Sommaire
Du côté du soleil couchant…
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
- Anne-Élisabeth Spica La description dans L’Astrée : mode d’emploi
- Suzanne Duval La prose poétique de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Pauline Philipps Polemas ou les monstruosités d’un amour déçu dans la première partie de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
- Tristan Alonge À la recherche de l’unité perdue dans la première partie de L’Astrée
- Hélène Thérin « Et la mort déguisée rôdait à chaque pas. » La mort dans L’Astrée
- Jean-Brice Rolland La pastorale au marteau !
Du côté du soleil couchant…
La prose poétique de L’Astrée d’Honoré d’Urfé
Suzanne Duval
Introduction
1Je remercie Yohann Deguin et Tony Geerhaert de m’avoir invitée à cette journée d’études qui me permet de renouer avec d’anciennes amours, puisque j’ai fait ma thèse sur la prose poétique du roman baroque qui a donné lieu à un livre intitulé La Prose poétique du roman baroque (1571-170, Paris, Classiques Garnier, 2018).
2Mon but dans cette thèse était d’écrire une page méconnue de la prose poétique, pour montrer que la prose poétique n’est pas une forme de la modernité poétique, qu’elle est présente dans la littérature d’Ancien Régime et en particulier dans le roman baroque.
3Aujourd’hui je vais me pencher sur un cas encore plus particulier, la prose poétique d’Honoré d’Urfé dans L’Astrée, et je voudrais tout de suite poser mon point d’arrivée, c’est-à-dire ce que je voudrais que vous reteniez de cette communication pour pouvoir lire à votre tour la prose de ce roman comme une prose poétique.
41. La prose d’Honoré d’Urfé dans L’Astrée n’est pas tout le temps poétique. On assiste dans cette œuvre à des narrations extrêmement rapides et dramatisées, des dialogues polémiques très serrés, des descriptions même qui ne relèvent pas de la prose poétique et c’est même une qualité qu’on a reconnu très tôt à Honoré d’Urfé, en lui prêtant un style plus « attique » c’est à dire plus sec, moins orné que celui des romanciers de sa génération, je vous renvoie sur ce point à un article de Gilles Siouffi sur la « démétaphorisation1 » à l’œuvre dans l’écriture d’Urfé.
52. La prose poétique d’Honoré d’Urfé ne prend pas non plus forcément la forme de morceaux d’anthologie en prose que vous pourriez isoler au sein du récit comme on a pu le faire pour des passages très célèbres des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand ou des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, qui sont devenus des exemples canoniques de prose poétique célébrés par Gustave Lanson dans un essai qui s’appelle L’Art de la prose (1907), et ensuite par toute une tradition scolaire qui a répertorié ces modèles de prose poétique dans des manuels comme le célèbre Lagarde et Michard.
6Il faut plutôt aborder la prose poétique d’Honoré d’Urfé comme une qualité diffuse au sein de son œuvre fictionnelle. Elle prend des formes textuelles variées, allant du groupe de mots (que l’on appelle parfois « phrase poëtique » au xviie siècle) jusqu’à la proposition, la période ou encore la séquence textuelle. On a ainsi une impression de poésie qui flotte dans le texte d’Urfé sans qu’il soit très facile de déterminer une cause stylistique précise à cette impression. Mon but n’est pas de vous laisser pour autant dans un trop grand flou artistique ! Si je devais expliquer ce qui détermine la qualité poétique de la prose d’Urfé, je dirais d’abord qu’elle réside dans :
71. une thématique empruntée à la tradition poétique : solitudes bucoliques, plaintes amoureuses, ekphraseis, blasons…
82. une capacité de son langage fictionnel à toucher l’imagination du lecteur, pas seulement par la métaphore ou la description, mais aussi par le rythme de la prose et l’amplification des circonstances de l’action.
93. un enthousiasme amoureux, qui a partie liée avec l’expression poétique, et qui se diffuse dans le dispositif polyphonique du roman : plaintes, discours intérieur, narration focalisées, exclamations du narrateur, dialogues, lettres….
104. Une dynamique textuelle « à sauts et à gambades », comme le disait Montaigne à propos de son propre style poétique lorsqu’il écrivait dans son essai « De la vanité » : « J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. C’est un art, comme dit Platon, leger, volage, demoniaque. » ([1588], t. 2, iii, 9).
11Je me pencherai surtout, dans cette conférence, sur les points 2 et 3.
121. Je vais d’abord revenir sur un point d’historiographie littéraire qui vous permettra de comprendre pourquoi la prose poétique d’Honoré d’Urfé a été longtemps méconnue.
132. Je vous expliquerai la manière dont la notion de prose poétique est conçue théoriquement par les gens de Lettres du xviie siècle, et pourquoi est-ce qu’ils l’appliquent au roman.
143. J’en viendrai ensuite à l’analyse de l’enargeia, c’est-à-dire l’efficacité visuelle de la prose poétique d’Honoré d’Urfé, la manière dont elle touche l’imagination du public.
154. Puis aux formes de l’enthousiasme amoureux qui se diffusent dans ce texte polyphonique.
1. La cousine pauvre du poème en prose
16La théorisation de la prose poétique a été conçue au xxe siècle à l’ombre de celle du poème en prose auquel Baudelaire puis Rimbaud ont donné ses lettres de noblesse.
17Longtemps, la prose poétique a été considérée comme une tentative manquée à la fin du xviiie siècle, d’inventer une nouvelle poésie, émancipée des contraintes du vers classique. Selon Suzanne Bernard2, cette prose poétique ne retenait du vers classique que ce qu’il avait de plus « conventionnel et le plus faux : style noble, périphrases élégantes, clichés emphatiques ». Il faudrait attendre, selon Suzanne Bernard, la « naissance », avec Diderot et Rousseau, du « langage des passions » pour trouver un véritable lyrisme en prose débarrassé des procédés conventionnels de la poésie classique et de la rhétorique. L’auteur s’arrête en particulier sur La Nouvelle Héloïse dont elle reconnaît « l’enchantement lyrique de l’expression », tout en rappelant la distance qui sépare cette forme d’écriture du style du poème en prose : « cette composition si lâche, ce style sans mesure sont aux antipodes du resserrement et de la tension constante que réclame le poème en prose » (ibid.).
18La prose poétique serait donc une hybridation ratée, ou balbutiante, entre prose et poésie, alors que le poème en prose, par sa clôture, son organicité, sa densité en serait une forme accomplie. Cette compétition implicite entre deux formes et implicitement deux esthétiques de la poésie, l’une qui serait typique de l’Ancien Régime, l’autre qui représenterait les innovations de la modernité poétique, habite la plupart des définitions stylistiques de la prose poétique dans les manuels scolaires. Ainsi Yves Vadé oppose le « genre poétique » du poème en prose au « type d’écriture » de la prose poétique. Pour Michèle Aquien dans son Dictionnaire de poétique
on appelle prose poétique un type d’écriture interne à des ouvrages en prose, mais qui emprunte à la poésie non seulement une thématique (description de la nature, des sentiments, etc.) mais aussi des procédés caractéristiques. Il s’agit alors de passages de tonalité plus lyrique, mais l’œuvre tout entière, elle, n’a pas de visée purement poétique. Le genre a connu une mode particulière à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle3.
19On peut retenir de ces définitions qu’elles considèrent la prose poétique de l’Ancien Régime comme une pratique assez pauvre de la poésie, réduite à des images conventionnelles et à un goût pour l’ornement stylistique.
20Or ce n’est pas la manière dont les gens de l’Ancien Régime conçoivent le langage poétique. Pour eux, ce langage est avant tout une manière de toucher l’imagination du public4 en lui représentant des fictions, et la forme du vers n’est qu’une manière parmi d’autres de parvenir à ce résultat.
2. Représentations théoriques du style poétique au xviie siècle
21Depuis l’Antiquité, les théoriciens de la prose font une analogie entre l’art du poète et l’art de l’orateur, en expliquant qu’il existe une affinité entre ces deux types de langage, même si l’orateur ne peut pas se permettre tout ce que se permet le poète.
22Selon Aristote dans la Rhétorique, le style poétique a servi de modèle aux premiers orateurs comme Gorgias, et l’art de la prose doit obéir à un dosage de l’ornement plus sévère que celui qu’en fait le poète (1404-1406). Dans sa Poétique, Aristote considère que ce qui définit le propre de la poétique, ce n’est pas le vers ni même le langage poétique mais la représentation vraisemblable (mimésis).
23L’époque baroque marque une période de redécouverte de la Poétique aristotélicienne, à laquelle Urfé, comme certains de ses contemporains est pleinement acculturé par sa connaissance des traités de poétique italiens. L’idée selon laquelle le vers ne définit pas la poésie conduit certains théoriciens contemporains d’Urfé à défendre une pratique poétique de la prose : on le voit bien dans l’art poétique de Jean Vauquelin de la Fresnaye (1605, donc deux ans avant la première parution de L’Astrée) :
En prose tu pourras poétiser aussi :
Le Grand Stagiritain [c’est-à-dire Aristote] te le permet ainsi.
Si tu veux voir en prose un œuvre poétique,
D’Héliodore voy l’histoire Ethiopique :
Cette Diane encor, qu’un pasteur Espagnol,
Bergere, mene au champ avecques le flageol5.
24Pour Vauquelin de la Fresnaye, ce qui définit les Éthiopiques ou la Diana de Montamayor comme des proses poétiques, c’est le fait qu’elles suivent un ordre artificiel en commençant in medias res et en revenant ensuite en arrière. La prose poétique se définit donc surtout comme un principe de composition qui ne suit pas l’ordre dit « naturel » de l’histoire, c’est-à-dire l’ordre chronologique des faits. Mais le caractère poétique de la prose fictionnelle est aussi perçu à une échelle plus stylistique, comme le montre une lettre de Jean-Louis Guez de Balzac l’épistolier du xviie siècle qui sera avec Malherbe et Vaugelas le maître à penser de l’académie française, qui sert de préface à un roman publié en 16296. Il commence par un long développement sur les émotions que lui ont donné le roman : « Je sçavois d’abord que je regardois la peinture d’une chose fausse, et neantmoins j’ay ressenti d’aussi violentes émotions que m’en eust donné la vérité mesme. […] ». Balzac met ici en scène le pouvoir puissant du langage romanesque sur l’imagination du lecteur, et cet effet textuel est pour lui directement lié à la qualité poétique du langage romanesque. Voyez en effet ce qu’il dit dans la suite de sa lettre. Il mentionne que dans « quelques endroits » du texte il y a « je ne sais quoi de trop peint et de trop fleuri » […] « quelque chose qui sent un peu la poésie, et qui n’est pas entièrement dans la sévérité de nos règles », concluant dans une formule restée célèbre : « mais on m’a assuré que les Romans ne sont pas ennemis de ces sortes de Beautés, et que tout ce genre d’écrire est hors de l’étendue de notre juridiction. »
25Vous voyez combien l’éloge de Balzac est ambigu et symptomatique de la situation peu légitime du genre romanesque dans le champ des Belles-Lettres : d’une part il reconnaît la puissance poétique du verbe romanesque, il la qualifie même de « sorte de beautés », et dans le même temps il la sanctionne comme une liberté on pourrait même dire une licence qui exclut le genre romanesque de la littérature puriste7.
3. L’enargeia de la prose d’Honoré d’Urfé : un « je ne sais quoi de trop peint de fleuri »
26Je définirai l’enargeia, terme rhétorique qui nous vient du grec, comme une capacité du discours à faire image. L’enargeia réside dans l’efficacité imaginative du discours verbal8. Cette qualité recoupe de multiples procédés de la prose poétique de L’Astrée, dont je ne retiendrai aujourd’hui que les circonstances de l’action, c’est-à-dire tous les éléments qui accompagnent, qui encadrent un épisode sans constituer pour autant le centre dynamique de cet épisode. En particulier, Urfé donne au cadre pastoral de l’action une épaisseur descriptive remarquable, qui invite le lecteur à visualiser l’action romanesque, à se la représenter comme un tableau (une peinture parlante, pour reprendre la formule de Plutarque), même lorsque nous ne sommes pas dans des descriptions à proprement parler. Je cite par exemple le lieu de la première rencontre, funeste, d’Astrée et Céladon :
De fortune, ce jour l’amoureux Berger s’estant levé fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse rivière de Lignon, attendant la venuë de sa belle Bergere, qui ne tarda gueres apres lui (I, 121).
27Le groupe nominal expansé « l’herbe moins foulée », le complément circonstanciel, « sur le bord de la tortueuse rivière de Lignon », invitent le lecteur à se représenter visuellement l’attitude du berger. Et ce caractère pictural de la circonstance romanesque va de pair avec la dramatisation du récit, puisque le lieu où s’assoit Céladon est décisif (Lignon y est particulièrement profond, aussi son suicide aura-t-il les conséquences que l’on sait).
28Il est remarquable que chez Urfé l’espace pastoral s’apparente rarement au locus amoenus traditionnel (avec son cours d’eau transparent, ses rives fleuries et son agréable ombrage transpercé par quelques rayons) dont abusent les romanciers contemporains. Bien au contraire, Urfé revivifie le potentiel symbolique de l’espace pastoral en en proposant des représentations originales, comme par exemple le lieu où Léonide, Sylvie et Galathée se déshabillent sous l’œil lubrique de Climanthe qui s’est caché pour les épier après les avoir orientées vers ce lieu grâce à une supercherie :
Sur le panchant du vallon voisin, duquel ce petit ruisseau arrouse le pied, il s’esleve un boccage espaissi branche sur branche de diverses fueilles, dont les cheveux n’ayans jamais esté tondus par le fer, à cause que le bois est dedié à Diane, s’entre-ombrageoient espandus l’un sur l’autre, de sorte que mal-aisément pouvoient-ils estre percez du Soleil, ny à son lever, ny à son coucher ; & par ainsi au plus haut du midy mesme, une chiche lumiere d’un jour blafard y pallissoit d’ordinaire ; (V, 327)
29Les circonstances spatiales de l’épisode, les bois touffus et personnifiés par ces cheveux qui n’ont pas été coupés, l’ombre qui n’est pas un agréable ombrage, qui est une ombre inquiétante, la présence mythologique de la déesse Diane qui connote la virginité créent un réseau serré d’allusions chargeant l’épisode d’une dimension symbolique qui n’est pas univoque. On pense d’une part à la scène très fréquemment représentée dans les arts décoratifs de l’Ancien Régime où la baignade de Diane est épiée par Actéon, et en même temps à une allégorie de la crédulité des trois nymphes, trompées par la ruse Climanthe et ses fumisteries. Toutes ces connotations ont une caisse de résonance dues à la démultiplication des points de vue que le passage recèle puisqu’on a à la fois, si je puis dire, le male gaze, le regard masculin de Climanthe (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) qui prend en charge le récit et à qui il faut attribuer toute la sexualisation de cette nature luxuriante parce que non tondue, mais on a aussi deux oreilles différentes, celle de Polémas qui en est le destinataire, et celle de Léonide, écouteuse indiscrète dont on peut penser qu’ils sont davantage sensibles à la portée morale et allégorique de cet espace mythologique.
30Enfin, dernier point de cette troisième partie, l’amplification des circonstances rythme la prose poétique d’Urfé, et ici je ferai appel sans trop m’appesantir à vos compétences stylistiques. Il y a chez Urfé un travail remarquable à gauche du verbe au moyen des groupes circonstanciels antéposés, je n’ai pas besoin de chercher loin puisque le titre de cette journée d’étude en donne un bel exemple : « Auprès de l’ancienne ville de Lyon, du côté du Soleil couchant, il y a un pays nommé Forez ». etc. À la toute fin du livre, « que si la Lune esclairoit, il passoit les nuits soubs quelques arbres : où bien souvent assoupy du sommeil, sans y penser il s’y trouvoit le matin » (XII, p. 690), d’abord un circonstant, et ensuite une apposition qui sont placés à gauche du verbe, ce qui vous montre à quel point la syntaxe de la prose poétique est une syntaxe de la caractérisation, et que cette caractérisation est organisée par un rythme harmonieux.
31Par exemple avec ce parallélisme, dans le même passage :
Ainsi alloit trainant sa vie ce triste Berger, qui en peu de temps se rendit si pasle, & deffait, qu’à peine l’eust-on pû reconnaître, & luy-mesme quelquefois allant boire à la proche fontaine, s’estonnoit quand il voyoit sa figure dans l’eau, comme estant reduit en tel estat il pouvoit vivre :
32Ou encore ces regroupements binaires et ternaires dans le passage qui suit :
la barbe ne le rendoit point affreux, car il n’en avoit point encores, mais les cheveux qui luy estoient fort creus, la maigreur qui luy avoit changé le tour du visage, & allongy le nez, & la tristesse qui avoit chassé de ses yeux ces vifs esclairs, qui autresfois les rendoient si gratieux, l’avoient fait devenir tout autre qu’il ne souloit estre. (ibid.)
33Qui dit rythme bien sûr dit expressivité et c’est tout naturellement que cette efficacité rythmique de l’enargeia de L’Astrée me conduit à réfléchir à l’empreinte amoureuse de la prose poétique d’Honoré d’Urfé dans un quatrième temps…
4. Amour et fureur poétique dans les discours de L’Astrée
34… en rappelant cette idée répandue au xviie siècle et qui trouve sa source dans le banquet de Platon, selon laquelle l’amoureux s’exprime comme un poète, produit de beaux discours, avec des expressions parfois extravagantes en raison d’une âme troublée par le désordre des passions. C’est bien sûr dans les poèmes insérés que cette tendance se vérifie le mieux, mais il y a une autre pièce importante de L’Astrée où triomphe le verbe amoureux, c’est la plainte en prose où l’on retrouve tous les traits de poésie lyrique de l’époque, interjections, adj. substantivés, parallélismes, j’en donne un petit exemple : Ah ! belle bergère, mais volage comme belle, est-ce ainsi que vous avez perdu la mémoire des services de Céladon et de vos serments ? (IV, p. 281)
35Avec la forme de la plainte en prose, il semblerait qu’on a typiquement un exemple de morceau d’anthologie qu’on pourrait avoir envie de détacher du texte de L’Astrée. Or très souvent il y a une sorte de fondu entre plainte en prose et d’autres discours amoureux, lettres, poèmes insérés, avec un effet de variation rythmique et thématique que Delphine Denis a qualifié de « tremblé générique9 ». J’en prendrai pour exemple la plainte que Lycidas énonce, écouté par Phillis et Astrée (IV, p. 276) :
Helas ! c’est vainement.
Car plustost pour ma peine
Ce que je vay tracer,
Sur l’inconstante areine
Ferme se doit penser,
Que pour mon advantage
En son ame volage,
Je jette onc en l’aimant
Quelque seur fondement.
Peu apres nous ouïsmes que s’estant teu pour quelque temps, il reprenoit ainsi la parole avec un grand Helas ! & levant les yeux au Ciel : O Dieux ! si vous estes en colere contre moy, parce que j’adore avec plus de devotion l’œuvre de vos mains que vous mesmes »
36Vous voyez comment, des vers à la prose, sont répétées les mêmes interjections qui font de ce passage une grande variation élégiaque en formes diverses, si bien qu’il serait dommage de lire la plainte en prose isolément, il faut au contraire la faire vibrer avec le poème.
37L’enthousiasme amoureux n’est pas non plus étranger aux dialogues polémiques et aux conversations amicales qui occupent une bonne partie de L’Astrée et à ce titre ce serait une erreur de penser que la prose poétique ne vient pas aussi se loger dans ces passages de débats qui animent les disputes des personnages. Tout se passe comme si, même dans l’amitié amicale, il y avait une sorte d’enthousiasme amoureux qui conduit les bergères et les bergers à s’exprimer de manière imagée et à produire parfois des mythes comme celui des aimants énoncé par Sylvandre et rapporté par Céladon, créant une chaîne métaphorique qui se répand dans d’autres dialogues de L’Astrée, comme si le parler-Forez10 était un parler poétique orienté par une grammaire et une philosophie métaphorique. Je voudrais donner un autre exemple de cet élan poétique des dialogues dans un passage important où Diane affronte Phillis pour donner une définition de l’amitié, et voici comment elle s’exprime :
toutefois si vous me voulez faire autant de grace qu’au medecin qui parle& juge indifferemment de toutes sortes de maladies sans les avoir euës, je diray, que « s’il y a quelque chose en l’amitié, dont l’on doive faire estat, ce doit estre sans plus l’amitié mesme : car toute autre chose qui nous en plaist, ce n’est que pour estre jointe avec elle : & par ainsi il n’y a rien qui puisse plus offencer celuy qui ayme, que de remarquer quelque deffaut d’Amour », & ne point ressentir telles offenses, c’est veritablement avoir l’esprit ladre pour ceste passion. Et voulez vous que je vous die ce qu’il me semble de l’amitié ? C’est une musique à plusieurs voix, qui bien unies, rendent une tres-douce harmonie : mais si l’une desaccorde, elle ne déplaist pas seulement, mais fait oublier tout le plaisir, qu’elles ont donné auparavant. (IV, p. 289).
38Dans ce discours on voit qu’il y a un élan qui conduit Diane à s’exprimer d’une manière de moins en moins conceptuelle, délaissant le bagage aristotélicien de l’Éthique à Nicomaque11 pour en venir à prononcer cette magnifique analogie entre amitié et chant choral.
39L’enthousiasme amoureux du langage opère donc par contagion, il se transmet d’un personnage à l’autre comme une chaîne magnétique et c’est la raison pour laquelle il imprègne aussi la narration de L’Astrée. Dans cette œuvre en effet tous les narrateurs sont touchés d’amour ou d’amitié pour les personnages et les événements qu’ils mettent en scène, ce qui est particulièrement perceptible dans les figures de sentence, qui sont imprégnées d’affectivité et de figures poétiques, de même que les exclamations par lesquels les narratrices et narrateurs témoignent de leur sympathie. J’en prendrai pour exemple un passage également étudié aujourd’hui par Anne-Elizabeth Spica (qu’elle définit comme une éthopée du personnage d’Astrée dans sa conférence)
De fortune, au mesme temps qu’ils arriverent, Astrée ouvrit les yeux, & certes bien changez de ce qu’ils souloient estre, quand Amour victorieux s’y monstroit triomphant de tout ce qui les voyoit, & qu’ils voyoient. Leurs regards estoient lents & abattus, leurs paupieres pesantes & endormies, & leurs esclairs changez en larmes : larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d’où elles venoient, & de ces yeux bruslants par où elles passoient, brusloient & d’amour & de pitié tous ceux qui estoient à l’entour d’elle. (I, p.129)
40Dans ce blason des larmes d’Astrée, on trouve un arsenal de formes expressives (l’adverbe énonciatif « et certes », la répétition lexicale larmes / larmes) et de figures poétiques, (allégorie du Dieu Amour, métaphore continuée des flammes), qui trahissent la voix émue d’un narrateur touché d’amour pour son héroïne.
Conclusion
41Pour conclure, je rappellerai l’ancrage de la prose poétique d’Urfé dans une pratique contemporaine de son époque : tous les romanciers de ce temps-là écrivent dans une prose poétique, mais j’ai voulu montrer dans cette conférence deux aspects qui me paraissent propres à l’écriture d’Urfé, d’une part l’exploitation de l’espace pastoral comme lieu de symbolisation poétique, et d’autre part le caractère très expérimental de la prose de L’Astrée dans sa capacité à varier les formes du verbe poétique et les faire résonner entre elles, en jouant en particulier sur des effets de polyphonie. À ce titre la prose poétique d’Honoré d’Urfé ne relève pas du lyrisme en prose qui se développera au xviiie et au xixe siècle, puisque son rôle n’est pas d’exprimer une subjectivité et de la diffuser dans l’ensemble de l’œuvre, mais plutôt de créer une chorale d’expressions poétiques qui participent de l’harmonie plus globale de l’œuvre de L’Astrée. Et cette chorale ne va pas sans dissonances, puisque la prose poétique ne s’énonce jamais dans la solitude relative qui caractérise le recueil de poèmes : son langage colporté par de multiples voix, diffracté par de multiples points de vue, devient une sorte d’événement de l’action romanesque, qui fait partie, fondamentalement, des divers effets de l’honnête amitié annoncés dans le titre de ce roman.
1 Gilles Siouffi, « Honoré d’Urfé artisan précoce de la “démétaphorisation du français” ? » xviie siècle, no 235, 2007, p. 275-293.
2 Suzanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours, Paris, Nizet, 1959, p. 23.
3 M. Aquien et G. Molinié, « Prose poétique », dans Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 631.
4 Comme le dit le vers horacien devenu un adage « ut pictura poiesis », comme le dit Plutarque dans une formule également proverbial pour l’Ancien Régime de la littérature « la poésie est une peinture parlante » : voir Roberto Romagnino, Décrire dans le roman baroque, Paris, Garnier, 2019.
5 J. Vauquelin de La Fresnaye, « L’Art poëtique françois », dans Les Diverses Poésies du Sieur de La Fresnaie, Caen, C. Macé, 1605, II, p. 50, v. 261-267. Cité dans C. Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2008, p. 237.
6 « Lettre de Monsieur de Balzac ecritte à une Dame de qualité », dans F. de Boisrobert, Histoire indienne d’Anaxandre et d’Orazie, Paris, F. Pomeray, 1629, n. p.
7 Le style poétique est dans une situation difficile au XVIIe siècle dans le contexte de ce que Fumaroli a pu appeler le « crépuscule de l’enthousiasme » à l’époque baroque. Il y a toute une tendance de la critique puriste à voir d’un mauvais œil les libertés de la poésie comme étant contraires aux règles du bon usage, a fortiori quand on utilise le style poétique dans la prose. Vaugelas, l’auteur des Remarques revient sur la modération qui doit caractériser le style de la prose, toute métaphore trop voyante, toute hyperbole exagérée étant un défaut, le vice des vices consistant dans les vers blancs et les rimes dans la prose.
8 Elle est à ce titre la qualité reine du discours descriptif : voir R. Romagnino, Décrire dans le roman baroque, op. cit., et du même auteur Théories de l’ekphrasis de l’Antiquité à l’époque moderne, Paris, Garnier, 2019.
9 D. Denis, « L’élégiaque, entre prose et poésie dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé », dans Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, dir. H. Baby, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 97-109.
10 Au xviie siècle, on disait souvent le parler+adj ou nom (parler roman, parler précieux, parler Balzac…) pour désigner une certaine mode langagière caractérisée par des traits stylistiques typiques.
11 Sur ce point, je me permets de renvoyer à un article de moi qui paraîtra dans la revue Op. cit. à la fin de l’année 2023 (ou début 2024).
Actes de la journée d’agrégation autour de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, organisée en octobre 2023, publiés par Pauline Philipps, Yohann Deguin, et Tony Gheeraert
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 18, 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1543.
Quelques mots à propos de : Suzanne Duval
Université Gustave Eiffel
LISAA, FTD