Pierre Corneille, la parole et les vers

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

Pierre Corneille, la parole et les vers
  • Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Liliane Picciola, de Bénédicte Louvat et de Cécilia Laurin  Introduction

Parole, ethos et vers

« Connais-moi tout entière » : parole apocalyptique et dramaturgie cornélienne

Cécilia Laurin


Résumés

L’étude de la récurrence d’un vers qui fait surgir sur la scène l’injonction éthique et spectaculaire du « Connais-moi » est l’occasion de s’intéresser à celui-ci en tant que marqueur rhétorique révélateur du sujet proprement cornélien. L’apocalypse du « moi » est alors à considérer comme celle d’un être-vouloir qui révèle (ou réaffirme la révélation de) sa grandeur d’âme, qu’il aime à envisager de façon spéculaire, dans toute sa dimension théâtrale.

Texte intégral

1La récurrence de certains vers – sous leurs diverses variations – et de certains syntagmes, à l’échelle de toute la dramaturgie cornélienne, semble agir comme une sorte de marqueur rhétorique révélateur du caractère du grand personnage cornélien. Si l’on suit l’intuition de François Rostand, alors

le phénomène de l’imitation chez Corneille paraît le plus souvent lié à l’insistance de certaines idées ou de certains sentiments […]. On définirait d’ailleurs a priori le « cornélien » par sa répétition : est « cornélien » ce à quoi Corneille tient le plus, ce qu’il emprunte le plus volontiers de lui-même1.

2Pour lui, « plus encore que les vers entiers, les locutions, par leur abondance, forment en quelque sorte l’armature du cornélien. Elles en constituent le côté automatique et formel2 […] ». Le vers que nous proposons d’examiner, celui qui fait entendre l’injonction « Connais-moi », est en quelque sorte le contrepoint opérationnel et tourné vers l’extérieur (donc, en ce sens, relationnel) d’une affirmation personnelle autosuffisante dans sa dimension intérieure3 : « Je sais ce que je suis » (ou analogues), dont François Rostand relève en tout dix-sept occurrences, et à laquelle s’est notamment intéressée Anne Ubersfeld4. Si son étude du « Je suis » cornélien se focalise entièrement du côté de la subjectivité, le vers – ou fragment de vers – que nous invitons à considérer ici permet de déplacer cette perspective en l’abordant également à travers la question de l’objectivité : à travers le « Connais-moi », le sujet (le je) se présente en effet en tant qu’objet (le moi). Ce déplacement est alors l’occasion d’aborder la subjectivité du personnage cornélien en tant que construction par et pour lui-même d’une objectivité spectaculaire, c’est-à-dire davantage comme une subjectité – nous employons ce terme pour désigner le fait d’être sujet sans opposer subjectivité et objectivité – que comme une subjectivité au sens strict.

3Si pour Anne Ubersfeld le « Je sais ce que je suis » est la marque doublement tautologique et doublement autoréflexive de l’autosuffisance d’un personnage qui se démarque (en s’en séparant radicalement) du monde qui l’entoure, dont « le présupposé en est : je le sais, moi, mais vous ne le savez pas, ni n’avez nul besoin de le savoir, et il ne m’importe pas que vous le sachiez ou non5 », nous entendons plutôt, à partir du « Connais-moi », insister sur une exigence – complémentaire à la parfaite connaissance de soi – de connaissance et de reconnaissance caractéristique du personnage cornélien. Le sujet, objet des regards, ne peut donc se manifester comme absolument autosuffisant dans l’instant de cette affirmation de soi, qui nécessite une tension interne spéculaire et spectaculaire, mais seulement comme relativement autosuffisant, en relation avec les yeux du monde qui l’entoure6 et dont il entend se démarquer, qui doivent servir de confirmation à cette affirmation. Ce vers, ou fragment de vers, se retrouve assez régulièrement chez Corneille pour paraître pouvoir contribuer de manière décisive à l’architecture de l’« armature du cornélien », en tant qu’il formalise, de façon automatique et itérative, cette exigence de connaissance et de reconnaissance du sujet cornélien :

Médée : Apprends à connaître ta femme7
(Médée, V, 5, v. 1610)

Pauline : Sévère, connaissez Pauline tout entière
(Polyeucte, IV, 5, v. 1335)

Cléopâtre : Apprends, ma confidente, apprends à me connaître
(Rodogune, II, 2, v. 443)

Cléopâtre :Connais-moi tout entière
(Rodogune, II, 2, v. 503)

Pulchérie : Mais connais Pulchérie, et cesse de prétendre
(Héraclius, I, 2, v. 142)

Rodelinde : Connaissez-moi, Madame, et désabusez-vous
(Pertharite, I, 2, v. 218)

Médée : Connaissez-moi, Madame, et voyez où vous êtes
(La Toison d’or, III, 4, v. 1333)

Médée : Connaissez mieux Médée
(La Toison d’or, V, 4, v. 2014)

Plautine : Connais-toi si tu peux, ou connais-moi
(Othon, V, 5, v. 1713)

4Ces vers, prononcés par des personnages féminins, sont tous compris, d’une manière ou d’une autre, dans l’évocation d’une situation conjugale8 : qu’il s’agisse par exemple de rejeter une union, d’en affirmer au contraire l’éternité, de triompher d’une rivalité ou bien de célébrer des « anti-noces » de mort, pour reprendre l’expression de Florence Dupont9 à propos de Médée, figure en soi apocalyptique par la menace de fin du monde qu’elle porte en elle, même si elle choisit de limiter sa puissance de destruction à Corinthe :

[Soleil,] Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant.
Mais ne crains pas de chute à l’univers funeste,
Corinthe consommée affranchira le reste,
Mon erreur volontaire ajustée à mes vœux,
Arrêtera sur elle un déluge de feux
(Médée, I, 3, v. 260-264)

5Si nous proposons de considérer ces vers comme l’information d’une « parole apocalyptique », ce n’est évidemment pas précisément dans un sens théologique ou eschatologique mais principalement à travers toute la force littérale et étymologique de l’apo-calypse : ils amorcent, confirment ou parachèvent un processus de dévoilement de soi du sujet cornélien. C’est en ce sens que nous les comprenons comme participant d’une apocalypse de soi typique du grand personnage qui cherche à témoigner de sa grandeur aux yeux des autres. L’apocalypse, comme le note Jean-Pierre Vidal, à partir de l’expression par Camille10 de son furieux désir de fin du monde, « c’est aussi ce rêve éveillé en forme de réassertion du sujet menacé, rêve d’un quant-à-soi éternel auquel les sortilèges du langage viennent prêter la force irrésistible d’une épiphanie11. » La forme schématique que nous choisissons de donner à cet ensemble varié est celle du « Connais-moi tout entière » de Cléopâtre dans Rodogune, parce qu’il signale franchement la quête lumineuse, voire solaire, qui réside au cœur de cette parole apocalyptique : la nécessité pour le sujet de se manifester entièrement avec éclat sur la scène du monde et du théâtre, et ce de façon absolue, sans rien laisser dans l’ombre.

6Ce fragment de vers, à l’image des autres, n’apporte rien à l’intelligence de la pièce, mais se donne plutôt à entendre comme une déflagration spectaculaire par laquelle le sujet imprime son caractère, et la connaissance qu’il appelle est avant tout celle de « l’impression d’un objet », pour citer le Dictionnaire de Furetière12. Cela nous renvoie également à la dramaturgie cornélienne de l’admiration13 en tant qu’une telle émotion, dans son surgissement, n’a ni « le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu’on admire14 », pour reprendre les mots de Descartes. Au service ni du logos, ni du pathos, la déflagration du « Connais-moi » est entièrement consacrée à (et doit également consacrer) l’ethos du personnage qui entend « se faire connaître », c’est-à-dire, pour citer à nouveau le Dictionnaire de Furetière : « faire voir ce [qu’il] est, se rendre illustre, faire du bruit dans le monde ; se signaler15 ». Nous proposons donc de comprendre ce vers comme un vers impressionnant, un vers-effet, qui engage un double mouvement dramatique simultané : à la fois avènement du sujet, en tant que soi, et événement théâtral, spectacularisation du soi.

L’avènement de soi

7La dernière des occurrences relevées plus haut, le « Connais-moi » qu’adresse Plautine à Martian dans Othon, manifeste la fermeté dont doit faire preuve la grande âme quand elle se trouve menacée, suivant en cela l’une des maximes du sujet cornélien que Médée exprimait déjà nettement :

L’âme doit se roidir plus elle est menacée,
Et contre la fortune aller tête baissée
(Médée, I, 4, v. 305-306)

8Rejetant catégoriquement la possibilité d’une union qui ne serait conforme ni à sa volonté ni à son rang, Plautine exprime, et imprime, la hauteur de son ethos en jouant d’une tension spéculaire qui vient renverser la menace, dévoilant ainsi le terme – criminel – jusqu’où elle serait prête à aller pour se reconnaître et se faire connaître :

Plautine
Vil esclave, est-ce à toi de troubler ma douleur ?
Est-ce à toi de vouloir adoucir mon malheur ?
À toi de qui l’amour m’ose en offrir un pire ?

Martian
Il est juste d’abord qu’un si grand cœur soupire,
Mais il est juste aussi de ne pas trop pleurer
Une perte facile et prête à réparer.
Il est temps qu’un Sujet à son Prince fidèle
Remplisse heureusement la place d’un rebelle ;
Un Monarque le veut, un père en est d’accord,
Vous devez pour tous deux vous faire un peu d’effort,
Et bannir de ce cœur la honteuse mémoire
D’un amour criminel qui souille votre gloire.

Plautine
Lâche, tu ne vaux pas que pour te démentir
Je daigne m’abaisser jusqu’à te repartir.
Tais-toi, laisse en repos une âme possédée
D’une plus agréable encor que triste idée,
N’interromps plus mes pleurs.

Martian
                                                  Tournez vers moi les yeux.
Après la mort d’Othon que pouvez-vous de mieux ?

Plautine
Quelque insolent espoir qu’ait ta folle arrogance,
Apprends que j’en saurai punir l’extravagance,
Et percer de ma main ou ton cœur ou le mien,
Plutôt que de souffrir cet infâme lien.
Connais-toi si tu peux, ou connais-moi.
(Othon, V, 5, v. 1691-1713)

9Alors qu’il lui demande de « tourner vers lui les yeux », c’est finalement elle qui le force à la considérer telle qu’elle est. Le miroir que Plautine tend ici à Martian vise à accuser leur irréductible différence, par effet de dissymétrie.

10Dans Polyeucte, lorsque Pauline intime à Sévère de la connaître « tout entière », cette exigence d’intégralité est la marque de son intégrité, de sa fidélité à elle-même à travers la fidélité à son époux. L’altérité est à nouveau ici mise en jeu de façon spéculaire, puisqu’une trentaine de vers plus tard elle enjoint à Sévère de se rappeler à lui-même : « Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère » (IV, 5, v. 1363), dans l’espoir cette fois-ci que le miroir tendu ait un pouvoir de verticalisation par effet de symétrie :

Sévère
Je n’aurais adoré que l’éclat de vos yeux,
J’en aurais fait mes Rois, j’en aurais fait mes Dieux,
On m’aurait mis en poudre, on m’aurait mis en cendre
Avant que…

Pauline
                      Brisons là, je crains de trop entendre,
Et que cette chaleur qui sent vos premiers feux
Ne pousse quelque suite indigne de tous deux.
Sévère, connaissez Pauline tout entière.
Mon Polyeucte touche à son heure dernière,
Pour achever de vivre il n’a plus qu’un moment,
Vous en êtes la cause, encor qu’innocemment.
Je ne sais si votre âme à vos désirs ouverte
Aurait osé former quelque espoir sur sa perte ;
Mais sachez qu’il n’est pas de si cruel trépas,
Où d’un front assuré je ne porte mes pas,
Qu’il n’est point aux Enfers d’horreurs que je n’endure,
Plutôt que de souiller une gloire si pure,
Que d’épouser un homme après son triste sort,
Qui de quelque façon soit cause de sa mort,
Et si vous me croyiez d’une âme si peu saine,
L’amour que j’eus pour vous tournerait toute en haine.
Vous êtes généreux, soyez-le jusqu’au bout ;
Mon père est en état de vous accorder tout,
Il vous craint, et j’avance encor cette parole,
Que s’il perd mon époux, c’est à vous qu’il l’immole,
Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui,
Faites-vous un effort pour lui servir d’appui.
Je sais que c’est beaucoup que ce que je demande,
Mais plus l’effort est grand, plus la gloire en est grande ;
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,
C’est un trait de vertu qui n’appartient qu’à vous ;
Et si ce n’est assez de votre renommée,
C’est beaucoup qu’une femme autrefois tant aimée,
Et dont l’amour peut-être encor vous peut toucher,
Doive à votre grand cœur ce qu’elle a de plus cher.
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.
(Polyeucte, IV, 5, v. 1329-1363)

11Cet appel à la connaissance de soi – qui est aussi appel et rappel à la gloire – dévoile la force d’une grande âme au miroir de laquelle Sévère doit maintenir la hauteur de la sienne. À la scène suivante, il revient sur ces « leçons de générosité » (IV, 6, v. 1378) données par Pauline, qui lui semblent à cet instant difficiles à suivre :

Votre belle âme est haute autant que malheureuse,
Mais elle est inhumaine autant que généreuse
(Polyeucte, IV, 6, v. 1379-1380)

12Le mouvement réflexif qui structure la tirade de Pauline et qui demande à Sévère de se rappeler à lui-même peut se considérer au miroir du discours d’Auguste à Cinna, qui fait entendre le « Connais-moi » dans sa forme pratiquement inversée, alors que l’empereur lui conseille de tourner son regard vers lui-même :

Apprends à te connaître, et descends en toi-même.
On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime,
Chacun tremble sous toi, chacun t’offre des vœux,
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux,
Mais tu ferais pitié, même à ceux qu’elle irrite,
Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m’as dû plaire,
Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient,
Elle seule t’élève, et seule te soutient,
C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne ;
Tu n’as crédit, ni rang, qu’autant qu’elle t’en donne,
Et pour te faire choir je n’aurais aujourd’hui
Qu’à retirer la main qui seule est ton appui.
(Cinna, V, 1, v. 1517-1532)

13Le « Connais-toi » engage à nouveau ici une forme de « Connais-moi », en tant qu’il manifeste la supériorité d’Auguste sur Cinna, dont il questionne la subjectité.

14Se connaître et se faire connaître pour se souvenir de soi, pour ne pas s’oublier, mais aussi et surtout pour ne pas être oublié, voilà l’envers de la parole apocalyptique cornélienne. La formulation pleine « Connais-moi » trouve son expression en creux dans des vers de type « N’oublie pas qui je suis », « N’oublie pas que je suis », comme le rappelle Marcelle : « Gardez d’oublier qu’enfin je suis Marcelle » (Théodore, II, 6, v. 672) ; comme l’envers d’un « Souviens-toi seulement que je suis Cornélie » (Pompée, III, 4, v. 1026). L’appel à la connaissance est avant tout un appel et un rappel à la présence, la voix d’un sujet qui lutte contre la menace de sa propre extinction, de sa propre disparition, en cherchant à apparaître toujours plus. Être méconnu ou inconnu, c’est sur la scène cornélienne courir le risque de cesser d’exister, jusqu’à disparaître en effet, comme l’annonce Horace à Curiace qu’il tuera ensuite : « Albe vous a nommé, je ne vous connais plus » (Horace, II, 3, v. 502).

15Dans Héraclius et Pertharite, l’entière présence du personnage à soi-même est liminaire. L’exposition du sujet de la pièce se voit ainsi dédoublée par l’exposition du sujet de la parole, qui dévoile son ethos en dépassant le clivage entre l’essence et l’apparence pour les faire fusionner par l’expression de sa volonté. Il est en effet remarquable que la reprise du « Connais-moi » s’accompagne d’une autre reprise de vers, celle du « Voilà quelle je suis, et quelle je veux être ». C’est ainsi que Pulchérie, altière et mettant en évidence l’axe vertical en jeu pour elle, rejette l’offre du tyran Phocas dans Héraclius :

Tu m’as laissé la vie, afin qu’elle te serve,
Et mal sûr dans un trône, où tu crains l’avenir,
Tu ne veux m’y placer, que pour t’y maintenir,
Tu ne m’y fais monter, que de peur d’en descendre :
Mais connais Pulchérie, et cesse de prétendre.
Je sais qu’il m’appartient, ce trône où tu te sieds,
Que c’est à moi d’y voir tout le Monde à mes pieds ;
Mais comme il est encor teint du sang de mon père,
S’il n’est lavé du tien, il ne saurait me plaire,
Et ta mort, que mes vœux s’efforcent de hâter,
Est l’unique degré par où j’y veux monter.
Voilà quelle je suis, et quelle je veux être ;
Qu’un autre t’aime en père, ou te redoute en maître,
Le cœur de Pulchérie est trop haut, et trop franc,
Pour craindre, ou pour flatter le bourreau de son sang.
(Héraclius, I, 2, v. 138-152)

16Et si dans Pertharite le « Connaissez-moi » qu’adresse Rodelinde à Edüige pour réaffirmer son « âme royale » (I, 2, v. 219) n’intervient qu’au vers 218, il prolonge et réaffirme un vers qu’elle prononce dès l’ouverture de la pièce : « Voilà quelle je suis, et quelle je veux être » (I, 1, v. 7). Ce vers, qui témoigne d’une double tension démonstrative, à la fois discursive et spectaculaire, figure à plusieurs reprises dans la production dramatique de Corneille ; Georges Poulet en relève cinq occurrences16. Tout comme le « Connais-moi », il contribue à l’armature du cornélien, il exprime de façon automatique et formelle la puissance volontaire d’un sujet qui se connaît et se définit soi-même autant qu’il entend se faire voir tel qu’il se choisit, objectivement17.

17Quand le sujet se présente et s’affirme par de tels vers, il fait alors éclater un volontarisme absolu, qu’Alain de Libera décrit comme « une autodétermination complète de la volonté, un volontarisme radical, pour ne pas dire juvénal – hoc volo sic jubeo, sit pro ratione voluntas (« je le veux, je l’ordonne, que ma volonté tienne lieu de raison ») –, […] difficile à imaginer […] : la volonté sans ou au-dessus de l’intellect, la volonté toute-puissante, la volonté sans frein18. » Cette invraisemblable volonté du point de vue philosophique, qu’Alain de Libera qualifie de « fiction », est précisément une fiction spectaculaire du sujet se spectacularisant, lorsqu’il cherche à diriger les regards extérieurs sur soi. Il s’agit d’une volonté proprement dramatique. Sa raison, c’est la scène, elle est volonté de théâtre au double sens de son origine et de ce vers quoi elle tend. Le sujet cornélien, tout autant que la volonté à laquelle il s’équivaut, n’existe que par et pour la théâtralité, et l’apocalypse de soi le manifeste en tant que véritable « être-vouloir », expression que nous forgeons à partir des travaux de Georges Poulet :

Ce qui distingue le héros cornélien, c’est l’identification instantanée de l’être et du vouloir. […] La volonté pose l’être. Quel que soit l’objet particulier de cette volonté, celle-ci s’affirme comme l’expression totale de l’être de celui qui veut. […] En cet acte instantané, le personnage cornélien naît aussi à ses propres yeux et se donne en spectacle à lui-même et au monde. Car l’acte de volonté ne se contente pas de poser l’être, il est encore connaissance de l’être […]. Connaissance d’une nature spéciale, plus volontaire qu’intellectuelle, qui s’exprime nettement sous la forme d’une action et d’un mouvement19[.]

18Autrement dit : une connaissance de soi essentiellement dramatique. Cette action et ce mouvement sont ceux d’une monstration, comme l’imprime le présentatif « Voilà » (vois-là), insistant sur la direction du regard : le personnage se présente alors tout autant qu’il se présentifie. Il rend présente à la conscience de ses spectateurs (intra et extrascéniques) sa présence effective, il les rend présents à qui il est, à ce qu’il est et, plus généralement, au fait même qu’il est.

L’événement de soi

19Comprise de cette façon, la manifestation éclatante du personnage à travers le retentissement du « Connais-moi » suit le modèle spectaculaire schématisé par l’Apocalypse de Jean : « Voici, il vient au milieu des nuées, et tout œil le verra20. » Le sujet cornélien ne peut se contenter d’être, il doit encore être vu, se montrer, se faire l’objet du regard. C’est à cette seule condition que la gloire est possible, entendue comme convergence des regards – intérieur et extérieur – vers un même sujet-objet. La parole apocalyptique signale l’événement glorieux de l’avènement du moi qui se révèle, qui se fait connaître et reconnaître21, l’anagnorisis dont parle Jean Starobinski :

Tout se passe comme si l’âme héroïque [cornélienne] ne pouvait supporter à la longue la division du manifeste et du caché, comme s’il était intolérable de vivre en état de dédoublement […]. La conscience ne peut s’arrêter au déchirement secret ; elle s’immole et livre son sacrifice en spectacle à l’univers. Dans ce spectacle où l’antithèse du dedans et du dehors est abolie, l’être et le paraître se réconcilient définitivement. C’est une reconnaissance glorieuse, une « anagnorisis » qui ne concerne pas seulement l’identité du héros, mais son essence même, éternisée et sauvée au-delà du conflit tragique. […] Plus qu’il ne découvre son âme véritable, le personnage cornélien s’invente, conformément à quelque modèle admirable auquel il s’efforce de ressembler22.

20Symétriquement, et complémentairement, à l’être-vouloir, il y a un vouloir-être du sujet cornélien :

Sa nature consiste à s’inventer. Paraître ne sera donc ni la manifestation fidèle d’une « nature » préexistante, ni le mensonge pur et simple (qui suppose aussi une vérité préexistante) ; l’ostentation sera quasi-mensonge et quasi-vérité : un vouloir-être, une fiction qui cherche son accomplissement dans la réalité23.

21Comme il le précise un peu plus loin : « L’invention d’abord verbale du moi glorieux fait en sorte que le paraître précède l’être, lui propose d’avance une forme à accomplir, l’appelle à l’effort et à l’existence24 ». Et exister, sur la scène cornélienne, c’est se spectaculariser.

22C’est bien un tel mouvement de spectacularisation et de théâtralisation remarquable qui caractérise le monologue de l’apparition de Cléopâtre, accompagnée de sa haine :

Montrons-nous toutes deux, non plus comme Sujettes,
Mais telle que je suis, et telle que vous êtes
(Rodogune, II, 1, v. 407-408)

23Mais cet instant psychophanique25 – où l’âme, la subjectivité individuelle, le je apparaît et se révèle – ne peut encore (et c’est toute la distinction entre le je et le moi) être tout à fait égophanique – en tant que manifestation éclatante de soi –, car Cléopâtre est seule en scène. Un tel moment ne permet pas la convergence d’un regard autre (intrascénique) dans le sens de son propre regard intérieur. Si Cléopâtre expose sa subjectivité aux spectateurs, elle ne s’accomplit pas encore en toute subjectité, face au reste du personnel dramatique. En ce sens, le moi dramatique peut se comprendre comme la spectacularisation d’un je face à d’autres sujets. Une fois en présence d’un spectateur intrascénique (Laonice), dès la scène suivante, elle joue de l’ignorance de celui-ci en procédant à un dévoilement graduel de sa criminalité passée et de ses projets criminels présents. Les vers « Apprends, ma confidente, apprends à me connaître » et « Connais-moi tout entière » viennent malicieusement répondre aux questions qu’elle lui pose elle-même : « Sais-tu que mon secret n’est pas ce que l’on pense ? » (II, 2, v. 439) puis « Sais-tu par quel mystère […] ? » (II, 2, v. 451), dramatisant sa propre révélation. Sur ce point, son usage systématique de l’allocution26 dans ses monologues témoigne déjà du profond désir de théâtralité et de théâtralisation qui l’anime, alors qu’elle se crée elle-même des partenaires de jeu ou des spectateurs, miroirs dans lesquels elle peut s’admirer. À dire vrai, aucune rétine du reste du personnel dramatique ne semble pouvoir lui offrir une surface réfléchissante propre à renvoyer une image d’elle-même à sa juste grandeur. Comme le remarque Séleucus : « Mais elle seule enfin s’aime, et se considère » (II, 4, v. 736). Elle se fait donc son propre miroir, et avec elle le spectateur extrascénique, seul à être véritablement dans sa confidence. Aux yeux de celui-ci, le « Connais-moi tout entière » prolonge et accomplit le « Fiat lux satanique27 » de son apparition, pour reprendre l’expression de Marc Fumaroli.

24Portée par l’habitude et l’exigence du spectaculaire, elle interroge régulièrement et spontanément la qualité des regards qui l’entourent, à commencer par celui de sa « confidente » Laonice, dont elle révèle l’insuffisance. Les variations apocalyptiques de Cléopâtre se plaisent à porter un regard sur soi à travers le regard d’autrui, jusqu’à faire porter le regard sur le regard lui-même. Un des enjeux majeurs que Cléopâtre soulève dans cette scène est en effet la question du regard et de son acuité, tant dans sa dimension spirituelle que perceptive :

Pour un esprit de Cour, et nourri chez les Grands,
Tes yeux dans leurs secrets sont bien peu pénétrants
(Rodogune, II, 2, v. 441-442)

N’apprendras-tu jamais, âme basse, et grossière,
À voir par d’autres yeux que les yeux du vulgaire ?
(Rodogune, II, 2, v. 487-488)

25Connaître devient alors une question d’attention et de tension du regard. « Connais-moi » prend ainsi tout son sens entendu comme « Regarde-moi ». Le personnage, qui ne se connaît qu’en tant qu’il se représente, lève le voile et fait lumière sur soi pour s’offrir en spectacle. Il s’appréhende en tant que sujet non par la subjectivité de l’intériorité psychologique, mais par la subjectité de l’extériorité spectaculaire. Le « qui » sujet-agent s’érige en « quoi » objet-spectacle : le sujet se construit lui-même en tant qu’objet poétique, et l’âme s’offre aux regards pour s’en faire admirer. Il s’agit d’une démarche proprement inverse à celle de l’introspection à laquelle invitait l’empereur Auguste, qui s’inscrivait au sein d’une tradition du souci de soi qui explore le « Connais-toi toi-même ». Cette démarche au contraire peut aller jusqu’à une manière de renversement anti-philosophique en « Connais-moi moi-même », suivant une logique extrospective. « Connais-moi tout entière » peut alors aisément s’entendre comme « Considère le spectacle de mon âme », « Admire la grandeur de mon âme ».

26Tout le malheur de Jason pourrait d’ailleurs se résumer en ce qu’il n’a pas su, ou voulu, connaître Médée, comme elle le lui rappelle dans l’ultime échange qui l’accule au suicide : « Apprends à connaître ta femme ». Elle doit donc forcer le regard de Jason, le tourner vers elle en ordonnant qu’il « lève les yeux » (Médée, V, 5, v. 1571) pour pouvoir jouir de son propre spectacle. En cela, Corneille suit le modèle sénéquéen et, comme l’écrit Florence Dupont : « le regard douloureux de Jason est le miroir où elle contemple son triomphe28. » Le « Connais-moi » qu’impose finalement Médée à Jason et qu’elle prononce, comme l’indique la didascalie, « en l’air dans un char tiré par deux Dragons », achève la leçon spectaculaire de l’horreur. Il ne survivra pas à ce spectacle, à cette connaissance proprement apocalyptique. Si nous ajoutons à cela La Toison d’or, alors nous pouvons avancer que toute l’histoire de Médée, dans la dramaturgie cornélienne, est celle d’une méconnaissance, d’un oubli ou d’une méprise autour de son ethos, autour de qui et ce qu’elle est, qu’elle rectifie à chaque fois par la surprise et le foudroiement de son pouvoir spectaculaire, et non pas seulement énonciatif.

27Lorsque sa rivale Hypsipyle se définit face à Médée par la grandeur de sa fonction, elle affirme sa qualité d’objet royal. Médée, quant à elle, réplique par la supériorité de sa propre essence de façon formellement tautologique, en tant que sujet et prédicat et en se répétant elle-même :

Hypsipyle
Je suis Reine, Madame, et les fronts couronnés…

Médée
Et moi, je suis Médée, et vous m’importunez.
(La Toison d’or, III, 4, v.1330-1331)

28Le nom contient et exprime alors la totalité du sujet et de sa puissance d’agir, comme le rappelait Marcelle, comme l’affirmait Cornélie, comme le signale encore Attila29 à Ildione :

Souvenez-vous enfin que je suis Attila,
Et que c’est dire tout que d’aller jusque-là.
(Attila, III, 2, v. 891-892)

29La puissance du nom, qui synthétise l’énergie du personnage, confère au vers la force dramatique d’une puissance d’agir qui se prépare ou se réaffirme en tant que telle. Comme l’écrit Jean Starobinski :

La gloire prend corps dans le Nom. […] c’est en lui que les éclats discontinus de la volonté viennent confondre leur lumière pour n’être plus qu’un unique éclat rayonnant. Toutes les énergies de l’âme viennent l’habiter. Aussi prend-il la valeur d’un visage. Il est l’effigie du sur-moi héroïque. Qu’on le prononce, et déjà s’impose l’effet de présence […].
Chez Corneille, l’ostentation et le défi prendront souvent la forme d’une exhibition du nom. Il suffit que le héros réaffirme son nom, et se proclame fidèle à celui-ci : il se sera ainsi « découvert tout entier » aux yeux d’un témoin universel30.

30Le nom peut ainsi déjà se comprendre comme une forme d’apocalypse du moi. Ce rappel apocalyptique d’un sujet qui se dévoile entièrement en se nommant31 porte alors en lui une autre puissance d’apocalypse, comprise cette fois, à travers les personnages criminels, comme menace de fin destructrice. Le nom seul doit suffire à distinguer un être à nul autre pareil et faire résonner son exceptionnalité. S’illustrant ainsi, l’être devient « connaissable », comme le définit le Dictionnaire de Furetière : « qui a de certains traits, ou de certaines marques, pour se faire reconnaître et pour n’être pas pris pour un autre32 ». Par le vers qui consacre son unicité, Médée présente sa supériorité ontologique sur sa rivale, qui s’inclut elle-même dans une série de « fronts couronnés » multipliables.

31Deux vers plus tard, la parole proprement apocalyptique de Médée résonne : « Connaissez-moi, Madame, et voyez où vous êtes », pour devenir événement théâtral. C’est en effet à cet instant que se produit le changement de décor (l’apparition du « palais d’horreur ») qui dévoile sa puissance enchanteresse et monstrueuse, marquée par l’affinité spectaculaire qu’elle entretient avec le bestiaire apocalyptique :

IIe DÉCORATION DU TROISIÈME ACTE

Ce palais doré se change en un palais d’horreur, sitôt que Médée a donné un coup de baguette. Tout ce qu’il y a d’épouvantable en la nature y sert de termes. L’éléphant, le rhinocérot, le lion, l’once, les tigres, les léopards, les panthères, les dragons, les serpents, tous avec leurs antipathies à leurs pieds, y lancent des regards menaçants. Une grotte obscure borne la vue, au travers de laquelle l’œil ne laisse pas de découvrir un éloignement merveilleux que fait la perspective. Quatre monstres ailés, et quatre rampants enferment Hypsipyle, et semblent prêts à la dévorer.
(La Toison d’or)

32C’est donc ici le « Connaissez-moi », la révélation éthique, qui crée et accompagne la métamorphose scénique. Le moi du sujet cornélien, exemplifié encore une fois de façon prodigieuse par Médée, se caractérise par le spectacle qu’il produit, par son action poïetique. Si le sujet théâtral cornélien se définit généralement par la création de l’objet théâtral – en tant que le sujet se spectacularise en se spécularisant, et qu’il devient alors sa propre construction objectivée –, dans les pièces qui jouent du merveilleux, cette considération peut s’appliquer au sens propre : le sujet sur scène fait advenir l’objet en scène.

33À la fin de la pièce, Médée apparaît « sur le Dragon, élevée en l’air » (encore, donc, comme dans Médée) et réitère son injonction : « Connaissez-mieux Médée », se distinguant ainsi scéniquement, éthiquement et ontologiquement de tout le reste du personnel dramatique. Elle imprime sa gloire, se fait connaître : elle se signale, se distingue, car la grande âme cornélienne ne saurait se vivre confondue. C’est encore valable hors de la sphère mythologique : lorsque Cléopâtre révèle toute sa dimension criminelle, c’est suivant la même exigence égotique d’« exaltation du sentiment du moi dans son unicité33 ». Crime et ethos s’expriment et s’impriment mutuellement sur la scène, l’événement criminel devenant avènement de soi, dans une fusion du dramatique et de l’éthique. En un mot, par le « Connais-moi » le sujet cornélien cherche à se rendre insigne. S’il nous est permis de forcer, en la faisant jouer, l’étymologie jusqu’à faire résonner le feu dans la marque, l’ignis dans l’insignis, alors ce type de vers devient la marque de la flamme du personnage, flamme intérieure qu’il entend faire briller sur la scène extérieure. Il s’agit pour Corneille de donner à voir des personnages qui puissent faire, pour reprendre son expression, « grand feu sur le théâtre34 ». Le spectacle de la gloire du sujet cornélien s’envisage peut-être au mieux comme « pyromène35 », pour reprendre le terme de Gaston Bachelard, c’est-à-dire comme phénomène produit par le feu. À ce titre, il pourrait s’agir d’un spectacle toujours marqué par une certaine tension apocalyptique, ce que peut exemplifier, en l’amplifiant, le cas de Médée. En signalant la fin d’un monde que son feu consume, elle invite à considérer le tout premier personnage tragique cornélien – celui qui manifeste tous les traits de caractère du sujet cornélien et qui en fournit, en ce sens, l’armature – comme le plus apocalyptique de tous.

34Si l’apocalypse est un événement-avènement, alors, par l’apocalypse de soi, le sujet cornélien cherche à consacrer l’avènement de son ethos en tant qu’événement théâtral. Le modèle apocalyptique n’est pas seulement celui d’une révélation, mais encore celui d’une vision-révélation, qui met en tension la question du spectaculaire à travers un double dévoilement. Comme le rappelle Jean-Pierre Vidal :

Le verbe apocaluptein, d’où nous vient l’apocalypse, présente lui aussi, comme bien des verbes grecs, cette « inversion » de sens puisqu’il veut dire à la fois « dévoiler » et « se dévoiler ». En tant que révélation, l’apocalypse va dans les deux sens, elle révèle tout autant le regard (et celui qui le porte) que la vision (et Celui qui la donne) qui l’envahit36.

35À travers la fulguration verticalisante du « Connais-moi », et sa récurrence, nous pouvons supposer qu’une partie de la dramaturgie de l’admiration cornélienne s’exprime dans ce fragment de vers, de façon extraordinairement énergique. Plus encore, de la même façon qu’intérieur et extérieur, subjectif et objectif, fusionnent dans cette dramaturgie de l’être-paraître, « Connais-moi tout entière » pourrait être compris comme la devise de ce monde où il n’y a essence qu’en tant qu’il y a apparence. Un monde où la connaissance volontaire qu’a le sujet-objet de lui-même n’est pas une connaissance proprement intellectuelle, mais plutôt une connaissance spectaculaire et spéculaire, par laquelle le personnage joue de son propre dévoilement, de sa puissance apocalyptique, pour s’offrir au jugement de la scène.

36La gloire du sujet cornélien, comprise comme passion de soi, se manifeste alors comme une passion de l’action réfléchie. En son fonctionnement, c’est une passion guidée par le désir de spectacularité, puisqu’elle repose sur la tension entre l’être et l’être-vu, entendu comme agencement des regards portés sur soi par le sujet lui-même. Se faire connaître et faire connaître sa gloire sont alors un seul et même mouvement. Jean Starobinski dit du grand personnage cornélien que « son plus haut bonheur ne consiste isolément ni dans l’acte de voir, ni même dans l’énergie du faire : il est dans l’acte complexe de faire voir37 ». Et en l’occurrence, il s’agit de se faire voir, pour se faire connaître et reconnaître. L’être-vouloir glorieux, qui est donc autant un vouloir-être, présente d’ailleurs pour Georges Poulet, dans son achèvement, une affinité avec « l’éternité divine » :

Dans l’instant où sa volonté s’affirme, elle se possède, du même coup se contente, et termine, toujours dans le même instant, un cycle d’énergie qui a commencé dans le moi et s’est achevé dans le moi, sans jamais être sorti du moi : petite éternité qui reproduit exactement les traits essentiels de l’éternité divine38.

37Lorsque le sujet cornélien accomplit sa passion de soi, c’est-à-dire lorsqu’il achève sa gloire, alors, le temps n’existe plus.

Notes

1 François Rostand, L’Imitation de soi chez Corneille, Paris, Boivin, 1946, p. 33.

2 Ibid., p. 38.

3 Dans la mesure où, comme le rappelle Paul Ricœur, « Dire soi, ce n’est pas dire je. Le je se pose – ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi dans des opérations dont l’analyse précède le retour vers lui-même. » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 30).

4 Anne Ubersfeld, « “Je suis” ou l’identité héroïque chez Corneille », dans Pierre Corneille : actes du colloque tenu à Rouen du 2 au 6 octobre 1984, dir. Alain Niderst, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 641-649.

5 Ibid., p. 649.

6 Sur ce point, notre démarche est proche de celle de Sylvaine Guyot à propos de l’éblouissement chez Corneille, même si nous la centrons uniquement autour de la question de l’affirmation de soi : « le paradigme de l’éblouissement révèle moins une figure héroïque qui, dépositaire d’une essence transcendante, pourrait se passer du regard d’autrui, qu’une valeur incarnée qui se construit et s’éprouve sans cesse à travers le regard, fasciné ou récalcitrant, des autres personnages. » (Sylvaine Guyot, « En contrechamp : le héros sous le regard des personnages. Éléments pour une réflexion sur les scénographies de l’éblouissement chez Corneille », dans Héros ou personnages ? Le personnel du théâtre de Pierre Corneille, dir. Myriam Dufour-Maître, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 96).

7 Pour toutes les citations de Corneille, nous nous référons à l’édition de ses Œuvres Complètes (O. C.) par Georges Couton dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 3 vol., 1980, 1984, 1987).

8 Nous pourrions également citer Rodelinde, dans Pertharite, alors qu’elle refuse de renoncer à son mari, comme il le lui conseille pourtant : « Ah, tu me connais mieux, cher époux » (IV, 5, v. 1471).

9 Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque : pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, 1995, p. 150.

10 « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! / Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon Amant ! / Rome, qui t’a vu naître et que ton cœur adore ! / Rome, enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! / Puissent tous ses voisins ensemble conjurés / Saper ses fondements encor mal assurés ! / Et si ce n’est assez de toute l’Italie, / Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie, / Que cent Peuples unis des bouts de l’Univers / Passent pour la détruire, et les monts, et les mers ! / Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, / Et de ses propres mains déchire ses entrailles : / Que le courroux du Ciel allumé par mes vœux / Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux. / Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, / Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre : / Voir le dernier Romain à son dernier soupir, / Moi seule en être cause, et mourir de plaisir. » (Horace, IV, 5, v. 1301-1318)

11 Jean-Pierre Vidal, « “Moi seule en être cause…” : Le sujet exacerbé et son désir d’apocalypse », Protée, vol. 27, no 3, L’Imaginaire de la fin, 1999, p. 45.

12 Antoine Furetière, s. v. « Connaissance », dans Dictionnaire universel. Nouvelle édition, revue, corrigée, et considérablement augmentée, tome premier, La Haye, chez Pierre Husson, Thomas Johnson, Jean Swart, Jean van Duren, Charles Le Vier, la veuve Van Dole, 1727.

13 Sur la question de l’admiration en lien avec le sujet cornélien dans sa dimension spectaculaire, voir Cécilia Laurin, Admirables criminels. Éthique et poétique du spectaculaire dans le théâtre de Pierre Corneille, thèse sous la dir. de Gilles Declercq, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, soutenue le 16 décembre 2019.

14 Descartes, Les Passions de l’âme, éd. Pascale d’Arcy, Paris, Flammarion, 1996, p. 142.

15 S. v. « Connaître », Dictionnaire universel, op. cit.

16 Soit une de plus que François Rostand, car il comprend également le « Voilà quelle je suis » d’Ildione dans Attila (II, 6, v. 705). Voir Georges Poulet, Études sur le temps humain 1, Paris, Pocket, 2006, p. 135.

17 Comme le note Thomas Pavel : « Dans la création de ces personnages qui s’examinent eux-mêmes de très haut et qui, jusqu’aux instants les plus agités, se décrivent avec une objectivité imperturbable, Corneille règne sans rival. » (Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement : essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996, p. 188).

18 Alain de Libera, La Volonté et l’action : cours du Collège de France 2014-2015, Paris, Vrin, 2017, p. 212.

19 Georges Poulet, Études sur le temps humain 1, op. cit., p. 135.

20 Apocalypse, 1 : 7, Nouveau Testament, traduction œcuménique [par la Société biblique française], Paris, LGF, 1979.

21 Reconnaissance du sujet pour ce qu’il est, tel qu’il est. À travers le « Connais-moi », ne s’exprime jamais une reconnaissance au sens d’un mystère identitaire qui se verrait levé. La dramaturgie cornélienne, comme Corneille l’explique lui-même, n’affectionne pas les agnitions, mais préfère au contraire les affrontements « à visage découvert » (Discours de la tragédie, O. C., t. III, p. 154).

22 Jean Starobinski, L’Œil vivant : Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal, édition augmentée, Paris, Gallimard, 1999, p. 51.

23 Ibid., p. 52.

24 Ibid., p. 53.

25 Au sens littéral ici, étymologique (tout comme notre usage du terme « égophanique » ensuite). Sur la question de la « profération épiphanique » de soi, nous renvoyons également à l’article dans le présent volume de Gilles Declercq, « Résilience de la sentence cornélienne. Enjeux et tensions d’une forme-sens ».

26 « Elle consiste en ce que, dans le discours, apparaît une prise à partie par une adresse de parole du locuteur à un interlocuteur qui n’existe pas, même fictionnellement : c’est donc soit soi-même, soit un être absent ou inanimé, soit une entité, soit une pure abstraction. » (Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, LGF, 1999, p. 49-50). Selon nos calculs, 77 % de sa parole monologuée est allocutoire. Deux de ses quatre monologues sont même entièrement composés de vers adressés à des passions, des objets, ou des personnages absents (II, 1 et IV, 5).

27 Marc Fumaroli, Héros et orateurs : rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1996, p. 348.

28 Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque, op. cit., p. 151.

29 En tant que « fléau de Dieu » (V, 3, v. 1568), Attila entretient par ailleurs une affinité essentielle avec la question de l’apocalypse et convoque même précisément des images apocalyptiques lorsqu’il parle de Dieu : « Sa main tient en réserve un déluge de feux / Pour le dernier moment de nos derniers neveux, / Et mon bras dont il fait aujourd’hui son tonnerre / D’un déluge de sang couvre pour lui la Terre. » (Attila, V, 3, v. 1579-1582).

30 Jean Starobinski, L’Œil vivant, op. cit., p. 63-64.

31 À propos de Cléopâtre, qui n’est jamais nommée (et donc ne se nomme jamais) dans Rodogune, l’explication de Corneille lui-même à ce sujet nous paraît plus convaincante que la théorie de Jan Miernowski, qui voit en l’occultation du nom de Cléopâtre le signe fondamental du secret des machinations qu’elle trame. Voir Jan Miernowski, « Le plaisir tragique de la haine : Rodogune de Corneille », Revue d’histoire littéraire de la France, 2003/4, vol. 103, p. 809. Pour Corneille, cela aurait simplement nui à la singularité du personnage et risquait de provoquer la confusion du spectateur : « J’ai fait porter à la pièce le nom de cette princesse, plutôt que celui de Cléopâtre, que je n’ai même pas osé nommer dans mes vers, de peur qu’on ne confondit cette reine de Syrie avec cette fameuse princesse d’Égypte qui portait même nom, et que l’idée de celle-ci, beaucoup plus connue que l’autre, ne semât une dangereuse préoccupation parmi les auditeurs. » (« Examen » de Rodogune, O. C., t. II, p. 199).

32 S. v. « Connaissable », Dictionnaire universel, op. cit.

33 S. v. « Égotisme », CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/égotisme, consulté le 16 mai 2019.

34 Cette citation, tirée de l’« Examen » de Théodore, est ici utilisée de manière inversée puisqu’il s’agit d’un passage où Corneille aborde le problème des personnages « traînants », qui « ne peuvent avoir grand charme, ni grand feu sur le théâtre » (« Examen » de Théodore, O. C., t. II, p. 271).

35 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 103 et p. 107.

36 Jean-Pierre Vidal, « “Moi seule en être cause…” : Le sujet exacerbé et son désir d’apocalypse », art. cité, p. 54.

37 Jean Starobinski, L’Œil vivant, op. cit., p. 18.

38 Georges Poulet, Études sur le temps humain 1, op. cit., p. 142.

Pour citer ce document

Cécilia Laurin, « « Connais-moi tout entière » : parole apocalyptique et dramaturgie cornélienne » dans Pierre Corneille, la parole et les vers,

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 26, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1008.

Quelques mots à propos de :  Cécilia Laurin

Sorbonne Nouvelle – Paris 3, IRET
Au croisement des études théâtrales et des philosophies de l’action et du sujet, Cécilia Laurin est l’auteur d’une thèse consacrée aux personnages cornéliens (Admirables criminels. Éthique et poétique du spectaculaire dans le théâtre de Pierre Corneille, sous la dir. de Gilles Declercq, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2019). Ses travaux questionnent plus généralement les enjeux dramatiques de la criminalité, mais aussi les rapports de l’être au paraître et la représentation du sujet. Elle a notamment publié « La querelle d’Horace ou le problème du criminel vertueux : aspects éthiques, politiques et esthétiques d’une dispute fratricide », Arrêt sur scène / Scene Focus, 3, 2014, et « Du héros sériel à la sérialité du héros : le spectateur face à l’acteur multiplié (Battlestar Galactica, Fringe, Orphan Black) », Télévision, 9, 2018.