Sommaire
Du côté du soleil couchant…
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
- Anne-Élisabeth Spica La description dans L’Astrée : mode d’emploi
- Suzanne Duval La prose poétique de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Pauline Philipps Polemas ou les monstruosités d’un amour déçu dans la première partie de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Tristan Alonge À la recherche de l’unité perdue dans la première partie de L’Astrée
- Hélène Thérin « Et la mort déguisée rôdait à chaque pas. » La mort dans L’Astrée
- Jean-Brice Rolland La pastorale au marteau !
Du côté du soleil couchant…
La pastorale au marteau !
Jean-Brice Rolland
1Lorsqu’Honoré d’Urfé publie le premier tome de L’Astrée1, l’inachèvement constitue une caractéristique du roman pastoral. Il se retrouve notamment dans deux de ses sources, les Diana de Montemayor2 et de Gil Polo3. Cet inachèvement n’empêche pas ces deux œuvres d’énoncer une leçon philosophique claire, qui résulte d’un parti-pris d’écriture mis au service d’une doxa.
2Les deux Diane dessinent un schéma identique. Au premier plan narratif, le récit se structure autour du pèlerinage d’une troupe de bergers, dont les rangs grossissent au fur et à mesure des rencontres, vers le palais d’une magicienne. Le déroulement de l’action et la poétique de l’espace sont mis en service du discours philosophique.
3D’un point de vue narratif, le palais est le lieu où convergent toutes les intrigues, exposées dans des récits secondaires, et où toutes trouvent un dénouement par l’intervention d’un personnage merveilleux, une prêtresse magicienne : on assiste ainsi du passage du multiple à l’un.
4Du point de vue de l’espace, l’intrigue progresse d’un lieu de désordre, une forêt obscure, vers un palais, qui se présente comme un abrégé du monde et un lieu d’initiation ouvrant sur le sacré ou sur une vérité morale.
5D’un point de vue philosophique, La Diane de J. de Montemayor dessine, par un mouvement d’abstraction croissant, un parcours psychagogique partant des sens pour s’ouvrir à la contemplation de l’Idée. La Diane amoureuse fait de ce passage de la nature au palais non plus une psychagogie, mais un parcours éthique : c’est un chemin de vérité qui mène d’une pluralité d’opinions au discours moral de Félicie.
6Qu’Honoré d’Urfé ait ou non voulu mettre un point final à son roman est une question insoluble, dont il faut s’accommoder quand on vient à l’interpréter. Mieux, l’exemple des précédents espagnols le prouve, il n’est pas besoin de disposer de la fin de L’Astrée pour en connaître les éventuelles fins, mais il convient d’établir le programme d’écriture de l’œuvre et de repérer les appareils normatifs qu’elle met en place.
7Le premier plan narratif des trois tomes de L’Astrée, les seuls signés d’Honoré d’Urfé, se démarque de ses sources, en ce qu’il ne se structure pas autour d’un déplacement unique. Chaque volume se compose en revanche d’un déplacement majeur. Le premier tome est consacré, du quatrième au dixième livre, au voyage de Léonide, qui, après que l’état de santé de Céladon a décliné, décide de solliciter l’aide et les conseils de son oncle Adamas. Au second tome, la troupe des bergers entreprend de visiter les lieux où Silvandre a découvert une lettre composée par le supposé défunt Céladon. Le trajet occupe six chapitres4. Le troisième tome consiste en un va-et-vient constant entre le palais d’Adamas et le hameau de Lignon. À ces trois grands trajets s’ajoute un ensemble de déplacements secondaires.
8La route qui occupe le premier plan narratif des deux Diana n’est pas seulement unique : c’est une route toute tracée, pour ne pas dire un couloir, où, à l’exception de l’attaque des sauvages, rien ne vient perturber le cheminement des amants.
9L’Astrée préfère à cette route droite les carrefours ou les dédales. À cet enchevêtrement spatial correspondent l’entrelacs des fils narratifs et la multiplication des incidents de parcours. Tantôt les personnages sont mal orientés ou désorientés, tantôt le motif et la destination de leur voyage changent en chemin. Forte de tels rebondissements, la trame du premier plan narratif se complexifie et prend de l’ampleur. Les grands parcours des premier et second tomes en sont l’illustration.
10En route pour Laignieu, Léonide est interceptée par Sylvie qui lui annonce le rétablissement de Céladon. Loin de revenir à Isoure, Léonide décide de poursuivre sa route pour qu’Adamas pousse Galathée à renoncer au berger. Arrivée à Laignieu, elle apprend que le druide est parti pour Feurs et rebrousse chemin. Prise par le temps, elle s’arrête dans une auberge où elle surprend une conversation entre Polémas et le faux druide Climante, qui lui révèle que Céladon n’est pas l’amant que les cieux ont réservé à Galathée, mais la victime d’une supercherie qui a mal tourné. Le lendemain, parvenue à Feurs, elle apprend que son oncle a quitté les lieux, ce qui l’oblige une nouvelle fois à changer de direction. Une deuxième rencontre fortuite survient, celle des bergères de Lignon, qui retarde l’issue du trajet.
11Au second tome, la troupe des bergers, guidée par Silvandre, se rend au lieu-dit où le berger s’est vu remettre une lettre de Céladon. Silvandre commet deux erreurs d’aiguillage. À l’aller5, il n’emprunte pas la bonne route. Bien que « fasché d’avoir perdu le chemin », il refuse d’admettre avoir égaré la troupe et, pour sauver les apparences face aux piques d’Hylas, prétexte avoir pris un raccourci : son autorité de guide, au sens propre, comme au sens figuré, est en jeu. Le lecteur, lui, n’est pas dupe. Au retour, les bergers, surpris par la nuit, se perdent sur une herbe dite du fourvoiement, autre motif du dédale6. À ces erreurs d’aiguillage s’ajoute une surprise supplémentaire : la destination à laquelle les bergers parviennent n’est pas celle attendue. Au lieu de rejoindre le lieu où Silvandre avait passé la nuit, ils tombent sur le temple que Céladon a dressé en hommage à la bergère Astrée.
12En lieu et place d’un pèlerinage, L’Astrée propose donc une somme de trajets qui ne tendent pas vers un lieu unique où convergerait l’ensemble des intrigues, lieu du dénouement et de l’énoncé de la doxa. Un mimétisme demeure néanmoins entre la structure narrative et le traitement du cheminement, mais cette continuité, loin d’aller dans le sens d’une simplification, tend vers une complexification. Un tel parti pris d’écriture programme-t-il une aporie idéologique ? À la Renaissance, le labyrinthe connaît deux types de représentation7. D’un côté, une spirale qui s’enroule sur elle-même, mais débouche sur un lieu central : le cheminement est complexe, mais l’issue, elle, est certaine. D’un autre, il s’agit d’un lacis de chemins dépourvu de centre, c’est un lieu d’égarement. C’est précisément l’existence ou non d’un centre, d’un lieu normatif, qu’il convient de déterminer.
13Le paysage de L’Astrée est conforme au genre : il abonde en forêts, lieux sacrés et palais. Chaque tome est marqué par un lieu privilégié : le palais d’Isoure au premier, le temple d’Astrée au second, le temple d’Adamas au troisième. Nous y ajoutons la fontaine d’Amour, évoquée à plusieurs reprises, mais qui ne constitue pas pour autant le lieu d’une action au premier plan narratif.
14Situé au début du roman, le palais d’Isoure est placé sous le signe du sortilège. Son jardin, maniériste, concentre différents carrés, un « dédale » de coudriers (le coudrier est l’essence dont les sorciers se servent pour leur baguette), la fontaine de la Vérité d’amour, la caverne de Damon et de Fortune, l’antre de la sorcière Mandrague, « plein de tant de raretez, et de tant de sortileges, que d’heure à autre, il y arrivoit tousjours quelque chose de nouveau. L’ensemble est si bien contrefait au naturel que l’œil trompoit bien souvent le jugement8. »
15L’épisode en son ensemble s’inscrit dans la tradition établie par l’épopée et ses avatars : romanzo italien et roman chevaleresque espagnol. Ce lieu féminin, carcéral et labyrinthique a tout du faux paradis9 où Galathée, dans la lignée des magiciennes Circé, Calypso, Alcina, Armida ou Brianjola, retient le héros10. Le code est néanmoins inversé. Galathée n’est pas une magicienne et les apparences, qu’elle essaie de contrôler en cachant Céladon à sa mère et son amant, ne cessent de lui échapper. Son amour pour Céladon est le fruit d’une supercherie infructueuse de Polémas et résulte de la foi qu’elle a accordée aux prédictions du charlatan Climante au service de Polémas11 : une fausse magicienne est ainsi la dupe d’un faux druide, lui-même victime du hasard. Sa crédulité est telle que Léonide, une fois avertie du coup monté par le chevalier Polémas, ne parvient pas à lui dessiller les yeux et se voit accusée de vouloir se réserver le berger. Par une inversion notable de la convention, le héros – un berger et non un guerrier – n’a aucun mal à résister aux charmes de la tentatrice et il est celui qui opère et non qui subit une métamorphose : c’est par un travestissement qu’il se soustrait à sa vigilance et fuit son palais. Lieu de l’illusion et du renversement des codes, Isoure soulève la question de l’interprétation.
16La pinacothèque d’Isoure comprend différentes peintures que Céladon découvre seul au réveil suivant sa noyade. Sur l’ensemble, seules quelques figures sont identifiées (Saturne, Jupiter, Vénus, Psyché) et caractérisées. Leur mention n’est assortie d’aucune interprétation par le personnage ou le narrateur principal. Elle demeure une énigme.
17Placée au début du roman, cette description est une mise en abîme du récit, conformément à une pratique courante du genre, dont témoigne l’incipit de Daphnis et Chloé, bien connu à l’époque dans la traduction d’Amyot. Pareilles à l’ouverture d’un opéra, les toiles exposent les thèmes traités par le reste de l’œuvre : Saturne pour la mélancolie, le temps et l’histoire ; Jupiter pour la justice ; Psyché pour le mouvement de l’âme cherchant à réintégrer le monde des essences ; Vénus et Cupidon pour l’Amour. Elles instaurent en outre un pacte de lecture. Le point de vue adopté est celui de Céladon12, qui sert de personnage-relais au lecteur et pourrait à ce titre faire office de représentant privilégié au sein de la fiction13. Cependant, son incapacité à observer fait l’objet d’un long développement par le narrateur. Se réveillant de sa noyade, le berger, victime d’une hallucination, se croit ravi au Ciel par Amour14. Quiconque se laisserait aller aux charmes de la mimesis risquerait bien d’être, à l’instar de Céladon, victime d’une illusion.
18Venant clore le premier tome, l’ekphrasis de la grotte de Fortune et Damon, située à Isoure, diffère de l’épisode du réveil de Céladon, en ce que le regard du berger est cette fois-ci guidé par une figure sacrée, un druide, qui d’emblée semble énoncer la leçon du cycle : le créateur dispose de la créature comme l’ouvrier de son ouvrage. La démarche se veut catéchétique et elle est donc propice à l’énoncé d’une doxa. Pourtant, au sortir de la grotte, Galathée sollicite les réactions du disciple Céladon :
Celadon avoit esté tousjours fort attentif au discours du sage Adamas et bien souvent se repentoit de son peu de courage de n’avoir su retrouver un semblable remede à celuy de Damon. Et parce que ceste consideration le retint quelque temps muet, Galathée en sortant de la grotte, et prenant Celadon par la main : Que vous semble, lui dit-elle, de ces amours et de ces effects ? - Que ce sont, respondit le berger, des effects d’imprudence, et non pas d’amour, et que c’est une erreur populaire pour couvrir nostre ignorance ou pour excuser nostre faute, d’attribuer tousjours à quelque divinité les effets dont les causes nous sont cachées. – Et quoi, dit la nymphe, croyez vous qu’il n’y ait point d’amour ? – S’il y en a, repliqua le berger, il ne doit estre que douceur. Mais quel qu’il soit, vous en parlez, madame, à une personne autant ignorante qu’autre qui vive. Car, outre que ma condition ne me permet pas d’en sçavoir beaucoup, mon esprit grossier m’en rend encore plus incapable15.
19Céladon a beau avoir été « fort attentif » au « sage Adamas », il tire une leçon toute différente de celle du druide : selon le berger, l’homme se réfère à Dieu pour maquiller ses fautes et son ignorance. Le disciple, fait constant chez Céladon, n’écoute pas le maître. Surtout, sa parole est indissociable de son contexte d’énonciation. En faisant de l’amour une douceur, Céladon reproche implicitement à la princesse la violence de son affection – on rappelle qu’elle le retient prisonnier – et donc sous-entend qu’elle ne peut se déclarer amoureuse. Loin de faire l’objet d’une interprétation unique, la galerie en livre plusieurs.
20Le temple d’Astrée érigé par Céladon apparaît au cinquième livre du deuxième tome. Les points communs avec le palais de Félicie sont nombreux. Tout comme lui, il se situe, dans l’ordre de la narration, au milieu de l’œuvre et constitue un pôle vers lequel converge la quasi intégralité des personnages au cours du volume. De même son entrée est-elle ornée d’une devise qui sépare profanes et élus :
Loin, bien loin, profanes esprits :
Qui n’est d’un sainct amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entrée16.
21Comparable au palais de Félicie, le temple d’Astrée énonce une doxa inscrite dans les douze tables des lois d’Amour, « sainctes loix » selon Silvandre – et du reste les bergers ne manqueront pas de s’agenouiller dans ce temple pour y honorer la divinité des lieux17. Plusieurs écarts sont cependant à signaler par rapport à la tradition.
22C’est par hasard que les bergers tombent sur le temple et non par dessein. Aucune crise ne s’y dénoue. La doxa, à peine exposée, est aussitôt remise en cause par Hylas, qui réécrit, pour les inverser, tous les préceptes énoncés18. L’ironie veut surtout que l’ellipse narrative qui structure le second tome fasse passer ledit temple pour un lieu saint pour finalement dévoiler une supercherie dont tous – lecteur compris – ont été victimes à l’exception d’Hylas : ce n’est qu’à partir du livre huit que le lecteur découvre que le temple est l’ouvrage de Céladon et non l’œuvre du surnaturel. Aussi ces tables de loi ne sont-elles pas « saintes loix », mais l’acte de foi d’un berger frappé de mélancolie. Astrée même s’interroge sur son prétendu caractère merveilleux et, dans une scène au troisième tome en tout point savoureuse, déclare à Céladon, alors travesti en Alexis, sans qu’elle sache qu’il s’agit de son amant et que cet amant est l’auteur du temple, que bien souvent l’homme attribue aux dieux les ouvrages qui ne proviennent que de sa propre main :
Et veritablement c’est une chose remarquable qu’il y a une forme de temple […] si bien disposé et si bien entendu que tous ceux qui le considerent advouent que celuy qui en a esté l’artisan doit avoir esté un tres-bon maistre. Aussi nous pensons presque tous que ce doit estre quelque Pan ou Egipan, ou quelque autre demy-dieu champestre qui en a esté l’inventeur, car c’est l’ordinaire d’attribuer à quelque dieu les choses qui nous semblent belles, et desquelles l’autheur nous est incogneu19.
23Le temple d’Astrée se présente donc comme un double parodique du temple de La Diane. Loin d’affirmer une quelconque vérité d’Amour, l’épisode en souligne la relativité. Au lecteur de choisir entre la version de Céladon, cautionnée par Silvandre, et celle d’Hylas : le récit n’autorise pas plus l’une que l’autre. Le temple, comme la galerie de Damon et Fortune, est plurivoque.
24À l’autre bout du récit se situe le palais d’Adamas20. La demeure du druide ressemble à bien des égards à celle de Félicie. Elle est le seul lieu où une bonne partie de la troupe pastorale converge à un moment donné de l’intrigue. Le propriétaire des lieux est ici comme là une figure d’autorité, druide d’un côté, prêtresse de l’autre. Le décor comprend une galerie historique portant, comme chez Montemayor, sur l’histoire romaine et y ajoute celle de la Gaule21. Dans l’ordre du récit, plusieurs crises s’y dénouent : Daphnide et Alcidon, Damon et Madonte.
25Tout semble faire du palais d’Adamas l’antithèse du palais d’Isoure, de sorte que le passage de la forêt sauvage au palais de Félicie se traduirait, dans L’Astrée, par celui d’Isoure au palais d’Adamas. Ainsi, sur le plan de la disposition, Isoure ouvre le roman et sert à nouer une intrigue complexe en mêlant les intrigues pastorale et chevaleresque, celui d’Adamas clôt les trois tomes et dénoue certaines aventures. Isoure est placé sous le signe de la mythologie, du désordre et de la magie noire, le palais d’Adamas sous le signe de l’Histoire (La Gaule, L’empire), de l’ordre – illustré par la présence de cartes géographiques – et de la religion, incarnée par le druide.
26L’horizon d’attente du lecteur est-il pour autant rempli et le palais est-il un lieu normatif ? Sur le plan narratif, le palais n’est ni le lieu unique, ni même le lieu privilégié du dénouement. Certaines crises se sont résolues avant : jalousie de Lycidas, histoire de Célidée, Calidon et Thamyre. D’autres ne sont pas résolues au cours de l’épisode : intrigues de Céladon et d’Astrée, de Silvandre et Diane.
27Sur le plan descriptif, les toiles qui ornent la galerie d’Adamas ne relèvent pas du symbolique comme chez Montemayor, mais elles traduisent l’irruption de l’Histoire dans le récit, qui consacre alors une centaine de pages aux empires romains d’Orient et d’Occident via la figure exemplaire de Placidie, fille de l’empereur Théodose.
28Ce changement d’esthétique se traduit par la suppression de toute initiation. À la différence du palais de Félicie, la demeure d’Adamas n’est plus un lieu intermédiaire entre un ici-bas et un au-delà : elle n’abrite de ce fait aucun temple.
29Version sécularisée de la pastorale espagnole, le palais d’Adamas se présente ainsi non pas comme un hors lieu surnaturel, mais comme une antichambre de l’Histoire. De même que le druide sert de trait d’union entre la communauté des bergers et la cour d’Amasis, de même c’est par lui que s’opère la transition de la sphère pastorale vers la sphère historique. Lieu où se concentrent l’histoire et la géographie des Gaules, il marque non pas un retrait par rapport au monde, mais une ouverture, de sorte qu’il inverse et annule les tendances introverties du mythe pastoral. Dans l’ordre de la narration, l’épisode opère une double réintégration, celle de Céladon dans la société des bergers, qui souligne les limites de la retraite individuelle, celle, plus généralement, de la société des bergers dans l’Histoire pour souligner les limites de la retraite pastorale. L’endurance de Placidie face aux vicissitudes de l’Histoire est opposée à la hantise du Chronos anthropophage qui fonde la société des bergers. Son exemplarité pointe en creux le mal inhérent de la société pastorale et détruit la portée du mythe arcadien, au moment même où se profile l’irruption de l’Histoire au premier plan narratif : l’invasion de Polémas, le bien nommé, mettra un terme au supposé « privilège surnaturel22 » du Forez.
30Loin de promouvoir une pastorale idéaliste, le palais d’Adamas fait éclater le fondement même de cette rêverie.
31Qu’en est-il dès lors de la promesse de la « merveilleuse » fontaine de la Vérité d’Amour dont B. Baro se sert pour dénouer les aventures ? Une rumeur populaire, rapportée par Silvandre au premier tome et reprise dans les mêmes termes par Adamas au troisième, prétend que la garde des lions et des licornes ne pourra être levée que par « le sang et la mort du plus fidelle amant et de la plus fidelle amante23 ». Au sein d’un roman où différentes conceptions amoureuses s’opposent, le monument apparaît donc comme l’outil tout désigné pour élire le meilleur amant et, partant, la bonne théorie : elle est ce qui dessine l’horizon d’attente chez le lecteur. Il est symptomatique qu’une partie de la critique se soit beaucoup interrogée sur le sens de la fontaine de Vérité d’Amour, notamment sur ses sources. N’est-ce pas que désemparée par le labyrinthe de l’œuvre, elle n’ait cherché à le constituer en un lieu où serait énoncée la doxa du roman ?
32À bien des égards, ce lieu apparaît comme un leurre. Premièrement, il convient de rappeler que cette fontaine est rattachée au palais d’Isoure, lieu de l’illusion et du sortilège. Deuxièmement, elle ne fait pas l’objet d’une description dans les trois tomes signés par Honoré d’Urfé. Il reviendra à Baldassare Baro d’en livrer une ekphrasis24. Faute de description, la critique a amplement commenté la symbolique du couple formé par le lion et la licorne. Dans une étude25 sur les parades de la Renaissance dites du templum amoris, A. Stähler a souligné la grande fréquence de ce couple dans l’encadrement de l’avant-scène, l’un représentant la chasteté, l’autre la violence. Leur fonction, programmatique, était d’indiquer au spectateur les termes du débat contradictoire que la parade seule mettait en scène et résolvait. La transposition de ce schéma à L’Astrée nous semble être de mise : tout ce que la Fontaine indique, ce sont les deux extrémités entre lesquelles l’amour doit trouver sa voie, mais elle n’énonce aucune règle pour y parvenir.
33Troisièmement, une bonne partie des crises de L’Astrée sont de nature externe. Que les eaux délivrent le secret des cœurs ne peut en rien remédier au fait que le cupide Phocion souhaite marier sa nièce au riche Calidon. Plusieurs personnages (Daphnide, Ligdamon) refusent du reste d’y recourir : un tel comportement est totalement absent des deux Diana.
34Surtout, l’étendue même des pouvoirs de la fontaine paraît bien restreinte. Les chevaliers Guyemans et Clidaman, tous deux amoureux de Sylvie, sont les deux seuls personnages à y avoir accès au cours des trois tomes, après qu’un druide leur a conseillé d’en consulter les eaux pour mettre un terme à leur rivalité. Le constat est sans appel : l’insensible n’aime aucun des deux. Guyemans part sur le champ de bataille pour y connaître une mort héroïque, morale peu pastorale. Quant à Clidaman, la désillusion entraîne non son retour à la raison, mais sa bestiale furie : tel un « chien en colere, qui mord le caillou qu’on luy a jetté », Clidaman assène plusieurs coups au marbre incorruptible de la fontaine qui « sembloit rire26 ». La fontaine est inutile, pire elle est dangereuse : désemparé, le druide qui en avait conseillé l’usage finit par en ôter la commodité aux autres amants27, en la flanquant de plusieurs animaux fabuleux qui en barrent l’accès.
35Les deux autres récits rapportés à la fontaine vont plus loin. Le premier, court et stéréotypé, met en scène deux figures bien représentées dans la pastorale, un magicien omniscient et une jeune amante. L’anonymat des personnages revêt une portée universelle. La jeune femme est morte d’amour, victime du rejet d’un berger dédaigneux. Pas plus qu’il n’a réussi à prévenir sa fille des dangers de l’amour, pas plus le père n’a-t-il pu la sauver une fois qu’elle y succombe. Le père décide alors de transformer le tombeau en fontaine, pour « marquer à jamais la memoire de sa fille ». Le récit, aussi court soit-il, est essentiel :
Une belle bergere, fille d’un magicien tres-sçavant, s’esprit secrettement d’un berger, que son pere ne s’en apperceut point, soit que les charmes de la magie ne puissent rien sur les charmes d’amour, soit qu’attentif à ses estudes, il ne jetast point l’œil sur elle. […] Elle vint à mourir, sans que le sçavoir de son pere la peust secourir28.
36Dans un scénario en tout point conventionnel d’amant éconduit, H. d’Urfé introduit donc une innovation majeure : le magicien très savant ne peut rien pour l’amant, son savoir est inefficace.
37La seconde histoire offre des conclusions similaires : la sorcière Mandrague, en ensorcelant les eaux de la fontaine, se débarrasse certes de sa rivale Fortune, mais pousse du même coup le berger qu’elle aime au suicide. Les trouvant morts, la magicienne « maudit son art, deteste ses demons, s’arrache les cheveux, et se meurtrit la poitrine de coups29 ». Magicien et sorcière, magie blanche et magie noire, sont donc renvoyés dos à dos : la contestation du modèle de J. de Montemayor est patente.
38Dans ces deux récits, l’histoire met en cause le savoir. La science du magicien n’a non seulement été d’aucun secours, mais il est même souligné qu’elle est à l’origine de son malheur : tout entier à ses études, le père a négligé sa fille. Le récit établit clairement que l’amour n’est pas affaire de science… La Fontaine inscrit d’emblée l’échec de la figure du magicien qui triomphait aussi bien chez G. Gil Polo que chez J. de Montemayor. Loin d’énoncer une Vérité, elle fait office de mise en garde : quiconque espère une leçon en bonne et due forme du roman commet une erreur ; la fontaine est le miroir aux alouettes des lecteurs qui attendent de l’œuvre une leçon. En la désactivant, Honoré d’Urfé montre qu’il entend situer son œuvre sur un autre plan : il s’agit d’explorer le sentiment amoureux, ses douleurs, ses incohérences, ses controverses, mais surtout de faire de ses personnages des êtres complexes, des voix, et non plus les simples porte-voix de telle ou telle conception.
39Le labyrinthe de L’Astrée ne possède donc pas de centre. Palais, temple, galeries de tableaux, fontaine merveilleuse, Honoré d’Urfé reprend les lieux normatifs de ses prédécesseurs pour créer un horizon d’attente, qu’il ne cesse de déjouer. Il procède de la sorte à une véritable déconstruction du roman pastoral espagnol dans la mesure où la narration n’est plus mise au service d’une doxa. Si les deux Diana étaient des romans de la quête, L’Astrée est, elle, un roman de l’enquête : comme il n’est pas de Vérité d’amour, la philosophie cède le pas à l’exploration psychologique et les personnages gagnent en épaisseur.
40Pour autant, du palais d’Isoure à celui d’Adamas, une leçon est bien édictée : celle, pour le lecteur, du mirage pastoral dissipé par l’intrusion de l’Histoire. Au terme des trois tomes, l’illusion des bergers, qui ont cru pouvoir échapper à Chronos, est dénoncée, cependant que les troupes de Gondebaut menacent d’envahir le Forez. La déconstruction n’atteint pas simplement le récit, elle touche aussi le mythe. Rien de bien étonnant de la part d’un auteur, qui en ses Épîtres morales, prévenait :
Et pourquoy douterons nous que les choses douces & molles n’adoucissent & n’amollissent ; et que celles qui sont fermes et dures, n’affermissent & n’endurcissent ? […] les semences des plantes & les mœurs des hommes, deviennent enfin semblables aux lieux où ils demeurent. Et y a il une plus delicieuse contree que celle du bon-heur ? ny qui soit plus molle & vaine ? Il n’est point plus naturel au feu d’eschauffer, ny à l’eau de moüiller, qu’aux delices et mollesses de la Fortune de dissoudre les forces de l’esprit30.
41Les mœurs deviennent semblables aux lieux où ils demeurent : l’Arcadie dissout les forces de l’esprit. Puisse-t-elle ne pas dissoudre celles de ses lecteurs !
42Sur un mode moins sentencieux, l’intérêt de L’Astrée réside précisément dans cette douce ironie qui joue avec les codes littéraires et le mythe arcadien.
1 Honoré d’Urfé, L’Astrée, édition critique établie sous la direction de Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », 2011 (tome I), 2016 (tome II), 2022 (tome III).
2 J. de Montemayor, Les 7 livres de Diane, trad. A. Cayuela, Paris, Honoré Champion, 1999.
3 G. Gil Polo, La Diane amoureuse, éd. bilingue F. Géal, Paris, Honoré Champion, 2004.
4 En route dès le livre 3, ils arrivent sur les lieux au livre 5, mais prisonniers de l’herbe du fourvoiement, il faut attendre le livre 9 pour qu’ils retournent au hameau de Lignon.
5 II, p. 235.
6 II, p. 275 ; « Et lors s’enfonçant davantage dans le bois, il perdit tellement toute connoissance du chemin, qu’il fut contraint d’avoüer qu’il ne sçavoit où il estoit. Cela procedoit d’une herbe sur laquelle il avoit marché, que ceux de la contrée nomment l’herbe du fourvoyement, parce qu’elle fait égarer & perdre le chemin depuis qu’on a mis le pied dessus, & selon le bruit commun il y en a quantité dans ce bois ».
7 Sur ce sujet, voir notamment H. Kern, Labirinti. Forme e interprerazioni. 5000 anni di presenza di un archetipo. Manuale e filo conduttore, Milan, 1981, p. 13 et s. ; P. Santarcangeli, Le Livre des labyrinthes. Histoire d’un mythe et d’un symbole, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 1967, p. 81-121.
8 I, p.159-160.
9 Sur les paradis épiques, voir A. B. Giamatti, The Earthly Paradise and the Renaissance Epic, New York, Norton, 1989.
10 Sur l’importance du thème dans le roman chevaleresque, voir S. Roubaud, Le Roman de chevalerie en Espagne. Entre Arthur et Don Quichotte, Paris, Honoré Champion, 2000. Voir aussi Ph. Sellier, Le Mythe du héros, Paris, Bordas, 1970, p. 20-22.
11 Rappelons en effet que Polémas demande à Climante de se faire passer pour un druide et lui faire prononcer un oracle selon lequel la première personne que Galathée rencontrera sera l’époux que le destin lui réserve. Cette personne doit être Polémas lui-même. Mais le hasard veut que Galathée rencontre Céladon le jour venu, que les eaux du Lignon ont rejeté après qu’il a tenté de se noyer.
12 I, p. 167 : « D’un costé, il voyoit Saturne appuyé sur sa faux, avec les cheveux longs, le front ridé ». Nous soulignons.
13 Parmi les différents appareils normatifs du texte, Ph. Hamon note ainsi l’importance que revêt le regard des personnages, qui inclut non seulement la relation que le personnage entretient avec le monde, mais aussi sa compétence à regarder ce même monde, ce qu’il nomme le « savoir voir » du personnage dans Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984, p. 109-125.
14 I, p.166-167 : « [Céladon] s’éveilla en sursault : & par ce que le Soleil par le vitres donnoit a plein sur son lict, à l’ouverture de ses yeux, il demeura tellement esbloüy, que confus en une clairté si grande, il ne sçavoit où il estoit : le travail du jour passé l’avoit estourdy : mais à l’heure il ne luy en restoit plus aucune douleur, si bien que se ressouvenant de sa cheute dans Lignon & de l’opinion qu’il avoir euë peu auparavant d’estre mort, se voyant maintenant dans ceste confuse lumiere, il ne sçavoit que juger, sinon qu’Amour l’eust ravy au Ciel, pour recompense de sa fidelité : Et ce qui l’abusa davantage en ceste opinion, fut que quand sa veuë commença de se renforcer, il ne vid autour de luy, que des enrchisseures d’or, & des peintures esclatantes, dont la chambre estoit toute parée, & que son œil foible encore, ne pouvoit recognoistre pour contrefaites ».
15 I, p. 649-650.
16 II, p. 237.
17 II, p.2 48. On rappelle que les bergers « se jett[ent] à genouil et […] avec silence ador[e] la déité à qui ce lieu [est] consacré ».
18 II, p. 264-267.
19 III, p. 319-320.
20 Les livres 2 à 5 s’y déroulent et c’est près de ses murs et en ses murs que l’action du douzième se déploie.
21 II, p. 475-576 ; III, p. 156-162.
22 I, p. 176 : « Mais que ce soit Galathée, ou Diane, tant y a que par un privilege surnaturel, nous avons esté particulierement maintenues en nos franchises, puis que de tant de peuples, qui comme torrens sont fondus dessus la Gaule, il n’en y a point eu qui nous ait troublé en nostre repos ; mesme Alaric roy des visigotz, lors qu’il conquit avec l’Aquitaine toutes les provinces de deçà Loyre, ayant sceu nos statuts, en reconfirma les privileges, et sans usurper aucune authorité sur nous, nous laissa en nos anciennes franchises ».
23 Respectivement, I, p. 460 et III, p. 150-151.
24 B. Baro, L’Astrée, éd. H. Vaganay, Genève, Slatkine Reprints, 1966, cinquième tome, p. 393, p. 475.
25 A. Stähler, « Between Tiger and Unicorn : The temple of love », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 61, 1998, p. 176-191.
26 I, p. 239-240.
27 Ibid.
28 I, p. 644.
29 I, p. 649.
30 Honoré d’Urfé, Les Épîtres morales, reveu, corrigé et augmenté en ceste dernière édition, Paris, Gilles Robinot, 1619, Genève, Slatkine reprints, 1973, I, 16, p. 139.
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 18, 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1551.
Quelques mots à propos de : Jean-Brice Rolland
Université PSL