, les personnages, les actions, les moments décrits n’ont jamais existé, c’est un roman de la pure invention d’Honoré d’Urfé. Sister Mary Catharine MacMahon et Maxime Gaume6 à sa suite ont bien montré que les descriptions des peintures ne désignaient aucun original identifiable. Dans L’Astrée, l’artefact littéraire qu’est la description doit se considérer en soi et pour soi, et non pas selon une référentialité qui reviendrait à étudier seulement le contenu de la représentation silhouettée par les mots. De fait, il n’y a pas de référents objectivables. C’est une des difficultés que pose l’énoncé, qui est de ne pas faire de la description un prétexte à regarder ce qu’elle semble désigner, pour commenter une représentation en réalité inexistante. Il ne faut pas sortir des mots, ou en tout cas, à moment donné, il ne faut plus en sortir.
8De ces questions, il me semble que nous pouvons dégager deux fils : celui de l’articulation de la description et de la narration, du déploiement du visible à travers le lisible, en quelque sorte ; et celui de l’autoréférentialité poétique de la description. La problématique la plus simple pour en rendre compte pourrait être la suivante :
9La dynamique romanesque choisie par Honoré d’Urfé n’a a priori rien d’original au moment où ce dernier compose L’Astrée : la description constitue un morceau attendu dans la narration, comme on le trouve dans Amadis de Gaule, les romanzi italiens ou les pastorales antérieures. Nous pourrons avoir en tête les exemples suivants, en nous appuyant sur la commode récapitulation que propose Eglal Henein7 : le quatorzième livre d’Amadis de Gaule, et ses lieux enchantés décorés de peintures mythologiques ; les portes du palais d’Armide, dans la Jérusalem délivrée, représentant Hercule et Omphale ainsi qu’Antoine et Cléopâtre, deux esclaves de l’amour ; dans le Roland Furieux, Merlin qui commande à des démons des peintures racontant le destin des futurs envahisseurs de l’Italie ; les épisodes pastoraux aux murs du temple de Palès dans l’Arcadia de Sannazar ou encore le palais de la sorcière Felicia, dans la Diana de Montemayor, où se déploient les « figures d’empereurs et de dames romaines et autres semblables antiquailles ». Ces descriptions de peintures motivent la narration tandis que cette dernière suscite les premières, à l’instar de ce qui se passe dans le premier roman pastoral, Daphnis et Chloé de Longus, tout en lui procurant les ornements spectaculaires, mais non superfétatoires, propres à susciter l’ébahissement et la délectation8 du lecteur qui caractérisent le genre romanesque.
10Comment cette situation en apparence canonique, topique, permet-elle de façonner un roman quant à lui parfaitement original, qui donne à lire une vision du monde à travers une vision des mots ? En d’autres termes, nous regarderons comment la description façonne le lieu où observer la mise en place d’une poétique particulière de L’Astrée, celle de l’éducation du regard à travers l’éducation aux mots par le recul sur leur combinatoire discursive que le dispositif de la description organise ; car c’est bien de la description comme dispositif, non pas comme fait ou ornement, qu’il soit esthétique ou rhétorique, que nous allons parler en définitive.
I. Des descriptions variées et virtuoses
A. Typologie
11On trouve dans L’Astrée de nombreuses descriptions : leur typologie rejoint globalement celle que proposent les traités de rhétorique (personnes, activités humaines et artefacts remarquables, lieux) et celles que les lecteurs sont friands de retrouver dans les romans de la même période.
121. Les descriptions d’artefacts artistiques ou ecphraseis, sautent aux yeux et nous commencerons par elles notre liste : les peintures qui ornent la chambre du palais d’Isoure au livre II, parmi lesquelles Céladon se réveille, ou les fresques de la grotte de Damon et de Fortune au livre XI sont parmi les morceaux les plus spectaculaires du roman et pas seulement de la première partie. Nous y reviendrons.
132. On trouvera aussi en nombre des descriptions de personnages, aussi bien des prosopopées, des descriptions des traits extérieurs, que des éthopées, des descriptions de caractère.
14Nous proposons aux agrégatifs les trois exemples suivants de prosopopées – un jour de leçon, il vaudrait mieux n’en retenir qu’un seul, en fonction de son goût ou de l’accent que l’on souhaitera donner à son propos. Le premier rend compte d’un jeu ecphrastique avec la statuaire antique, fort prisée des amateurs aristocratiques français au xvie siècle, tout autant qu’avec les costumes des ballets de cour9, en même temps qu’il silhouette un portrait de Galathée et de ses compagnes fondé sur les détails d’un vêtement aristocratique bien propre à les qualifier par leurs traits extérieurs.
Il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars, alloient ondoyant sur les espaules, couverts d’une guirlande de diverses perles : elles avoient le sein découvert, & les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d’où sortoit un linomple deslié, qui froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. Chacune avoit au costé le carquois remply de fléches, & portoit en la main un arc d’yvoire, le bas de leur robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit paroistre leurs brodequins dorez jusques à mi-jambe. (I, p. 3010)
15Le second est très bref. Il condense la juxtaposition des références antiques empruntées à la mythologie, et des références modernes empruntées aux topoï physiques des romans médiévaux ou renaissants. En même temps, il rend bien compte du silhouettage d’un personnage secondaire, Méril en l’occurrence, dont Urfé est maître : à la fois Cupidon et Chérubin avant l’heure, c’est le parfait intermédiaire entre les nymphes d’Isoure et Céladon :
« voyant ces Nymphes il les prist pour les trois graces : & mesmes voyant entrer avec elles le petit Meril, de qui la hauteur, la jeunesse, la beauté, les cheveux frisez & la jolie façon, luy firent juger que c’estoit Amour. » (I, p. 170)
16La troisième description, celle de Céladon échoué au bord du Lignon, permet de jouer avec toute une série de paradoxes descriptifs : le vif comme un mort, la beauté stylistique pour dire l’horreur thématique, le vivant comme une statue dont l’ecphrasis serait la meilleure et surprenante manière, détail après détail, de métamorphoser la matière minérale en un corps destiné à vivre, bien propre à donner de l’amour à Galathée :
il avoit encor les jambes en l’eau, le bras droit mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourné par derriere, & comme engagé sous le corps, le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui se laissoit aller en arriere : la bouche à demy entre-ouverte, & presque pleine de sablon, degouttoit encore de tous costez : le visage en quelques lieux esgratigné & soüillé ; les yeux à moitié clos : & les cheveux, qu’il portoit assez longs, si moüillez que l’eau en couloit comme de deux sources le long de ses joues, dont la vive couleur estoit si effacée qu’un mort ne l’a point d’autre sorte : le milieu des reins estoit tellement avancé, qu’il sembloit rompu, & cela faisoit paroistre le ventre plus enflé, quoy que remply de tant d’eau il le fust assez de luy-mesme. (I, p. 131)
17Dans un roman qui décline toute une palette de personnages où la typisation caractérologique est associée à une cohérence psychologique forte, travail qui donne une présence remarquable au demeurant à ces personnages sur la scène du roman11, la prosopopée assure le passage d’une extériorité à une intériorité :
Astrée ouvrit les yeux, & certes bien changez de ce qu’ils souloient estre, quand Amour victorieux s’y monstroit triomphant de tout ce qui les voyoit, & qu’ils voyoient. Leurs regards estoient lents & abattus, leurs paupieres pesantes & endormies, & leurs esclairs changez en larmes : larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d’où elles venoient, & de ces yeux bruslants par où elles passoient, brusloient & d’amour & de pitié tous ceux qui estoient à l’entour d’elle. (I, p. 129)
18En conséquence, l’éthopée relève d’une sémiologie de la transparence des êtres et de leur identification sentimentale. Elle permet au lecteur, en cela supérieurs aux personnages du roman qui n’ont pas toujours accès à cette intériorité, de mesurer la concordance toute platonicienne des états (ainsi Lycidas le mélancolique, p. 463, Célion le désespéré, X, p. 595, ou mélancolique, X, p. 603, anticipant Céladon quittant la communauté des hommes au livre XII). Elle permet aussi de mesurer l’écart – dans le cas de Sylvandre ou d’Hylas notamment – entre un physique peu amène et les qualités du personnage, si paradoxales soient-elles chez l’inconstant :
il y avoit un nommé Hylas de la plus agreable humeur qu’il se peut dire, d’autant qu’il ayme, disoit-il, tout ce qu’il void ; mais il a cela de bon, que qui luy fait le mal, luy donne le remede ; par ce que si son inconstance le fait aimer, son inconstance aussi le fait bien tost oublier, & il a de si extravagantes raisons pour prouver son humeur estre la meilleure, qu’il est impossible de l’oüyr sans rire.(IV, 415 ; c’est Sylvandre qui parle)
193. Les romans de la première modernité, héritiers des romans médiévaux, évoquent nombre de combats singuliers. L’Astrée ne fait pas exception mais ces descriptions y sont exceptionnelles, au moins dans la première partie, destinées à mettre en valeur l’inégalité des adversaires. On pourra retenir l’affrontement de Filandre et du Maure (VI, p. 398), ou celui que livre Mélandre contre Lypandas (XII, p. 665-667).
204. En ce qui concernent les topographies ou descriptions de lieu, on retiendra évidemment la fameuse description du Forez qui ouvre le roman, mais aussi celle du jardin du palais d’Isoure. Ces deux espaces, entre paysage digne d’abriter un nouvel aureum seculum et nature domptée à valeur de réservoir d’illusions trompeuses, individualisent les bornes symboliques d’une nature pastorale qui se révèle sinon largement topique.
B. Des descriptions, mais aussi des non-descriptions
21Si l’on y prête un peu attention, des passages descriptifs obligés comme des éléments de la topique descriptive attendus en roman se trouvent pourtant éludés. Ces élisions concernant aussi bien des pratiques collectives données aux personnages, qu’un objet-pivot ou encore des moments attendus.
221. On aurait pu attendre une description remarquable des jeux champêtres qui se livrent autour du temple de Vénus, lors de la fête où Céladon rencontre Astrée, ainsi que du temple de Vénus lui-même, qui offrait pourtant à un écrivain aussi talentueux qu’Honoré d’Urfé matière à briller. Il en va de même du temple de Vénus évoqué par Hylas au livre VIII, où le personnage est pourtant, un temps, en danger de mort ; chez les nymphes et les chevaliers, les jeux courtois, comme le jeu du valentin p. 217, font à peine l’objet d’une esquisse rapide.
232. De manière frappante, l’artefact à la source de tous les rebondissements du récit-cadre, à savoir le papier peint qui sert de fond au miroir dont se sert le faux devin Climanthe, pour révéler le lieu où Galathée doit rencontrer Polémas, et où elle rencontre en réalité Céladon, n’est jamais décrit.
243. Certains narrateurs esquivent de manière assumée la description, de manière toute déceptive comme au début de l’histoire de Ligdamon :
tous ces jeunes Chevaliers n’avoient autre plus grand soucy que de visiter leurs armes, & remettre leurs chevaux en bon estat : mais ce n’est d’eux de qui j’ay à vous parler, c’est pourquoy passant sous silence tout ce qui ne touche à Ligdamon, je vous diray que le jour assigné à ce grand combat, estant venu… (XI, p. 616)
25Ce refus peut se manifester dans le court-circuit de la représentation, justement avec le verbe « représenter ». On trouve, dans le livre I, dix occurrences de l’emploi participial « se representant » ou lui « representant », sans détailler les pensées et les images qu’elles suscitent, justement, par la description du for intérieur, dont Honoré d’Urfé est pourtant maître :
picqué de ce nouveau soucy, de toute la nuit il n’avoit pû clorre l’œil, tant son penser luy estoit allé representant tous les discours, & toutes les actions qu’il avoit veuës de Diane le jour auparavant, si bien que ne pouvant attendre la venuë de l’aurore dans le lit, il l’avoit devancée, & avoit desja esté long temps pres de cet hameau. (VIII, p. 447, à propos de Sylvandre)
26Aux choses, l’ellipse de la représentation privilégie les mots.
C. Une utilité
27Car la description doit d’abord être utile à la progression du récit. Loin de relever de l’ornement ou du hors-d’œuvre plaisant destiné à plaire – ou à instruire de lieux ou d’objets inconnus –, la description déclenche les péripéties.
281. Les objets transactionnels, ceux qui permettent l’échange des messages et des pièces insérées dans L’Astrée, si caractéristiques ou typiques soient-ils, ne sont décrits qu’en tant qu’ils vont remplir leur rôle. On retiendra à cet égard l’évocation de la roche plate où Astrée et Céladon cachent leurs lettres, auprès de laquelle Alcippe va surprendre leur manège :
Vous aurez peut-estre bien pris garde à ce rocher, qui est sur le grand chemin allant à la Roche : Il faut que vous sçachiez, qu’il y a un peu de peine à monter au dessus : mais y estant le lieu est enfoncé, de sorte que l’on s’y peut tenir debout sans estre veu par dehors, & par ce qu’il est sur le grand chemin, nous le choisismes pour nous y assembler, sans que personne nous vist. (IV, p. 279)
292. Une telle exploitation fait passer les éléments décrits, s’ils sont naturels, à l’état d’artefact. Le plus raffiné est sans aucun doute, à l’ouverture du roman, la description du Forez, un véritable paysage sentimental aux multiples visages et modulations à l’image des variations passionnelles dont le roman va se faire le récit.
30Ces deux derniers exemples, de même que l’élision de la description là où on aurait été en droit de l’attendre manifestent clairement l’intrication étroite du descriptif et du narratif dans le roman : la description, fonctionnelle, possède une valeur dynamique à la racine de l’économie d’ensemble du roman.
II. Description et narration
A. Le rôle structurant de la description
31Le roman tout entier est polarisé entre les descriptions de deux artefacts remarquables, de manière à faire d’un troisième, éludé, le centre de gravité, mais inatteignable, du roman.
321. au livre II, la description des peintures du palais d’Isoure marque de manière très nette le seuil entre les mondes : celui des bergers et celui des nymphes, celui de la proximité du couple central, Astrée et Céladon, et celui de leur éloignement irrémédiable où Galathée, voire Léonide, tentent de prendre la place d’Astrée et que Céladon doit donc fuir. Voire, il tient lieu d’incipit véritable au roman, à la manière des romans hellénistiques, comme l’a proposé Laurence Giavarini12, dans la mesure où il compose le tableau liminaire d’un roman pastoral et sa gestion de la mélancolie, de Saturne à Vénus.
33De fait, les tableaux d’Isoure peuvent être lus comme le discours mythologiques des amours bien entendues, nous y reviendrons. Cette longue description est précédée par une description plus courte du jardin où se trouve la fontaine de Vérité d’Amour, quant à elle décrite au livre III – avec pour pendant une autre fontaine qui ne fait pas l’objet d’une description, la fontaine des Sicomores au livre VI dans l’histoire de Diane, puis au livre IX dans l’histoire de Célion et Bellinde. Nous retrouvons d’ailleurs la fontaine de Vérité d’Amour associée à l’autre pôle descriptif du roman :
342. La description des peintures qui racontent au livre XI l’histoire de Damon et de Fortune. On remarquera que leur spectacle est précédé d’une visite du jardin où se trouve la Fontaine de Vérité d’Amour. Les fresques de Mandrague constituent le pendant exact de la première description : Adamas en les élucidant dessille les yeux de Céladon, lui qui avait été abusé par les peintures d’Isoure, comme le souligne le narrateur au livre II ; les amours malheureuses qui y sont dépeintes servent de repoussoir à la séparation initiale des amants sur laquelle s’engageait l’action du roman ; c’est après cette description que Céladon peut sortir du palais d’Isoure, lui qui y est entré avec la série des peintures mythologiques ; enfin, de même qu’il a failli perdre la vie au livre I, il est près de perdre l’esprit au livre XII par excès de pensée amoureuse. Plus la description est ornée, plus elle contribue puissamment à rythmer et à dynamiser le récit.
353. Entre les deux, donc, se tient la fontaine de Vérité d’Amour, le troisième artefact remarquable du roman. Elle scande le progrès du récit, ou plutôt des récits amoureux. Le lecteur, du moins celui du xviie siècle, y devinera en palimpseste les fontaines successives de l’île Cythérée sur lesquelles s’achève le premier livre du Songe de Poliphile13 – et pourra imaginer que L’Astrée pourrait s’y terminer. Il n’est pas indifférent que la fontaine de Vérité d’Amour, interdite aux regards, soit à peine décrite : aperçue de loin au livre II, p. 160-161, elle est refusée à la vue de Céladon – et du lecteur –au livre suivant. Pour le souligner mieux encore et accroître le désir de voir, Honoré d’Urfé a multiplié les occurrences des verbes (ou adjectif) de vision :
Je voudrois bien s’il estoit possible que nous la vissions […]
Mais de la voir il est impossible […]
Belle Nymphe, puisque c’est de vous, d’où procede la difficulté de voir cette admirable fontaine […] (III, p. 215 ; nous soulignons)
36À la description impossible de l’artefact interdit, ne peut que succéder, admirablement motivé, le narré de l’histoire Silvie par elle-même, elle qui est la cause de l’inaccessibilité de la fontaine. Voilà qui permet de représenter, toujours à distance, l’entour de la fontaine et des animaux qui la gardent (p 239-240). Enfin, et de manière à lier les deux mondes des bergers et des chevaliers, la description est à nouveau rapidement esquissée dans l’Histoire de Silvandre au livre VIII – une description au deuxième degré, une description rapportée :
je sceus par ceux d’alentour qu’un magicien à cause de Clidaman l’avoit mise sous la garde de deux Lyons, & de deux Lycornes, qu’il y avoit enchantées, & que le sortilege ne pouvoit se rompre qu’avec le sang & la mort du plus fidelle Amant, & de la plus fidelle Amante, qui fut oncques en cette contrée. (VIII, p. 460)
37Les esquisses de description successives viennent achever de projeter l’horizon du récit dans un ailleurs encore vague mais désormais borné, avec toutes les illusions – et les retournements d’intrigue que cet artefact est susceptible d’engager, lui qui est peu décrit mais terriblement descripteur, et des corps, et des âmes, et des sentiments :
[…] dans un autre quarré, estoit la fontaine de la verité d’Amour, source à la verité merveilleuse : car par la force des enchantements, l’Amant qui s’y regardoit voyoit celle qu’il aymoit : que s’il estoit aimé d’elle il s’y voyoit aupres, que si de fortune elle en aimoit un autre, l’autre y estoit representé & non pas luy, & par ce qu’elle découvroit les tromperies des Amants, on la nomma la verité d’Amour. (II, p. 160)
Tout ainsi que les autres eaux représentent les corps qui lui sont devant, celle-ci représente les esprits. Or l’esprit qui n’est que la volonté, la mémoire et le jugement lorsqu’il aime, se transforme en la chose aimée ; et c’est pourquoi lorsque vous vous présentez ici elle reçoit la figure de votre esprit et non pas de votre corps (III, p. 238).
38On pourra proposer une semblable analyse des descriptions du Lignon : tandis que la scène inaugurale propose le plan d’ensemble que nous avons déjà évoqué, les occurrences suivantes, associées aux événements qui surviennent une fois la séparation du couple principal, scandent à la fois le déroulement du récit et les amours des bergers en fonction des modulations du « tempérament », du cours plus ou moins agité, de la rivière. La brièveté de certaines d’entre elles ne change rien à l’affaire.
B. Une narration descriptive
391. Le lien intrinsèque, que nous venons de souligner, entre progression de la narration et expansion de la description, nous invite à revenir sur la définition de la description, à l’aune de la distinction que propose J.-M. Adam dans l’article précédemment évoqué.
40Il suggère de différencier en effet la relation et la description d’action, en ce que la relation relève de l’énumération d’éléments multiples au sein d’une action, mais qui ne sont plus des actes – un peu comme l’effet de liste descriptif chez Philippe Hamon. La description d’action quant à elle repose sur la cohérence de la représentation de l’acte ou des actes, unifiée par des stratégies syntaxiques, temporelles et non pas aspectuelles, dont la logique est descriptive : la mise en intrigue est fondée sur la description d’actions au niveau microstructural comme macrostructural. Telle est bien la description en œuvre dans le roman d’Honoré d’Urfé. Le romancier ne relate pas tant qu’il ne raconte. Il met en intrigue descriptivement, il unifie par la tissure discursive-descriptive l’ensemble des actions, l’ensemble des histoires en diffractant comme autant de descriptions-actions des amours d’Astrée et Céladon, les amours des bergers et des courtisans. L’unité d’action se noue dans la diversité convergente de ses reflets « agissants » – comme des imagines agentes, des représentations mentales qui se déploient à partir des descriptions conçues comme autant de dénivellations productives, de scansions où le récit s’engrène selon une nuance nouvelle et dynamique14.
412. La visibilité des objets décrits, dans une telle construction, n’est pas nécessairement induite par la description-relation, celle qui donne à voir des objets – ou des artefacts – immobiles. Elle peut découler de morceaux narratifs qui vont prendre ponctuellement valeur descriptive, et qui dès lors peuvent définir un personnage ou un état. Dans ce cas, la description répond bien à la définition qui est faite de cette notion du côté de la dialectique et non plus de la rhétorique : la descriptio y relève de la définition par les traits extérieurs, la definitio par les traits essentiels d’un objet15. Nous pouvons retenir l’exemple des trois lettres d’Astrée que Méril a dérobées à Céladon et que Galathée lit en compagnie de Silvie (III, 206-208), qui offre l’avantage de montrer en outre la manière dont un media par définition sonore conduit lui aussi à l’image. Elles campent le portrait de la jeune bergère en Belle dame sans mercy de manière tout à fait limpide, spectaculaire aux yeux du lecteur, tout en motivant la leçon de néoplatonisme donnée par Sylvie entre chaque lettre. Le vocabulaire traditionnellement associé à cette figure topique du roman – ou de la poésie – d’amour, égrené lettre après lettre, en constitue autant de traits de pinceau.
423. Nous avons déjà vu, à l’inverse, que c’est l’impossibilité de faire voir – la fontaine de la Vérité d’Amour, en l’occurrence –, répétée à deux reprises à quelques lignes d’intervalle p. 215-216, qui motive le récit enchâssé de Silvie à valeur étiologique tout autant que descriptif de la fontaine invisible : une narration pour une description. On peut étendre ce cas de figure aux récits enchâssés qui dévoilent des particularités qui ne sont plus visibles, mais donnent à mieux voir. C’est à cela que servent – en cela Honoré d’Urfé n’invente rien – les récits de vie enchâssés dans le récit principal. Le procédé est cependant utilisé avec une certaine originalité dans un roman où la vue n’a rien de simple, où le départ entre le vu et le su n’est rien moins que limpide16.
C. La narration est description
431. Comme en témoigne un autre seuil de récit enchâssé, au début du livre VI, p. 358 : raconter l’histoire de Diane, c’est bien faire le portrait de cette dernière, un portrait qui n’est d’ailleurs visible qu’aux initiées, aux privilégiées que sont les destinataires du récit.
Pourquoy rougiriez vous, répondit Phillis, puis que ce n’est pas faute que d’aimer ? Si ce ne l’est pas, repliqua Diane, c’est pour lemoins un pourtrait de la faute, & si ressemblant que bien souvent ils sont pris l’un pour l’autre. Ceux, adjousta Phillis, qui s’y deçoivent ainsi, ont bien la veuë mauvaise. Il est vray, répondit Diane : mais c’est nostre mal-heur, qu’il y en a plus de ceste sorte, que non pas des bonnes. Vous nous offenseriez, interrompit Astrée, si vous aviez ceste opinion de nous. L’amitié que je vous porte à toutes deux, répondit Diane, vous doit assez assurer que je n’en sçaurois faire mauvais jugement : car « il est impossible d’aimer ce que l’on n’estime pas ». Aussi ce qui me met en peine n’est pas l’opinion que mes amies peuvent avoir de moy : mais ouy bien le reste du monde, d’autant qu’avec mes amies je vivray tousjours, de sorte, que mes actions leur seront conneuës, & par ce moyen l’opinion ne peut avoir force en elles : mais aux autres il m’est impossible ; si bien qu’envers elles les raports peuvent beaucoup noircir une personne, & c’est pour ce sujet, puis que vous m’ordonnez de vous raconter une partie de ma vie, que je vous conjure par nostre amitié de n’en parler jamais : & le luy ayant juré toutes deux, elle reprit son discours de ceste sorte. (VI, p. 358)
442. Description et narration fonctionnent un peu en don et contre-don. Les mots affleurent en permanence sous les images, ou plutôt les illusions d’image, que proposent les descriptions ; les descriptions des peintures à Isoure sont d’ailleurs exemplaires de cette mise en évidence, par le biais de la description, de la faculté illusionniste assez négativement exprimée – sans doute dans le fil d’une pensée platonicienne où les apparences doivent constamment être sauvées, et pour cela redressées : Céladon ne s’y laisse prendre que pour être ensuite dessillé.
45Si la description met sous les yeux, c’est bien avec des mots, et ce sont bien des mots, qui vont permettre de calculer les distorsions de la représentation et de les ajuster.
III. La description comme dispositif énonciatif de la poétique romanesque
46Partons de l’alternative suggérée par Maurice Laugaa au début de l’article qu’il a consacré aux peintures de L’Astrée17 : la description est-elle métonymie du récit ou bien métaphore ? Nous avons vu qu’elle ne pouvait pas être métonymique, on ne pouvait pas la situer à côté de la narration, puisqu’elle en est au contraire le support. Il vaut la peine d’explorer sa valeur métaphorique, que j’entendrai ainsi : sa capacité à figurer le roman dans lequel Honoré d’Urfé l’a inscrite, ou en d’autres termes à en devenir au sens le plus littéral la « peinture parlante », sinon l’allégorie.
A. La description comme modalité du récit amoureux
47Le traitement qu’Honoré d’Urfé réserve aux ecphraseis, en cela encore proche des romans hellénistiques, met en valeur les mots bien plus que les images. En effet, nous l’évoquions en commençant la réflexion, les peintures de L’Astrée ne renvoient à aucune source identifiable, car elles sont le produit de l’imagination du romancier, nourrie par une très grande culture visuelle. Il est bien moins question de proposer des peintures de peintures, que des peintures de mots : des fictions verbales insérées au même titre que les autres insertions textuelles. La description des peintures d’Isoure, au début du livre II, en offre toujours un exemple d’une grande richesse.
481. À considérer leur description comme une peinture de peinture, les tableaux qui composent le décor de la pièce où se réveille Céladon seront choquantes, comme celle de Saturne, ou conventionnelles, comme celles de Ganymède ou de Vénus et Cupidon. En revanche les récits mythologiques que redupliquent les mots de la description à travers laquelle ils se déploient, en construisant des images entièrement tributaires du discours qui les enchâsse, invitent à des interprétations multiples. Elles convergent vers autant de modalités du récit amoureux dont L’Astrée en déroule les méandres.
492. La description d’épisodes mythologiques, à la manière des Images de Philostrate – nous allons tout de suite y venir –, appelle naturellement la mise en œuvre d’un savoir mythographique destiné à les élucider comme autant de récits visibles enchâssés dans l’ecphrasis-cadre elle-même insérée dans la galerie romanesque. Une telle lecture pourra se pratiquer à deux niveaux au moins :
50Celui des étapes du sentiment amoureux, qui conduit de la mélancolie et du dérèglement de l’imagination qu’elle suscite, sous le patronage d’un Saturne revêtu des traits d’un terrifiant Chronos, à son dépassement vers une harmonie amoureuse sous les traits de Vénus et Cupidon. Une telle trajectoire dynamise le récit de L’Astrée, encadrée par les figures de Céladon en mélancolique qui ouvre et ferme la 1re partie, de la tentative de suicide à la folie amoureuse – de Saturne-Chronos à Bacchus, à la fois le « Deux fois né18 » et le dieu de l’ébriété –, jusqu’à la réunion finale du couple à la toute fin du roman, en harmonie de corps et d’esprit, comme le suggèrent aussi bien les tableaux de Ganymède, emblème de l’âme qui monte vers Dieu dans les Emblèmes d’Alciat19, que l’allusion à Psyché introduite par la description du tableau de Vénus et de Cupidon.
51Celui d’une Astrée aussi bien fictionnelle que politique, qui conduit d’un Saturne à un autre : il convient de quitter la tyrannie d’un Saturne-Chronos grec pour se rapprocher du Saturne latin, en palimpseste de l’immédiatement visible, celui qui règne sur le Latium pendant l’âge d’or. Le retour d’Astrée – une Astrée qui semble à ce point du récit plus que jamais inaccessible – doit renouveler son règne et favoriser la séparation entre le bien et mal, les deux tonneaux aux pieds de Jupiter ; sans doute la caractérisation des vœux et des supplications en « idées » au sein de la description qui en est proposée aide-t-elle à cette lecture plutôt abstraite de la scène.
523. Le commentaire mythographique installé par le dispositif descriptif met en évidence la littérarité intrinsèque de la description, non seulement comme genre littéraire, l’ecphrasis antique, mais aussi, plus globalement, comme fable, comme matrice d’intrigues. En cela, il épouse exactement le principe des Images de Philostrate, dont on connaît le succès à la fin du xvie et au début du xviie siècle en France20. Il configure le roman d’Honoré d’Urfé comme une galerie narrative. S’il procède à l’instar d’autres projets littéraires au long du siècle21, ce n’est pas sans originalité, comme nous allons le voir désormais.
B. La mise en scène philostratéenne du roman
53Maurice Laugaa, Bernard Yon ou Eglal Heinein22 l’ont clairement souligné : la description des artefacts dans L’Astrée procède comme une vaste analogie de l’activité créatrice du romancier. Parcourir la peinture, c’est mettre en perspective, en prenant au pied de la lettre l’ut pictura poesis horacien, l’invention littéraire par celle des tableaux fictifs dans le roman.
54La description initiale du Forez, comme le propose très justement une note de votre édition, possède une valeur métapoétique forte, développant à travers la périégèse du paysage les raffinements du style doux23, propre à la pastorale en général et au roman en particulier où se formalise une expression galante de la pastorale : celui d’Honoré d’Urfé. On pourra lire dans le même sens métapoétique les descriptions des tableaux de la grotte de Damon et de Fortune au livre XI, l’exemple dont il est impossible de faire l’économie.
551. Si la description donne à voir des tableaux, c’est bien une « histoire », comme les désigne Galathée. Pour le lecteur cultivé du xviie siècle au moins, amateur d’art, le mot entrera sans doute en résonance avec l’emploi qu’Alberti en proposait deux siècles auparavant dans le De Pictura, au cœur des polémiques sur la peinture en Italie à la fin du xvie et au début du xviie siècle : le récit en image institue la peinture comme art et non plus comme technique artisanale24. Cette histoire est prise en charge par Adamas à qui la parole est donnée de manière appuyée, un Adamas qui a tout du sophiste Philostrate au prologue des Peintures, quand le fils de l’hôte lui demande d’expliquer les peintures qui ornent l’impluvium de la riche demeure pompéienne où il est accueilli :
Aussi Galathée ne l’apperceut plustost, qu’elle s’escria. O mon pere, vous voicy venu tout à temps pour me sortir de la peine où j’estois [,] & lors s’adressant à Celadon. Voicy, Berger, qui satisfera au desir que vous avez de sçavoir ceste histoire : & apres luy avoir demandé comme il se portoit, & que les salutations furent faites d’un costé & d’autre, Adamas pour obeïr au commandement de la Nymphe, & contenter la curiosité du Berger, s’approchant avec eux du tombeau, commença de ceste sorte (XI, p. 636)
562. La description érigée au rang de theatrum mundi vient appuyer, d’une part, l’évidence du récit amoureux. Ainsi en va-t-il à l’incipit de l’histoire de Damon et de Fortune, introduisant le premier tableau, ou à la fin du troisième tableau :
Tout ainsi que l’ouvrier se joüe de son œuvre, & en fait comme il luy plaist : de mesme les grands Dieux, de la main desquels nous sommes formez, prennent plaisir à nous faire joüer sur le theatre du monde, le personnage qu’ils nous ont esleu. Mais entre tous, il n’y en a point qui ait des imaginations si bigearres qu’Amour, car il rajeunit les vieux, & envieillit les jeunes, en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel œil, & ceste histoire qui est plus veritable que je ne voudrois, en rend une preuve, que mal-aisément peut-on contredire : comme par la suitte de mon discours vous advoüerez […] (XI, p. 636-637)
Que si vous trouvez estrange que Anteros soit icy representé plus grand que Cupidon, sçachez que c’est pour vous faire entendre que l’Amour qui naist de l’Amour, est tousjours plus grande que celle dont elle procede. (XI, p. 640)
57Elle vient appuyer, d’autre part, les manifestations de virtuosité d’une peinture qui n’existe que par la plume du romancier. Comme dans les Images de Philostrate, l’attention du lecteur est attirée sur le pouvoir de la description à faire entendre ce que la peinture ne peut pas intégrer, ou à mettre en valeur les artifices de l’illusion perspective, ou en d’autres termes de la fiction, capable de déborder le cadre pictural :
« Or considerons l’histoire de ce Tableau, voicy Mandrague au milieu d’un cerne, une baguette en la main droitte, un livre tout crasseux en l’autre, avec une chandelle de cire vierge, des lunettes fort troubles au nez, voyez comme il semble qu’elle marmotte […] Avant que passer plus outre, considerez un peu l’artifice de ceste peinture […] la perspective y est si bien observée, que vous diriez que cét autre accident, qu’il veut representer de deça, est hors de ce Tableau & bien esloigné d’icy, & c’est Mandrague encores qui est à la fonteine de la verité d’Amour […] (XI, p. 644 ; nous soulignons)
58On ne s’étonnera pas de trouver un récit enchâssé à l’intérieur du récit-tableau, l’histoire d’une belle bergère dont le père fut au demeurant l’inventeur de la fontaine de Vérité d’amour…
593. De la description qui outrepasse la peinture, au roman qui la sertit pour mettre en valeur, s’opère toute une série de renversements. Cet ensemble de retournements entre ce qui relève du cadre (les histoires ? ou la peinture ?) et ce qui relève du centre visible (le tableau décrit ? ou l’histoire prise en charge par la description ?) constitue la description en révélateur de la thématique centrale de L’Astrée, ce qui en fait un roman « baroque » : les jeux d’illusion, de faux-semblants, de travestissements… auxquels éduquer l’œil des personnages et celui du lecteur qui en suit les aventures.
C. Une gestion performative de l’illusion
60Le dispositif visuel mis en place par Climanthe, en associant un papier peint représentant un certain endroit du Lignon et le miroir qui le donne à voir pour tromper, conduit à l’échec le stratagème amoureux qu’il a inventé pour Polémas : la description, qui prend en charge les peintures comme elle prend en charge les illusions et les faux-semblants amoureux, procède de manière performative à l’intérieur du roman. Elle redresse les apparences de la fiction et apprend au lecteur à les déjouer. Honoré d’Urfé ne cesse en effet de moduler au fil de son roman le mythe, et la peinture, de Narcisse, telle qu’elle figure au premier livre des Images de Philostrate25. Si le personnage mythologique meurt noyé dans son reflet sur l’eau, les réécritures descriptives qu’en propose l’auteur de L’Astrée invitent les personnages à ne pas l’imiter et le lecteur, à prendre ses distances avec leurs miroitements descriptifs pour mieux regarder la narration pastorale.
611. Dans la fontaine de Vérité d’amour, les amants Guyemants et Clidaman se perdent à ne trouver que leur reflet et non pas celui de l’aimée : Narcisses incomplets, ils voient leur quête amoureuse vouée à l’échec. En pendant de cette fontaine,
622. Sur le troisième tableau de Mandrague, non loin de là dans le jardin d’Isoure, la description de Damon au bain multiplie les allusions au récit mythique à travers les allusions lexicales au texte de Philostrate, de l’amour de soi au mépris pour une anti-Echo sous les traits de Mandrague :
Prenez garde comme ceste ombre & ceste clairté y sont bien representées. Mais certes il faut aussi advoüer que ce Berger ne peut estre surpassé en beauté. Considerez les traits delicats & proportionnez de son visage, sa taille droite & longue ; ce flanc arrondy, cét estomac relevé, & voyez s’il y a rien qui ne soit en perfection, & encor qu’il soit un peu courbé pour mieux se servir de l’eau, & que de la main droitte il frotte le bras gauche : si est-ce qu’il ne fait action qui empesche de reconnoistre sa parfaite beauté. Or jettez l’œil de l’autre côté du rivage si vous ne craignez d’y voir le laid en sa perfection, comme en la sienne vous avez veu le beau, car entre ces ronces effroyables, vous verrez la magicienne Mandrague contemplant le Berger en son bain. (XI, p. 641-642)
63Céladon qui voit et écoute les tableaux n’a pas d’autre possibilité que de comprendre la nécessité d’aimer tout au rebours, en anti-Narcisse26, et le lecteur avec lui : car il n’est pas envisageable de se méprendre quand Adamas, figure d’herméneute par excellence, conduit la description-narration-lecture de ces tableaux-histoire.
643. Au contraire, en rejouant la scène narcissique, Célion et Bellinde à mettent plaisamment à distance reflet et passion amoureuse :
Elle gardoit son trouppeau le long de la riviere de Lignon ; & contemploit sa beauté dans l’onde : Sur quoy le Berger prenant occasion, luy dit, en luy mettant d’une façon toute amoureuse, la main devant les yeux. Prenez garde à vous, belle Bergere, retirez les yeux de ceste onde, ne craignez vous point le danger que d’autres ont couru en une semblable action ? Et pourquoy me dittes vous cela ? respondit Bellinde,qui ne l’entendoit point encore. Ah ! dit alors le Berger : Belle & dissimulée Bergere, vous representez dans ceste riviere bien-heureuse plus de beauté, que Narcisse dans la fontaine. (XI, p. 579)
65Le lecteur est invité à suivre succession des gestes que décrit Urfé : à la place du reflet, qui n’est pas plus vu que décrit, vient se substituer progressivement le récit mythologique qui, lui, décrit les effets qu’il convient d’éviter. Si les choses sont trompeuses, ce sont bien les mots de la description, mettant en branle le jeu fécond entre illusion et vérité, qui alimentent la dynamique fictionnelle. La description destinée à redresser les apparences, amplifiant le rôle de la peinture tel que le mettait au jour Bernard Yon27, apporte un surcroit de visibilité au monde, et, partant, sa vérité, sa vérité de mots : une fiction ainsi éclairée comme telle.
Conclusion
66Honoré d’Urfé pratique dans L’Astrée un usage virtuose de la description : la variété qu’il déploie met remarquablement en valeur son talent d’écrivain, véritable poète en prose. En rendent compte la douceur des paysages du Lignon, le caractère frappant des peintures du château d’Isoure ou la tendresse dans l’évocation des sentiments, non sans humour comme en témoigne Celion.
67Il pratique aussi un usage concerté génériquement d’un système hérité du roman hellénistique : la description, c’est la fiction continuée par d’autres moyens. L’Astrée, galerie de représentations qui, sous couvert d’illusion référentielle, ne renvoient qu’aux mots qui la disent, s’organise comme une vaste mise en perspective, profondément dynamique, de la fiction pastorale et du récit amoureux.
68Une telle pragmatique des mots mis au miroir d’eux-mêmes, désignant la fiction dans son propre reflet, met la description au cœur du dispositif romanesque particulier de L’Astrée : un « art de l’éloignement », pour reprendre le titre de Thomas Pavel, ou une « forme-sens », pour reprendre ceux d’Henri-Meschonnic.
1 Voir Alain Billault, La Création romanesque dans la littérature grecque à l’époque impériale, Paris, PUF, 1991.
2 Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, Toulouse, P.U. Toulouse le Mirail, 1991 (1982).
3 Marie-Gabrielle Lallemand, Les Longs Romans du xviie siècle : Urfé, Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry, Paris, Classiques Garnier, 2013. Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre Savoir peintre en littérature. La description dans le roman au xviie siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, 2004.
4 Gérard Genette, « Frontières du récit », Communications, no 8 (1966), p. 152-163 (article repris dans Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 49-69) ; Philippe Hamon, Du descriptif [1981], Paris, Hachette, 1993 ; Jean-Michel Adam, André Petitjean et Françoise Revaz, Le Texte descriptif : poétique historique et linguistique textuelle [1989], Paris, A. Colin, 2005 ; Jean-Michel Adam, « Décrire des actions : raconter ou relater ? », Littérature, no 95 (1994), p. 3-22.
5 Établir la synonymie de « description » et d’« ecphrasis », qui va de soi selon une conception antique du phénomène, appelle la précaution suivante : en français, depuis le xixe siècle, on a pris l’habitude de distinguer la description en général, qui couvre toute les formes de description, et en son sein l’ecphrasis à laquelle on confère un sens restreint, celui de « description d’art ». Mieux vaut, un jour de concours, en rester à l’usage, sans utiliser ecphrasis selon sa signification antique, pour parler de la description en général. D’autre part, si le nom est entré dans la langue française et s’il est désormais admis d’utiliser la graphie-calque (avec un « c » et sans italiques), son usage ne s’est pas encore répandu ; mieux vaut par précaution, un jour d’écrit de concours, s’en tenir à la translittération d’un mot emprunté indifféremment au grec ou à l’anglais (ekphrasis, avec un « k » et en italiques).
6 Aesthetics and art in the Astrée of Honoré d’Urfé, dissert. Washington U., 1925 ; Maxime Gaume, Les Inspirations et les sources de l’œuvre d’Honoré d’Urfé, Saint-Étienne, Centre d’études foréziennes, 1977, p. 28.
7 Eglal Henein, « De l’utilité de l’imposture : le statut des peintres dans L’Astrée », PFSCL, XVI, 31 (1989), p. 456.
8 Ce binôme synonymique est emprunté à Jacques Amyot, qui évoque en ces termes le plaisir procuré par le roman dans le Proème ou préface dont il assortit sa traduction des Éthiopiques d’Héliodore. On pourra le consulter facilement via le lien suivant : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15113126 ; de même, on pourra consulter Daphnis et Chloé, toujours dans la traduction de Jacques Amyot (le texte proposé ici à l’attention est appelé « Préface » par Amyot), via le lien suivant : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k133491f.
9 Voir Thomas Leconte, « Mythes et ballet de cour au xviie siècle : le « ballet du roi » et la construction d’une mythologie royale », Dix-septième siècle, no 272 (3/2016), p. 427-446.
10 Toutes les références de pagination renvoient à l’édition au programme. Le texte cité est directement extrait de la version numérique de cette édition, consultable sur le site « Le Règne d’Astrée » (http://astree.huma-num.fr/Partie1_1612.php).
11 Voir Pierre Berthiaume, « Psychodoxie du personnage dans L’Astrée », Dix-septième siècle, no 210 (2001/1), p. 1-18 (https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-1-page-3.htm&wt.src=pdf).
12 « Du fantasme à l’expérience. Plaisir et conversion de l’imagination mélancolique dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1619) », Littératures classiques, no 45 (2002), p. 157-177 (https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_2002_num_45_1_1866).
13 Si l’on souhaite aller plus loin, on pourra consulter la première traduction française par Jean Martin (Paris, J. Kerver, 1546) via l’url suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8600169w.
14 On pourra approfondir la réflexion sur la dynamique perceptive des descriptions en mots, associable à leur dynamique narrative, avec l’article tout à fait stimulant de Bernard Vouilloux intitulé « Lire, voir. La co-implication du verbal et du visuel », Textimage [en ligne], Varia no 3 (2013), http://www.revue-textimage.com/07_varia_3/vouilloux1.html.
15 Sur ce point, je prends la liberté de renvoyer à Anne-E. Spica, « Le traitement de la description dans les manuels de rhétorique à l’usage des élèves au xviie siècle », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, nos 109-110 (2001), p. 15-33 (https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2001_num_109_1_1910).
16 Tony Gheeraert, « L’Eden oublié : le brouillage des signes dans L’Astrée », Études Épistémè [En ligne], 4 | 2003, URL : http://journals.openedition.org/episteme/4090 ; DOI : https://doi.org/10.4000/episteme.4090.
17 « La peinture dans L’Astrée », Colloque commémoratif du quatrième centenaire de la naissance d’Honoré d’Urfé, Bulletin de la Diana, Montbrison, 1970 (numéro spécial), p. 71-100, ici p. 76.
18 Natale Conti, Mythologie, trad. J. de Montlyard, éditée par Jean Baudoin, Paris, Chevallier, 1627, p. 461(en ligne sur Gallica).
19 On pourra consulter l’emblème dans sa traduction française par Barthélemy Aneau, Lyon, G. Rouillé, 1549 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15140353/f25.item), plusieurs fois rééditée. Cette lecture est courante ; on le trouve aussi chez Natale Conti, op. cit., p. 1016.
20 Les Eicones ou 64 descriptions de tableaux, vraisemblablement imaginaires, comme autant de réécritures mythologiques poétisées écrites par Philostrate de Lemnos, un sophiste grec du iiie siècle, ont fait l’objet d’une bibliographie considérable, tant en synchronie historique (ecphrasis antique) qu’en diachronie longue (sa réception européenne aux xvie et xviie siècles). On renverra ici uniquement à l’édition qu’a donnée Françoise Graziani de la traduction française due au diplomate, amateur d’art et alchimiste Blaise de Vigenère (Les Images ou tableaux de plate peinture, édition annotée de la traduction et du commentaire de Blaise de Vigenère (1578), Paris, H. Champion, 1995). Honoré d’Urfé a visiblement lu de près ce texte, comme beaucoup de ses contemporains. Le lecteur trouvera avec la référence suivante, prise dans la version illustrée à partir de 1611 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62260767/f41.item.r=philostrate%20vigen%C3%A8re ; éd. 1615) un résumé emblématique de ce propos : la peinture des Fables, comme une mise en abyme de l’ensemble du projet de Philostrate.
21 Voir Richard Crescenzo, Peintures d’instruction : la postérité littéraire des Images de Philostrate en France de Blaise de Vigenère à l’époque classique, Genève, Droz, 1999.
22 Maurice Laugaa, art. cité ; Bernard Yon, « de la peinture à la description dans l’Astrée », Prémices et floraison de l’âge classique, mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, éd. B. Yon, Saint-Étienne, publications de l’université de Saint-Étienne, 1995, p. 167-175 ; Eglal Henein, art. cité et Protée romancier : Les déguisements dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Fasano / Paris, Nizet, 1996.
23 Roberto Romagnino, Décrire dans le roman de l’âge baroque (1585-1660) : formes et enjeux de l’ecphrasis, Paris, Garnier, 2019, p. 183.
24 Leon Battista Alberti, De Pictura (1435) / De la Peinture, éd. et trad. J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992. La bibliographie est considérable. On pourra consulter deux ouvrages anciens mais toujours éclairants pour aller plus loin : Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance [1972], trad. fr. Paris, Gallimard, 2020 [1985] ; Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture, xve-xviiie siècles, trad. et mise à jour M. Brock, Paris, Macula, 1991.
25 Philostrate, op. cit., trad. citée, éd. 1615, p. 193-194. On se reportera aisément au texte à partir de la numérisation Gallica suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62260767/f219.item et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62260767/f220.item.
26 On se rappellera qu’au livre IV, p. 272-273, la chanson que chante fort souvent Céladon décrit un berger-Narcisse qui a tout de l’autoportrait transparent, dans le temps où il obéit au commandement fait par Astrée de sembler rechercher Phillis.
27 Art. cité, p. 174.
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 18, 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1559.
Quelques mots à propos de : Anne-Élisabeth Spica
Université de Lorraine,
ÉCRITURES, F-57000 Metz, France