Du côté du soleil couchant…

Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert

Du côté du soleil couchant…

« Et la mort déguisée rôdait à chaque pas. » La mort dans L’Astrée

Hélène Thérin


Texte intégral

1Les siècles ont retenu de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, le roman pastoral, le roman d’amour, voire seulement Les Amours d’Astrée et Celadon. Quand on cherche des illustrations françaises1, par exemple celles de l’édition de 1633, on tombe effectivement sur des images idylliques d’amours partagées, de personnages tendres se parlant à l’oreille. Il arrive tout de même qu’on reconnaisse dans quelques rares gravures des images de la mort, toujours cependant à l’arrière-plan, comme le montre la gravure de notre édition dont la légende précise : « Sylvandre à genoux baise la main de Diane sous les yeux des quatre bergères ; à l’arrière-plan, Tircis porte sur ses épaules le corps de sa bien-aimée Cléon vers un tombeau ouvert2. » Et si les illustrations de l’édition danoise mettent davantage en avant les épisodes de mort, elles restent tout de même rares pour la première partie3.

2Pourtant, on le sait, la méditation sur la mort, « la déploration funèbre » sont dès l’origine des « éléments constitutifs de la tradition pastorale » plutôt poétique au départ et L’Astrée et ses continuateurs n’y échappent pas : parmi les constantes de ces romans pastoraux on note, outre un contenu néo-platonicien philosophique et une cosmogonie, un questionnement sur la mort4.

3De fait, la première partie du roman commence par la tentative de suicide du protagoniste Celadon et s’achève sur le portrait du même se laissant mourir de mélancolie. Et la Fontaine de Vérité d’Amour, objet de toutes les préoccupations, est édifiée sur un tombeau. À y regarder de plus près, on est frappé par cette omniprésence de la mort, de ce récit sous le signe de Saturne et de sa mélancolie, qui fait dire à Tony Gheeraert que « la mort travestie rôdait à chaque page5 », phrase librement reprise pour notre titre, afin de la questionner.

4Dès lors, on peut s’interroger sur la présence effective de la mort dans le roman d’une part, et sur le fait qu’on l’y oublie, qu’il soit possible de l’oublier. Ce questionnement et d’autant plus crucial que l’époque de L’Astrée est aussi celle des « arts de bien mourir6 », des vanités en peinture, des Histoires tragiques7 par exemple de François de Rosset et des premiers romans dévots, écrits par exemple par François Fouet8 ou Jean-Pierre Camus9 que connaissait d’Urfé : ces textes, dans un idéal chrétien, pensent la vie comme une préparation à la mort.

5Quelle place prend donc la mort dans le roman ? Est-elle présente à chaque page ? Et, si on l’oublie, par quoi est-elle masquée ? cachée ? De quoi est-elle le prétexte ? Bonne mort ou mauvaise mort, que nous dit-elle de la vie que menèrent ceux que la vie exila ?

6Dans un premier temps, sous forme d’une petite comptabilité funèbre, nous détaillerons les formes que prend cette mort omniprésente et polymorphe. Puis nous nous interrogerons sur ce que ces types de morts, bonne mort ou mauvais mort, nous disent de la valeur morale des personnages.

1. La mort rôde à chaque pas ? Une mort omniprésente et polymorphe

1.1 Occurrences du mot : petite étude lexicographique

7Tout d’abord, une petite étude lexicographique de la topique macabre en cette première partie révèle que la « mort » y est moins présente que « l’amour » (« mort » : 203 occurrences + « trépas » : 2 + « homicide » : 4, + « perte » : 7 = 226 occurrences contre 195 pour « amour » + « amitié » 181 = 376). Et pour les verbes, il s’agit plus d’« aimer » (117) que de « mourir » (61).

8On note dès cette étude lexicale des emplois moraux de vocables spécifiques. Par exemple, le mot « Homicide » (4 occurrences) est exclusivement employé à propos de la mort d’Aristandre sans doute pour dénoncer Silvie comme nymphe mortifère, cause également de la mort de Ligdamon.

9Pour Celadon, l’expression « Perte (de la vie) » est employée sept fois, emploi spécifique qui peut être vu comme un indice laissé dans le texte pour les personnages qu’il s’agit d’une fausse mort. (Diane rappelle au livre VII « on n’a pas retrouvé le corps ».) On parlera aussi de perte pour le petit Ergaste (livre VI) puisque sa mort reste toujours douteuse même au livre X par Celadon. : « ce petit enfant fut perdu, et mourut sans doute de nécessité : car depuis on n’en a point eu de nouvelles10. » La « perte » serait donc une mort dont on doute, ressort principal, sans doute, de cette première partie.

10On note aussi plusieurs emplois métonymiques non spécifiques à Honoré d’Urfé avec « tombeau » (18 occurrences), « cercueil » (24), « ombre » (5) et « deuil » (7).

11« Cendres » (16 occurrences) souvent personnifiées semblent indiquer une communication possible avec l’au-delà : dans les expressions comme « demander pardon aux cendres », « aimer les cendres », « offenser les cendres11 ».

12Dans cette idée, nous trouvons une apparition des « mânes » au livre IX : les « mânes » de Lindamor venues tourmenter Galathée dit-elle12 (notons que ces « mânes » sont devenues « menaces » dans l’édition de Vaganay de 1920) et une de « fantôme » quand Stilliane se demande si elle voit le fantôme d’Hylas au livre VIII13.

1.2 Répartition et typologie des morts

13Les Vraies morts sont au nombre de vingt-sept dont aucune au livre IX. Les livres les plus mortifères sont les livres VI, et VIII et XI avec cinq morts chacun. Seules les morts des jeunes gens, de la génération en cours sont développées. Les morts des parents (11), des frères et sœurs (2) des vieillards (2) et des petits enfants (1) ne le sont pas. Les plus développées et avec des récurrences et rappels dans le livre sont : Cléon et sa mère, Aristandre, Damon, Filidas, et Filandre, Ligdamon et Amerine. On compte aussi deux fausses morts, Celadon, et Lindamor.

14On dénombre huit morts de femmes, huit d’animaux pour quinze d’hommes (la majorité).

15Parmi les causes des morts, neuf sont d’origine inconnue, trois de maladie organique (Phormion beau-père de Diane de cathare [maladie respiratoire], Cleon et sa mère de peste) or dans les romans de l’époque les maladies organiques sont assez rarement employées comme ressort narratif contrairement aux maladies morales. On compte, en sus, une mort incertaine (le jeune Ergaste).

16Ensuite vient toute une liste de morts désirées mais non accomplies, liées à la rhétorique courtoise qui associe désespoir amoureux et mort : neuf de désespoir, trois de colère14. Deux personnages enfin sont condamnés à mort mais s’en sortent : Hylas au livre VIII, et Lydias au livre XII.

17Ensuite viennent les morts de causes morales dites ici « de déplaisir », qu’on peut lire comme des variantes de mort de mélancolie, notion médicale très présente alors. D’abord, les morts de « déplaisir » valorisées (5) : les parents d’Astrée au livre IV, Hypolite de la frayeur qu’elle eut de la perte d’Astrée tombée dans l’eau et Alcé du déplaisir d’avoir perdu sa femme, Dinamis oncle de Diane (de désespoir d’avoir perdu son frère) au livre VI, Callirée au livre VIII de désespoir suite à la mort de son frère Filandre, Fortune au livre XI du chagrin de voir Damon mort. On trouve aussi quatre morts violentes et valorisées car au combat : Aristandre au livre II, Celion père de Diane au livre VI, Filidas et Filandre au livre VI.

18Enfin on note cinq morts par amour : Cleon aux livres I, VII, XII pour avoir soigné sa mère de la peste, Aristandre au livre II pour Silvie. Parmi ces morts, et c’est ce qui leur confère une valeur ambiguë, on compte trois suicides : Damon au livre XI qui croit que Fortune lui est infidèle, Ligdamon au livre XI pour rester fidèle à Silvie et Amérine pour suivre Ligdamon (par le poison).

1.3 Une grande variété de registres

19Un des principes de l’écriture romanesque de l’époque est la variété dont la variété des registres.

20On peut ainsi relever par exemple, même en lien avec le thème de la mort, des épisodes relevant du registre comique, même s’il faudrait nuancer et parler davantage de sourire, de registre léger, de ton badin. Par exemple, au livre II Celadon se croit mort15, au Paradis entouré des trois grâces « Mais ce qui lui persuada beaucoup mieux l’opinion qu’il avait d’être mort, fut que voyant ces Nymphes il les prit pour les trois grâces16. » La narration moque ici un Celadon naïf qui prend la vie pour le paradis et les nymphes pour des grâces. Ailleurs on trouve plusieurs visions comiques de vieillards, comme l’annonce ironiquement atténuée de la mort de Phormion (beau-père de Diane)17, ou encore les deux réécritures du topos grotesque du vieillard presque dans la tombe, amoureux d’un jeune homme ou d’une jeune fille, dans l’Histoire de Stelle et Corilas (Stelle est veuve dès le début du récit18) et dans le portrait grotesque de la magicienne Mandrague amoureuse du jeune Damon, « vieille hôtesse des tombeaux », dont l’« âge plus propre pour le cercueil que pour la vie, n’a honte de s’éprendre de ce jeune berger19 ».

21D’autre part, le registre épique est présent dans les moments de combats, comme lors de la mort héroïque de Filandre au livre VI20.

22Pour le registre tragique, on sait que les romans pastoraux intègrent volontiers des Histoires tragiques, et que d’Urfé et Jean-Pierre Camus se fréquentaient. Les épisodes évoquant ce genre sont par exemple au livre VIII le récit de Cloris avec l’attaque des débauchés à Vienne, qui pourrait aussi s’inspirer d’une nouvelle italienne, ou encore pour l’histoire du cœur de Lindamor défunt à rapporter à Galathée au livre IX21 qui pourrait évoquer le motif macabre présent dans L’Histoire tragique de Camus, intitulée Le cœur mangé22.

23On pourrait aussi relever des intertextes avec le genre contemporain du Roman dévot23, dans l’Histoire de Diane24 avec la multiplication de malheurs accablant une héroïne innocente. Enfin, comme dans un roman dévot, Celadon se prépare à mourir et s’isole en Hermite à la fin du livre XII. Les morts de Cleon et de Filandre évoquent quant à elle le martyrologe, genre ayant inspiré le roman dévot.

24Le registre élégiaque, notamment dans les pièces insérées25 a déjà été étudié par exemple par Delphine Denis26. On relève ainsi dans les chansons ou poèmes quatre titres évocateurs du thème (Stances sur la mort de Cléon aux livres I et VII, Sonnet sur le tombeau d’un mari jaloux et Sur une trop prompte mort). Si seulement 17 pièces sur 45 présentent un registre élégiaque avec l’emploi d’au moins une image funèbre, notons que dans ces textes, dans 12 cas sur 17 cette image se situe, de manière stratégique, dans les derniers vers comme clausule ou envoi, avec, la plupart du temps, une figure de rhétorique courtoise où « amour » et « mort » sont mis en balance (par exemple dans les Stances de Filandre « Je renais en la gloire en mourant en ta flamme / Et je reprends la vie aux cendres du tombeau27 »).

25Pour les lettres, 11 sur 39 contiennent au moins une évocation de la mort.

26En revanche, le thème de la mort est assez peu présent dans les maximes citées par les personnages, plutôt consacrées à l’amour, sauf au livre III dans la bouche de Guyemans annonçant la mort d’Aristandre « Tout homme est né pour mourir28 » et dans celle de Tircis au livre XII , déplorant toujours avec lyrisme la mort de Cleon auprès de Celadon enfin rencontré : « cette pâle déesse avec sa fatale main, coupe d’un même tranchant l’espoir dont le filet de la vie est coupé29. »

1.4 Échos, rappels et prolepses

27Enfin, l’omniprésence de ces morts est renforcée par tout un système d’échos, de rappels, de redoublements des morts, de pierres d’attentes, ou prolepses qui assurent la cohérence interne entre les différentes strates du récit. Pour Damon par exemple, sa mort est annoncée au livre III et développée au livre XI, pour Cléon et sa mère, leur mort annoncée au livre I, est développée au livre VII et rappelée au livre XII ; les morts de Filidas et Filandre sont développées au livre VI et rappelées au livre VIII. La fausse mort de Celadon sert davantage de fil rouge au récit principal puisqu’on la retrouve dans les livres I, IV, VII, IX, et XII.

28On repère aussi des effets de bouclage : Celadon se suicide au livre I et se laisse mourir au livre XII, l’ekphrasis de la mort de Damon au livre XI rappelle celle du tableau de Saturne au livre II.

29On peut donc conclure que la mort est bien présente à chaque page, à chaque pas. D’autant plus que si on compare avec d’autres romans pastoraux de la même époque, par exemple le Mélante30 de Videl, la mort y est nettement moins présente : on retrouve bien la tentation du suicide d’un berger éconduit dans l’incipit et l’insertion d’une histoire tragique mais le fil principal est nettement plus centré sur les histoires d’amour, et la place faite au funèbre est nettement moins centrale que dans L’Astrée.

2. Bonne mort ou mauvaise mort ?

30Pourtant, on a bien la sensation que cette mort, omniprésente, est d’une certaine manière déguisée, brouillée par un autre discours dont elle est le prétexte, l’occasion : en effet, au début du xviie siècle, moment des « arts de bien mourir », dans une perspective chrétienne, la manière dont on meurt donne surtout sa valeur à la vie qu’on a vécue. On peut donc se poser la question du sens, notamment moral, de ces morts : qu’est-ce que ces morts nous révèlent de ceux qui meurent, de ceux qui les pleurent ?

31Ainsi, de manière conventionnelle, il existerait une bonne mort, bien préparée par une vie sainte consacrée à cette préparation et une mauvaise mort, non anticipée ou sacrilège qui mènerait à l’Enfer. On examinera quelques-unes de ces morts : d’abord les bonnes puis les mauvaises.

2.1 Cleon, un exemple de bonne mort ?

32Parmi les bonnes morts on peut dénombrer les vraies morts de Aristandre au livre II et de Filandre et Celion au livre VI : ce sont des morts valorisées car survenues lors de combats glorieux et pour Filandre et Celion parce qu’ils conservent la fidélité de leur amante post mortem. Le cas de Cleon retiendra notre attention.

33En effet, si on examine la mort de Cleon, racontée par Laonice, sa rivale, au livre VII, elle a tout d’une bonne mort : après avoir soigné sa mère sans penser à elle-même, elle meurt, fidèle à sa mère, à son amant Tircis et aux Dieux qu’elle invoque. Le dialogue des pages 427-428 rappelle ceux des romans dévots31 où le mourant rassure les vivants avant de trépasser. Cette mort est d’autant plus idéale qu’elle ne sépare pas les amants. Comme le déplore Laonice au livre VII32, l’amour de Tircis pour Cleon est immortel, ainsi que le chante ici le personnage dans les Stances à Cléon33 :

Mais je me trompe ô Dieux ! ma Cleon n’est point morte, […]
Le corps seul en est mort et de contraire sorte,
Mon esprit meurt en elle, et le sien vit en moi.

34Selon le principe platonicien, hérité de Marsile Ficin, selon lequel « l’amant devient l’aimé », Tircis se targue d’être le lieu de la survie de son aimée et bien plus, d’aimer une morte plutôt qu’une vivante. Et lors du jugement de Silvandre34, Tircis pousse les bergers à se demander si « amour peut mourir par la mort de la chose aimée », autrement dit, il élève la discussion au débat philosophique sur la séparation de l’âme et du corps.

35Pourtant la vision de cette mort apparemment réussie, qui suit une vie de sainteté, conduit à d’étranges dysfonctionnements. Tout d’abord, pour faire respecter les dernières volontés de Cleon, Tircis fait déplacer son corps pour l’enterrer lui-même près de sa mère. Or le corps est déjà en décomposition et ceux qui l’aident s’enfuient :

L’infection était si grande, qu’ils furent contraints de le laisser à mi-chemin résolus de mourir plutôt que de le porter plus outre. […] Il s’en courut où était le corps, et quoi qu’il eut demeuré trois jours enterré, et que la puanteur en fut extrême, si le print-il entre ses bras, et l’emporta jusques en la tombe de la mère, qui avait déjà été ouverte35.

36Pour le lecteur, cet acte est parfaitement sacrilège, depuis la célèbre décrétale Detestande feritatis du pape Boniface VIII, promulguée en 1299, qui impose « qu’on leur donne une sépulture chrétienne à l’endroit de leur mort ou tout près, et qu’on attende que leur corps soit tombé en poussière pour le transporter là où ils ont choisi de reposer. » Même si l’action du roman est censée se passer beaucoup plus tôt (au ve ou vie siècle), la peste et la lancette du chirurgien évoquées juste avant, la replacent à l’époque moderne et la donnent à lire aux lecteurs de l’époque comme une profanation, de même que le fait de toucher cette chair en décomposition36. De plus, la puanteur du corps, qui peut certes être due à la peste, mais généralement associée à une vie de péché, nous incite à relire la mort de Cléon sinon comme un suicide déguisé, tout au moins comme un excès de zèle, puisqu’elle a soigné sa mère en « s’enfermant avec elle », « aussi franchement que si ce n’eut point été une maladie contagieuse37 » ?

37En outre, Tircis, berger fort bavard, clame à de nombreuses reprises dans les premières et secondes parties et du roman son étrange rapport à la morte, qu’il continue à aimer même privée de vie. Ce discours est régulièrement condamné comme choquant par les autres bergers : Laonice, certes de dépit, l’appelle par exemple « Idolâtre des morts, ennemi des vivants38 ». À chaque occurrence du débat, il rencontre de nombreux détracteurs : Hylas39 dans les deux premières parties, Celadon40 qui lui dit à la fin de la première partie que c’est folie de poursuivre autant son deuil et Silvandre dans la seconde partie.

38Dans la deuxième partie du roman, Tircis répète encore son discours platonicien, allant plus loin encore puisqu’il avoue ce désir : « quand Cléon fut morte, je fus résolu presque de ne pas lui donner de sépulture pour garder cette belle âme auprès de moi41. » Poussant au bout le raisonnement, il se demande plus loin ce qui naîtrait de ces amours avec une morte ce à quoi Silvandre répond :

Et si j’avais la jouissance de mes amours, comme en fin tout amant la désire, qu’en naîtrait-il Tircis que des cercueils ? Quant à moi, berger, je ne veux point de tels enfants, et par conséquent n’aimerai jamais telles maîtresses42.

39On peut voir dans ces échanges d’idées l’expression de l’Amour pur poussé à l’extrême ou plutôt celle d’une passion mal réglée et donc condamnable. Cette posture interroge en tous cas les limites chrétiennes de l’idée platonicienne : que se passe-t-il si l’on met vraiment en pratique ces idées ? Peut-être des actes sacrilèges, des tentations nécrophiles.

40Autre dysfonctionnement à relever : le discours de Tircis a tendance au ressassement : on notera qu’il compose deux fois un poème intitulé Stances sur la mort de Cléon43, seul cas de redite dans la première partie du roman. Est-ce pour montrer la douleur obsessionnelle du deuil ou pour dénoncer les apories du genre de la poésie pastorale auxquelles condamnent l’amour platonicien et les images courtoises de l’amour à mort ?

41Cette mort et les discours qui l’accompagnent servent alors de clé de relecture à l’histoire d’amour partagée par Tircis et Cléon. Tout d’abord, Tircis, joue au départ un double jeu de dissimulations avec Laonice et Cléon : on peut se demander si, au-delà du mariage non célébré, cette dernière ne tient pas sa revanche par la mort puisqu’elle dit souhaiter

quand tu payeras le devoir de l’humanité, [que] ton corps soit mis auprès du mien, à fin que je meure avec ce contentement, que ne t’ayant pu être unie en la vie, je le sois pour le moins en la mort.

42De plus, l’amour de Tircis, malgré ses discours enflammés, manque de force : ce berger, qui manie la lancette, échoue à sauver son aimée44. Est-ce qu’on ne s’attendrait pas à ce que cet amour présenté comme absolu parvienne à la sauver ? Enfin Cleon, mourante et sentant venir ses derniers instants est obligée de couper les discours du trop bavard Tircis : « Il voulait continuer, lors que la bergère, atteinte de trop de mal, l’interrompit : Cesse ami et me laisse parler45… »

43Cette mort, problématique semble ainsi révéler les dysfonctionnements de cet amour et du discours platonicien poussé à l’extrême.

2.2 Deux mauvaises morts : Celadon Et Lindamor

44Parmi les mauvaises morts, on pense surtout à celles, damnables, de Ligdamon et Damon, doubles tous deux suicidés, mais aussi, à celles, feintes, de Celadon et Lindamor. Ce sont ces dernières qui retiendront notre attention, tous deux manquant de mourir dans des circonstances condamnables, un suicide pour Celadon, crime ultime pour le dogme catholique et un duel pour Lindamor, pratique courante mais fustigée sur le plan politique.

Celadon

45Le premier récit très pictural, et presque christique de sa mort au livre I, « tournant les yeux du côté d’Astrée, il se jeta les bras croisés dans la rivière46 », est confirmé par la description de sa posture vue par la nymphe Galathée :

elle le crut mort, car il avait encor les jambes en l’eau, le bras droit mollement étendu par-dessus la tête, le gauche à demi tourné par derrière, et comme engagé sous le corps. Le col faisait un pli en avant pour la pesanteur de la tête, qui se laissait aller en arrière, la bouche à demi entr’ouverte, et presque pleine de sablon dégouttait encore de tous côtés ; le visage en quelques lieux égratigné et souillé, les yeux à moitié clos, et les cheveux qu’il portait assez longs, si mouillés que l’eau en coulait comme de deux sources le long de ses joues, dont la vive couleur était si effacée qu’un mort ne l’a point d’autre sorte. Le milieu des reins était tellement avancé, qu’il semblait rompu, et cela faisait paraître le ventre enflé plus, quoique rempli de tant d’eau il le fût assez de lui-même47.

46Dans le regard de la nymphe, qui se trompe, puisqu’elle le croit mort, la posture convoque une image religieuse, celle par exemple du Christ dans La Lamentation sur le Christ mort de Sandro Botticelli48 (avec la position de la tête et du ventre par exemple). Pourtant, malgré la lecture esthétique qu’en fait la nymphe, il s’agit d’un suicide, d’un acte répréhensible : d’ailleurs, le suicide de Celadon, honteux tel quel, est rapidement modifié par les différents narrateurs qui en donnent plusieurs versions. D’abord, Astrée, culpabilisée au livre IV, appuie sur sa responsabilité pour le dédouaner ainsi de son acte : « je lui parlai avec tant de mépris, que désespéré, il se précipita dans le goulphe, où se noyant, il noya d’un coup tous mes contentements49. » Plus tard, dans le discours de la même Astrée et au livre VII dans celui de Diane, il devient acte de bravoure : « Il voulut, dit Diane, secourir cette Bergère qui était tombée avant que lui : et lors elle montra Astrée50. » L’histoire est donc réécrite, inversée, afin de faire de Celadon un héros et complaire à Astrée. Au livre XII enfin, Tircis raconte à Celadon sa propre mort en ces termes :

la chose est contée fort diversement […] s’étant endormi sur le bord de la rivière en songeant, il faut qu’il soit tombé dedans : et de fait la belle Astrée en fit de même mais ses robbes la sauvèrent. Celadon jugea que prudemment ils avaient tous trois trouvé cette invention, pour ne donner occasion à plusieurs de parler mal à propos sur ce sujet et en fut très aise car il avait beaucoup craint que l’on soupçonnât quelque chose au désavantage d’Astrée51

47Le mensonge de Phillis, Astrée et Lycidas gomme l’intention suicidaire de Celadon et n’en garde que l’intention mélancolique plus convenable au conte que « les uns et les autres rapportent ».

48Les ekphrasis sont aussi le lieu de l’expression du rapport de Celadon à la mort : quand il revient à lui, il peut découvrir le portrait de Saturne dévorant ses enfants52 et à la fin du roman, revenant au même endroit, il visitera la grotte de Damon et Fortune au livre XI53, guidé par Adamas. Or, les ekphrasis édifiantes sont courantes dans les romans dévots54 : les personnages y admirent des portraits de martyrs afin d’être édifiés et d’édifier le lecteur à se préparer à la mort. Ici, de manière inverse, ce sont des incarnations du mal, de la mauvaise mort que montrent ces deux ekphrasis se répondant de part et d’autre du roman : Celadon va y apprendre que Saturne, patron des mélancoliques finit par tuer ses enfants et que Damon se suicide, trompé par la Fontaine de Vérité d’Amour ensorcelée. Damon et Fortune peuvent être vus comme un double du couple Astrée / Celadon s’ils se laissaient abuser par de fausses images ou de faux discours. Malgré l’interprétation d’Adamas qui insiste sur la vérité mimétique et esthétique du tableau de Damon en martyr (« considérons le rejaillissement du sang, en sortant de la plaie : […] Voyez ces rayons de sang, comme ils sont bien représentés, considérez ces bouillons, qui même semblent se soulever à élans »), Celadon ne se laisse pas prendre au plaisir esthétique de la contemplation, il retient la leçon : se défier de la mélancolie destructrice qui pousse à la mort de son amour et donc des enfants qui pourraient en naître et se méfier de la Fontaine de Vérité d’Amour et des images en général qui peuvent se révéler trompeuses.

49De fait, au livre XII, on retrouve Celadon qui, au suicide, a préféré l’Hermitage, choix qui incarne dans les romans dévots la bonne préparation à la mort : il ressemble alors, décharné, au Saturne repenti de la fin de la première ekphrasis. Tout se passe comme si Celadon, berger naïf au début du roman prenant au pied de la lettre la rhétorique courtoise qui met en balance amour et mort au point de passer à l’acte, avait évolué vers une vision plus mature et chrétienne de la mort.

50Enfin, cette fausse mort, dont naîtront tant de mensonges, conduira les personnages à lui faire un « vain tombeau » dans la seconde partie, alors qu’il n’est pas mort, autre sacrilège.

Lindamor

51Au livre IX, Leonide raconte en détail à Galathée la mort de Lindamor lors d’un duel et lui rapporte les soi-disant paroles du mourant, qui lui-même cautionnera ce mensonge :

Aussitôt que je serai mort, fends-moi l’estomac et en arrache le cœur, et le porte à la belle Galathée, et lui dis que je lui envoie, afin qu’à ma mort je ne retienne rien d’autrui. A ces derniers mots il perdit la vie55.

52Cette histoire de récupération du cœur, qui confine à l’horreur, n’est pas sans évoquer un motif médiéval réécrit par exemple par Jean-Pierre Camus dans une Histoire tragique intitulée Le cœur mangé56, où un mari fait manger à sa femme le cœur cuisiné de son amant assassiné par ses soins. Leonide, illustrant cette même veine macabre, évoque aussi le pourrissement des chairs : « ses blessures n’étaient pas mortelles, mais la pourriture l’ayant réduit à tels termes, qu’il ne se sentait plus de force pour vivre57 ». Cette inscription dans le registre horrible est confirmée par les paroles de Galathée qui dit : que « les mânes de Lindamor lui étaient toute la nuit autour58 ». Or Galathée ment puisque Lindamor n’est pas mort. Peut-être se prend-elle au jeu du récit d’horreur sous forme de surenchère ? Cette fausse mort conduit donc tout le monde à mentir et, encore une fois, interroge les limites de valeurs passées : par amour, Lindamor a transgressé les règles de la Chevalerie, comme le lui fait remarquer Galathée :

Ce n’est pas acte d’un Chevalier tel que vous êtes. – Je vous avoue, dit-il gracieuse Nymphe, que ce n’est pas acte d’un Chevalier, mais aussi ne me nierez-vous pas que ce soit celui d’un Amant ? Et que suis-je plus qu’un Amant59 ?

53L’amour peut-il pousser à mentir sur la mort, à inventer un horrible sacrifice digne de pratiques hérétiques ou païennes, à trahir les valeurs chevaleresques ? En outre, la Nymphe mentira, elle aussi, puisque, dans la deuxième partie du roman, elle assiste à la célébration funèbre de Celadon alors qu’elle sait qu’il n’est pas mort.

Conclusion

54Finalement oui, la mort rôde bien à chaque page, vraie ou fausse, non pas déguisée mais comme une clef de lecture qui donne du sens à la vie des personnages, permet de les situer moralement et d’interroger les topos du roman. La mort, celle de Cléon, celle, fausse, de Celadon semblent interroger les limites de la rhétorique courtoise funèbre et du genre pastoral, lieu d’expression du discours platonicien en vogue au siècle précédent. Tout se passe comme si les personnages prenant au mot ces images et ce discours en expérimentaient concrètement les limites. Cette exténuation d’images rhétoriques, et d’un genre, la pastorale, laisse la place à ce qui motive les récits modernes : le mal, le mensonge. La fausse mort de Celadon est en effet le prétexte à l’écriture de toute la première partie du roman et d’une bonne partie de la deuxième. C’est d’elle que se nourrit l’imagination du romancier, là où la poésie s’épuisait. Ces morts multiples, cette interrogation sur les excès de la mélancolie, cette réflexivité métalittéraire, souvent pleine d’humour, plus présentes dans L’Astrée que dans d’autres romans pastoraux contemporains, font de ce roman un roman à part. En ce sens, la mort est à la fois le prétexte à une réflexion apologétique et celui de l’affirmation de la supériorité d’un genre plein d’avenir : le roman moderne.

Notes

1 Voir les sites de Eglal Henein : https ://astree.tufts.edu/_analyse/illustrations.html#gravures_ajoutees et Delphine Denis : http ://astree.huma-num.fr/icono1633.php.

2 Honoré d’Urfé, L’Astrée, Première partie, Honoré Champion, 2011, p. 404.

3 Trois illustrations sur 51 représentent un personnage mort ou mourant, au premier plan dans cette édition.

4 Voir Camille Esmein-Sarrasin, « “Fille d’Astrée” ou “Vraye Astrée” ? Les épigones d’Honoré d’Urfé à l’époque Louis XIII », dans Frank Greiner (dir.), Le Roman au temps de Louis XIII, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 63-76.

5 Tony Gheeraert, Saturne Aux Deux Visages, Introduction à L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Chapitre 8. « La fortune de L’Astrée », PUR, 2006, p. 179-186.

6 Par exemple par Polycarpe de La Rivière, religieux de la Grande Chartreuse, L’Adieu du monde, ou Le mépris de ses vaines grandeurs & plaisirs, périssables, 1619.

7 François de Rosset, Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps [1614], Paris, Librairie Générale Française, 1994, (« Livre de Poche »). Les Événements singuliers [1628] de M. de Belley, divisés en quatre livres, à Rouen, Chez Robert Dare dans la Court du Palais, 1643 ; L’Amphithéâtre sanglant où sont représentées plusieurs actions tragiques de notre temps, par J.-P. Camus, évêque de Belley [1629] à Rouen, chez Jean de la Mare, 1640, reproduction imprimée par Hachette livre, B.N.F.

8 François Fouet, Floriane, son amour, sa pénitence, et sa mort …, Paris, chez Matthieu Guillemot, 1601.

9 Parmi ses romans dévots, on peut citer Agathonphile ou les Martyrs siciliens, récit de Philargyrippe, [1621] dont Éloge des histoires dévotes, publié par Pierre Sage, Genève, Droz, 1951 ou encore Elise ou l’innocence coupable, événement tragique de notre temps, Paris, Claude Chappelet, 1621.

10 Astrée, p. 609.

11 Ibid., p. 685.

12 Ibid., p. 544.

13 Ibid., p. 484.

14 Azahyde décide de tuer Silvandre en le noyant au livre VIII, un débauché est résolu à tuer Rosidor au livre VIII, Celion veut tuer Ergaste puis se suicider mais ne le fait pas au livre X.

15 Ibid., p. 157.

16 Ibid., p. 170.

17 Ibid., p. 361.

18 Ibid., p. 341.

19 Ibid., p. 642.

20 Ibid., p. 400.

21 Ibid., p. 546.

22 Par exemple dans celle intitulée Le cœur mangé dans J.P. Camus, Les Spectacles d’horreur, Rennes, PUR, 2010, p. 39-43.

23 Comme par exemple la Floriane, de François Fouet, 1601.

24 Astrée, p. 358 à 406 et p. 688-9.

25 Marie-Gabrielle. Lallemand, « Les poèmes d’Urfé insérés dans l’Astrée », xviie siècle, no 235, avril 2007, p. 295-313.

26 Delphine Denis, « L’élégiaque, entre prose et poésie dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé », dans Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, éd. H. Baby, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 97-109.

27 Astrée, p. 367.

28 Ibid., p. 230.

29 Ibid., p. 684.

30 Louis Videl, Le Melante, Amoureuses avantures du temps, Paris, Samuel Thiboust, 1624.

31 Par exemple : Jean Pierre Camus, Parthénice ou peinture d’une invincible chasteté, Histoire napolitaine, Paris, chez Robert Bertault, 1637, ou Jean Lourdelot, La Courtisane solitaire, Lyon, chez Vincent de Coeursilly, 1622.

32 Astrée, p. 431.

33 Ibid., p. 430.

34 Ibid., p. 441.

35 Astrée, p. 429.

36 Voir Jean-Pierre Camus, Spéculations Historiques XIII, « L’incontinence des yeux », p. 240-258. Cette histoire, qui a pour but d’édifier le lecteur, met en scène un moine déterrant sa bien-aimée et embrassant sa chair putréfiée.

37 Astrée, p. 425.

38 Ibid., p. 146.

39 Ibid., p. 437.

40 Astrée, Seconde partie, Paris, Veuve Olivier de Varennes, 1630, p. 684-685.

41 Ibid., p. 275-6.

42 Ibid., p. 372.

43 Astrée, Première partie, p. 143 et p. 430.

44 Ibid., p. 426.

45 Ibid., p. 427.

46 Astrée, p. 126.

47 Ibid., p. 131.

48 La Lamentation sur le Christ mort (en italien : Compianto sul Cristo morto), Sandro Botticelli, 1495 environ, Alte Pinakothek de Munich.

49 Astrée, p. 305.

50 Ibid., p. 407.

51 Ibid., p. 682.

52 Ibid., p. 167.

53 Ibid., p. 636.

54 On en trouve par exemple dans la Floriane de Fouet ou La Courtisane Solitaire de Lourdelot.

55 Astrée, p. 538.

56 Texte de 1630 inspiré par un motif médiéval : La Chatelaine de Vergy, roman médiéval du xiiie siècle, repris aussi par Boccace.

57 Astrée, p. 538.

58 Ibid., p. 544.

59 Ibid., p. 546.

Pour citer ce document

Hélène Thérin, « « Et la mort déguisée rôdait à chaque pas. » La mort dans L’Astrée » dans Du côté du soleil couchant…,

Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 18, 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1549.

Quelques mots à propos de :  Hélène Thérin

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – UR 3229