Sommaire
Du côté du soleil couchant…
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
- Anne-Élisabeth Spica La description dans L’Astrée : mode d’emploi
- Suzanne Duval La prose poétique de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Pauline Philipps Polemas ou les monstruosités d’un amour déçu dans la première partie de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Tristan Alonge À la recherche de l’unité perdue dans la première partie de L’Astrée
- Hélène Thérin « Et la mort déguisée rôdait à chaque pas. » La mort dans L’Astrée
- Jean-Brice Rolland La pastorale au marteau !
Du côté du soleil couchant…
À la recherche de l’unité perdue dans la première partie de L’Astrée
Tristan Alonge
1
Voicy, cher Lecteur, la quatriesme partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé, qui est le dernier de ses ouvrages. Elle contient douze livres, comme la premiere, seconde et troisiesme ; et afin que tu en sçaches particulierement la raison, je te diray qu’il m’a fait autrefois l’honneur de me communiquer qu’il vouloit faire de toute son œuvre une tragecomedie pastorale, et que, comme nos François ont accoutusmé de les disposer en cinq actes, chasque acte composé de diverses scenes, il vouloit de mesme faire cinq volumes composez de douze livres, afin que chasque volume fust pris pour un acte, et chasque livre pour une scene1.
2Témoignage fidèle des dernières volontés d’Honoré d’Urfé ou expédient brillant d’un héritier en quête de visibilité, la métaphore théâtrale esquissée par Baro, dans l’avertissement au lecteur qui ouvre la quatrième partie de L’Astrée, présente l’indéniable avantage de filer jusqu’au bout la métaphore suggérée par l’auteur lui-même dès 1607. N’avait-il pas comparé ses bergères et ses bergers à des acteurs déguisés, et employé le terme « théâtre » pour évoquer le Forez, dans son premier texte liminaire ? Fallait-il pourtant en déduire nécessairement l’existence d’un dessin d’ensemble, d’une volonté de bâtir le développement de l’intrigue de façon pré-ordonnée et téléologique à la guise d’un dramaturge du xviie siècle ? Est-il possible de retrouver, dans les méandres labyrinthiques du roman, le parfait entrelacement entre action principale et épisodes secondaires qu’invoquera quelques décennies plus tard Pierre Corneille ? Si certains lecteurs2 n’ont pas hésité à tenter de positionner le roman au carrefour entre moderne et antique, en insistant sur le fait que d’Urfé s’inspire ouvertement des enseignements d’Aristote sur l’unité dans l’épopée, tout en cédant à la modernité des romans de chevaleries avec un poids important accordé aux histoires secondaires, la critique a généralement préféré insister sur la richesse déstructurée d’une composition qui se nourrit, pour l’essentiel, d’histoires enchâssées. Alors que l’action principale, celle d’Astrée et Céladon, ne comporte quasiment aucune progression3, le roman s’épanouirait finalement dans cette multitude interminable de personnages et d’épisodes que font émerger, à tour de rôle, les narrateurs secondaires. Il en découlerait une oratio submergeant complètement la narratio, au point de se demander si le but de l’œuvre ne se situe pas ailleurs : les multiples aventures ne seraient-elles que des prétextes fictifs à un vaste discours sur l’Amour et sur le monde4 ? D’autres encore se sont interrogés sur l’influence potentielle, dans L’Astrée, des miscellanées, genre très en vogue dans toute l’Europe, destiné à réjouir, par sa variété, un public aristocratique5. Le plaisir du roman ne viendrait-il pas d’une conversation mondaine visant à mettre en avant la validité d’un enseignement particulier ou au contraire à l’invalider6 ? Cette priorité absolue accordée à la conversation ne serait-elle pas, d’ailleurs, la preuve résiduelle de l’origine mondaine du roman, objet de discussion entre l’auteur et ses futurs lecteurs, dans un contexte courtisan, en amont de la publication7 ?
3Comparé à ses devanciers, Honoré d’Urfé semble se distinguer par un déséquilibre particulièrement appuyé entre une action principale extrêmement réduite, couvrant en moyenne à peine la moitié du récit, submergée par des histoires secondaires qui finissent par occuper largement le devant de la scène8. Ce constat factuel a contraint certains commentateurs à s’interroger sur la logique de cette présence massive de récits enchâssés et à tenter de leur trouver des fonctions narratologiques, sans se contenter de considérer le roman comme une sorte de miscellanées9. La première fonction, opérante à la fois sur le plan intradiégétique et extradiégétique, consisterait tout simplement à distraire et amuser l’auditoire, qu’il s’agisse des bergers et nymphes qui écoutent ou bien du lecteur. Au début du sixième livre de la première partie, Astrée ne s’en cache d’ailleurs pas : elle exige de Diane qu’elle rende la monnaie en racontant à son tour sa propre histoire pour « satisfaire » et « complaire » l’auditoire10. Tout comme Léonide, qui n’hésite pas à écouter en cachette les histoires des bergères, poussée par une irrépressible curiosité qu’elle partage inévitablement avec le lecteur. La deuxième fonction, plus directement utile à la conduite de l’action par un recours à une sorte de double énonciation théâtrale, consisterait à éclairer le passé de certains événements, également sur les deux plans, celui des autres personnages qui ne connaissent pas encore tout de leurs interlocuteurs ainsi que celui du lecteur, qui découvre a posteriori des aspects restés masqués par une narration débutant in medias res. Par exemple, l’Histoire de Stelle et Corilas (I, 5) n’apporte pas grand-chose au récit – il s’agit d’un dialogue à deux – et semble plutôt mal reliée au reste ; pourtant, elle permet au lecteur de connaître le passé d’un berger qui avait été brièvement évoqué au début du roman, tout comme elle permet à Adamas – le seul auditeur du récit – de mieux cerner son interlocuteur, dont il ne connaît en vérité rien11, et de réaffirmer, par la même occasion, sa préférence pour le mariage de raison plutôt que pour le mariage d’amour12. De même, l’Histoire d’Hylas renseigne à la fois le lecteur et Diane, qui vient d’en faire la connaissance, sur le passé de l’un des personnages qui resteront au cœur des parties suivantes du roman. Faiblement rattachée au reste comme l’Histoire de Corilas, celle de Celion et Bellinde (I, 10) s’explique elle aussi essentiellement par la volonté de l’auteur de fournir des informations supplémentaires sur le passé de Diane, à la fois au lecteur et à Sylvie, intriguée par les raisons de la froideur en amour de la jolie bergère. Enfin, une troisième fonction des récits enchâssés a été mise en lumière par la critique13, celle d’éclairer l’avenir et non pas juste le passé, en suggérant des ponts et des liens avec la suite du roman. Cette fois, néanmoins, la fonction ne serait opérante que sur le plan extradiégétique, elle ne s’adresserait qu’au lecteur. Deux histoires de la première partie en particulier semblent répondre à cette troisième catégorie. Tout d’abord, l’Histoire de Silvandre (I, 8), qui ne se contente pas d’apporter aux bergères et au lecteur un éclairage décisif sur le passé mystérieux d’une figure centrale du récit, mais qui éclaire, d’une certaine façon, la suite du roman : elle fournit, en effet, une information cruciale sur la possibilité de débloquer la fontaine de la vérité d’Amour. Tout comme Silvandre peut espérer trouver deux amants qui se sacrifient, ainsi tous les personnages, pour lesquels l’accès à la fontaine est désormais bloqué, peuvent à nouveau espérer. Ce récit enchâssé ouvre donc une perspective plus optimiste aux yeux du lecteur, résigné jusque-là à l’inaccessibilité définitive de la fontaine. La deuxième histoire jouant un rôle comparable est celle qui clôture la première partie de L’Astrée. Assez mal reliée au reste, l’Histoire de Lydias et Mélandre (I, 12), par la centralité accordée au travestissement d’une amante pour rejoindre l’être aimé, constitue une sorte de préfiguration inversée du travestissement qui deviendra central dans la suite du roman, celui d’Alexis. Ce jeu d’allusions entre l’auteur et le lecteur se double en réalité d’un deuxième jeu, peu souligné et interne à la première partie, ayant pour victime inconsciente Galathée. Alors qu’elle écoute une histoire insistant sur l’efficacité du travestissement pour retrouver l’être aimé, la fille d’Amasis ignore qu’un autre travestissement se prépare à son insu dans son propre palais, en vue de la fuite de Céladon.
4Sans prétendre à une réponse exhaustive et valable à l’échelle de la totalité du roman, les pages qui suivent se proposent, plus modestement, de revenir sur la question de l’unité d’action au sein de la première partie de L’Astrée, celle dans laquelle d’Urfé a le plus recours aux récits enchâssés, au point de leur accorder près de 70 % de son écriture. Les fonctions traditionnellement attribuées à ces récits expliquent-elles tout, ou n’en cachent-elles pas une autre plus structurante en termes de construction de l’intrigue ? Faut-il s’arrêter au constat que les histoires permettent d’expliquer le geste suicidaire qui ouvre le roman, qu’elles rendent possible d’en deviner l’origine ? Ou faut-il considérer que ces mêmes histoires, que certaines d’entre elles du moins, jouent un rôle actif dans le déroulement de l’action principale, qu’elles « s’embarrassent » si bien – pour reprendre l’expression cornélienne14 – avec l’action principale qu’elles finissent par en expliquer le dénouement ? En d’autres termes, ces histoires, au-delà d’éclairer le passé, n’éclairent-elles pas aussi l’avenir pour les personnages avant même que pour le lecteur, en restituant une unité insoupçonnée à un ensemble dans lequel enlever un récit revient à enlever un chaînon essentiel de l’action ?
1. Comprendre le deuil. Histoires et conscience des personnages
5La longue et difficile acceptation d’un deuil. C’est à peu près à cela que peut se résumer synthétiquement l’action principale de l’imposante première partie de l’Astrée, avec ses douze livres, ses quinze histoires, ses quarante-cinq poésies et ses trente-neuf lettres. Un double deuil plus exactement, car les deux protagonistes se retrouvent des deux côtés du Lignon dès la fin du premier livre et ne se reverront plus. À partir du traumatisme initial incarné par le saut suicidaire du jeune berger, débutent pour Astrée et Céladon le deuil de la présence de l’autre et surtout le deuil de l’amour. Si, pourtant, une partie de la critique a pu aisément reprocher aux deux protagonistes leur absence d’évolution psychologique et à l’action principale un certain immobilisme15, cela paraît d’autant plus vrai dans la première partie du roman en raison de la quasi-spécularité entre l’image initiale d’une séparation au livre I et l’image finale d’un Céladon toujours autant seul et meurtri par la fin d’un amour qu’il peine à accepter, au livre XII. Une absence de progression qui contraste fortement avec la richesse des péripéties contenues dans les récits enchâssés qui animent de bout en bout la totalité des douze livres, avec le recours à d’innombrables personnages épisodiques au portrait psychologique souvent déroutant et multiforme. Sommes-nous vraiment obligés de séparer ces deux univers, celui d’une action principale focalisée sur l’acceptation d’un deuil, et celui d’histoires secondaires qui n’entretiendraient avec elle aucun lien ? Lorsqu’on s’attarde sur les quinze histoires de la première partie, on s’aperçoit qu’au-delà des fonctions traditionnellement attribuées à celles-ci – divertir et éclairer le passé pour le lecteur et les personnages, tout en établissant quelques liens avec l’action à venir pour le seul lecteur – six d’entre elles au moins semblent pourtant s’adresser directement aux deux protagonistes et en faciliter la première étape incontournable du processus de deuil : l’analyse et la compréhension du traumatisme initial qui vient de les séparer.
6Du côté d’Astrée d’abord. Les premières pages du roman explicitent suffisamment son portrait de départ, qui présente trois caractéristiques bien précises. Il s’agit, avant tout, d’une femme qui se croit trahie à la suite de la délation fallacieuse de Semyre et qui donc éloigne à jamais de sa présence un amant malheureux et injustement accusé. Il s’agit deuxièmement d’une amante qui, par conséquent, ne croit plus à l’amour et qui exige un témoignage extrême d’affection devant le brouillage des signes16, le rachat de Céladon à ses yeux ne pouvant se faire qu’au prix de la mort, seule garante de la possibilité d’aimer à nouveau. Enfin, paradoxalement c’est le portrait d’une jeune fille qui ne peut se résoudre à accepter les conséquences funestes de ses propres choix, et qui se retrouve désespérée à la lumière du constat que toute affection post mortem s’avère impossible. Si, contrairement à ce qui sera le cas pour Céladon, nous ne disposons pas d’un dernier portrait de l’héroïne à la toute fin de la première partie, quelques indices semblent suggérer que ses traits ont peut-être évolué au cours du récit, et notamment grâce à trois histoires enchâssées qui semblent faciliter une triple prise de conscience.
7La première histoire est significativement celle racontée par Astrée elle-même et qui est également la seule de la première partie à ne pas s’intituler d’après les prénoms d’un couple amoureux, mais plutôt d’après ceux d’un couple d’amies, Astrée justement et Phillis (I, 4). Détail qui n’a pourtant rien de surprenant lorsqu’on s’attarde sur le degré de compénétration qu’entretiennent les trajectoires des deux bergères, toutes deux confrontées, à des moments différents, à l’infidélité, prétendue ou réelle, de leurs amants respectifs. D’une certaine façon, en racontant l’histoire de son amie, Astrée prend conscience d’un modèle de réaction alternatif et plus conciliant qu’elle aurait pu et sans doute dû adopter à l’égard de Céladon. N’insiste-elle pas longtemps sur la trahison de Lycidas causée initialement par une feinte requise par Phillis elle-même17, et en cela totalement comparable avec la situation de Céladon ? Ne met-elle pas systématiquement en avant son propre rôle d’entremetteuse tentant par tous les moyens de pousser Phillis à pardonner18 ? Si à la fin du livre, une fois complété son récit, Astrée devient « pasle comme la mort » et se retrouve « en danger d’esvanouÿr », ce n’est pas uniquement en raison de l’évocation douloureuse du saut de Céladon dans le Lignon, c’est peut-être surtout en raison de la prise de conscience que son propre comportement n’a pas été à la hauteur, comme elle semble d’ailleurs le suggérer à demi-mots à Diane juste avant19. L’attitude sévère et impitoyable d’Astrée s’explique d’autant moins que Céladon, contrairement à son frère, est en réalité innocent, alors que Lycidas n’a pas hésité à entretenir des rapports charnels avec Olimpe, plus d’une fois, même après s’être confié à Astrée, et au point de la mettre enceinte20. L’histoire enchâssée joue donc un rôle actif dans le cheminement intérieur de la protagoniste, qui commence à mesurer l’ampleur de sa propre faute, en reconnaissant que la voie du pardon aurait été préférable. Preuve d’une évolution psychologique, Astrée termine son récit en reconnaissant pour la première fois publiquement son implication dans le suicide de Céladon21, alors qu’au livre I elle avait pourtant ouvertement menti à son réveil, soucieuse de protéger son nom, et fabriquant de toute pièce une version officielle plus acceptable des événements, afin de s’auto-absoudre22. C’est d’ailleurs cette version fictive qui parcourra le Forez23 jusqu’à la dernière scène, et finira par atteindre les oreilles de Céladon24. Peu souligné, ce mensonge initial contribue à véhiculer une image bien plus tourmentée d’Astrée, et surtout bien plus évolutive, susceptible de s’enrichir et de se complexifier au fil des livres.
8Si l’histoire enchâssée du livre IV permet à l’héroïne d’avancer dans sa prise de conscience, un pas ultérieur sera accompli deux livres plus tard en écoutant l’Histoire de Diane, qui présente une certaine spécularité avec l’histoire précédente : comme Phillis, la protagoniste du récit constitue une sorte de double auquel Astrée peut s’identifier ou en tout cas se comparer. Ce récit préfigure le destin qui attend les deux protagonistes, en introduisant déjà la modalité amoureuse nécessaire pour échapper d’une part à la froideur de la dame laissant l’amant sans espoir, et d’autre part au déshonneur d’une femme volage qui se laisserait trop facilement séduire, à l’image d’Olimpe et de Stelle. Cette modalité consiste à rapprocher les deux amants de façon innocente, à travers un travestissement qui permet de retrouver une intimité forte, y compris sur le plan physique, sans attirer le regard désapprobateur de la société environnante et en préservant l’honneur de la femme25. Se déguisant en femme pour se rapprocher de Diane, obtenant par ce biais une proximité physique impensable26, craignant jusqu’au bout un désaveu en cas de dévoilement de sa véritable identité en raison de l’intransigeance de l’amante27, Filandre ne fait au fond que préfigurer, pour le lecteur et pour Astrée, la trajectoire qui sera celle de Céladon dans les parties suivantes du roman. Pourtant, l’histoire de Diane ne constitue pas une simple projection d’un avenir relativement lointain, elle revêt, par son final tragique, une mise en garde ultérieure pour Astrée, qui ne peut que constater avec amertume les conséquences néfastes de la froideur d’une amante. Si Diane parvient finalement à pardonner Filandre pour son travestissement et laisse même miroiter une hypothèse de mariage au moment de son départ, la mort viendra trop vite les séparer, avec l’intrusion de l’assassin étranger. Celle qui avait refusé d’aimer un vivant, accepte de prendre le nom d’épouse in limine mortis, tout en jurant d’aimer un mort « jusques au cercueil ». Si le texte ne nous dit rien de la réaction d’Astrée, le lecteur ne peut manquer d’établir un lien entre la destinée des deux femmes, toutes deux amoureuses et toutes deux condamnées à n’aimer véritablement que post mortem. Deuxième prise de conscience donc pour Astrée, qui à la fin du livre IV avait pu regretter de ne pas avoir pardonné son amant, et qui à la fin du livre VI peut vraisemblablement regretter d’avoir elle aussi attendu la mort pour reconnaître l’étendue de son amour à l’égard de Céladon.
9Que faire une fois constatée l’ampleur de son malheur ? C’est une troisième histoire, celle de Tircis et Laonice, au livre suivant, qui semble apporter des éléments susceptibles de faire ultérieurement cheminer Astrée. Le récit de l’amour naissant entre Tircis et Cléon aux dépens de Laonice, présente bien évidemment des traits pastoraux stéréotypés, mais ne va pas sans entretenir une certaine proximité avec la naissance des amours de Céladon et Astrée, facilitant encore une fois une forme d’identification de la part de la protagoniste : une liaison née en très jeune âge, la volonté de la masquer, le recours à une femme écran pour ce faire, etc. Le point de contact le plus fort est bien évidemment la mort soudaine de l’un des deux membres du couple, Cléon en raison de la peste et Céladon en raison du suicide. Tircis et Astrée se retrouvent donc seuls et confrontés au désespoir d’avoir perdu la personne aimée, bien que dans des circonstances différentes. Après avoir débuté un processus de deuil, avec une remise en cause de ses actions passées, de sa froideur et de son incapacité à pardonner, Astrée a donc, à travers cette troisième histoire enchâssée, la possibilité de se confronter avec l’avenir et de poser la même question que Tircis soumet à Silvandre : la mort de l’amant comporte-t-elle nécessairement la mort de l’amour ? Le jugement qui accompagne la fin du récit est sans appel et incite ouvertement Tircis – et à travers lui Astrée – à persévérer dans son affection, malgré la séparation des corps. Si Astrée écoutera encore une histoire au livre suivant, celle de Silvandre, son parcours d’apprentissage est de fait arrivé à son terme à la fin du livre VII : incapable de pardonner et d’aimer avant que la mort ne survienne, surtout désespérée quant à l’impossibilité d’envisager un avenir d’amour, Astrée a évolué précisément sur ces trois points grâce à des histoires enchâssées qui, par miroir interposé, l’ont aidé à prendre conscience de ses erreurs tout en lui ouvrant une perspective future plus réjouissante. Elle aurait dû pardonner et aimer sans attendre la mort de l’amant, mais elle est invitée paradoxalement à aimer même après le suicide de Céladon. Le roman peut continuer.
10Au parcours d’apprentissage que connaît l’héroïne s’accompagne un parcours parallèle de l’autre côté du Lignon, pour le jeune berger qui vient de tenter le suicide. Un parcours bien plus radical à vrai dire : si Astrée apprend à renouer avec l’amour après en avoir douté, Céladon doit quant à lui renouer tout simplement avec la vie après avoir tenté d’y renoncer. Le portrait final de Céladon, décrit au bord du Lignon, seul, désespéré, mal aimé, aigri par la tristesse et la mélancolie, et sa proximité évidente avec le portrait initial font-ils nécessairement du berger un personnage immobile du début à la fin, de la première à la dernière page ? Une certaine évolution émerge pourtant au fil des livres, grâce notamment à trois histoires enchâssées qui vont lui permettre de cheminer de la mort vers la vie, du désespoir vers l’espoir, de l’incompréhension à une prise en compte de la position de l’autre, de l’impossibilité d’un dialogue à une recherche nouvelle de la parole et de l’échange.
11Comme pour Astrée, la première histoire qu’il raconte lui-même est aussi la première qui lui permet d’entamer son travail de deuil. Positionné au tout début de son séjour dans le palais d’Isoure, le récit des vicissitudes passées de son père Alcippe joue bien évidemment un rôle clé pour rassurer ses interlocutrices tout en informant les lecteurs, mais il ne se réduit peut-être pas à cette double fonction. C’est aussi et surtout l’occasion pour un fils de se mesurer, de se comparer au parcours du père, parcours qui encourage, sous plusieurs aspects, une identification. Enraciné depuis son enfance au Forez natal, Céladon n’a pu y échapper que par la mort, et s’il se croit aux cieux à son réveil dans le palais, entouré de « peintures esclatantes », c’est qu’il n’a jamais conçu l’idée de pouvoir exister dans un « ailleurs », son départ étant nécessairement perçu comme définitif. Or, le témoignage d’Alcippe sert précisément à lui montrer que le retour n’est pas nécessairement interdit, et surtout qu’il faut parfois partir pour revenir. Le père aussi connaissait une histoire d’amour compliquée au moment d’envisager ce choix radical, car Amarillis s’était montrée longtemps froide et l’avait même encouragé à partir, soumise d’ailleurs comme Astrée à la pression de ses parents. Le voyage à travers le monde a constitué pour lui une initiation à la vie adulte, la possibilité d’élargir ses horizons et de faire d’autres expériences, y compris sur le plan sexuel, comme le témoigne l’aventure avec la dame mystérieuse rencontrée au temple. Son errance à travers le monde, de Londres à Byzance, n’a pourtant jamais réussi à effacer totalement sa nostalgie du Forez et son affection pour Amarillis, qu’il viendra arracher au rival Alcé à son retour. En racontant l’histoire du père, Céladon accomplit donc un premier pas vers une réconciliation avec la vie, en prenant conscience du fait que le retour est possible et que son départ vers un ailleurs constitue peut-être, pour lui aussi, une expérience formatrice le préparant à une reconquête de la femme aimée dans sa jeunesse. Si le livre II se termine avec l’image d’un Céladon épuisé par le récit et succombant une nouvelle fois aux douleurs physiques – et peut-être psychologiques – provoquées par la noyade, le livre III s’ouvre en revanche avec un désir renouvelé de dialogue et de vie : la nuit tombée, le jeune berger se livre une nouvelle fois à ses souvenirs douloureux, mais il reprend le fil du dialogue là où il l’avait interrompu avant le suicide, en recherchant Astrée dans ce qui lui reste d’elle, d’abord la bague, puis les lettres. Sa décision de sortir le lendemain dans le jardin à la rencontre des nymphes confirme une forme de rétablissement psychologique qui le rend désormais apte à revenir dans la société des hommes, avec un espoir de vie retrouvé qui s’explique au moins en partie par l’histoire d’Alcippe, seul événement majeur de ses premières heures passées au palais.
12Si le récit enchâssé du livre II a donc permis à Céladon d’accomplir un premier pas vers la vie, le récit suivant, l’Histoire de Sylvie qui occupe une bonne partie du livre III, incarne vraisemblablement un deuxième pas dans son processus de maturation. Au moment de se lancer dans le Lignon, il avait au fond renoncé à toute possibilité de dialogue avec Astrée, se réfugiant dans une fuite en avant susceptible de le dispenser des difficultés et des pièges de l’échange et de la communication. À son réveil, tout en retrouvant progressivement l’espoir et le goût de la vie, il ne semble pas avoir encore renoncé à la recherche d’une solution rapide et « miraculeuse », comme le prouve la première remarque à son arrivée dans le jardin. Bien conscient depuis longtemps de la localisation proche de la fontaine de la vérité d’Amour, il demande aux nymphes des informations supplémentaires, probablement intrigué par la possibilité d’y avoir recours pour résoudre ses propres doutes amoureux28. À la solution de facilité incarnée par la provocation ultime de la mort, il remplace maintenant l’espoir d’une solution « magique » apportée par un « deus ex machina ». Toute l’histoire de Sylvie, au-delà de lui permettre – tout comme au lecteur – d’en apprendre davantage sur l’une de ses interlocutrices, joue donc un rôle capital surtout dans la prise de conscience que cette deuxième échappatoire est tout autant illusoire que la première : la fontaine n’est désormais plus accessible en raison de la rivalité entre Guyements et Clidaman, et ne pourra donc pas éclaircir ses tourments du cœur. Mais l’histoire permet par ailleurs une forme d’identification avec un autre personnage, en apparence plus marginal, Ligdamon : comme Céladon, il adore une femme depuis son enfance, et comme lui il est confronté à l’orgueil de celle-ci29, tout en pouvant bénéficier de l’aide de Léonide. Cette dernière lui avait d’ailleurs suggéré de consulter la fontaine de la vérité d’Amour à son tour, pour connaître son destin amoureux, mais il avait refusé, préférant interroger le cas échéant Sylvie, directement, pour en connaître les sentiments30. Tout en mettant fin aux espoirs d’une solution magique, l’histoire enchâssée du livre III propose donc à Céladon un modèle alternatif, celui d’un homme qui ne renonce pas à la possibilité de retrouvailles amoureuses, qui refuse de choisir une échappatoire, et accepte de se confronter à l’attente et aux difficultés de renouer le dialogue.
13Dans son parcours de maturation, Céladon ne renonce pourtant pas immédiatement à la solution de facilité représentée par la fontaine, comme le démontre son comportement au livre XI : lors de l’énième promenade dans le jardin du palais d’Isoure en compagnie des trois nymphes, au moment où Galathée l’invite à entrer dans la grotte de Mandrague, le jeune berger l’interroge encore une fois sur la localisation précise de la fontaine. Le récit des amours de Damon et Fortune se chargera pourtant de le convaincre définitivement de la non-viabilité de cette option miraculeuse, puisque la fontaine, avant même d’être fermée, a montré qu’elle n’est pas nécessairement source de vérité, qu’elle peut au contraire induire en erreur les amants en les amenant à des gestes extrêmes. L’enseignement que Céladon retire de cette troisième histoire enchâssée va en réalité au-delà, lui faisant prendre conscience pour la première fois que son choix de se jeter dans le Lignon a été une erreur. Si sa première réaction, à la fin du récit, consiste à regretter de ne pas avoir eu la force d’aller jusqu’au bout comme Damon, il ajoute ensuite que cette histoire le rebute, qu’il ne s’agit pas d’amour mais plutôt « des effets d’imprudence31 ». À ses yeux, les deux jeunes gens, piégés par la magicienne Mandrague, se sont comportés de façon trop hâtive, ils auraient dû prendre le temps de discerner le vrai du faux. Ce qu’il reproche à Damon et Fortune, c’est au fond à lui-même qu’il le reproche, en comprenant finalement, quelques instants avant de quitter le palais d’Isoure, que son choix du suicide avait lui aussi été prématuré et peut-être dicté par un malentendu. L’hypothèse qui se dessine en filigrane est bien celle d’un possible piège dans lequel serait tombée Astrée, l’entraînant malgré elle vers une jalousie injustifiée. Céladon prend finalement conscience qu’on ne peut pas se fier aux images, qu’une enquête approfondie aurait dû être menée pour aboutir peut-être à une solution moins radicale. Il s’agit d’une certaine façon d’un pas décisif dans le cheminement du berger, qui commence à comprendre les raisons de la réaction d’Astrée, et qui peut donc retrouver espoir et se convaincre ultérieurement de la nécessité de retrouvailles susceptibles d’effacer tous les malentendus.
14Sauvé de l’eau du Lignon au début du roman, à la fin de la première partie, Céladon est ainsi prêt pour renouer avec la vie et renoncer définitivement à la tentation de la mort. Son image finale ressemble étrangement à la première : seul, mélancolique et au bord du Lignon. Pourtant, dans son parcours de formation, le berger a appris à tolérer la souffrance : au lieu de se jeter à l’eau, il aménage une grotte pour s’y installer. Il n’a pas peut-être pas retrouvé la gaieté du cœur, mais il a renoué avec le goût de la vie, tout comme Astrée a renoué avec la possibilité de l’amour.
2. Réagir au deuil. Histoires et avancée de l’action
15Si cette première série d’histoires enchâssées semble parfaitement s’imbriquer avec l’action principale, permettant aux deux personnages de mieux envisager l’avenir, jouant un rôle concret dans leur prise de conscience de l’état dans lequel ils se trouvent, leur suggérant des pistes pour sortir d’une impasse, une deuxième série d’histoires – cinq au total – revêt une importance encore plus centrale dans la conduite des événements, puisque l’avancement même de l’action principale ne saurait s’en passer. À quoi se résume finalement cette action dans la première partie de L’Astrée sinon au salut de Céladon ? Double salut à vrai dire, car il s’agit dans un premier temps de le sauver de lui-même, de sa tentative de suicide en l’accompagnant dans sa guérison physique et psychologique au sein du palais d’Isoure ; puis, dans un second temps, il s’agira d’un salut spirituel, lui permettant d’échapper à l’emprise de Galathée à travers une fuite rocambolesque qui en préservera la fidélité amoureuse à l’égard Astrée. Un double salut plus épique que pastoral, si on accepte d’y voir une allusion, au moins indirecte, à deux épisodes homériques célèbres : d’un côté le recueil sur le rivage de Phéacie par Nausicaa d’un Ulysse naufragé, ayant échappé de peu à la mort, transporté sur un char et accueilli promptement au palais des parents de la jeune femme amoureuse32 ; d’autre part, l’évasion du même Ulysse pour échapper au charme et à l’emprise d’une femme hiérarchiquement supérieure, Calypso, une nymphe elle aussi, amoureuse au point de ne pas vouloir le laisser partir33. Chez d’Urfé, cinq histoires enchâssées facilitent et rendent possible ce double salut, en exerçant une influence décisive d’une part sur Céladon lui-même, d’autre part sur Adamas et Léonide, qui jouent le rôle d’adjuvants dans la réalisation de son évasion.
16Recueilli malgré lui sur les bords du Lignon, soigné presque contre son gré alors qu’il s’imagine déjà aux cieux, travesti et accompagné dans son évasion sans avoir rien demandé, de la première à la dernière page de la première partie de L’Astrée, Céladon semble subir son sort, se laisser transporté par les événements. Sa relative passivité mérite pourtant d’être reconsidérée à la lumière des deux moments cruciaux de l’intrigue, qui correspondent à son salut physique au livre II et à son salut spirituel au livre XI, car, dans les deux cas, Céladon parvient à jouer un rôle plus actif qu’il n’y paraît. Lorsqu’il arrive au palais d’Isoure, demi-inconscient, il doit indéniablement à la générosité des nymphes, et en particulier de Galathée, sa propre survie ; pourtant tout n’est pas encore joué. Il suffit pour s’en convaincre de relire le début du livre II, qui voit s’affronter d’un côté une fille d’Amasis déterminée à prendre soin du jeune berger inconnu, par obéissance à l’oracle mensonger de Climanthe, d’un autre côté une Léonide s’opposant énergiquement à une démarche peu honorable pour une fille si bien née, qui risque même d’en compromettre à jamais l’image au sein de la cour. Dans cet affrontement, Sylvie, la troisième nymphe – la seule à avoir fréquenté les bergers de l’autre côté du Lignon –, joue un rôle déterminant, rassurant Galathée quant à l’origine prétendument noble de Céladon. Pourtant, il est significatif qu’au réveil du jeune homme, la nymphe amoureuse ne choisisse pas de le questionner sur son histoire personnelle, privilégiant en revanche le récit de l’histoire de son père Alcippe. Visiblement rassurée par sa compagne sans l’être pleinement, la fille d’Amasis exige une confirmation définitive de la part de Céladon en personne quant à la noblesse de son origine. Malgré son état de santé encore précaire, le berger saisit très vite l’enjeu de convaincre ses interlocutrices pour s’assurer de ne pas être chassé du château, au péril de sa vie ; il se prête immédiatement au jeu et, avant même de se lancer dans le récit des vicissitudes d’Alcippe, il souligne d’entrée le décalage social qui l’éloigne des nymphes34, pour mieux se laisser rassurer par Galathée, et rebondir en rappelant l’origine tout aussi noble des habitants du Forez, des aristocrates ayant choisi librement de fuir l’ambition et d’endosser l’« habit de Bergers35 ». Sensible à la différence de statut, Céladon tient immédiatement à se remettre sur un pied d’égalité, en montrant qu’il n’est au fond qu’un berger déguisé. L’histoire du père ne viendra que confirmer la porosité totale qu’entretiennent les rives du Lignon et la cour, la proximité réelle entre courtisans et bergers, comme le témoigne le choix d’Alcippe lui-même de passer d’une rive à l’autre sans presque qu’on puisse s’en apercevoir. Son ami Cléante et lui s’étant déguisés en chevaliers pour participer à la cérémonie d’intronisation d’Amasis, ils se fondent facilement dans la foule car ils disposent de réflexes aristocratiques naturels, qui ne semblent les avoir jamais abandonnés36. Les aventures sexuelles avec une dame parmi les plus importantes de la cour, à l’identité mystérieuse – derrière laquelle pourrait d’ailleurs très bien se cachait Galathée elle-même, ou en tout cas une femme de rang comparable37 – ne constituent pas un épisode amusant et anecdotique, elles permettent au contraire de souligner ultérieurement la pleine intégration d’Alcippe au sein de la société de cour, tout comme le feront, par la suite, les prouesses militaires auprès du roi Artus à Londres ou auprès de l’Empereur à Byzance. Le récit des aventures de son père revêt donc un rôle central dans l’avancement de l’action car il rassure les trois nymphes et les convainc définitivement de prendre soin d’un berger qui revendique légitimement sa place en tant qu’aristocrate déguisé : le roman peut continuer. Les livres suivants et le plaisir de la discussion que Céladon éprouvera au contact avec les trois nymphes, au point de les séduire, à des degrés divers, toutes les trois, montrent bien qu’il est à son aise dans cet habitat aristocratique.
17Si Céladon a donc collaboré activement à son salut physique au début du roman, il en va de même pour son salut spirituel au livre XI : le plan de fuite a bien été élaboré par la seule Léonide, pourtant il aurait pu ne pas s’y prêter en cédant aux sirènes du palais au sein duquel il était en train de s’acclimater merveilleusement. Sans doute un peu trop d’ailleurs. La nymphe l’a en effet informé du plan d’évasion dès le livre X, pourtant le narrateur ne nous dit rien de la réaction du berger, ni dans un sens ni dans l’autre ; on ignore tout de son enthousiasme potentiel ou de ses hésitations résiduelles quant à la perspective, tout de même dangereuse, de quitter un abri certain pour se retrouver à nouveau soumis aux aléas de la nature et de la solitude. En revanche, à la toute fin du livre X, d’Urfé choisit de nous présenter un Céladon prenant du bon temps avec Sylvie, discourant paisiblement avec elle de la théorie de l’amour, et prêt à céder à son charme38. Juste après cette scène de complicité entre la nymphe et le berger, le narrateur choisit d’imposer au lecteur, au livre XI, une histoire enchâssée en apparence décorrélée du récit principal, celle de Ligdamon. Il s’agit d’un récit qui vient compléter celui du livre III, à la fin duquel le destin du guerrier amoureux de Sylvie était resté en suspens ; curieusement cette première histoire avait déjà permis une première identification à Céladon, qui comme Ligdamon avait connu la tentation de la fontaine de la vérité d’Amour pour résoudre ses hésitations du cœur. Le livre XI renforce ultérieurement le parallélisme entre les deux parcours, car le valeureux chevalier – condamné à mort par erreur en raison d’une forte ressemblance avec Lydias – est sauvé in extremis par une mystérieuse dame qui le demande en mariage au nom d’une loi locale, trompée elle-même par la fausse identité du jeune homme. Pouvant ainsi se sauver par la simple acceptation des noces, Ligdamon choisit pourtant de se suicider pour ne pas trahir l’amour qu’il éprouve pour Sylvie. Si la situation de Céladon n’est pas aussi extrême, la dynamique reste proche : en acceptant de céder au chantage amoureux de Galathée au nom d’une erreur d’identité (puisqu’elle le prend pour l’homme du destin évoqué par Climanthe dans sa prophétie), il pourrait s’assurer une vie paisible à la cour, au prix de renoncer à son amour pour Astrée. Il y a, dans son choix de partir et d’accepter le plan de fuite de Léonide, une forme implicite de sacrifice, de renoncement au confort et à la facilité, au nom de l’amour véritable. Cette deuxième histoire joue donc un rôle important dans le salut spirituel de Céladon, au moins autant que l’histoire d’Alcippe avait contribué à en assurer le salut physique.
18Si Céladon se montre donc partie prenante de son propre salut, il n’en est pas l’unique responsable, ni le principal. Ce salut passera par l’intervention de Léonide, le recours à Adamas et par leur plan concerté de travestir le jeune berger pour en faciliter la fuite du château. Léonide est à l’origine du plan précisément parce qu’elle est la seule des trois nymphes à s’être véritablement intéressée à creuser l’identité du bel étranger trouvé mourant sur les rives du Lignon. Sylvie pensait déjà le connaître pour l’avoir croisé dans une fête de village quelques mois plus tôt et pour en avoir reconstruit l’origine généalogique ; Galathée quant à elle ne veut pas le connaître, car elle se contente de l’image déformée renvoyée par la prophétie de Climanthe. Léonide, sans doute par intérêt personnel, a en revanche décidé de s’informer, et part de l’autre côté du Lignon, formellement pour appeler à l’aide son oncle, mais en vérité pour mieux cerner ce mystérieux personnage qui est venu bouleverser les habitudes de la cour. Pour paradoxal que cela puisse paraître, Léonide récoltera des informations utiles à l’avancement de l’action bien davantage en écoutant des récits enchâssés qu’en dialoguant avec des bergères. L’exemple le plus flagrant est bien évidemment l’histoire de Climanthe, racontée au livre V, et à laquelle elle assiste en cachette, pendant la nuit passée dans une auberge, dans la chambre voisine à celle du faux magicien. Il est intéressant de remarquer que cette histoire présente un profil atypique au sein de la première partie de L’Astrée : elle n’est pas racontée à quelqu’un, elle n’est donc pas une façon d’entretenir des amis, c’est tout simplement un récit qui, pour une fois, est assumé par le narrateur sans être délégué à un personnage. Pourtant, c’est sans aucun doute l’histoire la plus fonctionnelle à l’avancement de l’action, car elle permet à Léonide, contre toute attente, d’entrer en possession de l’information la plus importante39, en lui apportant la confirmation de ce qu’elle avait pressenti : le berger Céladon n’est pas l’homme du destin que doit attendre Galathée comme le prévoyait la prophétie, tout simplement parce que cette prophétie n’est qu’un leurre, un complot abject qui a mal tourné et qui s’est retourné contre Polémas, par pur hasard. Léonide était donc partie en Forez pour ramener Adamas afin qu’il sépare Galathée de Céladon, elle en revient avec Adamas mais avec en plus une information qui, sur le papier, s’avère plus décisive encore, et qui lui permet de ne plus douter de la bonté de son projet.
19Si un curieux chassé-croisé empêche pendant quelques temps à Léonide de rencontrer son oncle, prolongeant ainsi le plaisir du séjour au milieu des bergères, lorsque finalement les retrouvailles familiales ont lieu, au livre IX, la jeune nymphe doit convaincre le grand druide de la suivre jusqu’au palais, et pour ce faire elle a recours à l’histoire de Lindamor et Galathée, au sein de laquelle elle glisse l’élément décisif susceptible de convaincre son interlocuteur : la découverte qu’elle a faite au livre V, dans l’auberge. D’une certaine façon une histoire enchâssée en nourrit une autre et permet ultérieurement à l’action d’avancer, puisqu’Adamas sera contraint de venir rétablir l’ordre perdu au sein de la cour. Non seulement ce récit enchâssé joue donc un rôle essentiel de persuasion, il contribue aussi à communiquer subrepticement des informations à Adamas sur les réelles intentions de sa nièce, puisqu’il en démasque immédiatement les désirs secrets40, à la fois l’affection pour Polémas à peine voilée et la rivalité qui en découle avec Galathée. Le fait que Léonide se trahisse par elle-même dans son récit influencera la suite du roman, puisque c’est en raison de ces soupçons que le druide, une fois arrivé au palais, ne se contentera pas de la version donnée par la nymphe, mais choisira de la comparer avec la version offerte par Sylvie41. Adamas accepte d’agir mais sans être dupe pour autant.
20Une troisième histoire, celle de Léonide elle-même, racontée par Sylvie au livre X, vient par conséquent livrer les derniers éléments utiles avant l’acceptation définitive du plan de fuite par Adamas. Ce dernier avait été appelé à la rescousse par sa nièce pour éviter un amour déshonorant à Galathée, il comprend pourtant, grâce à l’autre nymphe, que la situation est bien plus intriquée et bien plus dangereuse : il ne s’agit pas de sauver tout simplement les apparences pour l’héritière au trône, il s’agit surtout de mettre fin à un triangle explosif au sein de la cour, au centre duquel se trouve le jeune berger, objet de jalousie – comme Polémas autrefois – entre Léonide et Galathée. Il faut éloigner Céladon non pas uniquement de Galathée, mais l’éloigner tout simplement de la cour, mission à laquelle il accepte volontiers de se consacrer juste après, en partant à la recherche d’un travestissement.
21Les cinq histoires dont il a été question, soit un tiers du total, jouent donc un rôle absolument central dans la progression de l’action : elles ne se contentent pas d’éclairer le lecteur et les personnages sur les événements passés, elles contribuent activement à l’avancement du roman, dans une imbrication qui n’aurait pas déplu à la théorie dramaturgique cornélienne.
3. Dépasser le deuil. Léonide dramaturge
22Si la première partie de L’Astrée n’est donc pas un simple recueil d’histoires au sein d’un récit cadre, et si au contraire les histoires enchâssées contribuent de façon décisive à l’avancement de l’action soit à travers la prise de conscience progressive des deux protagonistes soit directement en apportant des éléments susceptibles d’encourager le cheminement de l’intrigue, force est de constater que dans ce mouvement vers l’avenir, un personnage se distingue de tous les autres par son activisme et son protagonisme : Léonide. Souvent réduite au rôle de confidente de Galathée, peu explorée par la critique, elle constitue aussi l’un des très rares personnages principaux à ne pas avoir encouragé de lecture à clef, contrairement à Astrée, Galathée, Silvandre et Céladon42. Lorsqu’on s’en tient aux douze premiers livres du roman, un fait objectif saute pourtant aux yeux : Léonide est le personnage qui apporte le plus d’unité au récit ne serait-ce que par sa seule présence physique. Parfois cachée derrière un buisson, parfois silencieuse et à l’écoute ou encore présente pendant quelques séquences avant de quitter le devant de la scène, elle est néanmoins le seul personnage auquel aucun livre ne renonce. À titre de comparaison, Céladon figure uniquement dans sept livres (I, II, III, IV, X, XI, XII), Astrée dans six (I, IV, V, VI, VII, VIII) et Galathée dans sept (I, II, III, IV, X, XI, XII), bien loin des douze sur douze de Léonide. Par sa présence physique, elle est en mesure de récolter plus d’informations que n’importe qui d’autre, puisqu’elle assiste à dix histoires sur quinze et en écoute neuf43 ; elle prend d’ailleurs la parole plus que tous les autres personnages, à l’exception de Céladon, car il s’agit des deux seuls narrateurs qui se chargent de deux récits chacun44.
23Présente à tout moment, Léonide ne semble étrangère à aucun espace non plus, et cela malgré une évidente rupture de l’unité de lieu imposée par d’Urfé, qui choisit ouvertement de faire couler le Lignon entre le monde des bergers et celui des nymphes. Pourtant, Léonide, en raison de son attache familiale de l’autre côté de la rivière, parvient à assurer le lien entre ces deux mondes, à travers son expédition à la recherche d’Adamas, qui structure l’ensemble de la première partie du roman. Par nécessité – elle a besoin de connaître le secret de Céladon pour sauver son propre monde – ou par curiosité – le berger l’intrigue tout comme son amour pour Astrée –, Léonide s’érige en héroïne des deux rivages, seule capable de passer d’un côté à l’autre du Lignon, d’un univers courtisan à un univers pastoral, en emmenant, à chaque fois, dans ses bagages, les secrets de l’un et de l’autre. Si comme évoqué plus haut, Léonide partage avec Adamas la mise en œuvre du plan de fuite de Céladon – qui est aussi la seule action réelle et tangible de cette première partie –, elle est pourtant la seule à l’avoir conçu, et cela depuis bien longtemps. Dès le début du livre IV, lorsque les premières frictions apparaissent entre elle et Galathée sur la gestion du berger « prisonnier », dès lors qu’elle comprend que la fille d’Amasis s’oppose farouchement au départ de Céladon, elle élabore l’idée d’abord de se réfugier chez son oncle druide45, puis elle informe Céladon de la situation d’emprisonnement dans laquelle il se trouve provoquant chez lui une poussée de fièvre46. C’est alors qu’elle décide de partir à la recherche d’Adamas afin de se servir de son autorité pour déranger les plans de Galathée, sous prétexte d’aller appeler un « médecin de confiance » susceptible de soigner le berger dans la discrétion47. À l’exception du suicide initial et de la scène spéculaire qui clôture la première partie avec l’image d’un Céladon à nouveau sur les rives du Lignon, le lecteur ne fait qu’accompagner Léonide dans ses pérégrinations : c’est en sa compagnie qu’il reste tout au long des trois premiers livres, pour ensuite partir chez les bergères du livre IV au livre VIII, et enfin reprendre le chemin de retour au livre IX pour rester à Isoure jusqu’au livre XII. C’est d’ailleurs Léonide qui accompagne Céladon en dehors du palais après en avoir assuré l’arrivée au livre I, et qui donc guide l’action et le regard du lecteur du début à la fin. C’est elle qui s’inquiète la première de la tournure des événements à la cour, qui parvient à associer Sylvie à son projet d’attirer le druide dès le livre IV48, qui obtient, par hasard mais en vertu de son voyage, les informations cruciales concernant la ruse de Polémas, qui convainc par ce moyen Adamas à s’associer à son plan, qui suggère le déguisement et qui s’assure de la survie de Céladon à son départ, en lui procurant des vivres49. Si on a pu reprocher à l’intrigue principale d’être trop pauvre, force est de constater que sans Léonide, véritable dramaturge de l’action du roman, elle serait tout simplement inexistante, le récit cadre se réduisant à un contenant susceptible à peine d’accueillir un long enchaînement désarticulé d’histoires secondaires.
24Incontournable par sa centralité, Léonide se distingue de tous les autres personnages principaux également en raison de la complexité de son portrait, soumis à une réelle évolution au cours des douze livres. Tout en prenant conscience de leurs erreurs, Astrée et Céladon restent plutôt fidèles à l’image qu’ils incarnent respectivement depuis le début du roman : l’une la femme froide et soucieuse de son honneur, l’autre l’amant idéal, incapable de renoncer à sa passion de jeunesse malgré les infortunes de la vie. Galathée quant à elle, malgré les mises en garde et les conseils accompagnés de preuves tangibles, ne renonce jamais à son projet initial de s’unir au jeune berger, en se fiant aveuglément à la fausse promesse de Climanthe. Hylas et Silvandre, enfin, dont le rôle reste encore mineur par rapport à celui qu’ils occuperont dans le reste du roman, se présentent pourtant à chaque occasion sous les traits attendus, l’un de séducteur, l’autre de sage théoricien de l’amour. Il est vrai que Silvandre semble par moments s’éloigner de son discours théorique, en commençant à tomber amoureux alors qu’il se veut imperturbable50, puis en s’amusant à exciter gratuitement la jalousie de Lycidas51, mais somme toute il s’agit de déviations imperceptibles qui ne remettent aucunement en cause le portrait général du personnage. Dans ce contexte, les traits de Léonide paraissent immédiatement comme bien plus ambigus et mouvants, son portrait s’enrichit au fil des pages et se complexifie par un même mouvement. Soucieuse du respect de l’ordre qui règne au sein de la société aristocratique, elle se montre initialement sous le visage de la gardienne d’un monde qui ne peut faire de place à un simple berger. C’est par conscience de classe et peur du déshonneur qui découlerait d’une aventure entre Céladon et Galathée, qu’elle semble initialement s’opposer à cette union et chercher à éloigner le berger52, parvenant ainsi à associer Sylvie à sa démarche. Celle qui semblait la plus raisonnable des nymphes révèle pourtant dès le livre IV au grand jour un certain penchant pour ce même Céladon qu’elle veut éloigner à tout prix, détail qui n’échappe ni au lecteur ni à ses deux compagnes53. Si le voyage de l’autre côté du Lignon apparaît initialement comme un passe-temps d’une aristocrate ennuyée et en cherche d’aventures et de curiosités, au point de profiter de sa prétendue mission pour se réjouir des récits des bergères, le lecteur finit par comprendre que dans ses écoutes secrètes, Léonide cherche en réalité à avoir des informations précises sur les amours de Céladon, dont elle veut connaître le passé, l’origine, et surtout l’amante, de sorte à pouvoir se mesurer à elle, à évaluer ses possibilités de réussite dans la séduction du jeune berger54. Le fait que le narrateur la fasse s’endormir lors du récit de l’histoire d’Astrée sert précisément à prolonger le roman en allongeant son séjour et sa quête d’informations au milieu des bergères. Le voyage n’était donc ni une mission en défense de sa caste, ni un grand tour aristocratique, mais plutôt le produit d’une flamme naissante qui désire s’alimenter de détails sur l’être aimé. La rencontre avec Adamas permettra d’affiner ultérieurement le portrait psychologique d’une femme qui est peut-être une rivale avant même d’être une amante : le jeu de compétition amoureuse qui l’oppose à l’« amie » Galathée semble avoir une origine très lointaine, et avoir eu comme premier sujet de querelle Polémas. Le lecteur est ainsi porté, avec Adamas, à la suite du récit de Sylvie au livre X, à reconsidérer et réinterpréter l’amour naissant pour Céladon sous l’angle d’une potentielle revanche recherchée par Léonide contre Galathée.
25Moins innocente et moins naïve qu’on pourrait l’imaginer, la nymphe se laisse re-découvrir par le lecteur à chaque livre et finit par le déconcerter par un revirement final qui la met définitivement dans une tout autre catégorie par rapport aux autres personnages. Alors que tous restent globalement fidèles à leurs sentiments initiaux, Léonide est la seule qui a le courage de changer – ou du moins de tenter de changer – d’avis sur l’être aimé, et par ce biais provoque ce que la dramaturgie théâtrale appellerait la véritable « péripétie » de cette première partie du roman. Pour s’en convaincre il convient d’en revenir au plan que Léonide a échafaudé à son retour de voyage : loin d’avoir décidé d’éloigner Céladon en le renvoyant dans son Forez pastoral, elle envisage au contraire de s’y installer avec lui. Prête à tout quitter pour réaliser son rêve d’amour, elle a en effet planifié de revenir parmi les bergères au moment même où elle s’apprête à les quitter.
Elle prit congé de ces belles Bergeres, & apres les avoir embrassées fort estroittement, leur promit encores de nouveau de les venir revoir bien tost, & puis partit si contente, & satisfaite d’elles, qu’elle resolut de changer les vanitez de la Cour à la simplicité de ceste vie, mais ce qui l’y portoit davantage, estoit qu’elle avoit dessein de faire sortir Celadon hors des mains de Galathée, & croyoit qu’il reviendroit incontinant en cét hameau, où elle faisoit deliberation de le pratiquer sous l’ombre de ces Bergeres55.
26Si les intentions de Léonide, tout comme la réalité de ses sentiments, font souvent l’objet de débat et d’interprétations variées tout au long des douze livres, ce plan d’évasion en couple est pourtant présenté comme objectif par l’intervention du narrateur lui-même, dans l’une de ses rares intrusions directes, visant à dévoiler la psychologie véritable du personnage. C’est par une autre intervention tout aussi directe, que d’Urfé nous précise, au livre XI, l’échec de ce plan et la conversion imprévisible de Léonide, en venant conforter la position défendue par la nymphe contre les soupçons de Galathée.
Je vous jureray sur la verité, que je vous doy, Madame, respondit-elle, que je n’aime point d’autre sorte Celadon, que s’il estoit mon frere, & en cela elle ne mentoit point, car depuis que le Berger luy avoit la derniere fois parlé si clairement, elle avoit reconnu le tort qu’elle se faisoit, & ainsi avoit resolu de changer l’Amour en amitié56.
27L’allusion, dont se sert d’Urfé pour justifier le changement de l’amour en amitié, se réfère précisément au dialogue entre la nymphe et le berger s’étant déroulé au livre précédent, lorsque Léonide, après avoir présenté et proposé le plan de fuite à son interlocuteur, demande formellement en échange une forme de reconnaissance amoureuse57, ce à quoi Céladon répond de façon ambigüe et calculatrice : tout en laissant deviner la vérité, à savoir son amour impérissable pour Astrée, il se dit ouvert à toutes les possibilités pour ne pas « produire des effets contraires à la résolution qu’elle avoit prise avec son oncle58 ». Mais Léonide comprend. Elle a suffisamment approfondi sa connaissance de Céladon et son histoire d’amour avec Astrée, pour savoir qu’elle n’a aucune chance de se faire une place dans son cœur. Les larmes qu’elle verse juste après et le choix de la « prudence59 » découlent directement de son voyage initiatique de l’autre côté du Lignon ; elles cristallisent le constat amer de la supériorité inébranlable de la bergère sur la nymphe, ne lui laissant que le rôle d’amie, ou au mieux celui d’une sœur susceptible de sublimer sa passion. À quelques pages de la fin, au moment des adieux, elle le reconnaîtra ouvertement en reprenant le fil de la conversation là où il s’était interrompu juste avant les larmes du livre X.
Ne m’avez vous promis, repliqua la Nymphe, que je recherchasse vostre vie passée, & que ce que je trouverois que vous pourriez faire pour moy, vous le feriez […] doncques n’ayant plus d’Amour à me donner, comme à Maistresse, je vous demande vostre amitié, comme vostre sœur, & que d’or’en là vous m’aimiez, me cherissiez, & me traittiez comme telle60.
28Si la première partie de L’Astrée peut donc être réduite à un long travail de deuil de la part des deux protagonistes, le nouveau début, qui s’ouvre dans les dernières pages avec un Céladon retrouvant la liberté et la possibilité de partir à la reconquête d’Astrée, n’aura été possible que grâce à l’action constante d’une amante déçue, à la centralité indéniable, qui aura su œuvrer jusqu’au bout pour le bonheur des autres, en dépit du sien. L’histoire d’un sacrifice d’amour, d’un renoncement loyal et vertueux au moins autant que l’histoire de l’acceptation d’un deuil.
L’Astrée, roman sans unité ?
29Nous pouvons maintenant revenir à notre point de départ et à la question de l’unité de cette première partie du roman. La part globalement réduite de l’action principale par rapport aux histoires enchâssées fait-elle pour autant de cette première partie un produit proche des miscellanées ? Fait-elle de l’histoire de Céladon et Astrée un simple récit cadre donnant le loisir au lecteur et aux personnages de quelques conversations sur l’amour ? L’apparente immobilité de l’action cache mal qu’il se passe bien quelque chose tout au long des douze livres, avec d’un côté une prise de conscience progressive de la réalité de la part d’Astrée et de Céladon, et de l’autre un retour à l’espoir et à la vie grâce au plan d’évasion qui se nourrit des informations récoltées lors des pérégrinations de Léonide sur l’autre rive du Lignon. Plus important encore, cette progression de l’action principale ne se fait pas en dépit et malgré la présence d’innombrables récits secondaires jouant le simple rôle de divertissement. Au contraire, c’est à partir et grâce à au moins deux tiers de ces histoires, en apparence autonomes, que le récit principal peut avancer, restituant ainsi une parfaite ou quasi parfaite unité à un ensemble qui semble avoir été conçu de façon admirablement complexe, sans rien laisser au hasard dans le choix des épisodes, des personnages et de leur positionnement dans le déroulé du roman. Les histoires enchâssées ne se limitent pas à divertir et éclairer le lecteur et les personnages sur le passé pour expliquer le présent, elles éclairent aussi l’avenir, le préparent, le rendent possible. « Roman des romans », L’Astrée l’est aussi peut-être par sa capacité à préfigurer un équilibre subtil entre action principale et digressions dans l’histoire du roman du xviie siècle, ce même équilibre qui sera celui de La Princesse de Clèves quelques décennies plus tard61. Dans cette dynamique d’ensemble un rôle à part revient à la trop peu explorée Léonide, jouant pourtant un rôle de dramaturge voire de double du narrateur, omniprésente et pourtant au portrait toujours fuyant. C’est sur elle que repose la totalité de cette première partie de L’Astrée, et c’est peut-être vers son sacrifice d’amour qu’il convient de se tourner pour apprécier véritablement « la plus honnête des amitiés ».
1 L’Astrée, éd. Vaganay, Genève, Slatkine Reprints, 1966, quatrième partie, « Avertissement au Lecteur », p. 5.
2 Voir notamment Giorgetto Giorgi, Épopée et roman dans le Grand Siècle, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 53-58.
3 Bernard Yon, « Composition dans L’Astrée, composition de L’Astrée », Papers of French Seventeenth-Century Literature, 10, 1979, p. 22-23 : « Après tant de pages et tant de chapitres, nous voilà revenus au point de départ. On peut donc dire que, pour Astrée et Céladon, de la première page à la dernière, il n’y a eu aucune progression. »
4 Voir Richard Bourdin, « Parole et aventure dans L’Astrée », xviie siècle, 179, 1993, p. 345-346.
5 C’est la question que pose, avant d’y répondre par la négative, Liliane Picciola, « Solidarités dans la première partie de L’Astrée de Urfé », dans Danielle Boillet et Dominique Moncond’Huy (dir.), Discontinuité et/ou hétérogénéité de l’œuvre littéraire, Poitiers, UFR Langue et Littérature françaises, 1997, p. 141-159.
6 Par exemple, le débat entre Hylas et Phillis, au livre VII, semble inspiré vraisemblablement par une citation cachée du cinquième chant de l’Enfer de Dante, portant sur la réciprocité nécessaire et obligatoire de l’amour. Cf. Dante, Inferno, V, v. 103 (« Amor, ch’a nullo amato amar perdona ») et L’Astrée, I, 7, p. 436 (« Amour jamais l’aimer à l’aimé ne pardonne »). La ressemblance est d’autant plus frappante que dans les deux cas il est question d’une passion qui survit à la mort.
7 Sur cette hypothèse, voir Bernard Yon, « La conversation dans L’Astrée, texte littéraire et art de vivre », xviie siècle, 179, 1993, p. 273-289.
8 Comme le rappelle Élisabeth Aragon (« L’enchâssement dans L’Astrée d’H. d’Urfé », Cahiers de Littérature du xviie siècle, III, 1981, p. 1), le récit enchâssé n’occupait qu’un tiers du total dans les Éthiopiques, et moins d’un quart dans la Galatea de Cervantes et la Diana de Montemayor ; en revanche, dans les cinq parties de L’Astrée, le récit de base occupe respectivement 32 %, 50 %, 54 %, 51 % et 76 %, et en moyenne environ la moitié.
9 Les tentatives critiques les plus abouties en la matière sont probablement les études d’Élisabeth Aragon (« L’enchâssement dans L’Astrée d’H. d’Urfé », art. cité, p. 1-43) et de Liliane Picciola (« Solidarités dans la première partie de L’Astrée de Urfé », art. cité). Voir également Maurice Laugaa, « Structures ou personnages dans L’Astrée », Études Françaises, 2-1, 1966, p. 3-27.
10 Astrée, I, 6, p. 357-358.
11 Astrée, I, 5, p. 340.
12 Astrée, I, 5, p. 355.
13 Voir notamment L. Picciola, « Solidarités dans la première partie de L’Astrée de Urfé », art. cité.
14 Corneille, « Discours du poème dramatique », dans Corneille, OC III, Paris, Gallimard, 1987, p. 139.
15 Voir en particulier B. Yon, « Composition dans L’Astrée, composition de L’Astrée », art. cité.
16 Sur ce point voir notamment Tony Gheeraert, Saturne aux deux visages. Introduction à L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2006, p. 145-156 ; mais également Eglal Henein, La Fontaine de la vérité d’amour ou les promesses de bonheur dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Paris, Klincksieck, 1999, p. 135.
17 Astrée, I, 4, p. 286.
18 Ibid., p. 287.
19 Ibid., p. 305.
20 Ibid., p. 286.
21 Ibid., p. 305.
22 Céladon se serait noyé pour tenter de sauver Astrée. Cf. Astrée, I, 1, p. 129.
23 Diane donne exactement la même version à Léonide lorsqu’elle demande des nouvelles de Céladon. Cf. Astrée, I, 7, p. 407.
24 La version qu’apprend Céladon a été légèrement modifiée mais partage le souci de priver Astrée de toute responsabilité dans le suicide. Cf. Astrée, I, 12, p. 683.
25 Sur le sujet voir entre autres Jacques Ehrmann, Un paradis désespéré : l’amour et l’illusion dans L’Astrée, Paris, PUF, 1963, p. 20-23.
26 Astrée, I, 6, p. 385.
27 Ibid., p. 391-392.
28 Astrée, I, 3, p. 215.
29 Ibid., p. 218-220.
30 Ibid., p. 240 : « Quant à moy je ne suis point en doute si la belle Silvie m’aime, ou non, je n’en suis que trop asseuré : & quand je voudray en sçavoir d’avantage, je ne le demanderay jamais qu’à ses yeux, & à ses actions ».
31 Astrée, I, 11, p. 649.
32 Voir Homère, Odyssée, chant VI.
33 Voir ibid., chant V.
34 Astrée, I, 2, p. 177 : « Alors Celadon coignoissant qui estoient ces belles Nymphes, recogneut aussi quel respect il leur devoit … Mais (dit-il en continuant) encor ne puis-je assez m’estonner de me voir entre tant de grandes Nymphes, moy qui ne suis qu’un simple Berger, & de recevoir d’elles tant de faveurs ».
35 Ibid., p. 178-179.
36 Ibid., p. 189 : « Ils estoient tous deux si bien nays, qu’ils s’acquirent bien tost la cognoissance & l’amitié de tous les principaux. Et Alcippe en mesme temps s’adonna de telle sorte aux armes qu’il reüssit un des bons Chevaliers de son temps ».
37 Le narrateur tient à souligner, à maintes reprises, le secret qui entoure l’identité de la dame, ne laissant émerger que quelques détails la concernant : il s’agit vraisemblablement d’une protégée du couple royal, qui se félicite initialement de cette aventure avec Alcippe, pour ensuite chercher querelle au père de Céladon dès lors que l’honneur de la dame est en danger. Le fait que l’ami d’Alcippe, Clindor, se fasse arrêter par Alaric sur demande d’Amasis confirme le poids que la Dame détient à la cour. Le narrateur nous apprend par ailleurs qu’elle est « belle & jeune » (I, 2, p. 191), qu’elle est en mesure de faire de « grands dons » à son amant, et qu’elle appartient à l’une des « meilleures maisons » du royaume ; la vieille entremetteuse va plus loin encore en précisant qu’il s’agit « de la plus belle, & plus aymable Dame de cette Cour » (I, 2, p. 189).
38 Astrée, 1, 10, p. 572 : « Sylvie alors se voyant seule avec luy, commença de l’entretenir, avec tant de courtoisie, que s’il y eust eu en ce lieu-là quelque chose propre à luy donner de l’Amour, c’eust esté elle sans doute. Et voyez comme ‘Amour se plaist à contrarier nos desseins’ ! ».
39 Sur l’importance absolue de la ruse de Climanthe dans le déroulement de l’action de la première partie du roman, voir Jean-Yves Vialleton, « Éloge de Climanthe : le motif du miroir comme emblème de l’œuvre chez Honoré d’Urfé », dans Delphine Denis (dir.), Lire L’Astrée, Paris, PUPS, 2008, p. 125-135.
40 Astrée, I, 9, p. 551 : « Le Druide estoit demeuré fort attentif durant ce discours, & fit divers jugements selon les sujets des paroles de sa niece, & peut-estre assez approchant du vray : car il connut bien qu’elle n’estoit pas du tout exempte ny d’Amour, ny de faute. Toutefois comme fort advisé qu’il estoit, il le dissimula avec beaucoup de discretion ».
41 Astrée, I, 10, p. 556 : « Mais ce pendant qu’elles discouroient ainsi, Sylvie & Adamas s’entretenoient de ce mesme affaire, car la Nymphe qui avoit beaucoup de familiarité avec le Druide, luy en parla dés l’abord tout ouvertement : luy qui estoit fort advisé, pour sçavoir si sa niece luy avoit dit la verité, la pria de luy raconter tout ce qu’elle en sçavoit ».
42 Sur les lectures à clef dans le roman, voir entre autres l’étude de Françoise Lavocat, « Lectures à clef de l’Arcadia de Sannazar et de L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Allégorie et fiction dans le roman pastoral », Littératures Classiques, 54, 2004, p. 29-44.
43 Au livre IV, elle s’endort pendant le récit de l’Histoire d’Astrée et Phillis ; les cinq autres histoires auxquelles elle n’assiste pas sont soit des histoires « secondaires », c’est-à-dire qui viennent remplir un trou dans le récit en se positionnant comme deuxième histoire au sein d’un livre autrement trop court (Histoire de Stelle et Corilas au livre V ; Histoire d’Hylas au livre VIII), soit sa propre histoire (Histoire de Léonide au livre X) à laquelle elle ne peut pas assister pour des questions d’intrigue (Adamas est en train de s’informer sur elle), soit des histoires auxquelles elle ne peut assister car appelée ailleurs pour une urgence (Histoire de Cellion et Bellinde au livre X en raison de l’arrivée soudaine de lettres pour Galathée de la part de Lindamor ; Histoire de Lydias et Mélandre au livre XII, car elle est en train de déguiser Céladon).
44 Céladon raconte à la fois l’Histoire d’Alcippe (II) et l’Histoire de Celion et Bellinde (X) ; Léonide l’Histoire de Sylvie (III) et l’Histoire de Lindamor et Galathée (IX).
45 Astrée, I, 4, p. 252 : « Ainsi Leonide fut contrainte de se taire, & de s’en aller, ressentant de telle sorte ceste injure, qu’elle resolut dés lors de se retirer chez Adamas, son oncle ».
46 Ibid., p. 254.
47 Ibid., p. 255.
48 Alors qu’elle vient de quitter le palais à la recherche d’Adamas, Léonide rencontre en effet Sylvie qui lui annonce que Céladon n’a plus de fièvre et que Galathée ordonne de ne plus faire venir le druide. Mais les deux nymphes s’accordent pour feindre de ne pas s’être rencontrées et favoriser ainsi la venue d’Adamas contre la volonté de Galathée. Cf. Ibid., p. 256-257.
49 Astrée, I, 12, p. 688 : « Mais s’y voyant contraint, il visita sa panetiere que Leonide luy avoit fort bien garnie, la provision de laquelle luy dura plusieurs jours, car il mangeoit le moins qu’il pouvoit ».
50 Astrée, I, 8, p. 447 : « elles apperceurent Sylvandre, qui sous la fainte recherche de Diane, commençoit à ressentir une Amour naissante & veritable : car picqué de ce nouveau soucy, de toute la nuit il n’avoit pû clorre l’oeil ».
51 Ibid., p. 501 : « Silvandre d’autre costé se resolut, puis que Lycidas prenoit à si bon marché tant de jalousie, de la luy vendre à l’advenir un peu plus cherement, feignant de vrayement aymer Phillis, lors qu’il le verroit aupres d’elle ».
52 Astrée, I, 2, p. 163-164 : « Mais Madame (respondit Leonide) vous estes si grande Nimphe, Dame apres Amasis de toutes ces belles contrées, aurez-vous le courage si abatu que d’aimer un homme nay du milieu du peuple ? un rustique ? un Berger ? un homme de rien ? ».
53 Sylvie finit même par espionner Léonide pour s’en assurer définitivement. Cf. Astrée, I, 4, p. 252-253.
54 Astrée, I, 5, p. 307.
55 Astrée, I, 8, p. 463.
56 Astrée, I, 11, p. 614.
57 Astrée, I, 10, p. 570-571 : « Mais dittes la verité, Celadon, vous estes encor si méconnoissant, que quand vous aurez receu ce bon office de moy, vous ne vous en ressouviendrez non plus que vous voyez à ceste heure l’amitié que je vous porte. Pour le moins ayez memoire des outrages que Galathée me fait à vostre occasion, & si l’Amour qui en tout autre merite un autre Amour, ne peut naissant en moy produire le vostre, que j’aye ce contentement d’ouïr une fois de vostre bouche, que l’affection d’une Nymphe telle que je suis, ne vous est point desagreable ».
58 Ibid., p. 571 : « Celadon qui avoit des-ja bien reconnu ceste naissante amitié, eust desiré de la faire mourir au berceau, mais craignant que le dépit qu’elle en concevroit, ne luy fist produire des effets contraires à la resolution qu’elle avoit prise avec son oncle, il fit dessein de luy donner quelques paroles pour ne la perdre entierement, & ainsi il luy respondit […] Mais puis que vous sçavez qui je suis ; lisez en mes actions passées, & voyez que c’est qui me reste pour vous satisfaire, & dittes moy ce que vous voulez que je fasse ».
59 Ibid., p. 571 : « Leonide à ce discours ne pût cacher ses larmes, toutefois comme sage qu’elle estoit, apres avoir consideré combien elle contrevenoit à son devoir de vivre de cette sorte, & combien elle travailloit vainement, elle resolut d’estre maistresse de ses volontez. Mais d’autant que c’estoit une œuvre si difficile, qu’elle n’y pouvoit parvenir tout à coup, il fallut que le temps luy servit à preparer ses humeurs, pour estre plus capables à recevoir les conseils de la prudence ».
60 Astrée, I, 12, p. 676-677.
61 Un remerciement particulier à Marie-Gabrielle Lallemand, qui a, la première, suggéré ce lien de parenté entre L’Astrée et La Princesse de Clèves, lors du débat qui a suivi la présentation de la présente étude (Rouen, novembre 2023).
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 18, 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1547.
Quelques mots à propos de : Tristan Alonge
Université de La Réunion